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Extrait : "La jeune fille, que l'auto de la station venait de déposer devant la porte de M. van Laouten, paraissait fort émue sous les premières blancheurs d'un matin brumeux de Hollande. Cela ne l'empêchait pas d'être très jolie ; le mouvement qu'elle fit en descendant de voiture décelait une grâce alerte et fine, son chapeau qu'une nuit de chemin de fer n'avait pas épargné laissait voir une lueur de cheveux de ce châtain doré..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 361
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335097801
©Ligaran 2015
Aux chères Compagnes de ma pensée et de mon cœur
À MA FEMME
À MES FILLES
qui, pendant les heures d’angoisses où ces pages furent écrites, ont été par leur énergique confiance, leur tendresse attentive et leur héroïque constance, le meilleur réconfort et l’aide la plus sûre.
Ce livre est dédié.
La jeune fille, que l’auto de la station venait de déposer devant la porte de M. van Laouten, paraissait fort émue sous les premières blancheurs d’un brumeux matin de Hollande. Cela ne l’empêchait pas d’être très jolie ; le mouvement qu’elle fit en descendant de voiture décelait une grâce alerte et fine, son chapeau qu’une nuit de chemin de fer n’avait pas épargné laissait voir une lueur de cheveux de ce châtain doré qui est particulier à notre race de femme et qui participe à toutes les nuances, en prenant à chacune une douceur et une signification.
La jeune fille sonna à une porte où le nom du propriétaire de l’immeuble s’inscrivait en lettres noires sur une ovale plaque de cuivre et tout de suite vit s’ouvrir devant elle un raide escalier qui montait aux étages supérieurs. Une belle et large Frisonne à coiffe blanche, aux bras roses, nus jusqu’au-dessus du coude, se tenait sur la première marche, assez effarée d’avoir à répondre à la phrase française de la visiteuse. Celle-ci vit que même en parlant très mal allemand, elle n’arriverait pas à se faire comprendre et finit par prononcer avec toute la rudesse possible le nom de M. Joris-Théodore van Laouten.
Il fallut plusieurs tentatives pour que ce nom, mal modulé pour les oreilles puristes de Suzy, parvînt à pénétrer dans l’épaisse masse cervicale de la servante qui cependant, à la fin, parut subitement illuminée :
– Ah ! M. van Laouten, s’écria-t-elle, en restituant à son maître certaines syllabes gutturales que l’étrangère avait négligées, ya, ya, mynherr van Laouten, hir, hir.
Et sa bonne figure s’éclairait, joyeuse d’avoir compris.
Elle monta précipitamment l’escalier aux marches rouges en faisant signe à la jeune fille de la suivie et, arrivée au bout, lui montra une porte protégée par un épais capitonnage :
– Hir, hir, persuadait-elle, en faisant signe d’entrer à la matinale visiteuse, qui se décida à tourner le bouton qu’on lui indiquait.
Elle se trouva au seuil d’une vaste pièce, ennoblie de lourds meubles flamands, tendue de tapisseries assez belles. Les doubles fenêtres qui donnaient sur le Woorhout laissaient passer un jour assez morne ; pourtant, çà et là, des glaces, des objets frisons d’un éclat mat, semblaient attirer, pour la retenir, toute la clarté éparse dans la pièce. Tout était propre, chaud et cossu ; la tristesse hautaine qui régnait dans cette pénombre était, on le sentait, voulue par tradition et par goût ; mais elle pouvait contenir du bonheur.
M. van Laouten était assis à sa table, dans l’angle de la croisée ; il rappelait ainsi ces tableaux d’intérieur de l’École hollandaise où toute l’ombre s’épaissit autour d’un personnage lumineux qui l’éclaire et la détaille.
Il s’était levé, tout de suite un peu inquiété par la beauté de celle qui venait d’apparaître. C’était un homme d’une cinquantaine d’années qu’animait une âme de fonctionnaire ; on sentait que ses yeux bleus s’étaient fanés sur de graves paperasses inutiles et d’importantes futilités administratives ; mais ils révélaient de la bienveillance et cette fugitive trace de désenchantement qu’imprime à certains caractères le sentiment d’une vie terminée sans avoir été remplie.
Comme il demeurait immobile, un sourire interrogateur aux lèvres, la nouvelle venue prit dans son sac une carte de visite et la lui tendit.
Il lut : Valentine de Clare, et s’inclina poliment.
– Veuillez-vous asseoir, mademoiselle. Vous êtes Française, je crois.
– Française, oui, monsieur.
Il se taisait encore, elle ajouta :
– Permettez-moi de vous rappeler, monsieur, que vous avez dû déjà recevoir une lettre de moi.
Je vous suis adressée par l’Agence Badin à qui vous avez demandé une… une institutrice pour mesdemoiselles vos filles.
– En effet, je me souviens ; on m’a même envoyé une photographie.
Il s’était rassis, ouvrit un tiroir, en sortit une image qu’il examina sous son lorgnon.
– Je dois avouer que cette épreuve n’est pas flattée, l’original la fait mentir. Eh bien, mais, en effet, j’ai montré cette carte à mes filles et votre physionomie ne leur a pas déplu. Mais, dans votre lettre, vous donniez peu de renseignements sur vous-même et ne faisiez pas mention de vos prétentions comme gages.
Ce mot malheureux fit à la jeune fille l’effet d’une brutale lanière cinglant les flancs d’un pur-sang ; elle se leva toute droite.
– Je m’imaginais que l’Agence Badin avait traité de tout cela et fourni les références nécessaires ; je m’aperçois que j’ai commis une étourderie en me hâtant trop de venir à La Haye, je croyais que nous étions d’accord…, mais si je suis importune je vais me retirer. –
– Mais non, mademoiselle, mais non ; pardonnez-moi les questions que je suis forcé de vous adresser et croyez à toute ma sympathie.
L’institutrice s’aperçut que M. Joris van Laouten était beaucoup plus intimidé qu’elle-même et consultait vainement ses notes.
Le double lorgnon joua encore son rôle.
– Voyons… vous êtes mademoiselle Valentine de Clare ? Mais, attendez donc, je connais ce nom… Ah ! oui, vous êtes la fille de Valentin de Clare, écrivain distingué dont j’ai lu les écrits ; la Rosée de Mai, par exemple.
De nouveau l’interrogée se regimbait, indignée :
– Non, monsieur, mon père n’a jamais écrit la Rosée de Mai.
– Ah ! excusez…, je suis étranger. Enfin, je connais très bien le nom de monsieur votre père, j’ai vu sa photographie dans des journaux illustrés. C’est un homme célèbre.
– Mon père n’existe plus, monsieur.
– Ah ! pardon, mademoiselle, pardon encore. Monsieur votre père est mort et… vous a laissée sans fortune ?
– Complètement sans fortune. Papa gagnait pas mal d’argent, mais la maison était lourde ; il avait aussi de gros arriérés à combler… Enfin, nous ne faisions pas d’économies.
M. van Laouten sourit d’un air entendu.
– Je comprends… les artistes…
– Oh non, monsieur, les artistes dépensiers, c’est une vieille légende du temps de Dumas père. Les artistes prodigues et imprévoyants… ils ne sont plus comme cela maintenant, ils administrent leur talent et achètent de la Rente.
– Ils font bien.
– Mais mon père était peut-être le dernier des romantiques… et puis, c’est peut-être ridicule ce que je vais dire… dans ma position.
– Mademoiselle, dans votre position, tout est respectable et rien n’est ridicule.
– Eh bien, mon père était beaucoup moins fier d’être l’auteur de Soirs vainqueurs ou du Tumulte que d’être le comte de Clare, d’une famille qui se rattache à la maison royale des Stuarts. Alors, ce n’était pas d’être poète qui lui coûtait si cher, c’était d’être M. de Clare. D’ailleurs, voyez-vous, monsieur, les écrivains qui ont du talent, mais ne savent pas faire le boniment, ne gagnent jamais beaucoup. Papa disait qu’il faut de la grosse caisse pour en remplir une petite.
– Monsieur votre père était un grand artiste et il avait le respect de ce qu’il était. Je me souviens, maintenant, j’ai assisté à une représentation du Tumulte. C’est une pièce superbe.
– Et ce fut un demi-four. Mais il ne s’agit pas de cela et je vous demande pardon, monsieur, de vous parler de moi si longtemps ; vous me l’avez demandé. Eh bien, après la mort de mon pauvre papa, les amis sont accourus, très gentils… et les créanciers aussi… très pressés. J’ai pu liquider sans qu’on en vienne à une saisie, en prenant des engagements et en faisant moi-même une vente volontaire qui a été bonne. Bref, il m’est resté, avec quelques dettes à plus longue échéance, un petit capital de quelques mille francs. Alors j’ai pensé qu’il fallait vivre, puisque c’est une habitude qu’on a prise et que, pour vivre, il fallait travailler. On m’a proposé un tas de choses : d’être vendeuse chez un grand couturier, de faire des chapeaux chez une modiste de la rue de la Paix ; il y en a qui voulaient absolument que je devienne féministe ; il paraît que c’est une profession maintenant.
M. Joris dit gaiement :
– Oui, mais c’est une profession pour femmes laides et…
– Merci. Après cela, je l’avoue, j’ai songé au théâtre.
– Au théâtre ?
– Pourquoi pas ? C’est une carrière comme une autre.
– Comme une autre…
– Que voulez-vous… il n’y a pas encore d’études de notairesse à vendre et d’ailleurs j’aurais été bien embarrassée pour en acheter une… Pour être avocat ou docteur, il faut des diplômes que je n’ai pas. Non, le théâtre me souriait assez, j’ai joué autrefois de petits actes chez mon père et tout le monde criait alors que j’avais beaucoup de talent. Quand j’ai eu besoin de ce talent pour vivre, tout le monde m’a conseillé de ne pas compter dessus. Malgré cela j’ai été trouvé un directeur…
– Eh bien ?…
Valentine de Clare rougit un peu et détourna la question.
– Je vous raconterai une autre fois notre entrevue. Enfin, cette entrevue m’a décidée à choisir l’enseignement. Je suis bonne musicienne, je connais mes auteurs, j’ai passé mon brevet supérieur, presque en cachette de mon père qui avait horreur de tout ce qui est examen ou concours ; mais parce que je me doutais de ce qui arriverait un jour. Seulement bien que j’aie eu pendant toute mon enfance des Miss et des Fräulein, je sais très mal l’anglais et pas très bien l’allemand.
– C’est dommage pour les deux.
– Alors, comme chaque fois que je me présentais pour entrer dans une famille, on me demandait avant tout si je possédais une langue étrangère, je me suis dit que si je passais la frontière, si j’étais en Hollande, par exemple, eh bien, je saurais au moins une langue étrangère : le français.
– Vous le parlez même à merveille.
Le binocle détendu entre les doigts courts et blancs se balançait comme un bâton de chef d’orchestre pour marquer les temps, souligner les effets, indiquer l’improbation ou la faveur. M. van Laouten à son tour parla :
– Mes filles aussi, dit-il, savent très bien le français ; mais elles doivent surtout étudier votre littérature parce que je désire qu’elles épousent des diplomates.
– Alors ?…
– Vous savez que, dans cette carrière, on dîne beaucoup en ville. Alors, quand on n’a rien à dire avec son voisin de table, on peut toujours parler de la littérature française, n’est-ce pas ?
– Vous voudrez bien m’indiquer de quel côté je dois diriger les lectures de ces demoiselles ?
– De tous les côtés.
Il se leva, il voulait abréger l’entretien pour épargner la timidité de la jeune fille ; c’était à la sienne à lui qu’il faisait grâce. Pourtant il dut la surmonter pour demander encore :
– Maintenant que nous sommes d’accord, voulez-vous me dire si les conditions, les honoraires stipulés par l’Agence Badin vous conviennent ?
– Parfaitement, monsieur.
M. van Laouten parut soulagé d’un gros poids et vint appuyer son front à la vitre sur laquelle commençait à peser un lourd soleil.
En face de lui le Vyverberg encadrait dans son rectangle de vieilles pierres l’eau morne qui se plissait en ronds épais sous l’avance des cygnes gagnant leur petite cabine de planches ; il médita un moment, puis revint vers Valentine.
– Je dois donc vous mettre en quelques mots au courant de ma famille. J’ai eu le malheur de perdre Mme van Laouten, ma femme, il y a cinq ans. Je vis avec mes filles, Kiline, Flory et Wilhelmine. Bien que je n’appartienne pas à une famille d’antique noblesse, je suis du monde de la Cour, qui chez nous constitue une société très fermée, parce que j’ai eu l’honneur d’être à Rome ministre de Sa Majesté la Reine, et que j’ai conservé à La Haye le poste de secrétaire général des Affaires étrangères. Nous recevons tous les huit jours le soir, et des jeunes secrétaires des différentes légations viennent souvent prendre le thé ici vers cinq heures, lorsque leur service est fini. Ces petites réunions sont absolument intimes et, malgré votre deuil, vous pourrez y prendre part.
Valentine dit doucement :
– Vous le voyez, Monsieur, je suis en noir, mais je ne suis pas en deuil.
– Je dois aussi vous donner quelques renseignements sur les caractères des trois jeunes filles que vous allez être appelée à diriger. Elles sont très intelligentes, très au courant du monde, il ne leur manque qu’un peu de culture française. Je sais bien que cette culture est un peu frivole et artificielle, mais on la considère comme obligatoire. Kiline, l’aînée de mes filles, a vingt-deux ans, c’est une nature d’une grande sensibilité et d’une bonté extrême ; quant aux deux autres, Flory et Wilhelmine, elles sont encore des enfants, surtout la dernière à qui je ne reproche que d’être un peu égoïste. Enfin, vous les jugerez vous-même. Je vais les faire appeler.
Et M. Van Laouten, heureux de voir finir cette entrevue, sonna pour demander ses filles qu’il connaissait si bien.
Elles entrèrent en trombe et s’arrêtèrent glacées par l’aspect de Mlle de Clare, debout, dans l’ombre, sous le toucher blanc de la fenêtre.
– Qu’y a-t-il, papa ?
– Mes chéries, je vous présente Mlle Valentine de Clare qui veut bien se consacrer à parfaire votre éducation en français. Je sais d’avance que vous ferez de votre mieux pour lui rendre agréable le séjour de la Hollande.
– Certainement, papa, quelle chambre donnerons-nous à Mademoiselle ?
Wilhelmine, la petite, dit vite :
– Celle à côté des nôtres, au second.
Le père conclut :
– Voyez cela vous-mêmes et laissez-moi maintenant causer avec Kiline.
Pendant qu’elles s’envolent – car d’allure au moins, Valentine est aussi jeune que ses élèves – vers l’étage supérieur, M. van Laouten a pris ce qu’au théâtre on appelle un temps et regarde sa fille avec la gravité d’un père qui va parler mariage.
– Pourquoi, demande Kiline, pourquoi, papa, cet air sérieux ? Vous allez m’effrayer.
– Cette jeune fille me paraît très gentille ; j’espère qu’elle fera notre affaire et que vous ne lui jouerez pas de tours comme à cette pauvre Miss Darnley.
– Oh, papa, elle était si ridicule.
– Ce n’est pas une raison. – Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler. – Voyons ; M. de Mesgrigny va probablement encore venir aujourd’hui, après son service à la Légation ?
– Oui ; il m’a demandé hier chez les Roorbeck si nous serions chez nous aujourd’hui.
M. van Laouten scrutait finement le visage de sa fille, il demanda enfin :
– Où en êtes-vous avec lui ?
– Nous flirtons.
– Il vous plaît ?
– Assez.
– Assez pour un flirt ou assez pour un mari ? Kiline hésitait et dit enfin :
– Pour les deux.
– Et lui ? C’est que, ma chère enfant, malgré tout, je me défie toujours un peu des Français… Ils sont si légers.
– Papa, c’était les Français d’autrefois, du temps de Louis XV ou de Napoléon III qui étaient légers…, maintenant ils sont graves.
– M. de Mesgrigny aussi ?… J’aurais cru ?
– Vous lui faisiez tort. Il pose surtout pour l’ennuyeux. Il a tant de choses à se faire pardonner.
Joris fut épouvanté.
– Quelles choses ?
– D’abord d’être le marquis de Mesgrigny. En république, ça, c’est une tare ; enfin, ce qui est abominable aussi, d’être le neveu d’un évêque, l’évêque de Brive. Je sais bien qu’il répare tout cela en se posant comme socialiste…
– Socialiste, lui…
– Mais il n’est pas bon teint. Et puis, le socialisme, c’est souvent si près du christianisme, ça peut lui nuire aussi dans sa carrière.
– Alors, tu n’as pas confiance ?
– Oh ! avec cinquante mille livres de rente on se tire toujours d’affaire.
– Si on ne les mange pas.
– Là-dessus, je suis tranquille ; je vous répète que M. de Mesgrigny n’est pas un Français de type romantique ; il est bien de son époque. On ne se ruine plus maintenant. Alain est docteur en droit et officier de réserve, alors…
– Et lui ? t’aime-t-il ?
– Aimer ? Toujours les grands mots dangereux et les petites choses inutiles… Enfin, je crois que je ne lui déplais pas.
Kiline van Laouten dit alors en hollandais, et ce parler rude n’était pas sans douceur entre ses dents blanches :
– Je crois que je pourrais même dire qu’il est capable d’affection pour moi.
Elle s’interrompit et dit, toute rouge, en français cette fois :
– Mais j’oublie toujours que vous n’aimez pas à parler notre langue.
Le père sourit :
– Vous savez bien qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut exprimer en hollandais. Le hollandais, c’est pour les affaires, la politique, tout ce qui est pratique.
– Alors, l’amour, le mariage… ce n’est pas pratique ?
La question était déconcertante ; Joris van Laouten s’en tira en frappant légèrement de ses deux doigts réunis le menton droit et fin de l’indiscrète.
– Ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire. En somme, si M. de Mesgrigny me faisait des ouvertures, – son ministre me l’a laissé pressentir – quelle devra être mon attitude ?
– Renvoyez-le à moi ; nous ne sommes pas en France et au XIIe siècle. Cela me regarde.
Pendant que cette conversation se poursuivait, Valentine, aidée de ses deux nouvelles élèves, prenait possession de son nouveau domaine. La chambre qu’on lui concédait n’avait rien d’extraordinaire ni en bien ni en mal. On sentait que c’était la pièce où des séries d’institutrices s’étaient succédées pour y méditer leurs joies ou leurs rancœurs, y nourrir leurs espérances ou leurs regrets.
Tout en déballant son bagage assez mince, elle causait avec Wilhelmine, la plus gentille et la plus jolie. Une blonde qui promettait d’être grasse et un esprit qui inclinait à la tendresse ; c’était celle-là que son père soupçonnait d’égoïsme. Valentine constata une fois de plus l’incompétence des parents à juger leurs enfants. Elle conclut vite qu’il y avait là une pudeur de pensées et de sentiments qui se verrouillait, même pour un père ; Flory lui parut rêche, anguleuse et presque hostile. Quand Kiline vint les rejoindre, elle fut frappée de l’animation de sa physionomie ; un orage venait de passer sur cette onde lourde et calme, mais l’agitation était à la surface.
Un valet de pied mieux stylé que Suzy vint annoncer le déjeuner et la vie commença.
Mlle de Clare, qui prit alors, du consentement de M. van Laouten, le nom de Valentine Clarette, avait depuis quelques années l’habitude de rédiger un journal de sa vie ; cette coutume un peu précieuse peut s’excuser par la vie littéraire qu’elle menait avec son père, et la quantité de personnalités intéressantes qui défilèrent à l’époque dans le salon de la rue de la Tour-des-Dames. Ces notes, qui constituent ce qu’au XVIIIe siècle on appelait des Mémoires secrets de littérature, seront peut-être utilisées un jour, mais nous avons préféré pour le moment puiser surtout dans celles qui ont rapport au temps présent et donnent une physionomie d’un pays neutre avant et pendant la guerre qui devait secouer le monde.
1erfévrier : 3 heures. – Nous venons de déjeuner tous cinq, M. van Laouten, ces Demoiselles et l’Institutrice, – l’institutrice c’est moi – dans la salle à manger du rez-de-chaussée consacrée aux repas intimes. Un valet de pied circulait en jaquette de coutil, il me sert la dernière, il paraît que c’est dans l’ordre ; chez mon père il n’en était pas ainsi ; il faut bien qu’il y ait des différences de peuple à peuple. Déjeuner pas trop mauvais, mais confectionné par un cuisinier français qui doit être Suisse ; causerie savante où l’on cherche à faire briller, pour l’étudier, l’érudition de Mademoiselle, et où Mademoiselle se montre d’une pauvreté d’esprit mortifiante. Pincement de lèvres de Flory, indifférence dédaigneuse de Kiline, bon regard et bon rire de Wilhelmine. Quant au « Patron », il lit son journal, un de ces journaux hollandais, d’une composition si compacte, qu’on croirait de loin à un « mastic », à un de ces accidents d’imprimerie qui confondent et présentent pêle-mêle tous les caractères d’une page.
On m’annonce qu’il viendra du monde vers cinq heures et je me hâte, le dessert fini, de remonter dans ma chambre pour terminer mon emménagement et faire un bout de toilette. Depuis mon deuil, je suis restée à l’écart de toute réunion et cela m’intimide un peu de me trouver en représentation ; il est vrai qu’une institutrice… mais le chiendent, c’est que cette institutrice, n’est, dit-on, pas laide et qu’elle passe difficilement inaperçue.
1erfévrier : minuit. – Eh bien, l’épreuve a eu lieu, je m’en suis tirée à mon avantage et on ne m’a remarquée, ni trop pour ma tranquillité, ni trop peu pour mon amour-propre.
Tout le premier étage de la maison est très bien organisé pour recevoir, le cabinet de M. van Laouten ouvre sur une enfilade de pièces du milieu desquelles un escalier s’élance tout droit vers le second. Quand on danse, me dit Wilhelmine, les couples s’assoient deux à deux sur les marches et dans celles du haut, dame… le flirt marche ; il marche même si bien qu’il va un peu loin.
Mais les après-midi sont plus calmes ; le bridge et même l’ancien whist, plus austère, lui donnent un air de solennité ; les diplomates y confèrent. C’est dire qu’on y entend pas mal de sottises. On y assiste aussi à des conversations comme celles-ci que j’ai notées. Il faut dire qu’attentive à mes devoirs je m’étais modestement glissée dans le buffet derrière un paravent pour surveiller le service du goûter ; ceci rentre dans mes attributions.
Deux voix se conjuguaient, près de moi, l’une était celle de Kiline, mais l’autre… il me semblait l’avoir entendue déjà, mais où ? Bien loin d’ici, bien loin de ce temps, dans un autre plan de mon existence. Mais où ?
Kiline interrogeait :
– Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?
Et l’autre voix répondait :
– J’ai été à la Légation.
– Beaucoup de travail ?
– Rien du tout ; mais il faut y être.
– Avouez que vous vous ennuyez à La Haye.
– Jamais je n’avouerai ça quand vous êtes là.
– Parce que vous êtes poli.
– Non, parce que vous êtes là, et même un peu là.
– C’est un compliment ? Vous savez, je parle assez bien le français, mais pas du tout le parisien.
– Vous avez joliment raison.
– Vous dites ça parce que vous croyez me faire plaisir. Comment, vous n’aimez pas votre langue ?
– Non, je dis ça parce que je le pense, je suis un provincial, moi.
– Poseur…
– Est-ce que vous me prenez pour un déraciné ? Mais aujourd’hui les neuf dixièmes des Parisiens sont nés en province.
– Et les autres ?
– Les autres ?… Ils sont nés à Levallois… ou à Montmartre.
– Eh bien, je vais apprendre le montmartrois.
– Quelle idée… Comment ? Avec qui ?
– Avec ma nouvelle institutrice.
– Vous avez une nouvelle institutrice ? Et elle est de Montmartre ?
Cela devenait intéressant. Je me penche et dépasse un peu la feuille du paravent, pour découvrir l’interlocuteur de Kiline ; mais je ne vois qu’un dos, une nuque, une chevelure. Kiline a déjà répondu.
– De Montmartre ? Je ne sais pas ? Je crois. Puisque c’est la fille d’un artiste, je pensais que tous les artistes étaient de Montmartre.
– La fille d’un artiste…, d’un peintre ?
– Je ne sais pas. C’est papa qui a eu cette idée. Il veut que nous apprenions le français…
– Tel qu’on le parle.
– C’est ça. Pour pouvoir causer dans les grands dîners quand nous serons mariées, toutes les trois.
– Il veut vous marier, monsieur votre père ?
– C’est l’habitude en Hollande et même ailleurs, dit-on.
– C’est une excellente habitude.
– Vous trouvez ?
– Quand on est aussi intelligente que Mlle Kiline van Laouten… et aussi jolie, on n’a pas le droit de rester vieille fille.
Elle a fait un mouvement dont a tremblé la feuille de laque sur laquelle je m’appuyais.
– Si vous commencez à me faire des compliments je m’en vais… Avez-vous fini votre thé ?
– J’ai le temps, mais j’ai un tas de choses à vous dire…
– Tant que ça.
– Plus. Et pourtant ça peut se résumer en un mot, en un verbe…
– C’est trop grammatical pour moi ; c’est l’affaire de Mlle de Clare.
– Mlle de Clare… Vous avez dit Mlle de Clare ?
– Je l’ai dit. Mais vous avez l’air tout ému. Est-ce que vous connaissez notre débitante de participes ?
– Mlle de Clare… Ce n’est pas la fille du poète Valentin de Clare ?
– Si ; il me semble que papa m’a raconté quelque chose comme cela… Vous la connaissez ?
– J’ai connu de Clare à Paris ; il recevait beaucoup, j’allais souvent chez lui. C’était un homme charmant, délicieux.
– Eh bien, vous allez voir Mlle de Clare.
La tentation était forte de savoir quel était ce Français qui parlait ainsi de mon père. Mais je ne voulais pas qu’on pût croire que j’avais entendu cette conversation, j’ai fait le tour par derrière le buffet et je suis apparue à une autre porte, assez vite pour comprendre que Kiline demandait en me montrant :
– Est-ce que c’est elle ?
Et à mesure que j’avançais, j’entendais, je lisais plutôt sur leurs lèvres ce rapide colloque :
– Mais oui, c’est Mlle de Clare.
– Elle est changée ?
– Non.
– Enlaidie ?
– Oh ! non.
– Ah ! vous avez bien dit ça. Elle est plus jolie que moi, hein ?
– Je ne crois pas.
– Vous ne croyez pas, mais moi, j’en suis sûre. Comment papa a-t-il été choisir une institutrice si jolie. Nous allons voir si elle vous reconnaîtra, elle.
En ce moment j’étais arrivée tout près d’eux. Kiline me dit :
– Je crois que vous allez trouver ici un de vos anciens amis.
Du premier coup d’œil j’avais déniché de la foule le flirt de Kiline. Et elle demandait si je le reconnaîtrais… Mais j’avais déjà repris mon calme, et déjà je tendais la main à M. de Mesgrigny.
– Quelle surprise… Mademoiselle de Clare…
– Chut… cher Monsieur, Mlle Clarette, c’est mon nouveau nom. N’est-ce pas, c’est gentil : du reste, dans le Quercy, le pays de mon père, on met volontiers au féminin les noms de famille et Clare fait Clarette.
– Mais je ne vous avais pas vue depuis…
– Depuis le jour où Caruso a chanté chez nous avec Calvé. Ça faisait un numéro sensationnel, comme disent les reporters.
– Il y a longtemps déjà…
– Il y a deux ans. Que de changement depuis. Mon pauvre père est mort, vous l’avez su ?
– Tous les journaux en ont parlé.
– Oui, il a eu ce qu’on appelle une bonne presse. On a déclaré qu’il avait un grand talent… Il n’était plus à craindre.
– Il y a eu un premier Paris superbe… de…
– De Machin et de Chose aussi. L’unanimité. Il y en a qui étaient jaloux du mort.
Le diplomate a pris l’air désolé qu’il fallait.
– J’étais à l’étranger, en Espagne. J’ai lu tous les articles.
– Les articles d’exportation.
Il m’a regardée plus sincèrement et m’a dit :
– Vous avez du chagrin.
– Il y a de quoi. Mais ça va passer, c’est de vous avoir vu comme cela, tout d’un coup. Pauvre papa, il vous aimait beaucoup.
– J’en suis fier.
– S’il avait pu se douter que vous me retrouveriez un jour ici et dans cette position…
Depuis un instant Kiline, entreprise par un gêneur, s’était éloignée et nous pouvions parler librement.
– Certainement, m’a-t-il dit, cette position n’est pas digne de votre naissance et de votre esprit, mais, au moins, vous êtes bien tombée ; ces van Laouten sont des gens charmants… et tout ce qu’il y a de mieux posés.
J’ai voulu m’assurer si la conversation que je venais d’entendre par surprise avait un fond de réalité et j’ai risqué la grosse indiscrétion.
– Il m’a semblé que Mlle Kiline ne vous était pas indifférente ?
– Oh ! vous savez, ici le flirt se porte beaucoup.
– Ils sont très riches ?
– Très. La fortune vient des Indes ; mais on ne l’avoue pas, parce qu’ici les fortunes indiennes…
– Est-ce que vous êtes pour longtemps à La Haye ?
– Il avait été question de m’envoyer à Rome, comme second, mais vous comprenez, avec mon oncle…
– Oui, je sais, ce diable d’évêque.
Mesgrigny s’est mis à rire.
– Et vous ne savez pas ce que maintenant il s’est mis en tête ? Il veut être cardinal. Si le pape le nomme, ma carrière est fichue. Je n’ai plus qu’à donner ma démission.
– Il ne sera pas nommé, rassurez-vous.
– Oh ! vous ne le connaissez pas. Il veut aussi poser sa candidature à l’Académie. Elle manque d’évêques en ce moment. Ils ont un général, un médecin, un amiral, des avocats et trois savants ; mais ils n’ont pas d’évêque dépendant il a une chance contre lui.
– Laquelle ?
– Il a fait publier ses homélies et ses mandements et il écrit dans La Croix. Alors ça le classe comme homme de lettres.
En ce moment Flory s’est approchée de nous (je ne jurerais pas qu’elle ne fût dépêchée par Kiline) et m’interpellant :
– Mademoiselle, nous sommes en discussion avec le comte Stoïeski sur l’étymologie du mot Pontife. D’où ça vient-il, ce mot ? Vous qui êtes une savante.
La malicieuse cherchait à m’embarrasser et ma situation était épineuse, car je ne m’étais jamais inquiété de cela. Pourtant il fallait répondre et j’ai dit au hasard :
– Mais certainement, chère enfant, c’est très facile. Attendez que je me rappelle : Pontife, Pont, celui qui jette un pont entre le ciel et la terre.
– Très curieux, très juste, – mais ife ?
Ça m’était tellement égal. Pourtant j’ai fait un nouvel effort :
– Vous savez bien que les branches de cet arbre, de l’if, ont un caractère sacré.
Le visage de Flory s’est illuminé et j’y ai lu les effets d’une admiration profonde. Je crois qu’on avait voulu me « tâter ».
Elle s’est en allée en me remerciant et je me suis retrouvée seule avec Mesgrigny qui riait.
– Vous êtes épatante.
– Si je n’avais pas répondu, ç’en était fait à jamais de mon prestige. Seulement, ne me trahissez pas, – j’ai inventé. Est-ce que c’est ça ?
– C’est presque ça.
– Quel flair.
Il fallait nous séparer, notre causerie aurait été remarquée, mais le secrétaire s’est écrié :
– Comme ça fait plaisir de parler français.
Je lui objecte :
– Mais on ne fait que ça autour de nous.
– Ce n’est pas la même chose. Ils parlent le français, nous… nous parlons français. Il y a une nuance. Savez-vous que les Hollandais, dans leur langue, n’ont pas un mot pour exprimer… je t’aime…
Tout de suite j’ai dit une sottise.
– Est-ce possible ?… Alors comment font-ils ?
– Ah ! ce que c’est gentil ce que vous venez de dire là…
C’était tellement gentil que j’en rougissais jusqu’aux tempes, heureusement le comte Stoïeski, amené par Kiline, venait se faire présenter à moi. Quel honneur… Se faire présenter à Mlle Clarette, lui, gentilhomme de la Chambre.
– Vous êtes heureuse, Mademoiselle, de causer avec un compatriote.
– C’est vrai.
– Ah ! quelle langue que le français… Et dire qu’ils voudraient le remplacer… Savez-vous ce qui m’est arrivé aujourd’hui, marquis ?
– Pas encore.
– Eh bien ! le nouveau secrétaire de la Légation anglaise, tenez ce gros garçon que vous voyez là, contre la porte.
– Oui, oui, je le connais ; il s’est fait présenter.
– À moi aussi, et savez-vous ce qu’il m’a fait ? J’ai reçu aujourd’hui sa carte avec son nom et son titre en anglais, J.A.C. Smithson, Secretary of England. Quel toupet… C’est donc un peu extraordinaire. Mais il n’aura pas le dernier.
– Qu’est-ce que vous avez fait ?
– Je me suis commandé chez Brilley, le graveur de Hoogstrant, un cent de cartes en caractères russes. Je lui en déposerai une demain. Il n’y comprendra rien.
Un Espagnol majestueux s’était approché, professant :
– Le français, il est encore la langue diplomatique. M. de Mesgrigny me nomme :
– Le marquis de Rio Branco, en ajoutant : Vous avez eu raison, Stoïcski, tout le monde ne connaît pas encore l’Espéranto.
Wilhelmine nous a rejoints, de sorte que nous formons un petit groupe, et l’enfant demande au jeune homme :
– Marquis, vous avez tué le taureau, en Espagne ?
Il a fait un geste où reluisait tout le soleil d’une arène.
– Tué ? Oui.
– Comment vous y prenez-vous ?
– Quand il va pour se jeter sur moi, ié l’écarte avé la muleta et ié lui plonge la spada dans le front, commé ça.
Ce matador honoraire a fait de tels gestes avec ses gants et son mouchoir, qu’on est accouru. Mais un valet de pied opérait son entrée, apportant un superbe phonographe. Flory s’empressait à le remonter. Je lui ai demandé ce qu’elle comptait faire de cet instrument ; elle m’a répondu que c’était pour danser.
Et, en effet, dès que le phonographe a fait entendre ses gémissements aigres, toute cette jeunesse s’est mise à bostonner sans se douter du cocasse de la situation.
Wilhelmine, enthousiasmée, chantait en l’accompagnant : À la Martinique, Martinique, Martinique, quand, entrant dans mon rôle de chaperon, je l’ai fait taire :
– Voulez-vous bien ne pas chanter de ces choses-là, mademoiselle Wilhelmine ; vous voyez, je vais commencer tout de suite mes leçons.
– Mais ce n’est pas de la littérature, ça.
– Oh ! non… c’est du montmartrisme.
– Montmartre… il est donc partout, à Paris ?…
– Oui, la Hutte glisse.
Pendant que je tenais Wilhelmine, j’ai commencé ma petite enquête.
– Dites-moi, on danse souvent ainsi, ici ?
– Au moins deux fois par semaine.
– Tous ces messieurs viennent comme aujourd’hui ?
– Le baron de Lindenthal, le secrétaire allemand et le marquis de Mesgrigny sont les plus assidus… Mais je sais bien pourquoi.
– Pourquoi ?
– L’un vient pour Flory et l’autre pour Kiline… Oh ! papa veut que nous épousions, chacune, un diplomate d’un pays différent.
– Mais, alors, ce ne sera plus une famille, ce sera un Congrès. Et vous, chère petite, quelle nation choisirez-vous ?
– Moi, je veux épouser un Hollandais.
– Vous allez créer des complications diplomatiques.
– Papa, il ne m’a rien dit, mais je le devine, pense au comte Stoïeski.
– C’est presque la Triple-Entente.
Cependant ces danses, ce monde que je revoyais pour la première fois après si longtemps, énervaient ma sensibilité jusqu’à me faire monter des larmes aux yeux.
Wilhelmine s’en est aperçue.
– Comme vous avez l’air triste !
Ce mot m’a réveillée.
– Non, je ne suis pas triste, je vous assure. D’ailleurs, mon devoir est d’être gaie, ici, rassurez-vous, je le serai.
– Ce n’est pas très gentil ce que vous dites là ; il ne faut jamais parler de devoir, parce que cela signifie toujours quelque chose d’ennuyeux. Vous verrez, vous serez heureuse ici, nous vous aimerons tous bien.
– Chère enfant.
Un homme un peu gros, un peu court, un peu chauve, mais ayant bon air, s’incline devant moi.
– Voulez-vous me permettre, Mademoiselle, de me présenter moi-même ; un vieil ami, un parent même de la famille van Laouten, le baron Gustat Schimmelsteen.
– Je suis charmée, Monsieur.
Signe particulier, ce baron sent avec exagération le Lubin, l’eau de Botot et la pommade à la vanille. Il répond :
– C’est vous, Mademoiselle, qui êtes charmante… Ah ! j’aime beaucoup la France.
– Je vous remercie pour elle.
– Ici on fait ce qu’on peut pour ressembler aux Anglais, mais, moi, j’aime la France… et les Françaises.
– Nous sommes toutes touchées, croyez-le bien.
– Aussi je suis enchanté de ce qui se prépare ici.
– Que se prépare-t-il donc ?
– Oh ! ce n’est pas une indiscrétion de ma part ; vous le saurez tôt ou tard.
– Quoi donc ?
– Mais le jeune Mesgrigny va épouser Kiline.
– Vraiment ? vous croyez ?
– Oh ! depuis qu’il est arrivé à La Haye, il tourne autour d’elle. Kiline est d’une très bonne famille, elle sera très riche.
J’ai dit sans conviction :
– Elle est très jolie.
– Elle est très jolie, a-t-il répété sur le même ton… Mais vous l’êtes bien plus.
– Moi, monsieur le baron, je ne suis pas en cause.
Heureusement pour moi, cette conversation, qui me déplaisait, a été interrompue par une brusque panne de l’appareil phonographique qui, après avoir poussé des cris affreux, s’est arrêté tout d’un coup en grinçant. J’y ai couru vivement, mais le mal paraissait irréparable. Alors, simplement, sans éveiller l’attention, je me suis assise au piano et j’ai joué des valses.
Il n’y a rien d’isolant, de reposant comme de faire de la musique pour des gens qui dansent : on s’en va, on se laisse bercer par les rythmes : l’esprit, qui se plie aux cadences, s’envole sur les accords, s’associe aux mesures, et, comme le mécanisme seul agit, toute l’attention demeure : c’est ainsi que j’ai pu surprendre ce dialogue entre Joris van Laouten et le baron.
Le premier disait :
– Elle est très bonne musicienne.
– Ach ! acclamait l’autre, mais comme elle est jolie…
– Dites-donc, Gustaf, ne lui faites pas la cour au moins… c’est que je vous connais.
Ici quelques mots en hollandais et un grognement du baron, qui voulait être un rire. Mais il avait besoin, sans doute, de s’épancher, car je l’ai entendu dire à Stoïeski (il devait l’avoir poussé du coude) :
– Comte, c’est délicieux cette musique. C’est dommage qu’on danse. On devrait écouter. Et le Russe a dit assez haut pour être sûr d’être entendu :
– J’aime mieux regarder.
Tout en jouant, j’écoutais et mes regards erraient ; ils sont tombés sur Kiline et Mesgrigny, tous deux assis sous un grand ficus vert qui s’érigeait dans le salon.
Quelle inspiration maline m’a fait alors changer de thème et attaquer l’air du duo des Contes d’Hoffmann ? Toute femme a dans son cœur un démon qui sommeille.
Le diplomate s’est levé vivement et est venu s’accouder au piano, disant d’un ton de reproche :
– Oh ! vous avez tort de les faire danser sur cet air-là.
– Pourquoi donc ?
– C’est celui que vous chantiez avec Francel, la dernière fois que je vous ai vue.
– C’est vrai, je me souviens… Mais qu’est-ce que ça vous fait ?
– Et de l’entendre ici, tout d’un coup, comme ça, ça m’a fait quelque chose.
– Allons, calmez-vous.
– Vous vous moquez de moi. C’est que, voyez-vous, je suis très sentimental, moi, sans en avoir l’air.
– Ça, c’est vrai. Vous n’en avez pas l’air.
– C’est justement cela ; je crois que je voudrais l’être… plus que je ne le suis.
Je me suis mise à rire.
– Pauvre garçon.
– Oh ! vous ne savez pas ce que c’est… j’ai eu un père très viveur qui a mangé toute sa fortune… de façon variée. Si ma mère n’avait pas été mariée sous le régime dotal, tout le reste y passait. Eh bien ! ma mère, naturellement, n’avait pas été très satisfaite de cette existence et elle m’a élevé tout autrement… vous comprenez ?…
– Alors il y a des moments où…
– Alors il y a des moments où mon père le viveur, celui qui jetait des bouquets de cent louis à la Patti ou donnait des colliers de cent mille francs à Hortense Lavois reparaît et…
Et c’est à ces moments-là que vous vous croyez sentimental.
– Oui, mais je le suis alors vraiment. Voyez-vous, le doctorat en droit, les Hautes-Études, les examens diplomatiques, tout mon avenir, toute ma sagesse, toute ma fortune, il y a des heures où je donnerai tout cela pour être un fou… et pour être un amoureux.
– Oui, vous avez bien dit, il y a des heures… pas même des jours. D’ailleurs, amoureux vous l’êtes.
Et, du menton, je lui désignais Kiline à qui en même temps je faisais signe de venir.
– Qu’est-ce ? me dit-elle.
– Voilà M. de Mesgrigny qui me fait ses confidences. Croyez-vous qu’il regrette d’être docteur en droit ?
– Pourquoi ? C’est très bien.
Elle le regarda avec un air de coquetterie minaudière que je ne pus m’empêcher de trouver cocasse.
– Maintenant je vous appellerai M. le docteur.
– J’aurai l’air d’un médecin.
J’interviens alors et pour écarter chez ma jeune « patronne » l’idée d’un flirt que nos longs entretiens pourraient faire naître, je lui déclare en raillant :
– Il faut soigner ça, cher Monsieur, l’idéal se porte très peu aujourd’hui ; l’idéal, c’est les palmes académiques du cœur.
– Vous êtes pratique.
– Naturellement, je suis la fille d’un artiste.
En ce moment un incident bizarre a fini toutes les conversations particulières. Wilhelmine avait détaché son écharpe et en agaçait à la façon des toreros le marquis de Rio-Branco. Celui-ci, imitant les mouvements du taureau, finit par se jeter aux pieds de la petite lui présentant le front comme au dernier acte de la course. Wilhelmine, au comble de l’enthousiasme, se servit alors de son éventail pour le toucher comme d’une épée.
M. de Mesgrigny applaudit en criant :
– Bravo, toro…
J’ai rédigé sur le vif les souvenirs de cette longue scène parce qu’ils me donnent et me précisent toute la physionomie de cette soirée et de ceux qui s’y dessinèrent. Cela m’a pris assez de temps et je tombe de sommeil. Allons-nous coucher.
Mlle de Clare n’eut guère, les mois suivants, l’occasion de rouvrir le tiroir secret où elle enfermait son cher journal ; les soins qu’elle s’attachait à donner à ses élèves, son étude patiente de leur caractère, la nécessité de s’accoutumer à sa nouvelle situation, absorbèrent son temps et ses pensées. C’est par des fragments de lettres, adressées à son amie Arlette de Séranges, que nous avons pu reconstituer à peu près les évènements de sa vie à cette époque. Mlle de Séranges fut la confidente, la seule, de l’amour hésitant, timoré, inavoué, qui poussa de si cruelles et aussi de si incertaines racines dans le cœur de la jeune fille. Une phrase de cette correspondance éclaire ce sentiment très peu vraisemblable au point de vue romanesque, mais assez fréquent dans la réalité :
« Quand le cœur va, tout va, me dis-tu ; c’est drôle, mais ce n’est qu’à moitié juste. Le mien ne va pas du tout et je ne m’en trouve pas mieux. La personne dont tu me parles est un être fuyant, mobile, prêt à de certaines bassesses comme à beaucoup d’héroïsme. Jamais je n’ai mieux senti qu’en lui l’influence de deux natures, – je puis bien dire de deux atavismes, depuis que c’est mon métier d’être pédante, – l’un, celui de la mère, sage, prudent, réfléchi ; l’autre, emporté, violent, fantasque, étourdi ; celui du père, homme du Midi, qui s’est ruiné en folies généreuses. Mais la mère est toujours là, la mère flamande, fille de grandi usiniers d’Arras, la mère qui, quoique morte, intervient toujours pour surveiller et diriger son enfant, lui montrer les meilleures voies, lui suggérer les suprêmes prudences. Comment, dans ces conditions, reprocher à un caractère d’être double ? C’est cette duplicité qui fait son charme… et tu sais qu’Alain est charmant. »
Un autre dit :
« J’ai fait de grands progrès dans la confiance de M. van Laouten, étonné de voir une Française, moins frivole qu’il ne croyait, consentir à s’occuper des soins du ménage, savoir coudre et donner ses leçons à des heures régulières. J’imagine qu’il s’attendait à me trouver un tambour de basque à la main et remplissant sa maison du bruit de mes roulades. Tu me demandes ce que devient M. de M… Il continue dans l’indécision. D’ailleurs, il a été passé six semaines à Paris pour affaires et a sans doute remis à son retour de faire une démarche auprès de M. van Laouten. Il cherche toujours à se faire nommer à Rome et ne serait peut-être pas persona grata en arrivant dans la Ville éternelle avec une protestante. Et que dirait son oncle ?… »
Et cet aveu :
« Puisque tu tiens absolument à ce que je sois franche avec toi… et avec moi-même, je le dirai que quand je m’interroge sur M. de M…, on dirait que j’effeuille une marguerite : je l’aime un peu, – oui, – beaucoup – peut-être, – passionnément – je ne sais pas ; – pas du tout, – c’est possible. Tu vois que je commence à lui ressembler. »
À la date du 15 juin nous trouvons ce dialogue où Valentine paraît s’être amusée à faire une scène de comédie avec sa douleur.
Les feuillets qu’on va lire sont précédés de ce titre jeté négligemment, barbouillé d’une main nerveuse : Drame. Il est possible que Valentine, après la rude déconvenue qu’elle venait de subir, ait eu l’idée bien littéraire et bien naturelle, hélas ! chez la fille d’un poète, d’utiliser sa douleur et de la « mettre en pièce ».
Le manuscrit porte en tête cette indication :
Le devant de la scène est occupé par une grande tente qui a deux entrées à droite et à gauche. Elleest meublée avec un luxe balnéaire. Du côté cour et du côté jardin c’est la mer et la plage de sable. On y voit de temps en temps des enfants jouer et des promeneurs passer.
Kiline, Flory, Wilhelmine, Valentine.
(Valentine est au milieu de ses trois élèves, assises sur des pliants et des chaises d’osier.)
WILHELMINE, lisant.
VALENTINE, interrompant. – Je crois en effet que nous ferons bien de réfléchir aussi un instant. Vous, Wilhelmine, vous comprenez bien ce que vous venez de lire.
WILHELMINEconvaincue. – Oh parfaitement.
VALENTINE. – Alors vous pouvez tout comprendre. Je vous donnerai demain du Claudel et du Francis James.
KILINE. – Ma chère Valentine, est-ce que M. Stéphane Mallarmé ne se moquait pas un peu du monde ?
VALENTINE. – Il avait tant d’esprit.
KILINE. – Moi, je vous avoue que je ne comprends rien, mais rien à tout cela… J’aime mieux vous le dire tout de suite, parce que Wilhelmine a l’air de rire de moi.
VALENTINE