Pensées, maximes, essais et correspondance - Ligaran - E-Book

Pensées, maximes, essais et correspondance E-Book

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Extrait : "L'art est l'habilité réduite en théorie. L'objet de l'art est d'unir la matière aux formes qui sont ce que la nature a de plus vrai, de plus beau et de plus pur. Loin de reléguer les arts dans la classe des superfluités utiles, il faut les mettre au nombre des biens les plus précieux et les plus importants de la société humaine."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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TITRE XXDes beaux-arts
I

* L’art est l’habileté réduite en théorie.

II

L’objet de l’art est d’unir la matière aux formes qui sont ce que la nature a de plus vrai, de plus beau et de plus pur.

III

Loin de reléguer les arts dans la classe des superfluités utiles, il faut les mettre au nombre des biens les plus précieux et les plus importants de la société humaine. Sans les arts, il ne serait pas possible aux esprits sublimes de nous faire connaître la plupart de leurs conceptions. Sans eux, l’homme le plus parfait et le plus juste ne pourrait éprouver qu’une partie des plaisirs dont son excellence le rend susceptible, et du bonheur que lui destinait la nature. Il est des émotions tellement délicates et des objets si ravissants, qu’on ne saurait les exprimer qu’avec des couleurs ou des sons. On doit regarder les arts comme une sorte de langue à part, comme un moyen unique de communication entre les habitants d’une sphère supérieure et nous.

IV

La doctrine qui considère l’imitation comme le principal fondement des beaux-arts, a un sens plus vrai et plus étendu qu’on ne le pense. L’homme se peint lui-même dans ses ouvrages, et ne parvient à les trouver beaux qu’en leur donnant des proportions correspondantes aux siennes : je ne veux pas dire à celles qu’il distingue nettement en lui-même ; mais à celles qui y sont cachées, et qu’il ne se rend visibles que dans les imitations qu’il en fait à son propre insu.

V

Une imitation ne doit être composée que d’images. Si le poète fait parler un homme passionné, il doit mettre dans sa bouche des expressions qui ne soient que l’image des mots qu’emploierait un homme réellement passionné. Si le peintre colore quelque objet, il faut de même que ses couleurs ne soient qu’une image des couleurs réelles. Un musicien ne doit employer que les images des sons réels, et non pas les sons réels eux-mêmes. La même loi doit être observée par le comédien, dans le choix de ses tons et de ses gestes. C’est la grande règle, la règle première, la règle unique. Tous les excellents artistes l’ont entrevue et observée, quoique personne ne l’ait encore proposée. Je le fais aujourd’hui avec d’autant plus de confiance, qu’elle se prouve par son évidence, comme tous les principes qui naissent de l’essence des choses.

VI

Les plus belles expressions, dans tous les arts, sont celles qui paraissent nées d’une haute contemplation.

VII

Le beau ! c’est la beauté vue avec les yeux de l’âme.

VIII

L’intelligence doit produire des effets semblables à elle, c’est-à-dire des sentiments et des idées, et les arts doivent prétendre aux effets de l’intelligence. Artiste ! si tu ne causes que des sensations, que fais-tu avec ton art, qu’une prostituée avec son métier, et le bourreau avec le sien, ne puissent faire aussi bien que toi ? S’il n’y a que du corps dans ton œuvre, et qu’elle ne parle qu’aux sens, tu n’es qu’un ouvrier sans âme, et n’as d’habile que les mains.

IX

À l’exception de quelques représentations, où la médiocrité suffit à l’usage, comme dans les tableaux d’église, par exemple, tout le reste est inutile dans les arts, si le beau suprême ne s’y trouve pas.

X

Le vrai commun, ou purement réel, ne peut être l’objet des arts. L’illusion sur un fond vrai, voilà le secret des beaux-arts.

XI

Il y a dans l’art beaucoup de beautés qui ne deviennent naturelles qu’à force d’art.

XII

Il faut bannir des arts tout ce qui est rigoureusement appréciable, et pourrait être aisément contrefait ; on ne veut pas y voir trop clairement d’où viennent les impressions. La naïade y doit cacher son urne ; le Nil y doit cacher ses sources.

XIII

Un ouvrage de l’art doit être un être, et non une chose arbitraire. Il doit avoir ses proportions, son caractère et sa nature ; un commencement, un milieu, des accessoires et une fin. Il faut qu’on y distingue un tronc, des membres, une statue, une personnalité enfin.

XIV

Dans une œuvre de l’art, quelle qu’elle soit, la symétrie apparente ou cachée est le fondement visible ou secret du plaisir que nous éprouvons. Tout ce qui est composé a besoin de quelque répétition dans ses parties, pour être bien compris, bien retenu par la mémoire, et pour nous paraître un tout. Dans toute symétrie, il y a un milieu ; or, tout milieu est le nœud d’une répétition, c’est-à-dire, de deux extrémités semblables.

XV

Les belles lignes sont le fondement de toute beauté. Il est des arts où il faut qu’elles soient visibles, comme l’architecture, qui se contente de les parer. Il en est d’autres, comme la statuaire, où l’on doit les déguiser avec soin. Dans la peinture, elles sont toujours suffisamment voilées par les couleurs. La nature les cache, les enfonce et les recouvre dans les êtres vivants. Ceux-ci, pour être beaux, doivent peu montrer leurs lignes, car le squelette est dans les lignes, et la vie dans les contours.

XVI

Cherchez dans les arts cette ligne de vie et de beauté, qui, même en n’y exprimant rien, embellit les corps qu’elle embrasse et les surfaces qu’elle parcourt. Elle doit se dérouler, sans se briser, dans notre tête ; mais il n’est pas possible à la main de la tracer sans s’interrompre et s’y reprendre à plusieurs fois.

XVII

L’élégance vient de la clarté dans les formes, qui les rend faciles à saisir, et même faciles à compter.

XVIII

Être naturel dans les arts, c’est être sincère.

XIX

La grâce est le vêtement naturel de la beauté ; la force sans grâce, dans les arts, est comme un écorché.

XX

L’adolescence de l’art est élégante, sa virilité pompeuse, et sa vieillesse riche, mais surchargée d’ornements qui en dissimulent le dépérissement. Il faut tendre sans cesse à ramener l’art à son âge viril, ou mieux encore, à son adolescence.

XXI

L’architecture doit peindre les hommes en peignant les lieux ; il faut qu’un édifice annonce aux yeux celui qui l’habite. Les pierres, le marbre, le verre, doivent parler et dire ce qu’ils cachent.

XXII

Comme on donne un piédestal à une statue, il faut en donner un à un édifice, et surtout aux temples, qui doivent, pour ainsi dire, être placés sur un autel.

XXIII

* Lorsqu’un édifice régulier domine le jardin qui l’entoure, il doit, pour ainsi dire, rayonner de régularité, en la jetant autour de lui à toutes les distances d’où on peut le voir aisément. C’est un centre, et le centre doit être en harmonie avec tous les points de la circonférence, qui n’est elle-même qu’un point central développé. À ces jardins irréguliers que nous appelons jardins anglais, il faut pour habitation un labyrinthe.

XXIV

De même que, dans la musique, le plaisir naît du mélange des sons et des silences, des repos et du bruit, de même il naît, dans l’architecture, du mélange bien disposé des vides et des pleins, des intervalles et des masses. De beaux compartiments nous plaisent, parce qu’ils impriment en nous, avec netteté, l’idée d’une portion de l’espace, comme une belle mélodie nous fait sentir, sans calcul et sans attention, le mouvement et le repos qui sont les éléments du temps.

XXV

Il y a, parmi les antiques, une Vénus qui tient étendu un vêtement semblable à une voile enflée, et dont elle se prépare à se couvrir. C’est celle-là qu’on peut appeler la Vénus pudique, car, par la disposition de l’accessoire, sa nudité fait inévitablement penser à sa pudeur.

XXVI

Il est une espèce d’hommes que l’amour des arts possède tellement, qu’ils ne regardent plus l’art comme une chose qui est faite pour le monde, mais le monde, les mœurs, les hommes et la société, comme des choses qui sont faites pour l’art. Subordonnant tout, même la morale, à la statuaire, ils regrettent la nudité, la gymnastique, les athlètes, par dévouement aux sculpteurs. C’est qu’ils aiment les arts plus que les mœurs, et les statues plus que leurs propres enfants.

XXVII

Il y a dans l’Apollon quelque chose de semblable à l’attitude d’un orateur qui vient de décocher une ironie.

XXVIII

PIGALLE ET L’ART ANTIQUE.

Pigalle avait reçu de la nature un œil savant, qui, dans chaque trait, découvrait mille traits, et, dans chaque partie, une infinité de parties. Il aimait à peindre ce qu’il savait voir. Aucun artiste n’avait représenté avant lui cette multitude de détails que l’art aime à considérer nus, parce qu’il peut avoir besoin de les reproduire, mais que le bon goût se plaît à couvrir de voiles. Jamais il ne pouvait exprimer assez à son gré tous les reliefs du corps humain, comme les anciens ne pouvaient jamais assez les ramener au contour. Il semblait s’être fait une loi rigoureuse de n’imiter que la vérité, telle non seulement que les yeux peuvent la voir, mais telle que les mains pourraient la toucher. On eût dit qu’il ne traitait les passions que pour donner un plus grand nombre de modifications, d’inégalités et d’empreintes à la surface de ses statues. Ce qui le frappait, dans les corps animés, ce n’était pas cette forme fugitive et déliée qui semble les environner dans leur ensemble, ni ces formes idéales et molles dont ils sont comme empreints à chaque trait, et qu’un philosophe appelait des apparences de l’âme. Il y considérait d’abord ces lignes déterminées qui séparent l’individu, le concentrent en lui-même, et le détachent, pour ainsi dire, de l’air qui nous embrasse et nous lie à l’univers. Il était comme amoureux d’une sorte d’excès dans l’expression. On voit presque toujours, dans ses ouvrages, les deux états extrêmes de la vie humaine, celui où la nature, animant le corps avec vigueur, en fait saillir toutes les parties, et celui où, l’abandonnant, elle les découvre et les désunit. Sans doute il a peint quelquefois la beauté, mais non cette ravissante beauté d’un corps « hôte d’une belle « âme », pour employer, avec le poète, une expression qui semble née au pied de quelque statue antique.

Les anciens, en effet, sans nuire à la fidélité de l’imitation, ne se privaient jamais entièrement de la représentation du beau physique, uni au beau moral. Chez eux, la difformité offrait à la pensée une image invisible de la beauté absente. On reconnaissait, dans les traits de leurs vieillards, la place où fut la jeunesse, et leurs représentations de la maladie ou de la mort faisaient éprouver à la mémoire une sorte de ressouvenir de la vie et de la santé perdues.

Dans les ouvrages de Pigalle, au contraire, le vieillard offre des traits où l’on dirait que la jeunesse ne fut pas ; le malade, un corps où l’on croirait que la santé ne put jamais être. En un mot, il peignait la vieillesse extrême, tandis que les anciens la peignaient vénérable ; il ne montrait que les ravages de la maladie, tandis que les anciens n’en représentaient que les langueurs. C’est qu’il était né souverainement sculpteur, et que les anciens étaient nés souverainement poètes. Une idée leur suffisait pour un ouvrage, une statue pour un monument ; Pigalle, au contraire, était constamment réduit à la nécessité de multiplier ses personnages.

Lorsque, dans la statue du maréchal de Saxe, il eut peint l’homme robuste qui descend d’un pas ferme dans la tombe, il eut besoin, pour peindre le héros, de représenter un Hercule en deuil et la France en alarmes, au milieu des trophées. Lorsque, dans le monument de Reims, il eut représenté la prospérité de l’état, sous l’emblème d’un citoyen assis, dont les formes austères indiquent cet esprit qui ne demeure oisif que lorsque tous les besoins ont été prévus, et tous les périls écartés, il lui fallut, pour montrer la douceur du gouvernement, imaginer une femme conduisant un lion par quelques fils de sa crinière. Ce luxe d’accessoires peut convenir à la magnificence de nos mœurs ; mais le génie de l’artiste se serait montré plus puissant, s’il eût fait refléter le bonheur des sujets dans l’image même du prince, et peint, dans le guerrier mourant, le noble et grave orgueil des regrets qu’allait exciter sa perte.

Parmi les œuvres de Pigalle, il n’en est pas une, peut-être, qui ne mérite d’être exposée dans une académie ; mais celles des grands artistes de l’antiquité semblaient destinées à être placées au milieu du monde.

Les anciens, il est vrai, vivaient dans d’autres temps ; ils avaient d’autres mœurs, et voyaient une autre nature. Leurs ateliers étaient les lieux d’exercices où l’amour de la fatigue et de la gloire tenait presque constamment la jeunesse dévêtue. C’est là qu’ils pouvaient choisir, pour modèles du beau physique, la jeunesse de leurs grands hommes, comme ils pouvaient, dans les autres lieux publics, choisir, pour modèles du beau moral, leurs filles et leurs sœurs, leurs philosophes et leurs pères, les épouses et les mères de leurs citoyens les plus illustres. Chez eux, toutes les scènes de la nature pathétique se passaient à découvert, aux noces et aux funérailles, dans les victoires et les défaites, dans les bannissements et les triomphes, dans tous les succès et les revers de la patrie et de la famille.

Cette nature, qui, perpétuellement en dehors chez les anciens, se déployait avec décence, ampleur et dignité, dans tous leurs gestes et toutes leurs habitudes, n’est parmi nous émue que par intervalles, et ne recourt, pour exprimer la douleur ou la joie, qu’aux brusques mouvements, aux expressions partielles et presque imperceptibles de l’homme solitaire retiré dans sa demeure. Nos artistes ne peuvent considérer leur modèle que dans le coin obscur de quelque chambre étroite. Obligés de le placer aussi proche de leur vue que de leur pensée, ils ne l’étudient qu’au moment de le peindre, et avec cette attention excessive qui ne permet d’embrasser l’ensemble qu’en se détournant des détails, ou de saisir les détails qu’en se détournant de l’ensemble. Ils n’ont à copier, pour exprimer la nature morale, que des attitudes commandées, qu’ils sont forcés d’inventer ou d’emprunter au théâtre. Enfin, pour peindre l’homme, ils n’ont que des statues vivantes ; car je ne saurais donner un autre nom à ces modèles gagés qui, n’étant animés par aucun sentiment personnel, n’offrent à l’artiste, dans leur ennui, que la froideur du marbre et son insensibilité.

On ne doit donc pas s’étonner de la supériorité des anciens. Ils voyaient l’objet de leur art aussi parfait que pouvait le souhaiter l’imagination même. Ils le voyaient toujours en haleine, toujours ému, toujours à sa place, et tel qu’ils devaient le peindre, je veux dire environné de l’univers. Cependant, si les ouvrages de Pigalle causent de moins grands plaisirs que les leurs, et ne comblent pas, comme eux, la mesure de l’admiration, ils sont dignes d’estime par leur genre de perfection et d’exactitude. Quoi que ce soit, en effet, que représente une imitation, elle rapproche son auteur des artistes les plus célèbres, quand elle est à ce point exacte et savante. Ce n’est pas simplement alors une image, mais un objet réel ; ce n’est pas simplement un ouvrage, mais un être qui prend place dans le monde, au rang des êtres véritables, et s’y maintient comme un sujet éternel d’observation et d’étude.

XXIX

Le bon goût, la religion et la politique s’accorderont un jour pour proscrire l’allégorie insensée dont nous décorons quelquefois nos-monuments funèbres, en exhumant, pour ainsi dire, les ossements de nos morts, pour les représenter sur la pierre même qui les recouvre. Les anciens renfermaient dans une urne jusqu’aux cendres de leurs amis ; et nous, que tout devrait rappeler sans cesse vers la dernière demeure des nôtres, nous l’environnons d’épouvantails capables d’en repousser jusqu’à nos pensées. Quand nous donnons à ces squelettes armés de sables et de faux, des apparences de commandement et de pouvoir, des attitudes de colère et de menace, que faisons-nous autre chose, sinon travailler à rendre l’homme mort odieux ou ridicule aux yeux de l’homme vivant ?

XXX

Cette pureté de trait que l’on vante tant dans les ouvrages de Raphaël et des Grecs, dépend absolument du beau genre des natures qu’ils choisissaient. Elle eût été impraticable pour eux-mêmes, s’ils n’avaient eu à exprimer que des natures communes. Ainsi, il ne faut pas confondre le trait pur avec le trait exact. Rubens est un très grand dessinateur ; mais la qualité des objets qu’il avait à peindre, leurs formes inégales et raboteuses, leurs gros contours, exigeaient qu’il donnât à son dessin une terminaison plutôt bossante, si je puis ainsi parler, que finie et arrêtée en ligne élégante et précise. Il en est de même des ouvrages de Pigalle, comparés à ceux de Bouchardon. Il n’y a qu’une nature pure, svelte, élémentaire, idéale, qui soit susceptible d’admettre et de recevoir la pureté du trait et la perfection du coloris.

XXXI

Dans les peintures de la nature morale, ce que l’artiste doit le plus craindre, c’est l’exagération, comme, dans les peintures de la nature physique, ce qu’il a le plus à redouter, c’est la faiblesse.

XXXII

Un crucifiement devrait à la fois représenter la mort d’un homme et la vie d’un dieu. Le peintre, en y offrant aux yeux un corps destiné à la sépulture, devrait cependant y faire entrevoir le principe et le germe d’une résurrection surnaturelle et prochaine. S’il choisit pour sujet de son tableau, le moment des douleurs du supplice, il faut qu’il peigne dans la victime un dieu qui éprouve comment l’homme souffre. L’impression de la divinité et de la béatitude doit se mêler à tous les caractères de la souffrance et de la mort.

XXXIII

L’esprit humain doit à la religion ce qu’il y a de plus élémentaire et de plus pur dans les expressions de la nature morale, je veux dire le sentiment de la maternité unie à la virginité : idée inconnue à l’art ancien, qui n’en a point traité où fussent exigée sautant de délicatesse et de retenue ; idée où l’art moderne, épuisant toutes les beautés, sous les pinceaux de Raphaël, a peut-être surpassé toutes les merveilles précédentes.

XXXIV

Quand le peintre veut représenter un évènement, il ne saurait mettre en scène un trop grand nombre de personnages ; mais il n’en saurait employer trop peu, quand il ne veut exprimer qu’une passion.

XXXV

Les sculpteurs et les peintres ne nous montrent guère que des corps inhabités. Les plus habiles, comme Gérard, prennent la vie pour dernier but, et ne font que des corps vivants. Et pourtant, il ne suffit pas même, pour atteindre l’objet de l’art, qu’un personnage semble animé d’une passion : il faut une passion où l’âme participe. Tout peintre et tout statuaire qui ne sait pas montrer, dans toutes ses figures, l’immatérialité et l’immortalité de l’âme, ne produit rien qui soit vraiment beau.

XXXVI

C’est une si belle chose que la lumière, que Rembrandt, presque avec ce seul moyen, a fait des tableaux admirables. On ne conçoit point de rayons et d’obscurité qui appellent plus puissamment les regards. Il n’a, le plus souvent, représenté qu’une nature triviale, et cependant on ne regarde pas ses tableaux sans gravité et sans respect. Il se fait, à leur aspect, une sorte de clarté dans l’âme, qui la réjouit, la satisfait et la charme. Ils causent à l’imagination une sensation analogue à celle que produiraient les plus purs rayons du jour, admis, pour la première fois, dans les yeux ravis d’un homme enfermé jusque-là dans les ténèbres. Dans ses belles figures, comme son Rabbi, la lumière, il est vrai, n’est plus l’objet principal dont l’imagination soit occupée ; mais elle est encore le principal moyen employé par l’artiste pour rendre le sujet frappant. C’est elle qui dessine ces traits, ces cheveux, cette barbe, ces rides et ces sillons qu’a creusés le temps. Ce que Rembrandt a fait avec le clair-obscur, Rubens l’a fait avec l’incarnat. Rubens a régné par les couleurs, comme Rembrandt par la lumière. L’un savait rendre tout éclatant, l’autre tout illuminer ; l’un est splendide, l’autre est magique ; et si l’âme n’est pas toujours charmée par eux, l’œil humain leur doit, du moins, ses plus brillantes illusions.

XXXVII

Pour qu’un groupe se forme et soit réel à l’œil, il faut qu’il y ait une liaison entre le mouvement de chaque figure et de celle qui la suit ; que les attitudes des personnages s’enchaînent l’une à l’autre ; qu’il y ait dans les caractères de leur couleur, de leurs traits ou de leurs expressions, une gradation bien ménagée et des nuances qui se fondent ; que l’esprit, aussi bien que l’œil, les embrasse d’un seul regard, et qu’enfin, suivant qu’il y a dans le tableau un seul ou plusieurs groupes, les personnages forment une seule ou plusieurs unités bien distinctes et dont le souvenir soit facile. Dans le Bélisaire, la femme, l’enfant et le vieillard groupent parfaitement ; mais le soldat ne groupe ni avec eux, ni avec les personnages peints dans le lointain, ni avec le lieu, ni, pour ainsi dire, avec lui-même. Pour qu’une figure groupe avec elle-même, en effet, il faut qu’elle ait une vérité d’expression comme de conformation, qui la replie sur son propre individu, et lui donne un mérite absolu, indépendant. C’est ce que celle-ci n’a aucunement ; son attitude et son expression sont fausses et mentent à la nature encore plus qu’au sujet. C’est peut-être par la même raison qu’elle ne groupe pas avec le lieu. Je me propose de l’examiner ailleurs.

XXXVIII

Dans l’Endymion de Girodet, le personnage du zéphire donne un témoin à une scène qui ne devrait pas en avoir.

XXXIX

David, relève ton génie et ton Andromaque assise !

XL

Regarder une mauvaise peinture avec respect, et une bonne avec délices, c’est la plus louable, et je dirai même la plus honorable disposition où puisse se trouver et se montrer une honnête ignorance.

XLI

L’art théâtral n’a pour objet que la représentation. Un acteur doit donc avoir l’air demi-ombre et demi-réalité. Ses larmes, ses cris, son langage, ses gestes doivent sembler demi-feints et demi-vrais. Il faut enfin, pour qu’un spectacle soit beau, qu’on croie imaginer ce qu’on y entend, ce qu’on y voit, et que tout nous y semble un beau songe.

XLII

L’objet de toute représentation est de donner une idée fixe et dont l’effet soit chaque fois infaillible. Or, pour y parvenir, il faut que la représentation soit très déterminée, c’est-à-dire très exacte et très achevée dans toutes les parties qui doivent produire l’effet auquel on vise.

XLIII

Il serait bon que les spectacles dramatiques fussent entièrement publics, ne fût-ce que pour donner au peuple une idée d’un beau son, d’un beau geste, d’un beau langage et d’une belle voix.

XLIV

Nos danseurs ennoblissent ce qui est grossier ; mais ils dégradent ce qui est héroïque.

XLV

La danse doit donner l’idée d’une légèreté et d’une souplesse pour ainsi dire incorporelles. Les beaux-arts ont pour mérite unique, et tous doivent avoir pour but, de faire imaginer des âmes par le moyen des corps.

XLVI

Tout bruit modulé n’est pas un chant, et toutes les voix qui exécutent de beaux airs ne chantent pas. Le chant doit produire de l’enchantement. Mais il faut pour cela une disposition d’âme et de gosier peu commune, même parmi les grands chanteurs.

XLVII

La mélodie consiste en une certaine fluidité de sons coulants et doux comme le miel d’où elle a tiré son nom.

XLVIII

La musique, dans les dangers, élève plus haut les pensées.

XLIX

L’air périodique ne convient qu’à l’expression des sentiments où l’âme aime à circuler, pour ainsi dire, et dont elle ne peut se séparer qu’après un long détour. Toutes les émotions qu’on n’exprime que pour les exhaler, et se rendre soi-même plus calme, n’admettent l’air périodique qu’autant qu’il est court et brisé, comme l’air fameux : Che farò senza Euridice ?

L

* La musique des chants de deuil semble laisser mourir les sons.

LI

Il n’est pas toujours nécessaire, dans la musique, d’exprimer un mouvement marqué ou une émotion distincte. Le chant lui-même peut être l’objet du chant. S’il peint une âme en harmonie, un talent qui s’élève et redescend par une belle échelle de sons, une existence qui, libre de soins et livrée à mille affections passagères et rapides, s’égaie et se joue entre la terre et le ciel, enfin une intelligence désoccupée, qui vole au hasard, comme l’abeille, s’arrête sur mille objets, sans se fixer sur aucun, caresse toutes les fleurs et bourdonne son plaisir, cette peinture en vaut une autre.

TITRE XXIDe la poésie
I

Qu’est-ce donc que la poésie ? Je n’en sais rien en ce moment ; mais je soutiens qu’il se trouve, dans tous les mots employés par le vrai poète, pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attention une ambroisie qui n’est point dans les autres mots.

II

Platon enseignait que toutes les choses créées ne sont que le produit d’un moule, qui est dans l’esprit de Dieu, et qu’il appelle idée. L’idée est à l’image ce que la cause est au produit. Or, prétendait ce philosophe, toutes choses n’étant qu’une copie de l’idée, l’image qu’une copie des choses, et les mots, à leur tour, qu’une expression de l’image, les poètes qui sont si fiers de leur art, ne font cependant, dans leurs poèmes, que des copies de la copie d’une copie, et, par conséquent, quelque chose d’infiniment imparfait, parce que cela est infiniment éloigné, et différent du vrai modèle. Platon voulait condamner la poésie, et il lui faisait des reproches dignes d’elle et dignes de lui. Mais je veux la défendre, et, en entrant dans sa doctrine, je la tourne toute en faveur de cette poésie qu’il proscrivait, en lui donnant une couronne. Je dis, n’en déplaise à Platon : Tout est périssable et défectueux ici-bas, excepté les formes qui sont l’empreinte de l’idée. Or, que fait le poète ? À l’aide de certains rayons, il purge et vide les formes de matière, et nous fait voir l’univers tel qu’il est dans la pensée de Dieu même. Il ne prend de toutes choses que ce qui leur vient du ciel. Sa peinture n’est pas la copie d’une copie, mais un plâtre de l’archétype, plâtre creux, si je puis dire, qu’on porte aisément avec soi, qui entre aisément dans la mémoire, et se place au fond de l’âme, pour en faire les délices dans les instants de son loisir.

III

Les accents inarticulés des passions ne sont pas plus naturels à l’homme que la poésie.

IV

L’esprit n’a point de part à la véritable poésie ; elle est un don du ciel qui l’a mise en nous ; elle sort de l’âme seule ; elle vient dans la rêverie ; mais, quoi qu’on fasse, la réflexion ne la trouve jamais. L’esprit, cependant, la prépare, en offrant à l’âme les objets que la réflexion déterre, en quelque sorte. L’émotion et le savoir, voilà sa cause, et voilà sa matière. La matière sans cause ne sert à rien ; la cause sans matière vaudrait mieux : une belle disposition qui demeure oisive, se fait au moins sentir à celui qui l’a, et le rend heureux.

V

* Le talent poétique naît dans les âmes vives de l’impuissance de raisonner.

VI

La poésie n’est utile qu’aux plaisirs de notre âme.

VII

La nature bien ordonnée, contemplée par l’homme bien ordonné, est la base, le fondement, l’essence du beau poétique.

VIII

C’est surtout dans la spiritualité des idées que consiste la poésie.

IX

Rien de ce qui ne transporte pas n’est poésie. La lyre est, en quelque manière, un instrument ailé.

X

Il faut que le poète soit, non seulement le Phidias et le Dédale de ses vers, mais aussi le Prométhée, et qu’avec la figure et le mouvement, il leur donne l’âme et la vie.

XI

La haute poésie est chaste et pieuse par essence, disons même, par position ; car sa place naturelle la lient élevée au-dessus de la terre, et la rend voisine du ciel. De là, comme les esprits immortels, elle voit les âmes, les pensées, et peu les corps.

XII

Quiconque n’a jamais été pieux ne deviendra jamais poète. L’exemple de Voltaire même ne dément pas cette assertion. Il fut enfant, et ce qui prouve qu’il avait été dominé par les impressions religieuses, c’est qu’il passa sa vie à les rappeler, à les décrier et à les combattre.

XIII

Même quand le poète parle d’objets qu’il veut rendre odieux, il faut que son style soit calme, que ses termes soient modérés, et qu’il épargne l’ennemi, conservant cette dignité qui vient de la paix d’une âme supérieure à toutes choses. Qu’il se souvienne de ce beau mot de Lucain :

Pacem summa tenent…

XIV

Voulez-vous connaître le mécanisme de la pensée, et ses effets ? lisez les poètes. Voulez-vous connaître la morale, la politique ? lisez les poètes. Ce qui vous plaît chez eux, approfondissez-le : c’est le vrai. Ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme.

XV

Les poètes sont enfants avec beaucoup de grandeur d’âme et avec une céleste intelligence.

XVI

Le poète s’interroge ; le philosophe se regarde.

XVII

Les poètes ont cent fois plus de bon sens que les philosophes. En cherchant le beau, ils rencontrent plus de vérités que les philosophes n’en trouvent en cherchant le vrai.

XVIII

Les poètes qui, dans l’épique, représentent une communication, perpétuellement ouverte, de la terre au ciel, et entretenue par des êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux, n’ont fait qu’imaginer et que peindre confusément le véritable état du monde, dans ce qu’il y a de plus digne d’être connu et de plus caché à nos yeux.

XIX

Le vrai poète a des mots qui montrent sa pensée, des pensées qui laissent voir son âme, et une âme où tout se peint distinctement. Il a un esprit plein d’images très claires, tandis que le nôtre n’est rempli que de signalements confus.

XX

Les poètes sont plus inspirés par les images que par la présence même des objets.

XXI

Pour être bon et pour être poète, il faut vêtir d’abord ce qu’on regarde, et ne rien voir tout nu. Il faut au moins mettre sa bienveillance et une certaine aménité entre tous les objets et soi.

XXII

Les autres écrivains placent leurs pensées devant notre attention ; les poètes gravent les leurs dans notre souvenir. Ils ont un langage souverainement ami de la mémoire, moins encore par son mécanisme que par sa spiritualité. Il sort des figures de leurs mots, et des images des choses qu’ils ont touchées.

XXIII

* Il ne faut pas seulement qu’il y ait dans un poème de la poésie d’images, mais aussi de la poésie d’idées.

XXIV

Il faut que les pensées des poètes soient légères, nettes, distinctes, achevées, et que leurs paroles ressemblent à leurs pensées.

XXV

Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums.

XXVI

Tous les vers excellents sont comme des impromptus faits à loisir. On peut dire de ceux qui ne sont pas nés comme d’eux-mêmes, et sortis tout à coup des flancs d’une paisible rêverie : Prolem sine matre creatam. Ils ont tous quelque chose d’imparfait et de non achevé.

XXVII

Chaque parole du poète rend un son tellement clair, et présente un sens tellement net, que l’attention, qui s’y arrête avec charme, peut aussi s’en détacher avec facilité, pour passer aux paroles qui suivent, et où l’attend un autre plaisir, la surprise de voir tout à coup des mots vulgaires devenus beaux, des mots usés rendus à leur fraîcheur première, des mots obscurs couverts de clartés.

XXVIII

L’élocution, dans l’éloquence, roule ses flots comme les fleuves. Mais, dans la poésie, il y a plus d’art : des jets, des cascades, des nappes, des jeux de mots de toute espèce y sont ménagés avec soin, et en augmentent le charme par leur variété.

XXIX

Le caractère de la poésie est une clarté suprême. Il faut que les vers soient de cristal ou diaphane ou coloré : diaphane, quand ils ne doivent nous donner que la vue de l’âme ou de sa substance ; coloré, quand ils ont à peindre les passions qui l’altèrent, ou les nuances dont l’esprit de l’homme se teint.

XXX

Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral : ils ont de la ductilité et de l’éclat ; d’autres, au règne végétal : ils ont de la sève ; d’autres, enfin, au règne animal ou animé, et ils ont de la vie. Les plus beaux sont ceux qui ont de l’âme ; ils appartiennent aux trois règnes, mais à la muse encore plus.

XXXI

Les vers ne s’estiment ni au nombre ni au poids, mais au titre.

XXXII

Les belles poésies épiques, dramatiques, lyriques, ne sont autre chose que les songes d’un sage éveillé.

XXXIII

Dans l’ode, il faut laisser au poète, pour repos et pour délassement, le plaisir de parler de lui.

XXXIV

Le poète ne doit point traverser au pas un intervalle qu’il peut franchir d’un saut.

XXXV

Quelquefois l’âme, en partant d’un sentiment, franchit tout, pour en atteindre un autre dont elle éprouve le besoin. Les strophes de l’ode en offrent de fréquents exemples. Il n’y en a pas moins entre elles un indissoluble lien ; elles sont unies des nœuds de la nécessité, nœuds éternels, célestes et ravissants.

XXXVI

Il est des vers qu’on croit rapides, et qui ne sont que remuants ; ils marquent plus le mouvement que le progrès ; ils n’ont pas d’ailes, mais des pattes, des pieds, des articulations où l’on voit la secousse. Il faut que le vers sérieux avance à grands pas, et non en piétinant. Il doit donner à la rapidité, quand il veut la peindre, la marche des dieux d’Homère : « Il fait un pas, et il arrive. »

XXXVII

Dans le langage ordinaire, les mots servent à rappeler les choses ; mais quand le langage est vraiment poétique, les choses servent toujours à rappeler les mots.

XXXVIII

* Dans le style poétique, chaque mot retentit comme le son d’une lyre bien montée, et laisse toujours après lui un grand nombre d’ondulations.

XXXIX

Une des causes principales de la corruption et de la dégradation de la poésie est que les vers n’aient plus été faits pour être chantés.

XL

Le chant est le ton naturel de l’imagination. On raconte l’histoire, mais on chante les fables ; la raison parle, mais l’imagination fredonne. Si les maximes et les lois offrent une sorte de mesure, c’est que la mémoire aime les cadences, et que le souvenir se plaît aux symétries.

XLI

Il faut que son sujet offre au génie du poète une espèce de lieu fantastique qu’il puisse étendre et resserrer à volonté. Un lieu trop réel, une population trop historique emprisonnent l’esprit et en gênent les mouvements.

XLII

Tout ouvrage de génie, épique ou didactique, est trop long, s’il ne peut être lu dans un jour.

XLIII

On doit bannir avec soin du poème épique, tout appareil combiné trop fastueux, et s’y interdire également les attitudes et les décorations du théâtre.

XLIV

Tout ouvrage étendu ne peut être bien composé que par une égale continuité de force, de mouvement et d’attention. De là vient que la nature elle-même veut que les poèmes épiques soient écrits avec la même espèce de vers, et avec celui de tous qui demande, pour être bien fait, le plus de calme et de sagesse.

XLV

Il est nécessaire, pour le succès d’un poème épique, que la moitié des idées et de la fable soit dans la tête des lecteurs. Il faut que le poète ait affaire à un public curieux d’apprendre ce que lui-même est désireux de raconter. C’est ainsi que l’auteur et les lecteurs ont à la fois la tête épique, conjonction ou conjoncture qui est réellement indispensable.

XLVI

On ne peut trouver de poésie nulle part, quand on n’en porte pas en soi.

XLVII

La poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l’air, avec des riens. Mais, qu’elle soit transparente ou solide, sombre ou lumineuse, sourde ou sonore, la matière poétique doit toujours être artistement travaillée. Le poète peut donc construire avec de l’air ou des métaux, avec de la lumière ou des sons, avec du fer ou du marbre, avec de la brique même ou de l’argile : il fera toujours un bon ouvrage, s’il sait être décorateur dans les détails et architecte dans l’ensemble.

XLVIII

Les mots s’illuminent, quand le doigt du poète y fait passer son phosphore.

XLIX

Les mots des poètes conservent du sens, même lorsqu’ils sont détachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons. On dirait des paroles lumineuses, de l’or, des perles, des diamants et des fleurs.

L

Il faut que les mots, pour être poétiques, soient chauds du souffle de l’âme, ou humides de son haleine.

Comme ce nectaire de l’abeille qui change en miel la poussière des fleurs, ou comme cette liqueur qui convertit le plomb en or, le poète a un souffle qui enfle les mots, les rend légers et les colore. Il sait en quoi consiste le charme des paroles, et par quel art on bâtit avec elles des édifices enchantés.

TITRE XXIIDu style
I

Lorsque les langues sont formées, la facilité même de s’exprimer nuit à l’esprit, parce qu’aucun obstacle ne l’arrête, ne le contient, ne le rend circonspect, et ne le force à choisir entre ses pensées. Dans les langues encore nouvelles, il est contraint de faire ce choix, par le retardement que lui imprime la nécessité de fouiller dans sa mémoire, pour trouver les mots dont il a besoin. On ne peut écrire, en ce cas, qu’avec une grande attention.

II

L’homme aime à remuer ce qui est mobile, et à varier ce qui est variable ; aussi chaque siècle imprime aux langues quelque changement ; et le même esprit d’invention qui les créa, les détériore en subsistant toujours.

III

C’est toujours par l’au-delà, et non par l’en-deçà, que les langues se corrompent ; par l’au-delà de leur son ordinaire, de leur naturelle énergie, de leur éclat habituel. C’est le luxe qui les corrompt, et le fracas qui accompagne leur décadence.

IV

Les mots dont le son, la clarté et, pour ainsi dire, le volume sont amoindris, c’est-à-dire, qui n’expriment rien que d’adouci, sont dans le langage ce que les demi-tons sont dans la musique ; ils y forment un genre achromatique. Ces mots prennent faveur, lorsqu’une langue, ayant acquis toute son énergie, et en ayant abusé, son affaiblissement devient, quand il est élégant, une nouveauté qui frappe et qui plaît. Les esprits très cultivés s’en contentent longtemps.

V

En littérature, il faut remonter aux sources dans chaque langue, parce qu’on oppose ainsi l’antiquité à la mode, et que d’ailleurs, en trouvant, dans sa propre langue, cette pointe d’étrangeté qui pique et réveille le goût, on la parle mieux et avec plus de plaisir. Quant aux inconvénients, ils sont nuls. Des défauts vieillis et abolis ont perdu tout leur maléfice : on n’a plus rien à redouter de leur contagion.

VI

On n’aime pas à trouver dans un livre les mots qu’on ne pourrait pas se permettre de dire, et qui détournent l’attention, non par leur beauté, mais par leur singularité. Mais on les tolère, on les aime même dans les vieux auteurs, parce qu’ils sont là un fait de l’histoire littéraire ; ils montrent la naissance du langage, tandis que, dans les modernes, ils n’en montrent que la dépravation.

VII

Remplir un mot ancien d’un sens nouveau, dont l’usage ou la vétusté l’avait vidé, pour ainsi dire, ce n’est pas innover, c’est rajeunir. On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs : pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs.

VIII

Toutes les langues roulent de l’or.

IX

Rendre aux mots leur sens physique et primitif, c’est les fourbir, les nettoyer, leur restituer leur clarté première ; c’est refondre cette monnaie, et la remettre plus luisante dans la circulation ; c’est renouveler, par le type, des empreintes effacées.

X

Le nom d’une chose n’en montre que l’apparence. Les noms bien entendus, bien pénétrés, contiendraient toutes les sciences. La science des noms ! nous n’en avons que l’art, et même nous en avons peu l’art, parce que nous n’en avons pas assez la science. Quand on entend parfaitement un mot, il devient comme transparent ; on en voit la couleur, la forme ; on sent son poids ; on aperçoit sa dimension, et on sait le placer. Il faut souvent, pour en bien connaître le sens, la force, la propriété, avoir appris son histoire. La science des mots enseignerait tout l’art du style. Voilà pourquoi, quand une langue a eu plusieurs âges, comme la nôtre, les vieux livres sont bons à lire. Avec eux, on remonte à ses sources, et on la contemple dans son cours. Pour bien écrire le français, il faudrait entendre le gaulois. Notre langue est comme la mine où l’or ne se trouve qu’à de certaines profondeurs.

XI

Il est une foule de mots usuels qui n’ont qu’un demi-sens, et sont comme des demi-sons. Ils ne sont bons qu’à circuler dans le parlage, comme les liards dans le commerce. On ne doit pas les étaler, en les enchâssant dans des phrases, quand on pérore ou qu’on écrit. Il faut bien se garder surtout de les faire entrer dans des vers ; on commettrait la même faute que le compositeur qui admettrait, dans sa musique, des sons qui ne seraient pas des tons, ou des tons qui ne seraient pas des notes.

XII

Il y a dans la langue française de petits mots dont presque personne ne sait rien faire.

XIII

Dans la langue française, les mots tirés du jeu, de la chasse, de la guerre et de l’écurie, ont été nobles.

XIV

Il est important de fixer la langue dans les sciences, surtout dans la métaphysique, et de conserver, autant qu’il se peut, les expressions dont se sont servis les grands hommes.

XV

Quand les mots n’apprennent rien, c’est-à-dire, lorsqu’ils ne sont pas plus propres que d’autres à exprimer une pensée, et qu’ils n’ont avec elle aucune union nécessaire, la mémoire ne peut se résoudre à les retenir, ou ne les retient qu’avec peine, parce qu’elle est obligée d’employer une sorte de violence pour lier ensemble des choses qui tendent à se séparer.

XVI

Avant d’employer un beau mot, faites-lui une place.

XVII

Toutes les belles paroles sont susceptibles de plus d’une signification. Quand un beau mot présente un sens plus beau que celui de l’auteur, il faut l’adopter.

XVIII

Il faut que les mots se détachent bien du papier ; c’est-à-dire qu’ils s’attachent facilement à l’attention, à la mémoire ; qu’ils soient commodes à citer et à déplacer.

XIX

Les mots liquides et coulants sont les plus beaux et les meilleurs, si l’on considère le langage comme une musique ; mais si on le considère comme une peinture, il y a des mots rudes qui sont fort bons, car ils font trait.

XX

Les hommes qui n’ont que des pensées communes et de plates cervelles, ne doivent employer que les mots les premiers venus. Les expressions brillantes sont le naturel de ceux qui ont la mémoire ornée, le cœur ému, l’esprit éclairé et l’œil perçant.

XXI

Un seul beau son est plus beau qu’un long parler.

XXII

Les plus beaux sons, les plus beaux mots sont absolus, et ont entre eux des intervalles naturels qu’il faut observer en les prononçant. Quand on les presse et qu’on les joint, on les rend semblables à ces globules diaphanes, qui s’aplatissent aussitôt qu’ils se touchent, perdent leur transparence, en se collant les uns aux autres, et ne forment plus qu’un corps pâteux, quand ils sont ainsi réduits en masse.

XXIII

Pour qu’une expression soit belle, il faut qu’elle dise plus qu’il n’est nécessaire, en disant pourtant avec précision ce qu’il faut ; qu’il y ait en elle abondance et économie ; que l’étroit et le vaste, le peu et le beaucoup s’y confondent ; qu’enfin le son en soit bref, et le sens infini. Tout ce qui est lumineux a ce caractère. Une lampe éclaire à la fois l’objet auquel on l’applique, et vingt autres auxquels on ne songe pas à l’appliquer.

XXIV

Que de soin pour polir un verre ! Mais on voit clair et on voit loin : image de ces mots de choix. On les place dans la mémoire, et on les y garde chèrement. Ils occupent peu de place devant nos yeux, mais ils en ont une grande dans l’esprit ; l’esprit en fait ses délices, et cette gloire est assez grande, ce sort est assez beau.

XXV

Les mots, comme les verres, obscurcissent tout ce qu’ils n’aident pas à mieux voir.

XXVI

Nous devons reconnaître, pour maîtres des mots, ceux qui savent en abuser, et ceux qui savent en user ; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en sont les tyrans.

XXVII

Il faut assortir les phrases et les mots à la voix, et la voix aux lieux. Les mots propres à être ouïs de tous, et les phrases propres à ces mots, sont ridicules, lorsqu’on ne doit parler qu’aux yeux et, pour ainsi dire, à l’oreille de son lecteur.

XXVIII

Il y a harmonie pour l’esprit, toutes les fois qu’il y a parfaite propriété dans les expressions. Or, quand l’esprit est satisfait, il prend peu garde à ce que désire l’oreille.

XXIX

Quoi qu’on en dise, c’est la signification surtout qui fait le son et l’harmonie ; et, comme, dans la musique, c’est l’oreille qui flatte l’esprit, dans l’harmonie du discours, c’est l’esprit surtout qui fait que l’oreille est flattée. Exceptez-en un petit nombre de mots très rudes et d’autres qui sont très doux, les langues se composent de mots d’un son indifférent, et dont le sens détermine l’agrément, même pour l’ouïe. Dans le vers de Boileau, par exemple,

« Traçât à pas tardifs un pénible sillon, »

on remarque peu, ou même on ne remarque point le bizarre rapprochement de toutes ces syllabes : tra-ça-ta-pas-tar… ; tant il est vrai que le sens fait le son !

XXX

« Moi, j’en étais haïe et ne puis lui survivre ! »

La douceur du son, dans le mot haïe, en tempère le sens et adoucit ce qu’il a de rude. De ce mélange de la rigueur du sens et de la douceur du son, il ne résulte qu’un mot triste : et les mots tristes sont beaux.

XXXI

Ce n’est pas tant le son que le sens des mots, qui tient si souvent en suspens la plume des bons écrivains. Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L’habile écrivain s’attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D’autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu’on puisse les lire sans obstacle, et qu’on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu’ils ont dit ; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l’oreille, l’attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d’un papier feuilleté.

XXXII

Il serait singulier que le style ne fût beau que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages ; et peut-être cela est vrai, quand cette obscurité lui vient de son excellence même, du choix des mots qui ne sont pas communs, du choix des mots qui ne sont pas vulgaires. Il est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous, que lorsque nous le lisons attentivement dans une langue que nous n’entendons qu’à demi.

XXXIII

C’est un grand art de mettre dans le style des incertitudes qui plaisent.

XXXIV

Quelquefois le mot vague est préférable au terme propre. Il est, selon l’expression de Boileau, des obscurités élégantes ; il en est de majestueuses ; il en est même de nécessaires : ce sont celles qui font imaginer à l’esprit ce qu’il ne serait pas possible à la clarté de lui faire voir.

XXXV

Bannissez des mots toute indétermination, et faites-en des chiffres invariables : il n’y aura plus de jeu dans la parole, et dès lors plus d’éloquence et plus de poésie. Tout ce qui est mobile et variable, dans les affections de l’âme, demeurera sans expression possible. Je dis plus : si vous bannissez des mots tout abus, il n’y aura plus même d’axiomes. C’est l’équivoque, l’incertitude, c’est-à-dire, la souplesse des mots qui est un de leurs grands avantages, et qui permet d’en faire un usage exact.

XXXVI

Le sens caché dans les mots dont on fait usage, sens souvent très étendu et très important, mais d’une importance et d’une étendue qu’on sent et qu’on n’aperçoit pas, est comme une lueur dans un brouillard. C’est la lampe du ver luisant qui éclaire un point unique, mais qui l’éclaire sûrement. Elle est en lui, mais loin de ses yeux, et lui fait tout voir, sans qu’il la voie.

XXXVII

Il y a des mots qui sont à d’autres ce que le genre est à l’espèce, ou ce que l’espèce est au genre. Les mots genre ont un sens plus large et plus vague ; ils ont de l’ampleur et sont flottants. C’est pour cela qu’ils conviennent mieux au style très noble. Les mots espèce conviennent au style concis, parce qu’ils pressent le sens, le serrent et s’y ajustent. C’est le justaucorps, le vêtement d’utilité. Les autres sont toges et manteaux, habits de décence, de dignité et de parade.

XXXVIII

Que le mot n’étreigne pas trop la pensée ; qu’il soit pour elle un corps qui ne la serre pas. Rien de trop juste ! grande règle pour la grâce, dans les ouvrages et dans les mœurs.

XXXIX

Nous bégayons longtemps nos pensées, avant d’en trouver le mot propre, comme les enfants bégaient longtemps leurs paroles, avant de pouvoir en prononcer toutes les lettres.

XL

Les mots qui ont longtemps erré dans la pensée, semblent être mobiles encore et comme errants sur le papier. Ils s’en détachent, pour ainsi dire, dès qu’une vive attention les fixe, et, accoutumés qu’ils étaient à se promener dans la mémoire de l’auteur, ils s’élancent vers celle du lecteur, par une sorte d’attraction que leur imprima l’habitude.

XLI

Jamais les mots ne manquent aux idées ; ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclot, se présente et la revêt.

XLII

Rejeter une expression qui ne blesse ni le son, ni le sens, ni le bon goût, ni la clarté, est un purisme ridicule, une pusillanimité.

XLIII

Quand on se contente de comprendre à demi, on se contente aussi d’exprimer à demi, et alors on écrit facilement.

XLIV

Il est des écrits et des sortes de style où les mots sont placés pour être comptés. Il en est d’autres où ils ne doivent être pris qu’au tas, au poids, et, pour ainsi dire, en sacs.

XLV

Les meilleurs temps littéraires ont toujours été ceux où les auteurs ont pesé et compté leurs mots.

XLVI

« Le style, dit Dussault, est une habitude de l’esprit. » Heureux ceux dans lesquels il est une habitude de l’âme !

XLVII

Chez les uns, le style naît des pensées ; chez les autres, les pensées naissent du style.

XLVIII

La Bruyère dit qu’il faut prendre ses pensées dans son jugement ; oui ; mais on peut en prendre l’expression dans son humeur et dans son imagination.

XLIX

L’art de bien dire ce qu’on pense est différent de la faculté de penser : celle-ci peut être très grande en profondeur, en hauteur, en étendue, et l’autre ne pas exister. Le talent de bien exprimer n’est pas celui de concevoir ; le premier fait les grands écrivains, et le second les grands esprits. Ajoutez que ceux mêmes qui ont les deux qualités en puissance, ne les ont pas toujours en exercice, et éprouvent souvent que l’une agit sans l’autre. Que de gens ont une plume et n’ont pas d’encre ! Combien d’autres ont une plume et de l’encre, mais n’ont pas de papier, c’est-à-dire, de matière où puisse s’exercer leur style !

L

Tenez votre esprit au-dessus de vos pensées, et vos pensées au-dessus de vos expressions.

LI

Il y a des pensées qui n’ont pas besoin de corps, de forme, d’expression. Il suffit de les désigner vaguement et de les faire bruire : au premier mot, on les entend, on les voit.

LII

Il est une classe d’idées tellement belles par elles-mêmes, que, quoique susceptibles d’être produites par la plupart des esprits, elles mettent de niveau, aux yeux du philosophe, et maintiennent au premier rang presque tous les esprits qui les ont. Il suffit qu’elles soient exprimées avec clarté, pour plaire, satisfaire et charmer. La grandeur, l’énergie, l’originalité de l’expression, n’en augmentent que peu le mérite, et leur beauté native semble rendre inutile l’agrément de la draperie. Appliquez cette observation aux pensées de Nicole ou de Pascal, et vous la trouverez juste. Mais si l’on veut que ces belles idées soient répandues et citées, et l’on doit en rendre digne tout ce qui est digne d’être connu, il devient nécessaire de les exprimer avec soin. L’art seul impose aux hommes ; ils n’osent ignorer rien de ce qui peut être loué comme chef-d’œuvre, et méconnaissent même ce qui est beau, s’il n’a l’empreinte d’un talent extraordinaire.

LIII

Il faut que les pensées naissent de l’âme, les mots des pensées, et les phrases des mots.

LIV

* On aime à pressentir, dans le son même des mots, la liaison qui se trouve entre les idées qu’ils expriment.

LV

Il est beaucoup d’idées et de mots qui ne servent de rien pour s’entretenir avec les autres, mais qui sont excellents pour s’entretenir avec soi-même ; semblables à ces choses précieuses qui n’entrent point dans le commerce, mais qu’on est heureux de posséder.

LVI

Quand une fois il a goûté du suc des mots, l’esprit ne peut plus s’en passer ; il y boit la pensée.

LVII

On dirait qu’il en est de nos pensées comme de nos fleurs. Celles qui sont simples par l’expression, portent leur semence avec elles ; celles qui sont doubles par la richesse et la pompe, charment l’esprit, mais ne produisent rien.

LVIII

Lorsque la forme est telle qu’on en est plus occupé que du fond, on croit que la pensée est venue pour la phrase, le fait pour le récit, le blâme pour l’épigramme, l’éloge pour le madrigal, et le jugement pour le bon mot.

LIX

Il y a, dans l’art d’écrire, des habitudes du cerveau, comme il y a des habitudes de la main dans l’art de peindre ; l’important est d’en avoir de bonnes. Un esprit trop tendu, un doigt trop contracté nuisent à la facilité, à la grâce, à la beauté. L’habitude d’esprit est artifice ; l’habitude d’âme est excellence ou perfection.

LX

Il y a des formes de pensées et des formes de phrases ; celles-ci, quand elles sont seules, forment les écrivains inférieurs ; parmi les autres, il faut distinguer celles qui viennent de la mémoire seulement, de celles qui viennent de l’âme. Ces dernières font les écrivains excellents.

LXI

* Il y a un style qui ruine l’esprit, tant il consomme de pensées, tant il met de forces en action, tant il nous cause de dépense, tant il faut, pour l’entretenir, souffrir de déperditions.

LXII

Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière. Il s’affectionne à des mots d’un certain son, d’une certaine couleur, d’une certaine forme, et à des tournures de style, à des coupes de phrase où l’on reconnaît sa main, et dont il s’est fait une habitude. Il a, en quelque sorte, sa grammaire particulière, sa prononciation, son genre, ses tics et ses manies.

LXIII

* Il est des mots saillants qui s’emparent de l’attention au point de la détourner de la pensée. Ils sont propres surtout à manifester les altitudes et les mouvements de l’esprit, opérations aussi agréables et aussi importantes à connaître que les pensées elles-mêmes.

LXIV

On reconnait souvent un excellent auteur, quoi qu’il dise, au mouvement de sa phrase et à l’allure de son style, comme on peut reconnaître un homme bien élevé à sa démarche, quelque part qu’il aille.

LXV

Quand votre phrase est faite, il faut lui ôter avec soin les coins et les autres empreintes de votre calibre particulier. Il faut l’arrondir, afin qu’elle puisse entrer facilement dans les autres esprits, dans les autres mémoires.

LXVI

Toutes les formes de style sont bonnes, pourvu qu’elles soient employées avec goût ; il y a une foule d’expressions qui sont défauts chez les uns, et beautés chez les autres.

LXVII

Il y a, dans la grande langue, une espèce de langue particulière et que j’appellerais volontiers langue historique, parce qu’elle n’exprime que des choses relatives à nos mœurs présentes, à nos gouvernements actuels, à tout cet état de choses enfin qui change chaque jour, et qui doit passer. Quiconque veut se faire un style durable, ne doit en user qu’avec une extrême sobriété.

LXVIII

Il est un style qui n’est que l’ombre, la vague image, le dessin de la pensée ; un autre qui en est comme le corps et le portrait en sculpture. Le premier convient à la métaphysique, où tout est vague et étendu, et aux sentiments de piété, qui ont quelque chose d’infini. Le second convient mieux aux lois et aux maximes de morale. Le meilleur des deux est celui qui se montre le mieux assorti à ceux qui le parlent, et à ceux qu’ils veulent exprimer. De même donc qu’il y a deux sortes de styles, il y a deux sortes d’écrivains ; les uns qui dessinent ou peignent leur pensée, la laissant, pour ainsi dire, collée à leur papier, comme un tableau à la toile ; les autres qui y gravent la leur, l’y enfoncent ou l’en détachent, en lui donnant un relief qui la fait nettement ressortir. Ces derniers sont particulièrement propres à exprimer les pensées qui doivent être connues de tous, offertes à tous, et exposées, comme en une place publique, à l’attention universelle ; de cette espèce sont les lois, les inscriptions, les maximes, les proverbes ; tout ce qui, chez les anciens enfin, pouvait être appelé nômes, et qui dépend, chez les modernes, du genre sentencieux.

LXIX

On doit traduire largement les orateurs et les moralistes verbeux, et strictement les poètes et les écrivains sentencieux : leur nature le veut ainsi.

LXX

La logique du style exige une droiture de jugement et d’instinct supérieure à celle qui est nécessaire pour enchaîner avec perfection toutes les parties du système le plus vaste ; car le nombre des mots et de leurs combinaisons est infini, et un système, quelque grand qu’on le suppose, ne saurait embrasser cette multitude d’innombrables détails. Ajoutez que les pensées offrent une certaine étendue, par conséquent une multitude de points, et qu’il suffit qu’elles se touchent par un point. Dans le style, au contraire, chaque chose est si déliée et si fine, qu’elle échappe, en quelque sorte, au contact. Et cependant il faut que ce contact soit parfait, car il ne peut être qu’entier ou nul. Il n’y a qu’un seul point par lequel, selon l’occurrence, un mot corresponde avec un autre mot. Il faut, pour être un grand écrivain, une perspicacité d’esprit, une finesse de tact plus grandes que pour être un grand philosophe.

LXXI