Petit Ange - Ligaran - E-Book

Petit Ange E-Book

Ligaran

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Extrait: "Le vent soufflait du sud-ouest. De seconde en seconde la mer se faisait plus grosse. Immobile sur la passerelle, le capitaine interrogeait anxieusement l'horizon. Il était manifeste qu'on allait subir un coup de vent d'équinoxe, et le danger était d'autant plus grand que l'on était dans l'un des parages les plus périlleux."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Petit ange
Première partie
I Nuit de mort

Le vent soufflait du sud-ouest. De seconde en seconde la mer se faisait plus grosse. Immobile sur la passerelle, le capitaine interrogeait anxieusement l’horizon. Il était manifeste qu’on allait subir un coup de vent d’équinoxe, et le danger était d’autant plus grand que l’on était dans l’un des parages les plus périlleux.

Le navire était un superbe trois-mâts franc, de ceux qui font le long cours entre le Havre et l’Amérique du Sud. La traversée avait été fort heureuse, jusqu’au moment où, pour abréger le parcours, le capitaine avait eu la mauvaise idée de serrer la côte. La tempête venait de le surprendre par le travers de l’île de Sein, au voisinage de ce raz mortel, dont le courant effroyable peut atteindre une vitesse de douze nœuds.

On avait lutté désespérément contre la poussée du flot et du vent. Ce que voulait éviter le capitaine, c’était précisément ce terrible voisinage. Mieux valait perdre de la route et chercher le refuge de quelque petit port dans le sud. Par malheur, toute cette côte est effroyable. Au-delà du cap Sizun, c’est la baie de Douarnenez ; mais elle est gardée par ces écueils redoutables, le Veau et la Chèvre. En deçà, c’est la plage inhospitalière d’Audierne, les récifs monstrueux de Penmarc’h. Il fallait redescendre jusqu’au niveau de Lorient pour essayer d’atterrir en un point quelconque de Groix ou de Belle-Isle, si toutefois l’état de la mer le permettait.

La résolution, favorable quelques heures plus tôt, ne faisait qu’accroître les périls de l’heure présente.

Il fallait virer vent devant, en plein fouet de la tempête.

L’équipage le tenta cependant. Avec une énergie surhumaine les hommes se multiplièrent.

Tous les efforts furent inutiles. Le navire manqua à virer. Chassé par le vent, drossé par le courant, il perdit son mât de misaine et la moitié de son grand mât. Alors, devant le désastre irréparable, à l’instant de faire côte, le capitaine donna l’ordre de mettre les embarcations à la mer.

Ce fut un moment sinistre. Le trois-mâts était la propriété d’un riche armateur français de Buenos-Ayres. Il le portait à son bord, en même temps que sa jeune femme, leur petite fille âgée de quatre ans, et la nourrice de celle-ci, une quarteronne du Brésil.

Lorsque la parole du désespoir eut été prononcée, et qu’il fallut s’en remettre à la grâce de Dieu, les ordres du capitaine séparèrent les quatre personnes. L’armateur et sa femme embarquèrent dans une baleinière, l’enfant et la nourrice dans un canot. La malheureuse mère s’était évanouie.

Alors, tandis que le navire désemparé s’en allait à la dérive, pour s’éventrer sur l’un des récifs de Gorlé-Greiz, les embarcations, au nombre de quatre, se mirent à lutter contre la fureur des vagues. Quelque temps elles marchèrent de front et de concert, maintenant leurs distances, afin de communiquer entre elles. Mais l’Océan s’acharnait sur sa proie. Irrité de n’avoir qu’une carcasse à dévorer, il poursuivait de sa rage les infortunés perdus à sa surface.

Une lame monstrueuse rompit le groupe des quatre chaloupes. Dispersées, elles s’enfuirent au hasard de leur course, vers les quatre points du firmament, vers tous les aspects de l’affreuse mort.

Une fut rejetée au large, vers le sud. Soit qu’elle eût eu plus de bonheur, soit qu’elle fût montée par des hommes plus vigoureux, elle résista au premier choc, et l’âpre combat se continua contre les colères de l’abîme.

Terrible lutte ! Il y avait là, sur cette misérable coque de noix, six matelots animés par toute l’énergie du désespoir, par tout le désir de vivre qui fait battre de jeunes et robustes poitrines. L’un d’eux avait pris la barre, les cinq autres l’aviron. Au milieu du canot, la bonne nourrice tenant sur ses genoux la petite fille apeurée formait avec elle un groupe lamentable et digne de pitié. Ni l’une ni l’autre ne criait ; mais au tremblement convulsif qui les agitait, à l’expression affolée de leurs yeux hagards, on pouvait deviner ce sentiment qui immobilise la volonté, la peur de l’horrible mort, cette peur qui sort du gouffre en fantômes impalpables, et que chaque voix de l’Océan accroît dans les âmes inertes.

Il y avait une demi-heure environ que les infortunés soutenaient l’effroyable conflit ; la nuit descendait, pesante et dense, sur l’épave, ajoutant à l’horreur de la situation. La mer était au paroxysme de sa rage. Des montagnes liquides se gonflaient devant l’étrave du canot, le soulevaient sur le renflement de leurs échines, le lançaient de l’une à l’autre, comme si d’invisibles mains se fussent complu à jouer avec l’agonie de ces malheureux. Des tourbillons les happaient, des trous noirs s’ouvraient pour les engloutir en une succion ténébreuse. Ils descendaient vivants dans le gouffre, tapissé de glauques épouvantements.

Tout à coup, à travers les rugissements de la tempête, un cri étrange se fit entendre, qui fit tressaillir les marins. Tous, éperdus, se signèrent, et la crainte que n’avait pu leur inspirer la tourmente passa sur leurs visages bronzés.

C’était une plainte longue et lugubre, la voix d’une créature vivante appelant à l’aide, une de ces rumeurs qu’on n’entend que sur la terre. Et, dans ce chaos diluvien, cette rumeur avait un accent de détresse terrifiante.

« Le grand Evrant, qui chasse sur les roches de Penmarc’h, » prononça sourdement l’un des hommes.

La plainte retentit plus près, tout près du canot.

Un autre matelot répondit :

« Non, c’est comme le cri d’un chien qui hurle à la mort.

– Le chien du chasseur maudit, sans doute, » articula un troisième, avec un effort de sa gorge étranglée.

Les vagues passaient sur eux, les mouillant jusqu’aux moelles, au travers de leurs vêtements trempés. Ils grelottaient de froid ; mais c’était une terreur surnaturelle qui faisait claquer leurs dents. Dans toute cette mort, qui les enveloppait de son suaire limpide, ils ne craignaient que l’invisible au-delà. La nuit du ciel leur était moins lourde que la nuit de leurs pensées.

Une troisième fois, l’horrible plainte éclata près d’eux, à toucher le bateau.

« Le chien ! cria l’homme de barre en lâchant le gouvernail, voilà le chien ! »

Et il se laissa aller, la face sur ses genoux, se couvrant de ses mains, s’abandonnant à sa destinée.

Le canot, sans direction, pivota dans un remous. Une lame le prit en flanc et le coucha à moitié sur bâbord. Quand il se releva, il y avait deux hommes de moins sur les bancs. Mais, debout dans l’esquif en perdition, se tenait un animal, que les yeux agrandis des marins prirent pour une bête apocalyptique. Il était ruisselant d’eau de mer. C’était lui qui avait poussé les lugubres gémissements, lui qui, escaladant le plat-bord, avait failli faire chavirer la barque sous son poids inattendu.

Et, tandis que les matelots survivants le contemplaient avec des prunelles dilatées, le chien s’approcha du groupe formé par la nourrice et l’enfant, et se mit à lécher tout doucement les mains de celle-ci.

Sous cette chaude caresse, la petite fille se ranima. Malgré le vent et la mer, malgré la nuit, elle ne craignit plus. Un sourire éclaira son angélique visage, et sa voix claire et pure comme un son cristallin prononça le nom du fidèle animal :

« Pluton ! mon bon Pluton ! »

Alors les matelots se souvinrent. Pluton, c’était le chien du bord, le chien du maître d’équipage. On l’avait oublié au moment de l’abandon de l’Espérance. Mais, comme c’était un chien vaillant, né sur les côtes du Labrador, il ne craignait pas l’eau et s’était jeté résolument à la mer, nageant derrière les embarcations.

Depuis que la famille de l’armateur avait pris passage à bord de l’Espérance, Pluton s’était pris d’une touchante affection pour la petite fille. Il avait fini par la préférer à son maître, recevant de lui plus de coups que de caresses. L’enfant, au contraire, lui prodiguait mille gâteries, partageait avec lui son pain et son sucre, se pendait à son cou, se roulait avec lui sur le pont en des jeux dignes de leur âge, car Pluton lui-même était un enfant, ayant à peine dix mois révolus.

Et c’était pour cela que, dans le chaos de l’Océan, il s’était attaché à la barque qui portait la fillette.

Maintenant qu’ils voyaient en chair et en os la cause de leurs terreurs, les marins reprenaient courage.

Ils n’étaient plus que quatre, et la mer était toujours démontée.

Mais que ne peut l’influence d’un évènement de bon augure sur des énergies vacillantes !

Puisque ce chien avait survécu, puisque sans perdre haleine il avait pu soutenir si longtemps l’effort de la tourmente, ils ne devaient point se décourager eux-mêmes. Ils devaient lutter, lutter quand même, en déployant toutes leurs forces. Peut-être Dieu les prendrait-il en pitié.

Un moment, ils purent croire qu’ils obtiendraient le salut.

L’Océan apaisait sa fureur. Les vagues s’aplanissaient. Dans les ténèbres épaisses, le vent ne soufflait plus que par rafale. Et peu à peu le calme se rétablit sur la surface creusée par le soc de la tempête. Au jour levant, l’immense plaine liquide avait recouvré sa face des jours propices. Le soleil rayonnait dans la voûte, réchauffant les membres engourdis des matelots, séchant leurs vêtements.

Mais alors une autre menace, plus terrible, se dressa sur l’horizon embrasé.

L’embarcation n’avait plus de gouvernail. Des six avirons de début, trois seulement étaient aux mains des infortunés. L’un d’eux servit de godille, pendant que les deux autres mouvaient le canot, comme les ailes d’un goéland blessé le traînent sur l’onde qui le dévore.

Où aller ? Ils n’avaient pas un point de repère. Nulle terre, nulle voile ne se laissait voir au bout du ciel, aux bornes de ce désert sans fin. Ils n’avaient emporté aucune boussole dans la précipitation de leur fuite. Le soleil, trop chaud maintenant, les brûlait de ses rayons perpendiculaires. Et la faim, l’épouvantable faim, la faim mauvaise conseillère, s’éveillait en ces entrailles à jeun depuis quarante-huit heures !

Ils luttèrent pourtant. Le jour s’acheva, la seconde nuit scintilla sur leurs têtes, puis des nuages masquèrent la Grande-Ourse et la Polaire, qui auraient pu leur servir de guides. Et le troisième jour se leva sur cette agonie.

Où étaient-ils ? Ils l’ignoraient. Leurs forces s’épuisaient, leurs intelligences s’obscurcissaient. D’abominables convoitises leur tenaillaient l’estomac. L’un d’eux, avec un rire rauque et des yeux de fou, murmura :

« Il y a l’enfant et le chien. »

À quoi un autre, déjà abattu sur l’avant, les bras inertes, répondit :

– Non, non, pas ça ! Pas… encore !

[…]

Cependant le quatrième jour s’est levé. L’horrible torture se prolonge. L’horizon de la tombe humide ne reçoit aucune promesse d’espoir. Des tremblements nerveux agitent les affamés. Ils ont le délire. Des mots affreux jaillissent péniblement de leurs bouches bleuies, un rire de damnés convulse leurs faces blêmes.

Autour d’eux, mouettes et pétrels tournoient, avec des cris aigus et des battements d’ailes. Les sinistres oiseaux ont deviné le festin prochain, l’ample curée de sept cadavres. Chaque fois leur vol se rapproche, leurs gyres se resserrent. Et les mourants ont à peine la force de les repousser quand ils deviennent trop menaçants.

À la fin un homme se lève. Il est ivre, ivre d’inanition. Il tient dans sa main son couteau tout ouvert.

« Caramba ! prononce-t-il en son jargon d’espagnol. Tant pis pour la petite !… Et puis, après,… elle ne souffrira plus. »

Il s’avance, titubant, les jambes veules, s’entravant dans les bancs. Il menace l’enfant.

La nourrice a compris. Elle-même est défaillante. Mais, depuis quatre jours que les malheureux errent à la surface de l’Océan, l’enfant, son enfant, n’a pas souffert beaucoup. Alors que tout le monde oubliait, lors de la fuite du navire, elle a gardé sa présence d’esprit, la pauvre négresse, vaillante créature. Et c’est pour cela qu’elle a pu nourrir la petite fille avec des débris de pain desséché par la chaleur, moisi par l’eau de mer.

À la vue du forcené qui marche sur elle, l’arme au poing, elle jette un cri terrible, un appel d’angoisse :

« Pluton ! Pluton ! À nous, Pluton ! sante madre de Dios ! »

Le chien s’est redressé. D’un bond furieux il se jette sur l’Espagnol. L’homme épuisé tombe à la renverse, et dans sa chute se brise le crâne sur l’un des tolets de fer des avirons.

Plus humain que les hommes, le chien épargne le cadavre et revient prendre son poste résigné aux pieds du groupe.

Désormais tout effort est inutile. Les malheureux ont lutté vainement. Ils sont tombés sans force ; ils achèvent de mourir.

La barque s’en va, perdue sur cette mer qui la berce, dans une grande traînée d’or que le soleil verse sur les flots. Un bruit, d’abord lointain, maintenant plus rapproché, bruit de chocs secs, annonce le ressac d’une côte.

Mais l’âme est impuissante, l’intelligence est morte en tous ces pauvres corps épuisés. Aucun d’eux ne songe au salut si voisin, aucun n’a le cœur de tenter un suprême effort vers cette terre qui les appelle, et dont il faut éviter le contact trop violent.

Or voici que la quarteronne a brusquement perdu, elle aussi, la raison. Un rire la secoue à son tour, le rire de l’agonie. Elle dépose au fond du canot, sur un lit de toile à voile, la petite créature endormie, et debout sur les bancs, déchirant sa robe, secouant ses jupes en d’étranges contorsions, elle se mit à danser une danse macabre, rythmée par un chant guttural :

Moi éviens Saint-Pié
Pou chéché tabac ;
Moi pas touvé tabac,
Mais touvé vieux nég,
Qui me dit comme ça :
« Veux-tu, Mamizelle,
Danser bamboula
Avec vieux nég moi ? »

L’horrible chanson est longue ; elle a d’innombrables couplets du même goût ; mais elle ne s’achèvera point ce soir.

Le soleil descend lentement à l’ouest, et la chaloupe pivote en tous sens sous les risées des lames, poussée lentement aussi vers le rivage, où des roches à dos noirs, à têtes sournoises, se laissent deviner, pareilles à des bêtes hideuses guettant leurs proies. Pétrels et goélands ont déjà commencé la curée. En voici deux qui s’envolent, emportant la cervelle saignante du malheureux Espagnol. Leurs cris aigus font un accompagnement sinistre au chant de la négresse.

Elle danse toujours, la négresse, et, tout en dansant, elle marche, tantôt sur les bancs, tantôt sur le plat-bord.

La voilà debout sur l’arrière. Le soleil est tombé subitement derrière les bornes du monde. Le chien pousse un hurlement lugubre, une plainte de mort. Lui aussi, il a senti la faim le mordre aux entrailles.

Le clapotis de la côte se change peu à peu en un mugissement monotone. Le dernier rayon de l’astre qui se noie, le rayon vert, couleur d’espérance, enveloppe la pauvre folle, qui chante son chant de mort. Et voilà que le pied lui manque, et elle tombe.

Le flot caressant coupe le couplet commencé dans la gorge de la mourante.

Un homme se redresse pesamment. Il lève sa main avec un geste et un ricanement d’idiot ; puis il s’affaisse, râlant.

Et l’enfant continue à dormir, le chien à gémir ses plaintes brèves, et l’embarcation se balance mollement, tantôt avec le roulis des lames courtes, tantôt avec le mou tangage, évitant par l’arrière, donnant de la bande, insensible, gaie sur cette eau qui joue. La mer monte, et une brise la fait un peu houleuse. Là-bas, dans l’angle des hauts rochers, des colonnes liquides grimpent en fusées à dix mètres de hauteur, éclaboussant les arêtes des falaises déchiquetées. Qu’un de ces mourants se relève, ne fût-ce qu’une seconde, et il aura tôt fait de gouverner le canot, de ranger ces récifs dans les eaux profondes, d’accoster dans l’une de ces anses riantes où une frange de sable d’or borde le vert manteau des bois aux ramures encore fraîches.

Mais non, aucun d’eux ne se relèvera, et pas une embarcation, sous les ténèbres grandissantes, n’apercevra la barque perdue. Le destin des malheureux va se clore. Autant vaut qu’ils meurent maintenant.

Le flot s’est gonflé. Une lame de fond emporte l’épave et bondit avec elle sur les basses de la côte. Un craquement déchire la frêle coque. L’eau pénètre par la blessure. Encore deux chiquenaudes, et les débris seront dispersés au large.

Une vague accourt. Comme un marteau prodigieux, elle cloue l’embarcation sur l’écueil. Fendue de bout en bout, celle-ci se rompt : les malheureux qui la montent coulent à pic. Deux d’entre eux battent désespérément l’eau de leurs mains, disparaissent dans l’écume du vortex, s’effacent dans la nappe glauque.

C’est fini. L’Océan a tiré le rideau sur le dernier acte du sombre drame.

Non, ce n’est pas fini.

Sur le gouffre qui bouillonne, emplissant l’obscurité de cette clarté vague que les flots empruntent aux rayons de la lune pour la répandre autour d’eux, quelque chose surnage et se meut rapidement.

Le chien est vivant, lui. Il lutte encore avec une vigueur prodigieuse. Sa gueule puissante soutient hors de l’eau une forme indistincte, une sorte de paquet qu’il entraîne vers le rivage.

Il sort enfin des cercles concentriques qui vont en se rétrécissant sur les récifs ; il atteint les niveaux calmes, ceux où les lames paresseuses viennent mourir sur la plage avec un bruissement très doux. La vaillante bête prend pied sur le tapis de varech qui recouvre le sable et s’entasse en monceaux sur les bords. Elle porte l’enfant évanouie jusqu’au pied de hautes dunes appuyées sur les contreforts de granit. Alors, épuisé, à bout de forces, le terre-neuve jette dans la nuit l’appel sonore de sa voix désolée.

L’aboiement monte, sinistre, lamentable, dans les ténèbres, mettant une épouvante de plus à l’effroi qui s’épanche de la solitude et du silence. N’y a-t-il donc pas, au voisinage de cette côte déserte, quelque demeure habitée par des créatures hospitalières ? Ne se trouvera-t-il pas, sur les chemins de la campagne, dans les sentiers de la falaise, quelque nocturne voyageur pour descendre jusqu’au pied de ces dunes, pour y recueillir cette petite fille inanimée et ce pauvre chien mourant ?

Et cependant il y a là des maisons, car des lueurs s’allument sous la trame épaissie des ténèbres ; il y a des chrétiens pieux, puisque des cloches, proches ou lointaines, sonnent la prière de l’Angélus du soir.

Hélas ! l’obscurité s’accroît, et les familles se rassemblent autour des foyers. Les pêcheurs ont serré leurs filets. Ils mangent la soupe au poisson sur la longue table grossière qui réunit les pères et les enfants. Qui donc, parmi eux, aurait souci des cris d’un chien perdu ? Qui donc soupçonnerait qu’à cette heure, sur la plage, une autre enfant qui n’a plus ni père ni mère est gisante, privée de sens, sous la garde d’une pauvre bête fidèle ?

Pluton appelle toujours. Sa plainte se fait plus longue, plus expressive. Elle parle, elle a des accents de détresse.

Enfin la lassitude l’emporte. Lui aussi, il se sent vaincu. Et alors il se couche dans le goémon humide, et, guidé peut-être par son secret instinct, il couvre de son corps haletant, pour les réchauffer sans doute, les pieds de l’enfant sans souffle.

II Deux misères

Joël le Mat revenait de Cloch’ars. Il comptait passer la nuit au Pouldû, dans l’auberge du passeur, car le passeur était un digne homme, un vieux matelot endurci à la fatigue, mais bon aux pauvres, pratiquant l’hospitalité, distribuant la soupe et le pain aux vagabonds et aux mendiants sans leur demander qui ils étaient, ni d’où ils venaient. Et Joël le Mat savait bien que, si pleine que fût l’auberge, la mère Goulien, aussi bonne que son mari, trouverait toujours un coin de toit, une soupente, pour l’abriter moyennant les quatre sous du musicien, – et même pour rien, s’il n’avait pas les quatre sous.

Le musicien, c’était lui, Joël le Mat, le violoneux, ainsi qu’on l’appelait. Il n’était plus jeune, à cette heure. Soixante ans écoulés dans les privations et la misère lui avaient fait une chevelure d’argent. Ses jambes fléchissaient parfois, bien que ses reins fussent robustes, ses bras encore musculeux et ses doigts agiles pour tenir l’archet. Indigent, il l’avait toujours été, même aux plus beaux jours de sa jeunesse, et ceux qui l’avaient connu droit et fier, avec sa longue figure mince, soigneusement rasée, ses traits fins comme ceux d’un gentilhomme, son sourire doux et triste, ses longs cheveux, son regard vague et illuminé du dedans, avaient coutume de dire de lui :

« Joël, l’homme au violon, c’est un artiste. Il a peut-être gagné le ciel, bien qu’il l’ait fait perdre à pas mal de jeunesses ; mais, pour le sûr et le certain, il n’a jamais gagné de quoi acheter le château de M. Mirio. »

Or le château de M. Mirio, c’était cette grande maison carrée, qui s’élevait là-bas, sur le coteau, sur l’autre bord de la Laïta, au tournant du chemin de Guidel. Et M. Mirio, c’était le maître de forges de Guidel, qui avait longtemps travaillé pour l’arsenal de Lorient, et qui était encore l’un des gros entrepreneurs chargé par le ministère de l’embauchage des ouvriers.

Bien certainement, Joël le Mat n’avait jamais pensé à gagner une fortune comme celle de M. Mirio, ni même « tant seulement » le centième de cette fortune, qui allait bien à six millions, disaient les gens bien informés.

Mais peut-être avait-il nourri d’autres ambitions, caressé de plus tendres espérances, car ses yeux bleus avaient des regards d’inspiré, et quand il s’en allait sur les routes, de village en village, son violon d’une main, son archet de l’autre, en quête d’une assemblée, d’un pardon ou d’une noce, le chef branlant, la démarche fatiguée, ceux qui l’avaient rencontré avaient vu des larmes couler de ses paupières sur ses vieilles joues sillonnées de rides profondes.

Ce jour-là, il revenait de Cloch’ars, où il avait fait danser filles et gars à la noce de la fille d’un fermier. Il y avait bien trois cents invités, parmi lesquels M. le vicomte de Kervéo, le propriétaire, encore un ami des pauvres et des petites gens. Ceux de la fête avaient donné chacun un sou pour danser, et cela avait mis quinze francs dans l’escarcelle du violoneux. Puis le vicomte l’avait appelé à son tour, et lui avait dit, avec sa grosse voix de vieux marin :

« Père le Mat, je sais bien des choses sur ton compte, et notamment que tu es le meilleur des hommes. Prends ça, et fais-en ton profit. Mais, quand tu l’auras monnayé, n’oublie pas d’acheter des crêpes et de la galette avec deux litres de vin blanc pour régaler la maisonnée de Yann Plouherno. Tu m’as compris, n’est-ce pas ? »

Joël avait remercié de tout son cœur l’ancien capitaine de frégate. Il avait dans les yeux des larmes, mais de la joie plein le cœur, et longtemps, sur la route, il avait regardé la pièce jaune, le louis tout neuf de vingt francs que l’homme de bien avait placé dans la paume de sa main amaigrie, délicate comme celle d’une femme. Il l’avait regardée jusqu’à ce que les ombres du soir eussent brouillé sa vue, et alors il l’avait mise dans sa poche ; mais il la voyait toujours avec les yeux de l’esprit, comptant le profit, se répétant :

« Quinze et vingt font trente-cinq. Me voilà riche pour un mois, et le pain ne manquera pas au ménage de Yann Plouherno. J’irai à Lorient pour acheter à mon filleul Yves le beau couteau qu’il m’a demandé, et j’apporterai en même temps le vin blanc et la galette. Les crêpes sont meilleures à Quimperlé. »

Alors ses prunelles s’étaient levées vers le firmament noir, où des étoiles scintillaient, et il avait murmuré :

« Tu seras contente, Yannite. Ton fils aura un peu plus de joie sur la terre. »

Il était arrivé au village de Kerharo. Encore deux kilomètres, et il serait au Pouldû. Le silence était profond, et au travers des verdures pressées on entendait battre le pouls de l’Océan. La mer chantait son imposant cantique, et Joël le Mat songeait qu’elle avait été pour lui l’inspiratrice de ses rêves d’artiste, qu’il avait appris l’harmonie à ses leçons.

Tout à coup une clameur le fit tressaillir. Il tendit l’oreille.

C’était le cri d’un chien perdu ou blessé. Une sueur froide coula du front du musicien sur son cou. Il fit un grand signe de croix.

« Il y a quelqu’un qui meurt ou qui va mourir, » prononça-t-il à part lui.

Et il pressa le pas pour sortir au plus tôt de la zone maudite où une âme luttait contre les affres du dernier combat, et machinalement les versets du De profundis, en latin, vinrent se placer sur ses lèvres bégayantes.

Mais le cri retentit derechef, non plus long et désespéré, mais violent, impatienté. C’était presque une voix humaine appelant au secours.

Toute la peur de Joël le Mat tomba d’un seul coup. Avant d’être ménétrier, il avait servi sept ans dans la marine de l’État.

« Ho ! ho ! pensa-t-il tout haut, ça c’est un chien qui demande à l’aide. Il y a un vivant en danger sur la grève. »

Il enjamba une clôture, et se mit à courir vers la grève, à travers les genêts et les bruyères, dans la direction des Grands-Sables, du côté de l’anse de Kernévénas, d’où venait le cri du chien. Et, tout en se hâtant, il avait ôté de sa ceinture un sifflet de bois dont il tira deux ou trois notes stridentes, qui vibrèrent étrangement dans la nuit.

L’aboiement répondit plus doux, cette fois, avec une nuance de supplication.

Une idée vint au musicien, idée singulière assurément, telle qu’il en peut naître dans l’imagination d’un artiste.

Il défit le vaste foulard dans lequel il enveloppait son violon, mit celui-ci contre son épaule, et lentement, du pas dont il marchait au défilé des noces, il se mit à jouer en cadence.

Ce fut une étrange mélodie que celle de ces notes envolées dans la nuit, au milieu du silence de la campagne, troublé seulement par l’éternel bruissement du flot sur le sable de la plage et sur les roches battues par les lames courtes.

Joël descendit ainsi, sans peur, du haut des dunes du Kernévénas. La mer clapotait à ses pieds au travers du tapis de goémon ; mais en ce moment elle était étale, et le jusant allait commencer.

À la vue de l’homme, le chien se leva du milieu des herbes marines. Il se traîna, languissant, avec de petits cris plaintifs, et le musicien, tout à fait rassuré, se laissa attirer par lui vers une masse sombre, qui s’agitait à quelques pas.

Le vieil homme se pencha pour mieux voir. Une exclamation de pitié jaillit de ses lèvres.

« Bonne Dame ! Un enfant, et vivant, encore ! Jésus ! qui a mis là cette innocente ?

– Maman, maman ! pleura la petite créature éperdue, en tendant désespérément les bras.

– Ne pleure pas, tiote, dit doucement Joël. On ira la chercher, ta maman. »

Il voulut prendre la petite fille entre ses bras, elle le repoussa et voulut s’enfuir.

« Mais elle est toute trempée, la tiote ! prononça-t-il. On ne peut pas te laisser comme ça, mon enfant. Puisqu’on te dit qu’on ira chercher ta maman ! Si tu ne viens pas, tu vois, il fait nuit, et le loup te mangera. »

Justement la brise se levait, venant du large. Un frisson secoua la petite créature sous ses vêtements mouillés. Elle se mit à pleurer à grands sanglots, répétant toujours :

« Maman ! maman ! »

Le vieux musicien était bouleversé. Lui aussi avait les yeux humides de larmes.

« Ne pleure pas, mon petit ange. Je te dis que tu reverras ta maman. Moi, je suis un brave homme, tu sais ; j’aime beaucoup les petits enfants. »

Et, tout en parlant, il avait posé son violon sur le sable et défait l’ample caban de grosse laine qui pendait à ses épaules. En un tour de main, il déchaussa la petite fille grelottante, lui enleva ce qu’elle avait de plus mouillé sur elle et l’enveloppa dans le manteau.

Il n’avait pas cessé de parler, et l’enfant ne pleurait plus. Il lui prodiguait les mots les plus doux de son vocabulaire. Elle l’écoutait, étonnée, curieuse même, et cela depuis qu’il l’avait nommée « petit ange ».

« Alors tu es bon, toi, dis, Monsieur ? » s’enhardit-elle à lui demander.

Il sourit, le vieux Joël le Mat, séduit par le clair regard de ces beaux yeux, qu’il apercevait à la clarté de la lune.

« Mais oui, je suis bon. On le dit du moins, ma jolie mignonne, et j’aime bien les petits enfants.

– Alors je suis contente d’aller avec toi pour retrouver maman et papa. »

Il l’avait enlacée de son bras gauche, et elle s’était laissé faire, n’ayant plus peur. Il la chargea rapidement sur son épaule, tout emmitouflée dans le grossier caban, et se mit à remonter les sables pour rejoindre le chemin du Pouldû.

« Viens aussi, toi, bonne bête, » cria-t-il amicalement au chien.

Pluton se leva du milieu du varech. Il fit entendre un jappement satisfait, et suivit pas à pas l’homme qui emportait sa petite amie. Son instinct infaillible lui avait révélé que cet homme, lui aussi, était un ami.

Le sol était lumineux, tant le ciel versait des rayons. Le sable étincelait comme une poussière de diamants. Sur la haute falaise de roches, les genêts et les bruyères découpaient de larges cercles d’ombre et accusaient de fantastiques silhouettes. Quand il fut au sommet de la dune, Joël prit la route sur sa gauche et passa devant quelques chalets de baigneurs déjà délaissés par leurs hôtes de passage, car on était au 26 septembre, et l’on pouvait considérer la saison comme close. Puis le musicien se rejeta sur la droite, par un sentier qui traversait des champs.

Ce sentier aboutissait au village même du Pouldû.

L’étrange groupe se profila sur le versant du promontoire et se projeta en ombres gigantesques sur le lit pailleté d’argent de la Laïta. Il dépassa les berges vaseuses de la rive et remonta le petit quai de pierre aux bornes duquel les rares pêcheurs de Kervénoul et du Pouldû amarrent leurs barques au retour.

Une grande et vieille maison à deux étages se dressait, tout au bord de la rivière, sur une façon de petite place où quatre autres demeures du même genre se pressaient les unes contre les autres. Les fenêtres du rez-de-chaussée de la première étaient éclairées ; la porte vitrée qui y donnait accès restait ouverte.

Joël s’approcha, entra sans façons, et, après avoir fait asseoir la petite fille sur une chaise, frappa un peu nerveusement sur la grande table de cette obscure salle à manger. Il appela :

« Ohé ! mère Goulien, j’ai besoin pour l’heure d’un petit coup de main. Où est votre mari ? »

Une grosse femme âgée, à l’air bienveillant, accourut :

« Ah ! c’est toi, Joël le Mat ? dit-elle d’une voix rude qui essayait de se faire douce. As-tu fait une bonne journée ?

– Oui, la mère. Le bon Dieu m’a été compatissant, et je pourrais faire des folies, si je voulais ; mais c’est pas tout ça. Aidez-moi à réchauffer cette pauvre petite, il faut que ça mange et que ça dorme après. »

Déjà la mère Goulien s’était emparée de la petite fille avec des exclamations de pitié, même d’admiration.

« Doux Jésus ! où as-tu ramassé ce morceau-là, l’homme ? La vérité, c’est que tu as toujours été honnête et bon, Joël, et c’est pas à ton âge que tu te serais fait voleur d’enfants.

– Voleur d’enfants ! s’exclama le vieillard avec amertume. Vous êtes dure, ce soir, mère Goulien ! C’est la mer, oui, qui est la voleuse. J’ai trouvé cette petite-là dans le goémon, avec le chien que voilà pour la garder. Elle parle comme une grande personne, et tout à l’heure, quand elle aura mangé, je gage qu’elle déliera sa langue. »

Mais déjà la vieille femme ne l’écoutait plus. Elle avait emporté l’enfant en criant au violoneux :

– Viens çà, Joël. Le feu de la cuisine est aussi bon pour toi que pour les autres, et emmène le chien.

Joël n’eut point besoin d’emmener le chien. Pluton suivit tout seul, non sans gronder quelque peu contre la matrone qui emportait ainsi sa protégée. Et il est à croire que si le brave animal n’avait pas été épuisé par quatre jours de jeûne, il eût témoigné plus énergiquement son hostilité.

Mais il s’apaisa vite en présence de l’affection dont on fit preuve à son égard.

« Pauvre bête ! s’était écriée la mère Goulien, elle meurt de faim ! Vite, Tina, donne-lui une écuelle de pâtée. »

Et, sans s’arrêter, l’excellente femme plaçait la petite fille devant la flambée de l’âtre, où mijotait harmonieusement la soupe. Elle l’enveloppa de linges secs, pendant que la servante suspendait à l’un des chenets les vêtements mouillés de l’enfant.

« Aimes-tu la soupe, petite ? demandait la grosse femme avec intérêt.

– Oui, répondit l’enfant, que la chaleur du foyer ragaillardissait ; mais je veux maman. »

C’était la plainte des tout petits, cette prière du cœur, qui déchire l’âme de toutes les femmes, de tous les hommes. La mère Goulien en avait les larmes aux yeux. Elle mit un couvert sur la grande table de cuisine, tout en grommelant :

« Tu la verras demain, ta maman. Il faut être bien sage. Quand tu auras mangé ta soupe, je te donnerai du bon lait. »

Et, soulevant la chaise avec l’enfant, elle la rapprocha de l’assiette fumante.

Déjà Pluton avait vidé son écuelle goulûment, et les battements de sa queue, les mouvements de sa tête indiquaient qu’il y avait trouvé goût de « revenez-y ».

« Allons, Tina, encore une assiette à ce bon chien. Il l’a bien méritée. »

Pluton se remit à la besogne avec un appétit qui datait de quatre jours, tandis que la fillette délicatement mangeait son potage comme une grande fille, en soufflant sur les bouchées trop chaudes.

Mme Goulien s’émerveillait. Elle contemplait l’enfant, les mains jointes :

« C’est-il Dieu possible de voir un pauvre bijou comme ça ! Pour le sûr, c’est une demoiselle. »

En ce moment, la porte vitrée qui donnait sur le quai s’ouvrit. Un homme entra, vêtu d’un surcot de laine grise, les pieds chaussés de sabots, le béret en tête, un brûle-gueule aux dents. Il salua, et demanda :

« Eh ! la bourgeoise, quoi de bon ? C’est-il pour aujourd’hui le fricot de la Parisienne ? »

C’était Goulien en personne, le passeur de la Laïta, en même temps que le maître de céans, bien qu’il n’en fût que le titulaire, vu qu’il laissait à sa femme le soin de faire marcher l’auberge. D’ailleurs elle s’en acquittait à merveille, et les affaires prospéraient. Au printemps prochain il y aurait, à côté de la vieille « cambuse », une belle maison toute neuve, à trois étages, pour recevoir les baigneurs de la saison, et surtout ces caravanes d’Anglais et d’Américains qui s’abattent tous les ans sur Quimperlé, sous prétexte d’y faire de la peinture en famille, en commun. Et, cette année en particulier, les Goulien avaient logé des Parisiens, qui avaient avec eux une cuisinière experte en l’art des sauces. Elle avait initié à quelques-unes de ses recettes la bonne Mme Goulien, dont elle trouvait la science culinaire par trop rudimentaire. C’était là ce qui avait mis en goût le patron ; mais cette demande, qui revenait quotidiennement, avait le don d’énerver la matrone, peu nerveuse pourtant de son naturel. Elle haussa les épaules, et répliqua de sa grosse voix bourrue :

« Le fricot de la Parisienne ! je m’en fiche un peu. Comme si on n’avait que ça à faire, de régaler monsieur ! »

Goulien avait ôté la pipe de sa bouche et en secouait les cendres dans la cheminée. En se retournant, il aperçut Joël, qui mangeait sa soupe en compagnie de la mignonne créature. Le brave homme demeura bouche bée.

« Ah ! par exemple ! En voilà du nouveau, pour le coup ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ça, riposta Mme Goulien, c’est un petit ange du bon Dieu que Joël a ramassé, il y a une heure, sur la côte. »

Et tandis que le passeur, ahuri, un peu hébété, écarquillait ses paupières, la cabaretière ajouta :

« Allons, vieux, raconte ton histoire au patron. Tu vois bien qu’il va s’en faire mourir d’envie. »

Le violoneux dut reprendre son histoire. Il n’était pas bavard, le bonhomme, enchérissant encore sur le laconisme proverbial de ses compatriotes. Quand il eut fini, Goulien hocha la tête et prononça sentencieusement :

« Quelque gros bateau perdu au large, peut-être sur les Glénan. C’est drôle, personne n’en a parlé. »

La fillette avait fini sa soupe, et Mme Goulien venait de poser devant elle une jatte de lait couvert de crème. Mise en verve, l’enfant se prit à parler elle-même avec une loquacité qui n’était pas du tout bretonne.

« Tu sais, Madame, c’est le bon monsieur qui m’a trouvée par terre. Alors il y avait de la méchante mer toute noire, et un grand bateau qui sautait tout le temps. Et alors maman est partie avec papa dans un autre bateau, et moi avec nounou dans un autre, et le perro est venu dans notre bateau. Alors nounou, elle s’a mise à chanter, et les hommes il avait un couteau pour tuer nounou. Alors Pluton il a mordu le méchant homme, et puis tous le méchant homme il est mort. Et alors, moi, j’ai été dans la vilaine eau toute noire, et j’ai été morte aussi. J’ai fait dodo.

– Oh ! le pauvre petit chérubin ! murmura Mme Goulien en embrassant l’enfant. Voilà l’histoire. As-tu compris, patron ?

– Je crois que oui, répondit l’excellent Goulien. La petite devait être avec son père et sa mère et sa nourrice sur un bâtiment. Le bâtiment a coulé, et l’on a mis les embarcations à la mer. Les embarcations ont coulé elles aussi, et le chien a sauvé l’enfant. Brave chien ! »

Il allongea une tape amicale à Pluton, qui quêtait un morceau sous la table, et qui parut si flatté de cette démonstration, qu’il vint incontinent passer son museau sur les genoux du vieux passeur.

« Donne-lui le meilleur os de la marmite, Tina, recommanda celui-ci, et avec de la viande autour. »

Mme Goulien discuta l’opinion de son mari.

« La petite n’a pas parlé du chien, Goulien ; où as-tu pris ça ?

– Elle a dit : le perro. Si tu savais l’espagnol, la bourgeoise, tu saurais que perro, ça veut dire chien. »

La matrone s’inclina sous cette remontrance conjugale, en murmurant :

« C’est vrai, tout de même, que je ne sais que l’anglais. En anglais, ça se dit dog. »

Elle était ferrée sur le saxon, la brave mère Goulien. Son savoir, racolé de droite et de gauche auprès de ses hôtes de l’été, comprenait bien vingt mots de cette force : sir, lady, bread, wine, etc.

Mais l’entretien était commencé. On voulut interroger l’enfant pour en obtenir quelques renseignements.

« Et comment qu’il s’appelle ton père, pour voir, ma chérie ? questionna Mme Goulien.

– Il s’appelle papa.

– Bon ! et ta mère ?

– Maman s’appelle Berthe. C’est comme ça que papa lui dit. »

Les assistants se regardèrent entre eux. Ce n’étaient pas précisément des indications très sûres. L’aubergiste insista néanmoins.

« Et ta nourrice ?

– Nourrice ?… Ce n’est pas une nourrice, c’est ma nounou. Elle s’appelle nounou.

– Bien, bien ! fit le vieux Joël ; mais toi, alors, comment t’appelles-tu ? »

L’enfant considéra son interlocuteur avec des yeux effarés. Elle dit :

« Mais tu le sais bien, Monsieur, puisque tu m’as appelée tout de suite. Moi, je m’appelle Petit Ange.

– Allons ! fit le passeur avec philosophie, nous voilà bien renseignés ; n’importe, nous saurons quelque chose par les sémaphores ou par la préfecture maritime. On doit bien connaître le nom du bateau qui s’est perdu par ici. »

Peu à peu la loquacité de la fillette prit fin. Ses yeux s’appesantirent. Elle s’endormit sur sa chaise, et sa tête blonde retomba jolie sur le bord de la table, les paupières closes, le sourire aux lèvres.

« Pauvre amour, faut la coucher, dit la compatissante matrone. C’est égal, mon brave Joël, qu’est-ce que tu vas faire de cette enfant trouvée ? Ça n’est pas une fille de paysans ou de pêcheurs, ça.

– Pour sûr que c’est une demoiselle, cette petite-là, s’écria Tina la servante. Regardez tant seulement les beaux habits qu’elle a : du velours et de la dentelle. C’est peut-être la fille à un amiral. »

Joël avait hoché la tête. Sa belle figure de rêveur s’éclaira d’un sourire.

« Bah ! fit-il, la maison de Yann Plouherno est assez grande. Un de plus, un de moins ! »

Mme Goulien prit délicatement la fillette endormie et l’emporta dans ses bras, sans remarquer que le chien la suivait pas à pas. Puis, quand elle eut couché l’enfant dans un petit lit de fer, l’un de ceux qu’elle donnait aux fils de ses fils lorsqu’ils venaient au Pouldû, elle ne put éloigner la bonne bête. Pluton s’était pelotonné au pied de la couche, sur la descente de lit.

Le bon chien de Terre-Neuve gardait Petit Ange.

III Les bois et la mer

La maison de Yann Plouherno était une cabane de planches bâtie au hasard au cœur de la forêt de Carnoët.

Yann Plouherno était sabotier de son état. Il avait trente-huit ans à cette heure, et il était resté veuf avec quatre petits enfants, dont l’aînée était une fille aujourd’hui âgée de quinze ans, nommée Anne.

À la suite d’Anne étaient nés trois garçons. Présentement il n’en restait que deux, Pierre qui avait dix ans, Jean qui en avait huit. Yann était un travailleur acharné, pas causeur, mélancolique comme la plupart de ses compagnons, mais aimé et respecté d’eux tous pour sa douceur et l’austérité de sa vie. De plus, ceux-ci disaient de lui : « C’est un savant, » parce que, sachant lire et écrire, il lisait beaucoup et passait de longues heures, le dimanche, à herboriser ou à méditer au plus épais du bois. Les vieux de la corporation ajoutaient qu’il n’était pas de leur famille, et qu’il y avait un secret dans l’origine de ce silencieux. Seul Joël le Mat savait que le père de Yann Plouherno, après avoir dissipé sa fortune, avait disparu, laissant sans ressources sa femme et ses enfants. Il était mort misérablement. Joël avait veillé sur l’enfant, et charitablement avait aidé la mère à l’élever.

C’était, d’ailleurs, un hercule que Yann Plouherno. Quand les sangliers venaient trop près des rustiques campements et que les hommes étaient contraints de se défendre, vite on allait querir Yann Plouherno, qui prenait la tête de l’escouade. On l’avait vu deux ou trois fois tuer à coups de serpe emmanchée d’un long bâton de frêne des ragots de belle venue, et, en récompense de sa bravoure, M. le vicomte de Kervéo, l’ami des pauvres, lui avait fait don d’un superbe fusil Lefaucheux, accompagné d’un cent de cartouches à douilles de cuivre.

Ce fusil, soigneusement graissé, était appendu sur la cheminée dans la pièce principale de ce rudimentaire logis. Car la hutte comprenait en tout quatre pièces : l’atelier, la cuisine, une chambre pour Anne, une pour le père et les deux garçons.

Des murs de bois, un plancher de terre battue, quelques meubles essentiellement simples, tel était le domaine, telle la fortune de ces vivants plus simples encore. Mais la nature leur accordait le plus précieux des biens. Ils vivaient libres des conventions et des préjugés sociaux. L’air qui alimentait leur souffle était pur et faisait leur sang plus généreux. Aujourd’hui ici, plus loin demain, selon qu’ils exploitaient un bouquet de hêtres qu’ils devaient replanter à mesure, – car l’État met le reboisement à la charge des bûcherons, – ils ne déménageaient guère que tous les cinq ans, alors que les jeunes arbres avaient déjà crû suffisamment pour abriter leurs foyers et cacher la plaie faite par la cognée dans la verte chevelure des bois. L’eau leur venait des roches qui, de toutes parts, crèvent l’humus. Ils pouvaient même se ménager un jardin, un enclos, où ils élevaient des poules et d’autres animaux de basse-cour. Et pendant l’hiver, quand les ramures sont dépouillées, les branches mortes suffisaient à réchauffer la demeure et à cuire le frugal repas.

D’ailleurs, Dieu s’est montré clément pour cette région que les frondaisons épaisses, les vallons creux, protègent contre les souffles du Nord, et qui reçoivent de la mer les haleines qui font le ciel plus doux aux hommes comme aux plantes.

C’était là qu’un matin de la fin de septembre, Joël le Mat avait conduit l’enfant trouvée par lui sur la plage de Kernévénas. Le chien avait suivi son nouveau compagnon et s’était installé, en même temps que la petite fille, à l’humble foyer de Plouherno.

Et ç’avait été une présentation bien naïve, comme cela se pratique chez les pauvres qui sont gens de bien.

Joël avait embrassé tous les enfants et pris la main de Yann. Puis il avait dit à celui-ci :

« Yann Plouherno, le bon Dieu a eu pitié de ton enfance. Je t’amène une fille de plus à élever, fais pour elle ce que d’autres ont fait pour toi. »

Le sabotier avait serré les mains du vieil homme et lui avait répondu, avec la foi et le courage des simples :

« Père Joël, je ferai pour l’enfant ce qu’on a fait en d’autres temps pour moi. La maison de Yann Plouherno n’est pas celle d’un homme riche, mais la petite y trouvera un lit et du pain. Elle s’élèvera avec les miens, et si quelque jour elle retrouve sa famille, peut-être continuera-t-elle à aimer les pauvres gens qui lui donnent un asile aujourd’hui. »

Le musicien avait hoché sa vieille tête blanche. Il avait dit, des larmes plein les yeux :

« Bien parlé, fils. Tu es un vrai Breton, et ta mère Jeanne est contente de toi. »

Alors, gravement, il avait rassemblé la famille et leur avait remis l’abandonnée avec ces mots :

« Aimez-la bien. C’est une sœur de plus pour vous. Elle ne sait pas son nom. Moi, je l’appelle Jeanne, en souvenir de la mère de votre bon père. »

À partir de ce jour, Jeanne sans Nom, ainsi que l’avaient nommée les sabotiers, avait grandi sous le toit de chaume. Mais dans sa famille d’adoption on lui avait conservé l’appellation charmante que, sans doute, une mère ardemment dévouée lui avait donnée au berceau, la seule dont la fillette eût gardé souvenance. Petit Ange était la joie de la maison. Elle couchait dans la pauvre chambrette d’Anne ; elle partageait avec elle les soins de l’humble ménage. Adroite et éveillée, elle avait cette vivacité gracieuse qui fait souvent défaut aux filles de Bretagne, et elle croissait dans la libre nature de la forêt, respirant l’air salin qui venait de l’Océan à travers les ramures touffues.

Là, le père rassemblait ses enfants, et à tour de rôle chacun faisait la lecture.

Et ses frères l’entouraient de soins et de déférence, et comme ils trouvaient son nom aimable et original, ils le lui avaient conservé, mais en le prononçant à leur manière : Titange.

C’était une singulière vie que l’on menait dans cette hutte, au fond des bois.

Le dimanche, toute la famille revêtait les habits de fête, et, guidée par le père, se dirigeait vers Baye, pour y entendre la grand-messe, qui se chantait à dix heures. On échangeait sur la porte de l’église, avant et après la cérémonie, quelques paroles avec les connaissances d’alentour. Anne, grande et belle fille, aux traits fins et délicats, du type que l’on rencontre dans la région de Quimperlé à Fouessant, faisait déjà l’admiration des gars du pays, et c’était, parmi les plus huppés, à qui attirerait l’attention de la fille de Yann Plouherno.

Mais Anne n’était pas coquette. Elle avait de beaux yeux bleus de sainte, et quand elle sortait de l’église, après avoir prié comme en extase, elle répondait aux commères qui lui demandaient en riant :

« Eh bien ! la grande Annik, quand donc qu’on fait choix d’un amoureux ?

– Moi, j’ai trouvé déjà mon épouseur. Il est là, et au couvent de Quimperlé. »

Elle montrait le sanctuaire, et les femmes, vieilles et jeunes, s’inclinaient devant sa figure séraphique, et les jeunes hommes se détournaient avec de gros soupirs.

Alors elle reprenait la main de Petit Ange, et l’on se remettait en route pour la forêt. Là, le père rassemblait ses enfants, qui tous savaient lire comme lui, et à tour de rôle chacun faisait la lecture dans les livres que Yann achetait sur ses modestes économies ou que lui donnaient le recteur et l’instituteur de Baye.

Puis, quand la lecture était finie, Jeanne sans Nom se levait. Elle allait chercher dans sa chambre une boîte longue, en cuir bouilli, et elle en tirait un violon que lui avait donné le vicomte de Kervéo, l’ami des pauvres. Alors, discrètement, Pierre ou Jean sortait de la cabane et allait avertir les autres familles de sabotiers. Tous accouraient. On faisait cercle sous la futaie, au milieu d’un profond silence, et la petite, qui avait sept ans alors, tirait de son archet des sons d’une idéale douceur, qui faisaient couler des pleurs des simples yeux fixés sur elle.

Elle était si jolie et justifiait si bien le nom qu’on lui avait conservé !

Debout dans la clairière, ses beaux cheveux blonds débordant des ailes de sa coiffe brodée, elle appuyait le violon à son épaule, et dès lors oubliait le monde qui l’entourait. Son âme paraissait s’envoler en quelque région de songes, et sous l’impulsion de ses doigts frêles l’archet faisait rire ou pleurer l’instrument. Et l’on voyait bien que l’enfant était inspirée, car c’étaient ses propres émotions que traduisait le violon, lorsque le sourire éclairait son visage de chérubin ou que de grosses larmes coulant de ses yeux bleus sur ses joues roses venaient tomber en pluie chaude sur les cordes et sur le bois sonore.

Alors Anne, douce et prudente, intervenait. Elle arrêtait le bras de la petite fille, et gravement lui disait :

« Il ne faut plus jouer, Titange ; cela te ferait du mal. M. le Hénan dit que ça te rend trop nerveuse. »

Obéissante, Jeanne quittait le violon et le renfermait dans sa boîte de cuir, se contentant de répondre à l’affectueuse sollicitude de sa sœur par une réflexion de logique enfantine :

« Annik, le père Joël a toujours joué du violon. Ça ne l’a pas empêché de devenir vieux et d’être robuste encore. »

Quelquefois les braves gens qui s’extasiaient sur le talent de la fillette s’écriaient :

« C’est le père Joël qui est ton maître, petite ; mais il ne joue pas aussi bien que toi. »

Alors l’enfant protestait avec une sincère indignation :

« Peut-on dire ! Vous ne savez pas ce que c’est que la musique, vous autres. Je vous dis que le père Joël est un grand musicien. »

Oui, vraiment, c’était une étrange petite créature que cette Jeanne sans Nom, adoptée par Yann Plouherno et les sabotiers de la forêt de Carnoët.

Depuis le jour où Joël le Mat l’avait ramassée dans le goémon, sur la plage, entre Kersélec et Kernévénas, on n’avait pu rien savoir de son histoire. Le surlendemain de ce jour, la mer avait jeté deux cadavres sur les sables de Lomener. Ils étaient presque nus et n’avaient rien sur eux qui pût indiquer leur origine. Puis ceux de Groix avaient trouvé le corps défiguré d’un homme dont le crâne était fracassé. Il avait, celui-là, dans la poche de son pantalon, un papier en langue espagnole sur lequel l’eau de mer avait effacé son nom et celui du navire, mais avait laissé le nom de son pays, Montévidéo.

Goulien avait attelé sa carriole et l’avait passée sur le bac ; puis, accompagné de Joël, il avait pris le chemin de Lorient par Guidel. À Lorient, les deux hommes s’étaient rendus aux bureaux de l’Inscription maritime, avaient raconté toute l’histoire et laissé des indications que les employés avaient inscrites sur un registre. On n’avait pas pu leur fournir aucun renseignement ; mais on leur avait donné le conseil de faire une demande à l’Assistance publique, à moins qu’ils ne préférassent se charger eux-mêmes de l’enfant. Or l’enfant était déjà confiée aux soins de Yann Plouherno, et le sabotier l’avait fait inscrire à Baye, sous le prénom de Jeanne et le nom de le Mat, son père d’adoption. Ainsi ce simple, dans sa droiture, n’avait point voulu frustrer Joël du bénéfice de sa bonne action.

Trois ans s’étaient écoulés de la sorte.

Petit Ange avait grandi, et les souvenirs de ses premières années, sans s’effacer entièrement de son esprit, s’étaient enveloppées des brumes de l’éloignement. Il n’y avait plus auprès d’elle, pour lui rappeler la catastrophe à laquelle elle avait survécu, que le bon terre-neuve Pluton, aujourd’hui un grand et beau chien dans toute la force de sa jeunesse.

Pluton était demeuré l’ami fidèle, presque le confident de Jeanne.

Il ne la quittait jamais ; on ne les voyait pas l’un sans l’autre. Pluton connaissait tous les recoins, tous les carrefours de la forêt. Sous sa garde, la petite fille était en sécurité. Le brave chien, confiant en sa vigueur, d’une audace sans mesure, ne reculait devant aucun adversaire. À plusieurs reprises, il avait livré bataille aux couleuvres et aux vipères que recélaient les fourrés. Il avait étranglé des lapins, des lièvres et des renards pour son propre compte ; mais, n’étant pas né chasseur, il n’aurait jamais pensé à enrichir l’humble ménage du produit de ses chasses, si Petit-Ange n’avait été près de lui pour ramasser le gibier.

Cette vie au grand air avait développé considérablement les forces et la santé de l’enfant.

Elle vivait un peu en sauvage, en dehors des conventions ordinaires de l’éducation. Mais comme le toit des siens abritait des gens craignant Dieu, pratiquant austèrement leurs devoirs, Jeanne y avait appris le respect et l’obéissance.

Anne l’avait initiée peu à peu aux travaux de l’intérieur. Sous la tutelle de cette seconde mère, Jeanne avait appris à s’intéresser aux soins les moins délicats du ménage. Elle aidait à la cuisine, elle poussait l’aiguille ou le crochet avec l’adresse d’une fée.

Yann lui avait ouvert ses livres et montré comment on déchiffre les caractères de l’alphabet. À sept ans, sans avoir mis les pieds à l’école, Jeanne sans Nom savait lire et écrire.

Mais ce n’était point de ce côté que l’avaient portée ses prédilections.

Son vrai maître, son éducateur préféré, c’était Joël le Mat. Le vieux musicien s’était emparé de cette petite âme toute neuve. Il l’avait possédée, il la possédait encore. Une sorte de paternité mystique lui avait donné cette enfant du jour où la mer l’avait rendue à la terre. Il en avait reçu le dépôt mystérieux. Il s’en tenait pour obligé devant Dieu et devant les hommes.

Singulière vie qu’il menait, d’ailleurs, le vieux Joël, aujourd’hui riche de quelques pièces blanches, demain sans pain et sans foyer.

On le voyait passer de village en village, récoltant les gros sous des paysans, ne demandant jamais l’aumône, ne fixant aucun prix à son art, aucun tarif à son concours. Il semblait qu’il vécût d’une existence à part, surnaturelle. La forêt et la mer le connaissaient également, et c’étaient les beaux jours pour lui ceux où il s’asseyait à la table du sabotier, dans la cabane de planches bâtie en cercle, où il dormait dans le magasin à bois, sur une paillasse que lui garnissaient Anne et Jeanne avec empressement. Le reste du temps, à part l’asile des auberges toujours disposées à l’accueillir, il avait, pour reposer sa tête, en été les tapis d’herbe et de mousse, les lits dans la bruyère, en hiver quelque hutte abandonnée de douaniers, sur une couche de varech séché.