Peuples et Voyageurs contemporains - Ligaran - E-Book

Peuples et Voyageurs contemporains E-Book

Ligaran

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Goethe tint un jour ce singulier propos : – Savez-vous, dit-il, ce qui caractérise le plus les Français ? – Leur esprit ? – Non. – Leur galanterie ? – Non. – Leur légèreté ? – Non. La sympathie universelle qu'ils inspirent ? – Pas davantage. – Quoi donc ? LEUR IGNORANCE DE LA GÉOGRAPHIE. Ce jugement n'est qu'une boutade ; – avouons pourtant que la géographie est encore une des facultés que nos compatriotes apprennent le moins sérieusement".

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À MONSIEUR E. CORTAMBERT

MON CHER PÈRE,

Souvenez-vous de ces délicieuses heures où, tout jeune encore, je vous écoutais avec ravissement, alors que vos bienveillantes paroles me transportaient dans des pays nouveaux pour moi, à la suite des Colomb, des Magellan, des Cook et des Dumont d’Urville ; souvenez-vous de ces longs entretiens que nous eûmes plus tard sur la géographie historique, sur les découvertes modernes et sur l’ethnologie ; rappelez-vous ces moments de douces causeries où, ne songeant qu’à la science, nous avons si souvent ensemble oublié l’heure qui fuyait ; et recevez ce livre comme un gage de ma reconnaissance et comme le meilleur souvenir des travaux qui nous sont si chers.

RICHARD CORTAMBERT

Préface

Gœthe tint un jour ce singulier propos :

– Savez-vous, dit-il, ce qui caractérise le plus les Français ? – Leur esprit ? – Non. – Leur galanterie ? – Non. – Leur légèreté ? – Non.

– La sympathie universelle qu’ils inspirent ?

– Pas davantage. – Quoi donc ? – LEUR IGNORANCE DE LA GÉOGRAPHIE.

Ce jugement n’est qu’une boutade ; – avouons pourtant que la géographie est encore une des facultés que nos compatriotes apprennent le moins sérieusement.

La liste bizarre de noms propres effraye l’esprit français, qui se trouve sans doute assez riche de lui-même pour se soustraire à un enseignement qui s’offre avec un certain appareil scientifique ; mais cette nomenclature n’est qu’un voile qui tombe bientôt et permet d’entrevoir les splendides horizons d’une science étroitement liée à celle de l’humanité.

Depuis quelques années, la géographie tend néanmoins à se vulgariser parmi nous : on comprend enfin que l’étude qui nous initie aux coutumes des peuples, à leurs gouvernements, aux lois qui les régissent, est indispensable à une époque comme la nôtre, où l’homme, trop à l’étroit dans le pays qui l’a vu naître, se sent agité par la passion du déplacement et par le goût des entreprises lointaines.

Aujourd’hui que les limites internationales ne sont plus une barrière pour personne, et qu’une solidarité d’intérêts rattache tous les États entre eux, il devient, en effet, d’une nécessité impérieuse, si l’on veut marcher avec le progrès, d’avoir une idée précise de la configuration du globe, de ses productions, de ses richesses et de l’ethnographie, c’est-à-dire de la distribution des peuples sur la Terre.

Dans le siècle passé, la géographie pouvait être presque exclusivement apprise par les navigateurs, les militaires et les érudits. Maintenant il n’est plus permis à personne de l’ignorer. Il semble que ce XIXe siècle, si impatient de découvertes, – si voyageur, – si mobile dans son allure, – que ce XIXe siècle, qui est témoin de colossales entreprises, et qui, demain peut-être, assistera au fusionnement des plus importantes races, soit un siècle essentiellement géographique. – La conquête du monde a commencé par se faire au bénéfice exclusif d’un petit nombre de savants, – elle s’accomplira définitivement au bénéfice de toute l’humanité.

Ce livre a pour but de faire aimer la géographie et l’ethnographie ; – ce but, plusieurs de mes collègues de la presse et moi, nous le poursuivons de tous nos efforts ; – nous croyons sentir notre volonté trop ferme pour faillir à l’espèce de mission que nous nous sommes imposée.

Faire comprendre le charme et l’importance de la description de la Terre, détruire le préjugé populaire qui l’accuse de froideur, tel est notre delenda Carthago. – Je ne vois pas, pour ma part, de colonies lointaines profitables, je ne vois pas d’expéditions réellement utiles, sans la géographie. – L’industrie, le commerce, les arts, la littérature même, ont énormément à gagner par sa vulgarisation ; – la politique ne saurait vivre sans elle, et l’on peut avancer, sans crainte d’être démenti, que la nation qui, au XIXe siècle, comprendra le mieux les lois fondamentales de cette science et saura les interpréter, obtiendra la suprématie maritime et commerciale.

Comment pénétrera-t-on le peuple des avantages immenses qu’il pourra recueillir de cette étude ? À mon avis, la voie qui rendra le plus de services, c’est la presse périodique, qui s’adresse à tous et qui peut enseigner sans formes doctorales.

Convaincu de cette pensée, j’ai fait paraître dans plusieurs feuilles de nombreux articles où la géographie s’est toujours efforcée de suivre à peu près le célèbre précepte d’Horace, c’est-à-dire d’être à la fois agréable et fidèle à la vérité.

Les pages de cet ouvrage ont, pour la plupart, été publiées, sous la forme d’articles, dans la Patrie, dans le Musée des familles, dans le Bulletin de la Société de géographie, dans la Sciencepour tous, dans la Revue de l’instruction publique et ailleurs ; – elles étaient dispersées, je les réunis en faisceau. Un de mes souhaits les plus ardents sera comblé si cet humble volume parvient à démontrer à quelques esprits encore incrédules que la science à laquelle nous nous livrons n’a été jugée sèche et aride que parce que trop de ceux qui l’enseignent ou l’écrivent n’en comprennent ni l’étendue ni la portée.

Juillet 1864.

Les salutations
I

La vie, ce duel que nous soutenons contre le destin jusqu’à la mort, comme l’a dit Méry, n’est qu’une longue suite de témoignages de respect, de bienséance et de soumission !

L’auteur salue ses lecteurs d’une préface ; l’orateur, ses auditeurs d’un exorde ; les pauvres se découvrent devant les passants, les rois mêmes devant leurs sujets ; les militaires portent la main sur le front et présentent les armes en signe de salut ; les navires se pavoisent et font retentir l’espace du bruit de leurs batteries ; les moines accueillent le jour en faisant monter au ciel leurs hymnes pieux ; les chrétiens se prosternent devant l’autel, les païens devant leurs idoles, tous les hommes s’inclinent devant la mort.

Autant de nations, autant de variétés de salutations ; le coup de chapeau et la révérence des Européens ont leur pendant chez tous les peuples ; les uns se penchent jusqu’à terre, les autres s’abordent avec une pantomime toujours d’autant plus grotesque à nos yeux qu’elle est plus nationale chez eux.

Les salutations ont des nuances souvent indéfinissables ; la distinction s’y révèle sous tous les habits, le caractère s’y reflète et s’y peint ; l’homme impérieux et hautain conserve dans son attitude toute la roideur de son esprit, et le courtisan mesure la courbure de son échine à l’importance de la personne qu’il salue.

Le gentleman à la mode, le corps droit, le front négligemment penché ou légèrement ramené de côté, le pied en dehors, la jambe flexible, les coudes en arrière, la taille fortement cambrée, s’avance avec plus d’aisance que de grâce, et, se plaçant avec son chapeau dans la position du soldat qui présente les armes, incline tout à coup la tête et croit passer pour un cavalier accompli.

Le sot vaniteux, d’après la judicieuse remarque de Petit-Senn, salue plus volontiers une connaissance en voiture qu’un ami à pied ; le parvenu ne salue personne ; l’homme à parvenir salue tout le monde : les petits, afin qu’ils l’exhaussent ; les grands, pour qu’ils puissent l’entraîner à leur suite dans les hautes sphères de la fortune.

La poignée de main britannique a fait le tour du monde ; aujourd’hui, la révérence tend même à battre en retraite devant sa victorieuse rivale ; on ne baise plus courtoisement les doigts délicats des dames, on les secoue familièrement, comme ceux du sportman ou du soldat.

Du temps de Molière, l’étiquette du salut était plus scrupuleuse : on ne se présentait pas devant une dame de qualité comme devant la femme d’un manant ; le Bourgeois gentilhomme qui veut saluer une marquise apprend, on s’en souvient, à faire d’abord une révérence en arrière, puis à marcher vers la dame de qualité avec trois révérences en avant, et enfin à se baisser jusqu’à ses genoux, à la troisième.

Jadis on avait l’affectation de la courtoisie, aujourd’hui on arrive à l’affectation de l’impolitesse. On s’envoie une phrase toute faite, que l’on ne remplacerait pas sans encourir une détestable réputation de recherche et d’afféterie ; notre Comment vous portez-vous ? le premier mot de toutes les classes, est l’expression la moins élégante, la plus prosaïque qu’on puisse trouver, et pourtant comment jugerait-on le novateur qui, à limitation des Grecs antiques, aborderait ses amis en leur demandant quelle est leur philosophie ? Que penserait-on d’une femme qui accueillerait les siens en s’informant uniquement de leurs sentiments et de leurs réflexions ?

Aussi nos scrupules sont tels, sur ce chapitre, qu’une personne qui pénètre dans un salon est moralement obligée de tomber dans un gros lieu commun ; les habitudes font loi, et ne s’y soustrait pas qui veut.

En vain vous vous sentez capable de sortir de la voie toute tracée : vous pourriez trouver quelque phrase ingénieuse, quelque tournure élégante et gracieuse, au besoin même lancer spirituellement quelque impromptu fait et dûment préparé à loisir, – les usages sont là et commandent, il vous faut obéir.

Cependant, vous vous révoltez devant cette condescendance absurde qui vous pousse, vous, homme intelligent, à devenir sans cesse votre propre écho : vous craignez de répéter deux fois un trait d’esprit, et à plus forte raison une platitude. N’importe ! soumettez-vous, car la société vous pardonnerait de manquer d’esprit, mais jamais de manquer d’usage.

II

Socrate savait que la politesse n’est pas, comme l’a dit plus tard ironiquement Duclos, l’imitation des vertus sociales, mais le miroir de la distinction individuelle ; il saluait indifféremment l’homme du peuple et l’archonte.

Un personnage gonflé de suffisance vient à passer, Socrate le salue ; l’arrogant Athénien continue fièrement sa promenade et dédaigne de répondre d’un geste amical à celui devant qui se prosterne la postérité tout entière. Loin de témoigner le moindre ressentiment, le philosophe répond judicieusement à ses disciples, qui s’étonnaient de son indifférence :

– Mes amis, voudriez-vous que je me fâchasse contre cet homme, parce que je suis plus civil que lui ?

Le chevalier William Goëls, gouverneur de la Virginie, croyait que l’on pouvait, sans déroger, saluer également les arrière-neveux de Japhet et de Cham. En cela, il était complètement opposé à ses administrés, qui se seraient fait un cas de conscience de rendre une marque de politesse à un pauvre enfant d’Afrique.

– Comment, chevalier, lui dit un orgueilleux Anglais, vous vous découvrez devant un nègre ?

– Sans doute, répliqua Goëls, je regretterais toute ma vie qu’un esclave se montrât plus honnête que moi.

La science est, comme le monde, partout occupée ; les érudits ont laissé peu de champs libres à de nouvelles investigations, et pourtant on n’a jamais fait, que nous sachions, l’histoire des saluts. Peu d’études offrent néanmoins plus de saisissantes remarques, plus de traits caractéristiques et singuliers que celle des salutations.

Lorsque les nations se civilisent, elles contractent les mêmes usages ; les coutumes typiques tombent ou s’effacent, les nationalités s’affaiblissent, les vieilles inimitiés s’éteignent, les guerres ne sont plus que des querelles, la paix devient une nécessité, les mêmes lois régissent insensiblement les peuples d’origines les plus opposées : le progrès le veut.

Aujourd’hui, l’Europe revêt le même habit et salue avec le même chapeau ; il n’y a plus dans notre ancien monde qu’un seul homme.

Les Turcs et les Arabes, ces deux grandes figures de l’Orient, grandes malgré la décadence, abordent leurs semblables avec une majesté empreinte de ce mutuel respect que se refusent rarement les Orientaux ; ils portent la main droite à la hauteur des genoux, la relèvent majestueusement jusqu’au menton et la posent légèrement sur le front en prononçant avec gravité ces paroles : Ès salam aleikoum ! (le salut soit avec vous !) Sebak koum bel Khaïr ! (Dieu vous comble de biens le matin !)

Dans quelques régions de l’Orient, le musulman s’approche timidement des vieillards et leur touche religieusement la barbe ; la barbe, cet ornement qui, chez les Arabes et les Persans, est l’objet d’une si grande vénération !

Celui qui a le malheur d’en être dépourvu est en butte à l’exécration publique. Que la calamité s’abaisse sur ce visage imparfait ! s’écrient les musulmans en voyant un homme rasé. En revanche, ils prodiguent des louanges à ceux qui ont le visage paré d’une longue barbe : Que Dieu, disent-ils alors, fasse tomber sur vous ses bienfaits comme une grosse pluie ! Les mendiants, pour s’attirer la compassion des passants, murmurent ces paroles : Que Dieu veuille conserver votre barbe ! Dieu veuille lui verser ses bénédictions !

Les éloges et les compliments en vigueur en Orient sont d’une nature telle qu’ils courrouceraient, à coup sûr, les Européens, et principalement les Européennes qui voudraient les prendre au sérieux. L’Arabe compare les yeux d’une belle personne à ceux d’une gazelle, et lorsqu’un Persan veut témoigner son respect à une dame, il l’appelle barbe blanche, métaphore qui, en dépit de l’invraisemblance, caresse délicieusement les oreilles du beau sexe oriental. En effet, sur l’antique sol asiatique, la vieillesse a conservé ses privilèges. Honneur aux vénérables pères de la nation, aux grands voyageurs dans la vie ! À vingt ans, le musulman n’est rien, parce que son savoir est nul ; à soixante ans, l’expérience a rendu son âme forte, son esprit prévoyant et sa mémoire féconde en récits. Comparer une jeune fille à un vieillard, c’est lui supposer un grand cœur, une âme vigoureuse, un esprit sûr et une riche imagination.

Dans l’extrême Orient, la génuflexion est érigée non seulement en coutume, mais en principe ; les courbettes et les délations sont le fond du système gouvernemental du Céleste Empire.

Les neuf rangs de mandarins se rendent des hommages proportionnés à leur classe. Un mandarin à globule de corail a la préséance sur un mandarin à globule de cristal, qui lui-même a le droit de tyranniser et de mettre à ses pieds un mandarin à globule d’or.

Deux gouverneurs de province qui se rencontrent se saluent en plusieurs poses et attachent la plus haute importance à ne pas dépasser les limites de l’étiquette. Un mandarin de première classe, par exemple, ne doit saluer un mandarin de deuxième classe qu’à telle hauteur et avec des gestes scrupuleusement étudiés, et ainsi de suite pour les autres classes.

Lorsque deux Chinois s’abordent, ils lèvent les mains au-dessus de leur tête, puis les baissent progressivement jusqu’à terre, en courbant le corps comme un arc fortement tendu : Tchi ko fane ? se disent-ils alors avec une extrême gravité, c’est-à-dire : Avez-vous bien mangé votre riz ?

Les Japonais sont les plus civils de tous les peuples ; ils s’inclinent, ils se prosternent à tous moments. Devant un grand, ils ôtent leur pantoufle et la lui montrent fort civilement. La politesse est innée chez eux et marche à l’égal de l’honneur ; il n’est pas d’hommes plus chatouilleux sur les marques de déférence : un passant vient-il maladroitement à les effleurer de la gaine d’un sabre, ils en conçoivent le plus mortel affront ; la perte de la vie peut seule, à leurs yeux, racheter la honte qui les couvre ; aussi, sans plus tarder, s’ouvrent-ils le ventre en prononçant le grand nom de syouto.

Si le passant n’est pas un grossier personnage, il accepte le défi, prend sans hésitation son épée, se fait quatre terribles entailles et meurt sur place.

Les Tibétains accueillent les gens en tirant la langue et en se grattant l’oreille ; nul doute qu’un pareil procédé ne parût fort insolent chez les Européens, qui, à leur tour, scandalisent au plus haut point les Orientaux par leurs pratiques et leurs usages.

III

« Les habitants de l’Europe, disait le chinois Kouenfou après un voyage dans notre monde, ont les coutumes les plus ridicules, les plus méprisables qu’on puisse imaginer ; ils accordent le sceptre aux femmes, et les jugeraient pourtant indignes de diriger une petite ville de province ; ils mangent afin de discuter et prennent des friandises après leurs repas ; chez eux, les dames sortent à toute heure et marchent aussi bien que nos meilleurs fantassins ; on les voit causer avec des étrangers et saluer familièrement dans les promenades et dans toutes les voies ; quant aux hommes, ils fatiguent à chaque instant leur coiffure en rencontrant leurs semblables.

Certains Européens s’informent des nouvelles de leurs frères en leur demandant s’ils sont en vérité bien debout (allusion au Comment vous portez-vous ? des Français, au Come sta ? des Italiens, au Como estad ? des Espagnols). D’autres, tels que ces Hollandais qui ont un entrepôt à Désima, s’interrogent plus sagement sur la nourriture qu’ils ont prise et se disent : Smakelyk eten ? (Avez-vous bien dîné ?) Certain peuple qui ressemble beaucoup aux Français par la tournure et l’esprit, et que la puissante Russie a rangé sous son joug, compte dans l’extrême Occident un très grand nombre de représentants qui semblent prendre fort gaiement leur parti de ne plus avoir de patrie ; ils abordent les étrangers avec une grande courtoisie ; un d’eux me dit un jour : Padam do nog, ce qui me fut expliqué par ces mots : Je tombe à vos pieds. Je m’attendais à le voir se courber devant moi, mais il n’en fut rien ; le barbare s’approcha d’une autre personne en lui lançant les mêmes paroles et sans plus obéir à ce qu’il avançait.

Du reste, en cette matière comme en bien d’autres, il leur arrive rarement de faire ce qu’ils disent : ainsi, les Espagnols, qui, suivant un de leurs grands hommes, ont l’apparence de la sagesse, tandis que les Français, qui n’en ont pas l’apparence, en ont la réalité, les Espagnols se présentent devant les dames en disant : Beso a usted los pies (je vous baise les pieds), ce qui me paraît d’une politesse sotte, exagérée, basse, vile et malsaine. Encore si les pieds des dames européennes ressemblaient à ceux des femmes de nos mandarins ; s’ils étaient petits, potelés, faits à l’image des pieds des jeunes chats ; mais ils sont larges, longs, maigres, plats et endurcis à toutes les fatigues !

« Je n’épuiserai pas la série des usages insensés des Européens : lorsqu’ils écrivent à un pauvre diable qu’ils maltraitent d’ordinaire et gourmandent d’importance, ils n’oublient jamais de se déclarer ses très humbles serviteurs ; ils s’intitulent journellement les très humbles valets d’une foule de gens qu’ils n’ont jamais connus, et ne pensent pas un mot de ce qu’ils disent. Avec les Européens, je le répète bien franchement, il vaut mieux se cautériser la langue et se brûler les lèvres que de chercher à expliquer leur façon d’agir. »

Les attaques de Kouen-fou ne sont que le pendant de celles que nous adressons aux peuples dont la civilisation diffère de la nôtre. Dans le chapitre des coutumes, il faut étudier, mais non juger.

En Océanie, quelques insulaires se saluent en se cognant le nez ; d’autres prennent la main ou le pied de celui qu’ils veulent honorer et s’en frottent le visage.

Dans les contrées australes de l’Afrique, les naturels, en voyant leurs amis, se roulent à terre et se frappent violemment l’épigastre. Au nord de l’équateur, dans les plaines brûlantes du Soudan, M. Petherick fut reçu avec empressement par les Djours, qui se hâtèrent de le conduire à leur chef ; celui-ci complimenta le nouveau venu, le compara à un second soleil, l’appela grand lion, et termina une brillante allocution en lui crachant à la face et dans la paume de la main droite : c’était le baptême de l’amitié.

Il est un usage qui semblerait, au premier abord, tout chrétien et que l’on retrouve dans les parages les plus lointains de l’Afrique, chez les nations idolâtres, c’est celui d’adresser des souhaits après l’éternuement. À Sennaar, lorsque le roi éternue, les courtisans lui font un compliment, puis tournent le dos et se donnent un coup sur la cuisse. Au Monomotapa, une cérémonie non moins particulière avait lieu lorsque le même accident venait à se produire chez le souverain : les assistants poussaient une exclamation gutturale que répétaient de chambre en chambre tous les habitants du palais.

Aristote a dit : « Quand vous éternuez, on vous salue pour marquer que l’on considère votre cerveau comme le siège de l’esprit et de l’intelligence. »

Il est plus d’un commentaire à ce singulier usage : les uns prétendons que, sous le pontificat de saint Grégoire le Grand, une épidémie meurtrière sévissait en Italie, où la religion était alors maîtresse de toutes les âmes ; le prélude de la maladie était l’éternuement : « Que Dieu vous bénisse ! » s’écriait-on, car il fallait penser à rendre à Dieu un compte exact de sa vie ; d’autres, et nous les supposons mieux informés, prétendent que l’éternuement était de bon augure chez les anciens, comme le chant du coq et le vol des corbeaux à droite… Pourquoi ? C’est peut-être parce que l’on éternue plus volontiers sous les rayons du soleil que dans l’obscurité, et que la lumière est la dispensatrice de tous les biens et l’emblème de l’éternité !

Il entrerait dans une monographie complète des salutations (Dieu nous garde de cette prétention !) une curieuse analyse des formules d’adieu adoptées dans les messages et les lettres des gouvernements et des souverains, sortes d’accolades politiques destinées à plusieurs millions d’individus ; on y verrait que les princes qui se traitent de cousins, tout en étant prêts à se déchirer par l’entremise de leurs armées, se souhaitent invariablement les destinées les plus prospères, et que plus d’un pontife a béni celui qu’il maudissait au fond de l’âme… ; on y verrait… mais chut ! car Fontenelle, dont on ne saurait trop suivre les préceptes, a dit : « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. »

Un livre sans préface, prétend un écrivain d’esprit, ressemble à un homme sans chapeau : nous le voulons bien, mais nous pensons aussi qu’un ouvrage sans adieu manque aux règles de la plus simple convenance ; lorsqu’on a conversé pendant quinze ou seize cents pages avec le lecteur, c’est bien le moins qu’un salut termine cette longue conférence ; nous faisons le vœu qu’une formule courte, précise, soit stéréotypée dans toutes les imprimeries et mise à la fin de bien des livres ; en conséquence, nous proposons celle-ci pour bien des auteurs : Pardonnez-leur, mon Dieu, ils ne savent ce qu’ils disent !

Les populations de la Turquie

LES TURCS.– LES GRECS.– LES ALBANAIS. LES MONTÉNÉGRINS.– LES SERBES.– LES BOSNIAQUES. LES BULGARES. LES MOLDO-VALAQUES.– LES ZINZARS.– LES TATARS.– LES TURCOMANS. LES TSIGANES, ETC.

I

De toutes les grandes nationalités que l’on rencontre dans la Turquie d’Europe, la moins nombreuse est celle des Turcs. Le fond de la population se compose de Grecs, d’Albanais, de Roumains, de Serbes et de Bulgares. Les uns appartiennent à la famille gréco-latine, les autres à la famille slave. Ce qui frappe surtout, en étudiant l’ethnographie de la Turquie, c’est donc de voir des peuples fiers, bien doués, être soumis directement ou indirectement à l’autorité d’une poignée d’étrangers, qui ne sont guère puissants aujourd’hui que parce qu’ils ont été jadis redoutables, et qui, suivant l’expression de Chateaubriand, semblent uniquement campés sur le sol européen.

Les Turcs, d’après l’opinion la plus communément adoptée, ne se rattachent à la race blanche que par les femmes ; c’est en entassant dans leurs harems les belles Circassiennes et les admirables filles de la Géorgie qu’ils ont transformé leur type primitif, évidemment mongolique plutôt que caucasique.

Groupés surtout au sud des bouches du Danube, répandus sur quelques points de la Roumélie, disséminés dans plusieurs villes du littoral, les Turcs, depuis des siècles, demeurent stationnaires. Leur nombre suit la loi fatale d’immobilité qui semble les avoir frappés. On peut à peine dire s’il diminue, mais on peut assurer qu’il n’augmente pas. Somme toute, les Turcs, en Turquie, ne s’élèvent pas à plus de 2 millions, et les populations qui subissent leur régime gouvernemental comptent au moins 13 millions d’hommes ! Il est facile, en comparant ces chiffres, de lire dans l’avenir.

On a trop souvent énuméré les causes de la faiblesse de l’empire Turc pour qu’il soit utile d’y revenir. Ce qui manque aux Ottomans, c’est moins l’intelligence individuelle que l’esprit administratif, que l’aptitude pour la civilisation. Tout s’oppose chez eux aux progrès des connaissances : leurs préjugés, leur religion, leur fatalisme. Ils ont de tout temps négligé ce grand art, que les Romains possédaient à un si haut point, d’emprunter aux nations vaincues et d’adapter à leur propre usage ce qu’ils trouvaient chez elles d’avantageux. Une fois maîtres du pays, ils ont sommeillé, et ne se sont réveillés que pour combattre avec une valeur qu’il n’est pas, convenons-en, permis de mettre en doute.

En général, lorsqu’une nation est courageuse, tout en la craignant, on l’estime ; on se fait honneur d’alliances nouées avec elle ; on la courtise, on l’entoure d’hypocrites sympathies, pour l’écraser plus sûrement au moment venu. Envers la Porte, rien de tout cela. Qu’on interroge l’histoire, on verra qu’entre les Ottomans et les autres peuples européens il y a toujours eu, en dépit même des traités d’amitié, une ligne de démarcation profonde, et cette barrière n’est pas tombée depuis que nos habillements ont remplacé à Constantinople le haïk et le caftan.

Il n’existe pas d’hommes au monde plus en contradiction avec eux-mêmes que les Turcs : ils ont une apparence énergique, sévère, et ils sont extrêmement sensuels. On les voit, aux jours de combat, braver la mort sans manifester la moindre crainte, et quelques heures après ils trembleront devant une vague en courroux ou devant un mauvais présage. C’est un singulier mélange de courage et de pusillanimité, de témérité et de lâcheté, de crédulité et de ruse, de grandeur et de bassesse.

Le Coran est devenu pour les Turcs le plus grand ennemi des réformes. Il a été, même dans ses belles pages, mal compris, mal interprété. Les musulmans en ont fait une encyclopédie ridicule, qui répond à tout ; ils en répètent à chaque heure les versets machinalement et en suivent aveuglément les préceptes. L’ignorance des Turcs, leur confiance illimitée en leur livre par excellence, sont telles, que, suivant eux, tout s’y trouve : religion, histoire, sciences, littérature.

Que d’exemples viendraient à l’appui, si l’on osait les citer !

Deux musulmans dissertent gravement dans un café sur les grandes inventions de l’Occident, dont un faible écho est parvenu jusqu’à eux :

– Sais-tu, dit l’un, que les giaours savent allumer l’air (le gaz) et correspondre avec l’étincelle ?

– Par Mahomet ! répond l’autre, je n’en crois rien, mais il est facile de s’en assurer.

– Comment cela ?

– Consultons le Coran.

Et le grand livre est immédiatement interrogé.

Il y a une dizaine d’années, lorsque la photographie fit le voyage de la Turquie, les bons musulmans voulurent se mettre au fait de la nouvelle découverte et feuilletèrent en toute hâte le Coran. Ne trouvant rien qui répondît à leurs recherches, beaucoup refusèrent de se placer devant cette terrible lunette qui, en reproduisant leurs traits, leur paraissait – peut-être à juste titre – prendre la meilleure partie d’eux-mêmes. D’autres entraient résolument chez nos photographes, décrochaient le premier portrait venu appendu à la muraille et l’emportaient, persuadés qu’ils avaient leur propre image.

Si l’on veut être plus complètement édifié sur le degré de savoir des populations musulmanes, que l’on ait recours au magnifique ouvrage de M. Viquesnel, qui a vu les Turcs avec la bienveillance d’un écrivain de 1855, et qui avoue, néanmoins, qu’en 1851 il ne se trouvait pas 900 élèves dans les six écoles de la Turquie !

Les Turcs ne sont pas des enfants que l’on peut redresser par des conseils, ce sont des vieillards gangrenés et vicieux ; ils ne méritent pas de bienveillance.

Qu’on lise l’histoire des États musulmans, dit éloquemment M. d’Escayrac de Lauture ; qu’on regarde le trône ou qu’on jette les yeux sur le peuple, on ne voit, d’une part, qu’exactions et massacres ; de l’autre, que complots, trahisons, régicides : c’est toujours la même tyrannie, tempérée par le meurtre des grands, qui tombent, non point victimes de jugements hypocrites, mais dupes de leur propre entourage. – Aux yeux de la loi musulmane, le souverain légitime est celui qui règne ; celui qui le tue est aussi légitime que lui. Le prince peut être adonné à tous les vices ; l’impiété publique lui est seule interdite. Il n’y a pas d’aristocratie dans l’Islam ; le despotisme, d’ailleurs, repousse tous ceux que leur naissance, leur fortune, leur mérite rendent indépendants et dangereux. Dans un État aussi barbare que la Turquie, les distinctions basées sur le savoir n’existent guère ; car l’ignorance est à peu près égale pour tous. Les magistrats connaissent quelques lois, mais ils ignorent tout comme les autres ce qui dépasse les limites de l’empire et même celles de la province dans laquelle ils vivent.

Le caprice et la sottise des princes livrent l’État aux mains les plus indignes. Mustapha Ier faisait amener les passants et s’amusait à les nommer aux plus hauts emplois, pour jouir de leur surprise. Tantôt le vizir est un jeune garçon employé dans un café, et dont le Sultan a remarqué la bonne mine ; tantôt c’est un fendeur de bois aux robustes épaules, comme Kalaïli-Ahmed ou Mohammed-Baltadji ; tantôt un rameur du sérail, comme Khodja-Ibrahim ; très souvent, comme Daltaban, le premier ministre ne sait ni lire ni écrire.

L’éducation populaire est à peu près nulle. Quant à l’instruction supérieure, elle existe en principe, mais en réalité, non. Cependant, quelques écoles spéciales fondées sur les méthodes françaises comptent quelques élèves : les Turcs y forment, à leur façon, des médecins et des officiers.

La religion est-elle bien vivante chez les Ottomans ? – Non ; elle n’est que superficielle. Les Turcs ont-ils un grand respect pour le clergé ? – Non ; nulle part, peut-être, il ne jouit de moins d’influence. – Que vénèrent donc les Osmanlis ? – Les hommes de lois, les gens de police et de justice, qui leur rappellent la bastonnade.

Honneur aux cadis, administrateurs de la police ! honneur aux muftis, docteurs ou interprètes de la loi ! honneur également au cheikh-ul-islam et aux mollahs !

Quant aux imams (prêtres), ils n’ont qu’une très faible autorité. À peine rétribués par les dotations des mosquées, pauvres, ignorants, confondus dans la masse du peuple, obligés souvent de recourir à des professions manuelles pour suppléer à l’insuffisance de leur revenu, ils sont relégués dans les derniers rangs du corps des ulémas. Ils se partagent en cinq classes : les cheiks, professeurs qui ont leur chaire dans une mosquée ; – les khatibs, chargés de lire, au nom du Sultan, la prière officielle du vendredi, c’est-à-dire le khoutbé ; – les imams, auxquels est dévolu le service ordinaire de la mosquée, ainsi que l’accomplissement des cérémonies relatives aux mariages et aux funérailles ; – les muezzins, qui, du haut des minarets, annoncent les heures de la prière ; – les kaïms, chargés du soin de l’intérieur de la mosquée.

II

Des maîtres passons aux sujets. Examinons de près cette foule de raïas qui, ravalés par les Osmanlis et traités en vil troupeau, n’en possèdent pas moins la suprématie intellectuelle.

Au premier rang se trouvent les Grecs, au nombre de 2 000 000, suivant M. Viquesnel ; ils partagent avec les musulmans la même atmosphère, le même sol, la même demeure, sans se fusionner, du moins moralement, car les enfants d’une Grecque et d’un Turc sont toujours de petits Turcs.

La carte ethnographique de notre compatriote G. Lejean montre, mieux que ne pourrait le faire la description la plus détaillée, ce singulier amalgame de population. On y voit les Grecs occuper tout le littoral de l’Archipel, de la mer de Marmara et de la mer Noire, depuis le golfe Lamiaque jusqu’aux portes de Varna. La Khalcidique est leur centre principal : ils l’habitent presque sans mélange. À quelques lieues, dans l’intérieur du continent, les Turcs forment, au milieu des Grecs, des espèces d’îlots. Pas de point de contact entre eux. Ils n’apparaissent nulle part agrégés les uns aux autres. C’est un archipel perdu au milieu d’un océan de peuples ; ou bien encore on dirait les épaves d’une grande nation, compacte en Asie, mais qui s’est brisée lorsqu’elle a voulu mettre le pied en Europe.

Les Grecs de la Turquie, d’après M. d’Escayrac de Lauture, sont intelligents, actifs, audacieux, sobres et économes. On leur reproche trop d’astuce, on leur reprocherait peut-être trop de crédulité et d’exaltation religieuse, si leur culte n’était pas un instrument de leur salut. C’est grâce à lui qu’ils ont su demeurer une nation et survivre aux ruines de leur empire.

Les musulmans les ont un moment entourés, opprimés, jamais écrasés. Les Grecs ont en eux cette sève du grand peuple qui ne s’éteint pas. De tout temps, on leur a accordé un esprit délicat, une intelligence raffinée, mais subtilement habile :

Timeo Danaos et dona ferentes.

Ces dispositions n’ont pas diminué au contact des Osmanlis. Forcés de vivre avec eux et ne pouvant être les maîtres par la force, ils ont voulu le devenir par la ruse.

Ces taches n’excluent cependant pas toutes nobles qualités. Ainsi, tandis que la plupart des Orientaux font de la femme tantôt une courtisane, tantôt une esclave, les Grecs lui ont accordé une place d’estime et d’honneur.

Si l’on demandait à la plupart des habitants de la Turquie quel est, suivant eux, le rôle de la femme :

Un Turc répondrait : une captive ;

Un Albanais : une esclave ;

Un Serbe ou un Monténégrin : une servante ;

Un Bulgare : une compagne ;

Un Juif : une ouvrière ;

Et un Grec : UNE SOUVERAINE.

III

Arrivons maintenant aux Albanais ou Skipétars, cette race aux muscles et au cœur de fer, qui s’abrite dans les montagnes de l’ouest et s’étend depuis la Serbie jusqu’à la Grèce. S’il est une population toujours virile, toujours guerroyante, malgré son ancienneté, c’est bien celle-ci. – Passionné pour l’indépendance, adorant la guerre, moins par amour de la gloire que par un penchant inné pour le pillage, méprisant les douceurs du foyer, frappant sans scrupule sa femme et ses enfants, téméraire, implacable dans la vengeance, cruel sans le savoir, n’ayant qu’un point d’honneur, celui de l’adresse, maniant admirablement la carabine et l’épée, l’Albanais, digne émule du Klephte, semblerait faire tache au milieu de la civilisation, si l’on ne pouvait prévoir quel rôle lui sera réservé dans les grandes questions historiques qui se résoudront un jour en Orient.

Les pays de montagnes ont un privilège : ils conservent les mœurs. Comme les fleuves qui fécondent ce monde, la liberté descend des régions élevées : les Albanais, malgré leurs défauts, serviront d’instrument la Providence.

Jusqu’à présent, à l’indépendance ils préfèrent le brigandage et la vendetta. Sans calomnier les Albanais, nous disaient dernièrement M. Lejean, il faut avouer qu’il est imprudent d’exposer leur vertu à la tentation d’un coup de main trop facile. Leurs balles frappent trop souvent indistinctement l’ennemi ou l’allié, lorsque ses vêtements ou ses bagages paraissent neufs et de bon aloi. Quant à la vendetta, elle passe, acharnée, sanglante, de génération en génération.

Les femmes concourent, par leurs exhortations, à exciter la haine, à souffler la discorde. Elles n’en sont, du reste, pas plus honorablement traitées ; les plus pénibles travaux leur sont réservés, et les cérémonies du mariage semblent consacrer les labeurs qui les attendent. Elles se mettent à genoux devant leurs maris, et, après avoir baisé leurs mains, elles déposent à leurs pieds un sac et une corde, emblème des soins qu’elles doivent prendre et des fardeaux qu’elles doivent porter.

Les Albanais sont organisés en tribus (phis ou phares). Les Tosques sont soumis à la Porte, de même que les Guègues du sud. Quant aux montagnards catholiques du nord, ils ne reconnaissent d’autre gouvernement que le leur ; ils ont un vèkil (représentant) auprès du pacha de Scutari.

On évalue à 1 500 000 le nombre des habitants de l’Albanie.

Étudions maintenant le Monténégro et la Serbie, c’est-à-dire le pays de l’indépendance, le pays que toutes les nations de la famille gréco-latine et de la famille slave considèrent comme destiné à donner le signal de l’affranchissement.

IV

Les Monténégrins ou Tsernagortses sont chrétiens et serbes ; ils habitent cette contrée montagneuse qui sépare l’Albanie de la Bosnie et qui ressemble à une forteresse construite par la nature.

Isolés, pendant des siècles, du reste du monde, ils ont conservé toute leur vigueur primitive. Leurs mœurs sont pures, leur foi politique est ardente. Comme les Serbes, en général, ils joignent à une vive et puissante intelligence un sentiment poétique très élevé, qui se traduit dans des chants ou pesmas empreints d’enthousiasme. Ces chants populaires sont toujours des hymnes guerriers, des appels à la vengeance, de farouches imprécations contre les Turcs. Il y a, dans l’âme du Monténégrin, de sombres passions, des pensées de meurtre et de carnage, qui fermentent sans cesse, et que la moindre étincelle peut faire éclater.

Mais si les Monténégrins sont durs et barbares, ils sont aussi les champions fidèles d’un principe dont la base est la reconstitution politique d’une nationalité. Il faut donc oublier leur passion pour la vendetta et même pour le brigandage, afin de ne voir en eux que les représentants d’une grande idée rénovatrice.

À toute heure, les pères rappellent à leurs fils l’histoire des temps passés et la gloire des combats. Sous le toit le plus humble, comme au foyer des chefs, les vieillards racontent à leurs enfants les évènements de la fatale journée de Kossovo (15 juillet 1389), témoin du désastre des Serbes et de la victoire des Turcs, qui, après ce grand engagement, firent tomber sous leur joug plus de dix millions de chrétiens. On entendit alors les bardes de la montagne chanter de hameaux en hameaux ces paroles : « Les Monténégrins ne pardonneront pas aux Osmanlis, non jamais ! – Non, ils ne leur pardonneront pas, eux qui tant de fois ont craché à la barbe du Prophète ! » Depuis, ce cri de vengeance est devenu un chant national !

Peu importe aux Tsernagortses de triompher par bravoure ou par ruse ; la gloire est, suivant eux, toujours aux vainqueurs. Ils combattent de préférence à la manière des guérillas espagnols ou des Kebaïles du Djerdjera, c’est-à-dire à l’affût derrière les rochers, le doigt sur la détente des armes à feu ou le handjar au poing, attendant le passage de quelque troupe ennemie.

Que de fois d’innocentes caravanes sont-elles tombées sous les balles infaillibles des défenseurs de la montagne ! En temps de guerre, par conséquent presque en tout temps, les Monténégrins transforment leur contrée en forteresse et ne permettent pas aux étrangers d’en franchir les limites.

Malheur donc aux voyageurs qui s’aventurent dans les défilés du Tsernagora ! Néanmoins, il peut leur être accordé une garantie, sauf-conduit bizarre qui prouve d’une manière éclatante l’étrange union que les Monténégrins font de la vertu et de la férocité.

Qu’une jeune fille réputée pour son innocence soit prise pour guide, les Monténégrins laisseront passer la caravane. On n’a jamais, de mémoire d’homme, enfreint cette remarquable institution. Mais, si la jeune personne a failli aux règles de l’honneur en se laissant séduire, les guerriers massacreront sans pitié les étrangers et s’empareront légalement du butin.

Ce dernier cas se présenta il y a quelques années, et eut de terribles conséquences. Un voyageur allemand demanda à un vieillard intègre, nommé Petrovich de vouloir bien prier sa fille de le guider dans la montagne. Petrovich, ne pouvant douter de la vertu de son enfant, y consentit. À quelques lieues de là, la caravane fut attaquée et anéantie. L’évènement mit en rumeur tout le Monténégro ; c’était pour la première fois qu’on violait l’institution.

Une enquête était commencée, lorsqu’un homme alla trouver le vladika et se déclara le principal auteur de l’agression. Il se justifiait en avouant qu’il avait entretenu des relations intimes avec la jeune personne prise pour conductrice, et qu’il n’avait, par conséquent, en rien enfreint les institutions de son pays en attaquant la caravane. Les juges l’acquittèrent ; mais un des frères de la malheureuse jeune fille le tua quelques jours après, le dépeça et revint porter la peau du misérable aux pieds mêmes de son père. Quant à la pauvre femme coupable, elle fut jugée et mise à mort par sa famille.

Au reste, dans cette contrée où la nature n’est ni moins sauvage ni moins âpre que les habitants, il n’est pas un seul défilé, un seul passage, qui n’ait été témoin de quelque drame. On pourrait faire, en s’aidant des souvenirs des habitants de la montagne, la topographie sanglante du Monténégro.

Au milieu de tous ces évènements tragiques, en voici encore un. Il montre que, s’il est encore de par le monde des femmes Spartiates, on les trouve au Monténégro.

Au lendemain de la bataille de Grahovo (1858), un homme revint dans la montagne et annonça à une femme tsernagortse que ses deux fils avaient été tués. La malheureuse mère, sans perdre de temps, se rend dans la sanglante plaine, ensevelit elle-même les deux cadavres, emporte leurs armes, et, de retour chez elle, les jette aux pieds de son mari en disant : « Tes deux fils sont morts, et voilà leurs fusils : maudite soit ton âme si tu ne les venges pas ! » L’homme, sans répliquer, saisit son fusil, passe la frontière et arrive sur le terrain au moment où les Turcs, écrasés partout, cherchaient à honorer leur défaite par quelques essais de résistance individuelle. Un groupe de Bosniaques tenait encore sous les ordres de Disdarévitch. Le Monténégrin perce droit à ce dernier, le combat, le tue, lui tranche la tête et la jette sanglante aux pieds de sa femme. « Eh bien ! mes fils sont-ils vengés ? s’écrie-t-il. – Oui, répondit-elle, mon cœur est plein de joie ! »

Harceler les Turcs a toujours été un des plus chers passe-temps des Monténégrins. C’était, il faut bien en convenir, une des grandes ressources du budget de certains guerriers. Pendant longtemps, pour chaque tête de musulman on recevait à Cettigne une prime, comme nos paysans pour une tête de loup. Puis, un vêtement venait-il à manquer, une carabine paraissait-elle vieillir, on descendait dans la plaine et l’on en rapportait des costumes neufs et des armes de rechange achetés à la pointe du yatagan ou avec quelque balle bien dirigée. L’espoir des razzias n’a pas peu contribué à entretenir la haine contre les Turcs.

L’histoire du Monténégro n’est, du commencement à la fin, qu’une longue énumération de combats et de vendetta. Un Code tout militaire régit les habitants ; tout y est établi en vue de la guerre. Depuis le règne d’Ivan (XVe siècle), il a été décidé que l’homme qui parlerait de traités de paix avec les infidèles serait puni du dernier supplice, et que le guerrier assez misérable pour manquer à la consigne, serait revêtu d’habits de femme et promené une quenouille à la main, pour être livré à la risée générale.

Du reste, ce châtiment, inscrit dans le Code, ne devait jamais être exécuté : il n’est pas un seul citoyen de la Montagne Noire qui ait failli à son devoir. – Ce fut Ivan le Noir qui fonda le monastère de Cettigne et qui éleva le Monténégro au rang qu’il occupe aujourd’hui ; ce prince entreprenant et courageux voulut marier son fils Maxime à la fille du doge de Venise : cette union projetée et qui échoua dans des circonstances très singulières, a donné lieu à un pesma des plus curieux et très populaire encore aujourd’hui ; en voici le début dans toute sa gracieuse naïveté :

« Ivan le Noir écrit au doge de la grande Venise : Apprends, ô doge ! que près de moi a fleuri le plus brillant œillet, comme près de toi la plus belle rose ; veux-tu que nous unissions l’œillet à la rose ? » Le doge vénitien répond favorablement, et Ivan se rend à Venise emportant trois charges d’or pour demander solennellement, au nom de son fils, la main de la belle latine. À la cour du doge, il prodigue son or en distribuant de riches présents, et les Latins conviennent avec lui que le mariage se fera aux vendanges suivantes. « Cher doge, dit en partant Ivan (qui cependant était un sage), cher doge, tu me verras bientôt revenir avec une escorte de six cents garçons d’honneur (svati) choisis parmi les plus beaux de mon pays ; s’il y en a parmi eux un seul qui soit plus beau que mon fils Maxime, ne me donne ni dot ni fiancée. » Le doge enchanté lui serre la main et lui présente la pomme d’or, symbole d’hyménée. Ivan retourne dans ses États.

Tout se présentait donc sous d’heureux auspices ; mais l’orgueilleux Ivan comptait sans la petite vérole, qui défigura bientôt après son superbe Maxime ; le brillant jeune homme de la veille, qui devait éclipser tous ses compagnons, risquait donc, au contraire, d’être éclipsé par les Monténégrins les moins heureusement doués. Désespéré de ne pouvoir répondre à son engagement, Ivan se renferme dans ses montagnes et ne veut plus entendre parler de fiançailles ; – cependant, le doge de Venise, étonné du silence du chef montagnard, lui envoie ce message significatif, quoiqu’en langage figuré : « Lorsque tu enclos de haies une prairie, il faut que tu fauches ou que tu l’abandonnes à un autre, afin que son herbe fleurie ne périsse pas sous la neige. Lorsqu’on a obtenu la main d’une jeune fille, il faut la venir chercher… » Jaloux de tenir sa parole, Ivan imagine un stratagème : il convoque les plus nobles jeunes gens de sa nation, choisit le plus beau d’entre eux, le voïvode Obrehovo Diouro, lui ordonne de suivre de point en point le rôle difficile qu’il aura à jouer. – Ce rôle était celui-ci : il avait à épouser en apparence la fille du doge, et, pour prix de ce service, il garderait la moitié des présents de noce.

« Tout était habilement réglé, l’on partit : la réception fut brillante et fit époque à Venise ; le fils supposé d’Ivan fut couvert d’armes de la plus grande valeur, et reçut de la main même de sa fiancée une chemise tissée de fil d’or et de fil de lin ; – au retour dans leur pays avec la fille du doge, la vérité se fit jour : la jeune mariée apprit que son véritable fiancé n’était pas le beau Diouro, mais le fils d’Ivan, Maxime le défiguré. – Une femme ordinaire se serait peut-être plainte du changement ; mais la Vénitienne répondit : "Que Dieu soit béni ! si son visage n’est plus beau, ses yeux sont purs et clairs, son esprit droit, son cœur noble. " Une femme ordinaire aurait aussi probablement abandonné à Diouro les vêtements dont on l’avait affublé pour jouer son rôle ; mais la Vénitienne était déjà trop bonne Monténégrine pour cela, elle réclama impérieusement la restitution des présents et surtout la chemise tissée d’or ; Diouro refusa.

Écoute, dit-elle alors avec indignation à Maxime, dussent mille tronçons de lances devenir ton cercueil, il faut que tu combattes pour reprendre ce trésor ; sinon je retourne la bride de mon cheval et je le pousse jusqu’au rivage de la mer. Là, je cueillerai une feuille d’aloès ; avec sa pointe je déchirerai mon visage, et avec le sang qui coulera de mes joues, j’écrirai à mon père une lettre que mon faucon portera rapidement à la grande Venise, et mes fidèles Latins accourront pour me venger. »

« Le bouillant Maxime n’écoute que sa fureur, s’élance à la poursuite du beau voïvode Diouro, et le tue. – De là, grande rumeur dans la montagne. – Deux camps se forment ; un combat terrible s’engage et les rares guerriers qui survivent, rapporte le pesma, marchent jusqu’aux genoux dans le sang des morts. Maxime, après avoir vu mourir la plupart des siens, s’enfuit vers Zabliak, répudie sa femme, gagne ensuite Constantinople, renonce à la religion chrétienne et se fait mahométan. Le Sultan l’élève aux dignités les plus élevées, le nomme gouverneur de Scutari et en fait un mortel ennemi du Monténégro. »

Depuis ces mémorables évènements, les épées sont rarement demeurées inactives ; vainqueurs ou vaincus, les montagnards recommencent les hostilités. – De 1410 jusqu’à notre époque, ils furent plus de cinquante fois en guerre avec les armées turques. L’habitude des combats est tellement enracinée dans tous les esprits, que je ne doute pas qu’ils ne soient ainsi arrivés, à l’exemple des Albanais, à être cruels et farouches sans le savoir.

Ainsi, lorsque Daniélo se maria, on voulut fêter dignement le joyeux avènement de la princesse. Les sénateurs du pays et les autres dignitaires se réunirent et furent unanimes sur le choix du présent qui serait fait à la belle mariée. À cet effet, on envoya une troupe d’intrépides guerriers dans les territoires turcs. Le lendemain, lorsque la princesse se mit à sa fenêtre, elle poussa un cri d’horreur et faillit s’évanouir. La gracieuseté qu’on lui avait préparée n’était autre qu’un chapelet de têtes turques fraîchement coupées, et qui, pour récréer sa vue, avaient été placées sur la grande tour nationale de Cettigne.

Les Monténégrins sont peu nombreux ; leur chiffre total ne dépasse pas 140 000 hommes ; mais leur armée n’en est pas moins, relativement, considérable ; car, aux premiers cris de guerre, vieillards, enfants, femmes, tous prennent l’épée et le mousquet pour défendre la montagne ; cependant on peut évaluer à 20 000 les Tsernagortses toujours prêts à combattre ; le prince Daniélo a beaucoup concouru à en augmenter le nombre ; avant lui, la force armée ne s’élevait guère qu’à 12 000 hommes.

Il y avait, dans ce célèbre vladika, l’homme d’action doublé du souverain sympathique ; il savait à la fois inspirer de la confiance et relever le nom monténégrin aux yeux de l’Europe. Il était aimé de toutes les populations serbes, qui le regardaient comme un futur libérateur. Le fait suivant, que nous extrayons de l’ouvrage de M. Delarue, montre à la fois le prestige qu’il exerçait et l’espèce de fanatisme de certains montagnards.

Vers le milieu de 1857, les Turcs s’étaient emparés de plusieurs villages de l’Herzégovine et en avaient chassé les habitants chrétiens. Le soir même de l’expédition, plusieurs soldats étaient entrés dans une maison et s’y étaient fait apporter des vivres et de l’eau-de-vie. À la lueur du foyer, les Turcs aperçurent dans un coin un homme blessé et comme endormi. – « Qui es-tu, lui crièrent-ils ? D’où viens-tu ? » Le blessé se relève d’un bond et répond fièrement : « Je suis Lulla Voukalovitch de Krouchevuza. » Puis, s’emparant de la bouteille d’eau-de-vie, il s’écria : « Je bois au glorieux Daniélo, prince du Monténégro, votre ennemi et notre sauveur ! » Avant que les Turcs, stupéfaits de tant d’audace et d’un tel sang-froid, eussent pu se servir de leurs armes, Lulla avait franchi la porte et disparaissait dans l’obscurité de la nuit.

Le neveu de Daniélo, le prince Nicolas, qui n’a pas encore assez régné pour pouvoir, être jugé, a su, dès son avènement, se concilier l’affection de ses sujets en suivant la même voie que son prédécesseur. Au moment d’être proclamé, il exposa nettement son plan de conduite, et il ne s’en est pas départi un seul jour. Ceux qui attendent beaucoup de lui n’oublient pas ses premières paroles : « Là où notre prince bien-aimé a marché, a-t-il dit, je marcherai. Ce qu’il a voulu, je le veux ; ce qu’il aime, je l’aime. Je réaliserai le glorieux avenir qu’il a préparé ! »