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Extrait : "L'analyse de l'esprit humain nous a démontré que son développement naturel aboutit à quatre points de vue fondamentaux, qui le mesurent et le représentent tout entier. Ces quatre point de vue, dans leur expression scientifique, donnent quatre systèmes élémentaires, le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Et, comme l'histoire de la philosophie est la manifestation de l'esprit humain dans l'espace et dans le temps, il faut bien qu'il ait..."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
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Seitenzahl: 535
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Voici de nouveau ces leçons de 1828 et 1829, si amèrement censurées par les uns et si vivement applaudies par les autres, durant cette courte et brillante époque de la Restauration à laquelle est attaché le nom de M. de Martignac. Il nous semble qu’aujourd’hui, à la distance de plus de trente années, nous en pouvons parler nous-même avec une vraie impartialité.
Pour être équitable, il faut un peu se mettre à notre place et se rappeler ce temps, si différent du présent.
Mes amis et moi nous sortions de la longue disgrâce qui, de 1820 à 1827, avait successivement atteint tout ce qui était libéral en France. M. Royer-Collard avait quitté la présidence du conseil de l’instruction publique, et on l’avait chassé du conseil d’État. On avait suspendu mon cours et celui de M. Guizot. Mes liaisons avec M. de Santa-Rosa, le noble chef de la révolution piémontaise de 1821, m’avaient rendu suspect à la triste police de M. Franchet, et elle m’avait dénoncé à celle de l’Allemagne pendant un voyage que je fis alors au-delà du Rhin. Accusé de je ne sais plus quelles extravagances, arrêté à Dresde, jeté en prison à Berlin, tenu au secret le plus rigoureux pendant plus de six mois, ma conduite en cette circonstance, les premières rudesses, puis la loyauté du gouvernement prussien qui s’était plu à reconnaître qu’on l’avait trompé, ses offres généreuses, celles du roi des Pays-Bas, mon refus de me séparer de mon pays dans la douloureuse épreuve qu’il traversait, tout cela m’avait composé une renommée bien au-dessus de mon mérite ; en sorte qu’après les élections de 1827, qui renversèrent le ministère de M. de Villèle et portèrent M. Royer-Collard, l’élu de sept collèges, à la présidence de la Chambre des députés, la nouvelle administration s’empressa de me rappeler avec M. Guizot à la Faculté des lettres, et nous reprîmes nos cours presque en triomphateurs.
Il n’est pas aisé, dans nos jours d’abaissement et d’affaissement intellectuel, de se faire une idée de la noble ardeur qui enflammait alors le génie français dans les lettres et dans les arts, aussi bien qu’en politique. L’esprit public faisait des chaires de M. Guizot, de M. Villemain et de la mienne, de véritables tribunes. Depuis les grands jours de la scolastique au douzième et au treizième siècle, il n’y avait pas eu d’exemple de pareils auditoires dans le quartier Latin. Deux à trois mille personnes de tout âge et de tout rang se pressaient dans la grande salle de la Sorbonne. Cette foule immense agissait inévitablement sur le professeur, animait, élevait, précipitait sa parole. Ajoutez qu’aussitôt prononcée, chaque leçon, sténographiée et à peine revue, paraissait bien vite, se répandait d’un bout de la France à l’autre, et devenait dans la presse le sujet d’une ardente polémique. Faut-il donc juger de tels cours comme des livres composés à loisir dans le silence du cabinet, et doit-on s’étonner d’y rencontrer bien des répétitions, bien des disparates, un style inégal, des mouvements abrupts, enfin l’improvisation prise en quelque sorte sur le fait, et jetée au vent de la publicité avec ses innombrables défauts ?
Mes premières leçons, celles de l’été de 1828, se ressentent fort, j’en conviens, de la promptitude avec laquelle M. Guizot et moi nous crûmes devoir faire usage de la parole qui nous était rendue.
Faute du temps nécessaire à une juste préparation, je dus prendre un sujet très général, qui ne demandât aucune recherche, aucun travail préliminaire, une Introduction à l’histoire de la philosophie, où les plus hautes questions furent abordées avec bonne foi et courage, et les solutions qu’en donnait la philosophie nouvelle exposées à grands traits, bien plus que véritablement établies. Sans venir ici témoigner contre moi-même, je n’ai pas besoin d’une grande modestie pour reconnaître que dans ce cours, tout à fait improvisé, il y a plus d’une proposition hasardée et des excès de langage que j’aurais fait bien volontiers disparaître, si la calomnie en les envenimant ne me les avait rendus irrévocables. L’honneur ne m’a pas permis de me corriger, et j’ai dû tout conserver pour n’avoir pas l’air de rien dérober à une critique ennemie. Je n’ai changé que des détails sans importance ; les passages incriminés subsistent, avec quelques noies explicatives et des éclaircissements tirés de mes propres écrits, antérieurs et postérieurs à ces leçons.
Oui, j’ai défendu, avec un peu de vivacité peut-être, l’indépendance de la philosophie, les droits de la lumière naturelle qui a découvert aux hommes assez de vérités, ce semble, et fait d’asse grandes choses dans le monde. Mais n’oubliez pas que c’était alors le temps de la guerre violente que faisait à la raison humaine l’abbé de Lamennais, et à sa suite tout ce qu’il y avait de jeunes talents dans le clergé. N’oubliez pas aussi que la philosophie n’avait pas été combattue seulement en paroles, et que j’attestais moi-même la proscription qu’elle avait soufferte. Mais à Dieu ne plaise que jamais il soit entré dans mon esprit et dans mon cœur la pensée vulgaire et coupable de rendre au christianisme le mal qu’on m’avait fait en son nom ! Ici, comme partout ailleurs, je montre pour la religion chrétienne un respect que nulle épreuve n’a troublé ni diminué, parce qu’il est emprunté à mes convictions les plus intimes et à la philosophie elle-même.
Encore un aveu, et qui ne me coûte point. J’avais autrefois rencontré à Heidelberg, encore obscur mais déjà rempli de vastes desseins, celui qui devait être M. Hegel. Sans le bien comprendre, dès 1817 je l’avais en quelque sorte deviné et annoncé. Je le retrouvai en 1824, à Berlin, à la tête d’une école florissante, et en 1826 il était venu me faire visite à Paris. J’aimais M. Hegel ; j’admirais la vigueur de son esprit, et cette fermeté imperturbable avec laquelle il appliquait l’ancien système de M. Schilling, méthodiquement développé, à toutes les parties des connaissances humaines, même à celles qui s’y prêtaient le moins ; par exemple, à l’histoire de la philosophie, où M. Hegel comme M. Schelling n’avait que des vues fort générales, sans nulle étude approfondie. En 1828 j’étais encore trop près de mes souvenirs d’Allemagne pour que les grandes généralisations et les formules un peu altières auxquelles j’étais accoutumé ne déteignissent pas un peu, si on me passe cette expression, sur ma pensée et sur mon langage ; et il se peut que mes paroles aient quelquefois présenté à des esprits prévenus ou peu familiers avec ces matières délicates, l’apparence d’une doctrine assez favorable au panthéisme. Mais certes jamais apparence ne fut plus loin de la réalité ; car, bien avant 1828, l’amitié dont m’honorait M. Schelling m’avait fait connaître le changement, ou, si l’on veut, le développement nouveau qui s’était fait dans ce grand esprit, et j’y avais fort applaudi. J’avais l’habitude, même avec M. Hegel et ses plus dévots disciples, de me licencier un peu sur le compte de ce fameux Être en soi, das reine Seyn, pur de toute détermination, et qui par une suite de métamorphoses merveilleuses devient le principe de toute détermination, de la qualité comme de la grandeur. Partout dans notre enseignement de 1828 et de 1829, comme dans celui de 1815 à 1821, règne la doctrine la plus opposée au panthéisme, celle de l’intelligence, comme enfermant la conscience et la personnalité ; en sorte qu’il faut choisir entre un Être premier, dépourvu d’intelligence, s’il est sans personnalité et sans conscience, ce qui est l’athéisme ordinaire, et un Être premier, véritablement intelligent, qui se connaît lui-même, ainsi que l’univers et l’homme, et préside à la destinée de son ouvrage. C’est là le théisme à proprement parler : quelques inexactitudes de détail, loyalement expliquées, ne l’altèrent point ; il est le fond permanent de tous nos écrits, l’âme de notre philosophie. Qui le professe est avec nous ; qui s’en écarte est contre nous, eût-il été jadis dans notre auditoire et nous fût-il cher à d’autres titres. Le spiritualisme n’est qu’un mot s’il n’aboutit à un théisme nettement déclaré et solidement établi. Voilà pourquoi la philosophie française de M. Royer-Collard et de M. de Biran, celle qui veut bien nous reconnaître pour interprète et nous permettre de la guider à travers les écueils semés sur sa route, n’a rien à voir avec la philosophie d’au-delà du Rhin. Comme nous le disions il y a près de vingt années : « À mesure que la philosophie allemande s’est plus développée et que nous l’avons mieux connue, nous nous en sommes séparé plus ouvertement, et on peut dire que l’école qui se prétend aujourd’hui héritière de M. Hegel n’a pas d’adversaires plus décidés que mes amis et moi pour la forme, pour les principes comme pour la méthode. »
Les leçons de 1829 présentent, on a bien voulu le reconnaître, un tout autre caractère que celles de la précédente année. La préparation nécessaire, qui nous avait manqué jusqu’alors, nous ayant été permise, nous pûmes choisir des sujets précis et bien déterminés sur lesquels s’établit un sérieux et régulier enseignement, qui, en rappelant et continuant nos cours de 1815 à 1821, en étendit la portée, en agrandit l’influence. L’analyse et la dialectique reprirent le rang qui leur appartenait à côté de l’histoire. Les trop éclatants succès de 1828 servirent du moins à retenir la foule et à lui faire supporter des expositions plus solides que brillantes et des discussions sévères. C’était un assez curieux spectacle de voir un si nombreux auditoire assister avec un intérêt soutenu à l’examen critique des diverses écoles de l’Inde, de la Grèce, du Moyen Âge et des temps modernes, et à l’analyse méthodique et détaillée des idées de l’espace et du temps, de l’infini, de la personnalité, de la cause, du bien et du mal. Ces nouvelles leçons, fort différentes de leurs aînées, ont fait autrefois quelque bien, et nous avons l’espoir que les deux volumes qui les représentent en feront encore.
Le premier de ces volumes offre une esquisse de l’Histoire générale de la Philosophie, depuis ses plus faibles commencements jusqu’au dix-huitième siècle, qui devait être le sujet spécial du cours. Oserons-nous dire que cette esquisse, si imparfaite qu’elle soit, a jeté en France les fondements de l’étude vraiment philosophique de l’histoire de la philosophie ? Tous les systèmes y sont ramenés à quatre systèmes élémentaires, qui ont de si fortes racines dans la nature humaine qu’elle les reproduit sans cesse. Leur lutte constante est le fond même de l’histoire. Discerner en eux le vrai et le faux, le faux qui passe et le vrai qui dure ; mettre à profit les erreurs en montrant les causes, à savoir l’exagération même du vrai, l’ambition des principes absolus, l’imprévoyance et la précipitation de l’esprit humain ; surtout recueillir les vérités qui sont nécessairement dans tout système un peu célèbre, qui l’ont fait naître et qui l’ont soutenu, et porter ces vérités dégagées, épurées, réunies à la lumière de notre siècle, comme l’enfantement légitime du temps, ainsi que parle Bacon, le legs du passé et la dot de l’avenir, telle est, selon nous, la tâche de l’historien philosophe, telle est l’œuvre ou du moins tel est l’objet de l’éclectisme. L’éclectisme n’est point un système, c’est une méthode, une certaine manière de considérer les choses, trop élevée sans doute pour être populaire et courir le monde, mais aussi trop raisonnable pour être entièrement nouvelle. L’éclectisme est déjà, en effet, dans Platon et dans Aristote, autant et mieux que dans Plotin lui-même Au faîte du plus grand siècle qui fut jamais, Leibniz croit se proposer un assez haut dessein de chercher et de rassembler les membres épars de la philosophie immortelle disséminée à travers tous les systèmes : son école est ouvertement éclectique. L’éclectisme, c’est l’intelligence en histoire, c’est le discernement assuré du vrai et du faux, fondé sur l’expérience des siècles. Il n’étouffe pas sous l’érudition, comme on l’a prétendu, la vraie, la grande originalité, qui vient de Dieu, mais il confond la petite et la fausse, née d’une vanité impuissante. Il ne coupe pas les ailes au génie, mais il le protège contre les attraits des principes extrêmes dont l’histoire montre la fragilité. Il recommande la modération, si nécessaire à la force. Il enseigne la prudence et la sagesse, auxquelles seules la durée a été promise dans la philosophie comme dans tout le reste. Où est aujourd’hui, je vous prie, cet insolent système qui un moment éblouit et pensa subjuguer l’Église, qui se vantait d’avoir mis à jamais la religion au-dessus de toute controverse en foulant aux pieds la raison, en lui refusant le pouvoir d’arriver par elle-même à aucune vérité, en proscrivant à tort et à travers toute philosophie, la bonne comme la mauvaise et la bonne plus encore que la mauvaise, comme plus capable de séduire l’humanité ? Son auteur même l’a répudié, pour se jeter dans un autre excès : esprit puissant et extravagant, qui ne pouvait habiter que des abîmes. Et qu’est aussi devenue cette métaphysique hégélienne qu’on nous donnait, pendant les jours néfastes de 1848, comme le dernier mot, non seulement de la philosophie allemande, mais de toute spéculation philosophique, et qui n’était qu’un renouvellement passager d’un mal, hélas ! trop ancien, le vieil athéisme, rajeuni sous le nom de panthéisme, et décoré des livrées de la démagogie ? L’éclectisme n’a connu ni ces triomphes éphémères, ni ces chutes profondes. En dépit des attaques qui lui ont été prodiguées par tous les partis extrêmes, il a résisté comme le sens commun, et il est encore la lumière du petit nombre d’hommes qui ont consacré leurs veilles à l’histoire de la philosophie. On a remarqué axant nous que s’il périssait avec nos ouvrages, on le retrouverait dans beaucoup d’historiens qui s’en inspirent en le combattant.
N’étant point ici retenu par des scrupules d’honneur, comme pour nos leçons de 1828, nous avons pu corriger plus d’une erreur qui nous était échappée, réparer quelques lacunes, et soit dans les notes, soit dans le texte même, étendre et fortifier diverses parties de cette esquisse, particulièrement tout ce qui se rapporte à la grande philosophie du dix-septième siècle, à Descartes, à Spinoza, à Malebranche, à Leibniz.
Nous avertissons aussi le lecteur studieux qu’il peut se fier à la scrupuleuse exactitude de nos citations. Il n’y en a pas une qui soit de seconde main. Nous les avons tirées, non des historiens qui nous ont précédé, mais des auteurs eux-mêmes, dans les éditions les meilleures et quelquefois les plus rares, que des recherches assidues nous ont permis de rassembler.
Le second volume de l’année 1829 (le troisième de cette collection) est consacré à l’examen critique de la PHILOSOPHIE DE LOCKE. L’état de la philosophie en France, où les restes de l’école de Condillac et des Encyclopédistes du dix-huitième siècle s’agitaient contre la philosophie nouvelle, nous imposait cet examen qui, à travers Locke, atteignait ses modernes disciples, et couvrait l’école spiritualiste en livrant un sérieux combat à ses adversaires. Sans doute, avant nous, Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, avait donné une admirable réfutation de Locke ; mais cette réfutation, très solide en elle-même, avait perdu son autorité par le mélange des hypothèses leibniziennes, depuis longtemps abandonnées et décriées, la monadologie et l’harmonie préétablie. Il fallait une critique nouvelle pour des temps nouveaux : celle-ci a été jugée capable d’arrêter un esprit sincère à l’entrée ou sur la pente du sensualisme. On n’ose rappeler l’éloge qu’en a fait le plus grand critique de notre temps, sir William Hamilton. Un philosophe américain, M. Henry, en a tiré un traité complet de psychologie qui sert aujourd’hui de manuel de philosophie dans la plupart des universités américaines. En Angleterre, ce volume a été le sujet d’une vive et utile controverse qui dure encore. Notre illustre maître, le juge austère et vénéré de nos intentions et de nos travaux, M. Royer-Collard, considérait comme les moins imparfaits de nos ouvrages, les moins indignes de le rappeler, la PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE et la PHILOSOPHIE DE KANT, dans nos premiers cours, et cette PHILOSOPHIE DE LOCKE qui couronne les seconds.
La révolution de Juillet a mis fin à nos leçons publiques, mais non pas à notre carrière de professeur. Nous l’avons poursuivie, de 1830 à 1840, dans les conférences que nous faisions à l’École normale, quand nous avions l’honneur de diriger cette grande école. Nous étions ramené pour ainsi dire à notre berceau ; c’est là que nous avions commencé, c’est là que nous avons terminé notre enseignement. Ces sérieuses et intimes conférences comprennent et représentent l’âge mûr de notre vie et de notre pensée. On en peut voir des traces de plus en plus marquées dans les écrits que nous avons publiés depuis 1830. Mais leurs meilleurs fruits ont été ces excellents élèves devenus à leur tour des maîtres dignes de continuer leurs devanciers. C’est à eux, comme à leurs rivaux dans les luttes de l’agrégation et dans les concours académiques, qu’il appartient de défendre et d’honorer la philosophie sortie du sein de l’Université. Quand on est arrivé à l’âge du repos, on peut remettre avec confiance ses armes à une pareille milice. Cæstus artemque repono.
V. COUSIN.
1er février 1861.
De la méthode d’observation et d’induction dans l’histoire. – Que l’induction, appuyée sur l’observation de tous les faits antérieurs de l’histoire de la philosophie, divise d’abord la philosophie du dix-huitième siècle en quatre systèmes. – Confirmation de l’induction par les faits propres au dix-huitième siècle : que toutes les écoles européennes s’y divisent en quatre écoles, sensualiste, idéaliste, sceptique, mystique. Division de ce cours en quatre parties correspondantes. – Ordre du développement de ces quatre écoles, et par conséquent ordre à suivre dans leur exposition. – Esprit de ce cours. Son suprême objet.
L’analyse de l’esprit humain nous a démontré que son développement naturel aboutit à quatre points de vue fondamentaux, qui le mesurent et le représentent tout entier. Ces quatre points de vue, dans leur expression scientifique, donnent quatre systèmes élémentaires, le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Et, comme l’histoire de la philosophie est la manifestation de l’esprit humain dans l’espace et dans le temps, il faut bien qu’il y ait dans l’histoire tout ce qui est dans l’esprit humain : aussi, d’avance, n’avons-nous pas craint d’affirmer que l’histoire de la philosophie reproduirait constamment ces quatre systèmes.
Ce n’est pas là une méthode hypothétique, c’est une méthode rationnelle, comme dit Bacon ; elle consiste à aller de l’esprit humain, qui est la matière de l’histoire, à l’histoire, qui est la manifestation la plus sûre de l’esprit humain, et à conclure de l’un à l’autre. Et nous ne nous sommes pas borné à la méthode rationnelle, nous y avons joint la méthode expérimentale : nous avons interrogé l’histoire comme nous avions fait l’esprit humain. Nous avons mis sous vos yeux toutes les grandes époques de l’histoire de la philosophie ; on vous a montré successivement l’Inde, la Grèce, le Moyen Âge, la renaissance, et tout le premier âge de la philosophie moderne, depuis les premières années du dix-septième siècle jusqu’en 1750. Non seulement j’ai parcouru avec vous toutes ces époques, mais j’ai la conscience de n’avoir omis dans chacune d’elles aucune école importante, ni dans chacune de ces écoles aucun système célèbre ; et l’histoire est constamment venue se résoudre dans le cadre même que nous avait fourni l’analyse de l’esprit humain. Le dernier résultat des expériences de l’histoire a été le retour périodique des quatre systèmes qui se tiennent intimement sans se confondre, et se développent inégalement mais harmonieusement, et toujours avec un progrès marqué. Que manque-t-il donc pour que nous ayons le droit de convertir ce retour constant en une loi de l’histoire ?
Rappelez-vous par quels procédés et à quelles conditions on obtient une loi dans l’ordre physique. Lorsqu’un phénomène se présente avec tel caractère dans telle circonstance, et que, la circonstance changeant, le caractère du phénomène change aussi, il s’ensuit que ce caractère n’est point la loi du phénomène ; car ce phénomène peut être encore, alors même que ce caractère n’est plus. Mais si ce phénomène se présente avec le même caractère dans une suite de cas nombreux et divers, et même dans tous les cas qui tombent sous l’observation, on en conclut que ce caractère ne tient pas à telle ou telle circonstance, mais à l’existence même du phénomène. Tel est le procédé qui donne au physicien et au naturaliste ce qu’on appelle une loi. Quand une loi a été ainsi obtenue par l’observation, c’est-à-dire par la comparaison d’un grand nombre de cas particuliers, l’esprit en possession de cette loi la transporte du passé dans l’avenir, et prédit que, dans toutes les circonstances analogues qui pourront avoir lieu, le même phénomène se reproduira avec le même caractère. Cette prédiction, c’est l’induction : l’induction a pour condition nécessaire une supposition, celle de la constance de la nature ; car ôtez cette supposition, admettez que la nature ne se ressemble pas à elle-même, la veille ne garantit pas le lendemain, l’avenir échappe à la prévoyance, et toute induction est impossible. La supposition de la constance de la nature est la condition nécessaire de l’induction : mais, cette condition accomplie, l’induction, appuyée sur une observation suffisante, a toute sa force. Dans l’ordre moral, les mêmes procédés sévèrement employés conduisent aux mêmes résultats, à des lois qui donnent également au moraliste et au politique le droit de prévoir et de prédire l’avenir. Étant données toutes les époques de l’histoire de la philosophie, qui sont autant d’expériences sur lesquelles peut porter l’observation en ce genre, quand toutes ces expériences, si différentes qu’elles soient par les circonstances extérieures, nous ont toujours offert le même phénomène avec le même caractère, c’est-à-dire le retour constant de quatre systèmes élémentaires, distincts l’un de l’autre et se développant l’un par l’autre, je le demande, que manque-t-il pour que nous ayons le droit de considérer ce résultat comme la loi même du développement de l’histoire de la philosophie ? Dira-t-on que l’observation repose sur un trop petit nombre de cas ? Mais nous avons commencé par l’Orient, et nous avons été jusqu’en 1750 : nous avons cinq grandes expériences, dont l’une embrasse douze cents ans. L’observation porte donc sur un assez grand nombre de cas particuliers ; elle porte au moins sur tous les cas existants ; nous n’en avons omis aucun : chaque grande expérience philosophique a présenté le même caractère, la division en quatre systèmes élémentaires. Reste une seule condition à remplir, à savoir la supposition de la constance de l’esprit humain, supposition aussi nécessaire ici que celle de la constance de la nature dans l’ordre physique. Mais à quel titre le physicien supposerait-il plutôt la nature physique constante à elle-même, que le métaphysicien l’esprit humain constant à lui-même ? C’est sur la supposition de la constance de la nature humaine à elle-même qu’est fondée toute la vie humaine. Vous supposez que l’humanité fera demain ce qu’elle a fait aujourd’hui, les circonstances étant analogues, comme vous supposez que l’univers ne se lassera point de reproduire ce qu’il a produit déjà. L’induction n’a pas moins de valeur dans un cas que dans l’autre. Ainsi, quand, après avoir rencontré, dans toutes les grandes époques de l’histoire de la philosophie depuis l’Orient jusqu’en 1750, le même phénomène avec le même caractère, j’arrive en présence du dix-huitième siècle, l’induction fondée sur l’expérience de trois mille ans m’autorise à prédire que, si cette nouvelle expérience est étendue, développée, complète (car une expérience incomplète ne prouve rien), l’esprit humain, constant à lui-même, reproduira les mêmes phénomènes philosophiques qu’il a produits jusqu’ici, avec les mêmes caractères, et que la philosophie du dix-huitième siècle se résoudra encore en sensualisme, en idéalisme, en scepticisme et en mysticisme. L’induction historique porte incontestablement jusque-là ; il n’y a plus qu’à soumettre cette légitime conjecture à une dernière et décisive épreuve, celle des faits.
La philosophie du dix-huitième siècle forme une expérience complète et même à peine terminée. Jamais, à aucune époque de l’histoire, il n’a paru en moins de temps un plus grand nombre de systèmes ; jamais plus d’écoles ne se sont disputé avec plus d’ardeur l’empire de la philosophie. L’expérience est très riche, et en même temps elle est parfaitement claire ; car, avec un peu d’instruction, on est aisément en possession de tous les systèmes dont se compose la philosophie européenne au dix-huitième siècle. Or une étude attentive de tous ces systèmes donne précisément le même résultat que celui que suggérait d’avance l’induction tirée des lois de l’histoire et de celles de l’esprit humain ; et je me charge de démontrer qu’en fait, au dix-huitième siècle comme au dix-septième, comme à la renaissance, comme au Moyen Âge, comme en Grèce, comme en Orient, il n’y a eu que quatre systèmes fondamentaux, et les quatre systèmes qui ont déjà passé sous vos yeux.
Partout, il est vrai, règne le préjugé contraire. Le dix-huitième siècle est un si grand siècle, si glorieux pour l’esprit humain, qu’il est fort naturel que toutes les écoles se le disputent. Ici, c’est presque un dogme que le sensualisme compose toute la philosophie du dix-huitième siècle et résume la civilisation. Là, on considère le sensualisme comme une sorte d’anomalie, comme un phénomène à la fois étrange et insignifiant dont tout l’emploi, dans le tableau de la philosophie moderne, est de faire ombre au système fondamental, l’idéalisme. D’un autre côté, il ne manque pas de gens qui honorent le dix-huitième siècle par un tout autre endroit, comme ayant répandu et établi enfin dans le monde le mépris de tous les systèmes, le scepticisme. Écoutez aussi le disciple de Swedenborg : il vous dira que le dix-huitième siècle est l’avènement définitif de la philosophie divine. D’où viennent ces préjugés contraires ? D’une raison très simple : c’est qu’au lieu de s’élever au point de vue européen, chacun s’arrête ordinairement au point de vue de son pays. Mais un pays, quel qu’il soit, en Europe, n’est qu’un fragment de l’Europe, et n’y représente qu’un côté de l’esprit humain et des choses. Il est donc naturel que dans chaque pays de l’Europe domine un système particulier, et que tous ceux qui sont, pour ainsi dire, dans l’horizon de ce système ne voient pas au-delà, et fassent l’Europe à l’image de leur patrie. Mais par cela même que dans chaque pays de l’Europe a dominé un système particulier, comme il y a plus d’un pays en Europe, j’en conclus que nul système particulier n’a dominé exclusivement dans la philosophie européenne au dix-huitième siècle, et que cette philosophie, considérée dans son ensemble et dans toute son étendue, est le triomphe d’une chose bien autrement grande que tous les systèmes, à savoir la philosophie elle-même.
Oui, l’Europe philosophique au dix-huitième siècle n’appartient qu’à la philosophie ; elle contient tous les systèmes, elle n’est représentée par aucun d’eux ; je vais plus loin, et je dis que, si la philosophie générale de l’Europe, qu’il faut toujours avoir devant les yeux, comprend tous les divers systèmes qui brillent dans les divers pays de l’Europe, chacun de ces pays, pour n’être qu’une partie de la grande unité européenne, pris en soi, ne laisse pas d’être aussi une unité plus ou moins considérable ; et que cette unité particulière, si elle est un peu riche et si l’esprit philosophique y a pris un développement de quelque importance, présente encore, sous la domination de tel ou tel système particulier, tous les autres systèmes, obscurcis, il est vrai, mais non entièrement étouffés par le système vainqueur ; de telle sorte que la philosophie de chaque grand pays de l’Europe est une philosophie complète, qui a ses quatre éléments distincts, parmi lesquels il en est un qui l’emporte sur tous les autres.
Il est certain qu’en France, au dix-huitième siècle, le système philosophique qui a jeté le plus d’éclat est celui qui fait tout venir des données sensibles ; mais il ne faut pas croire que les autres systèmes aient alors tout à fait manqué à la France. Sans parler de l’ancien et admirable spiritualisme de Descartes, de Malebranche, de Bossuet et de Fénelon, qui ne s’éteignit pas tout à fait parmi nous avec le dix-septième siècle, et qui compte encore plusieurs représentants au dix-huitième, entre autres, l’abbé de Lignac, auteur d’un excellent ouvrage, le Témoignage du sens intime, peut-on dire que le spiritualisme ait été sans éclat dans le pays où écrivit Rousseau ? Rousseau est-il autre chose qu’une opposition énergique à l’esprit de la philosophie de son temps ? Ne trouvez-vous pas dans tous ses écrits, sous des formes plus ou moins sévères, un système prononcé de spiritualisme, la défense de la conscience, de la vertu désintéressée, de la liberté humaine, de l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme, et de la divine providence ? Il suffit de rappeler la première partie de la Profession de foi du vicaire savoyard. On sait que Rousseau avait fait une réfutation du livre d’Helvétius ; mais, le parlement ayant condamné Helvétius et brûlé son livre, Rousseau supprima sa réfutation. Un homme bien inférieur à l’auteur d’Émile, comme écrivain, mais qui lui est très supérieur comme philosophe, Turgot se déclare aussi l’adversaire d’Helvétius dans une lettre admirable que nous avons plus d’une fois rappelée. Ses Discours sur l’Histoire universelle, et l’article Existence dans l’Encyclopédie, portent une empreinte un peu indécise, mais très réelle, de spiritualisme. Quant au scepticisme, pour ne pas l’apercevoir en France au dix-huitième siècle, il faudrait oublier Voltaire. Qu’est-ce en effet que Voltaire ? le bon sens un peu superficiel ; or, à ce degré, le bon sens mène toujours au scepticisme. Voltaire se rattache sans doute à l’école sensualiste, comme le fait ordinairement le scepticisme ; mais il en a constamment repoussé, quand il s’est expliqué sérieusement, les conséquences les plus fâcheuses. S’il a appuyé de tout son talent la cause de la philosophie de Locke, qu’il croyait celle des temps nouveaux, contre la philosophie de Descartes exagérée et compromise par Malebranche, il s’est bien gardé d’embrasser les extravagances d’Helvétius et de d’Holbach ; sa philosophie habituelle consiste à n’épouser aucun système et à se moquer de tous ; c’est le scepticisme sous sa livrée la plus brillante et la plus légère. Il est juste aussi de reconnaître que jamais le mysticisme n’a eu en France un interprète plus profond, plus éloquent, et qui ait exercé plus d’influence que Saint-Martin. Les ouvrages de Saint-Martin, célèbres dans toute l’Europe, ont fait école parmi nous.
Nul doute que si en Angleterre vous ne voyez que Londres au dix-huitième siècle, vous n’y verrez guère que le sensualisme. Mais à Londres même vous trouveriez, à côté de Priestley, Price, cet ardent ami de la liberté, cet ingénieux et profond économiste qui a renouvelé et soutenu avec éclat l’idéalisme platonicien de Cudworth Je sais que Price est seul en Angleterre, mais l’école écossaise tout entière est spiritualiste. Ce ne sont pas des noms sans gloire que ceux des professeurs qui se sont succédé en Écosse dans les chaires d’Aberdeen, de Glascow et d’Édinburgh, depuis le premier quart du dix-huitième siècle jusqu’à nos jours, Hutcheson, Smith, Reid, Ferguson, Beattie, et M. Dugald Stewart. En fait de scepticisme, il me suffira de vous nommer Hume, qui, à lui seul, est toute une école. Le mysticisme se rencontre à chaque pas en Angleterre. Songez que Swedenborg, pendant son séjour à Londres, y a fondé une école mystique qui compte de nombreux partisans, qui a des organes périodiques, des journaux à elle, et même, dit-on, plusieurs chapelles.
Sans doute ce qui règne au-delà du Rhin est l’idéalisme. Tel est le caractère général de la grande philosophie née en 1781, à Kœnigsberg, avec la Critique de la Raison pure, et qui se prolonge avec un progrès toujours croissant jusqu’à nos jours, par une suite non interrompue d’hommes supérieurs dont les noms commencent à franchir les frontières de leur patrie. L’idéalisme est sur le trône en Allemagne, mais il ne faut pas croire qu’il y ait entièrement effacé les autres systèmes, ni même le sensualisme. Kant a trouvé une forte opposition dans plus d’un de ses compatriotes, surtout dans Herder, qui a écrit plusieurs ouvrages contre le Criticisme, et dont la philosophie de l’histoire est conçue dans le sens de la philosophie de Locke. Le scepticisme a eu pour représentant, en Allemagne, M. Schulze, le spirituel auteur d’Ænésidème. Aussi ingénieux et tout autrement profond que Schulze, Frédéric Jacobi a combattu également l’empirisme et l’idéalisme, et il a renouvelé le scepticisme de Hume en changeant radicalement le caractère au profit du sentiment et de l’enthousiasme ; penseur original écrivain de premier ordre, dont la renommée croît après sa mort et balance celle de son illustre rival, M. Schelling. Quant au mysticisme, on est bien sûr de le trouver en abondance dans la patrie de Böhme.
Cette revue très incomplète suffit pour démontrer ce qu’il fallait établir, que, si dans chaque pays de l’Europe a dominé peut-être un système particulier, ce système particulier n’a pourtant aboli nulle part les autres systèmes. Maintenant, tirez de ces différents pays et rapprochez tous les systèmes analogues ; mettez ensemble tous les systèmes sensualistes de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre, puis les systèmes idéalistes, puis les systèmes sceptiques, puis les systèmes mystiques, et vous avez sur le théâtre de la philosophie européenne quatre grandes écoles, qui, toutes les quatre, se recommandent par des services considérables, et présentent à l’impartiale postérité des noms presque aussi célèbres les uns que les autres. Si, d’ailleurs, on recherche la part de chaque pays dans le travail, on trouvera que la France et l’Angleterre représentent surtout le sensualisme et le scepticisme ; l’Écosse et l’Allemagne le spiritualisme, à des degrés différents ; pour le mysticisme, il est un peu partout, et particulièrement en Allemagne.
Tel est le résultat que donne l’observation : l’observation confirme donc la théorie. L’induction, appuyée sur l’histoire entière du passé, divisait d’avance la philosophie du dix-huitième siècle en quatre grandes écoles, et nous avons trouvé qu’en effet cette époque de l’histoire de la philosophie se divise ainsi. Cette division qui, en elle-même, ne serait qu’un fait réel, mais arbitraire, devient un fait nécessaire par son rapport à l’histoire entière qu’elle continue ; elle en exprime une loi. Nous la suivrons scrupuleusement. Comme l’Europe philosophique au dix-huitième siècle est divisée en quatre grandes écoles, de même ce cours sera divisé en quatre parties.
Je ferai passer tour à tour sous vos yeux l’école sensualiste, l’école idéaliste, l’école sceptique, l’école mystique. Mais dans quel ordre dois-je vous les présenter, et par laquelle de ces écoles commencerai-je ?
L’analyse de l’esprit humain ne nous a pas donné seulement quatre points de vue différents ; elle nous a donné ces quatre points de vue dans une corrélation intime qu’il importe de rappeler. L’esprit humain ne débute pas par la négation ; car, pour nier, il faut avoir quelque chose à nier, il faut avoir affirmé, et l’affirmation est le premier acte de la pensée. L’homme commence donc par croire, soit à ceci, soit à cela, et le premier système est nécessairement dogmatique. Ce dogmatisme est sensualiste ou idéaliste, selon que l’homme se fie davantage ou à la pensée ou à la sensibilité, mais il répugne que l’on commence par le scepticisme. D’autre part, si le scepticisme présuppose le dogmatisme, le mysticisme à son tour présuppose le scepticisme. Car qu’est-ce que le mysticisme ? c’est, encore une fois, le coup de désespoir de la raison humaine qui, après avoir cru naturellement à elle-même et débuté par le dogmatisme, effrayée et découragée par le scepticisme, se réfugie dans le sentiment, dans la pure contemplation et l’intuition immédiate. Voilà le mouvement naturel des systèmes dans l’esprit humain. En concluant de l’esprit humain à son histoire, nous n’avons pas craint d’affirmer qu’ici encore l’histoire reproduirait ce que nous avait donné l’analyse ; et la méthode expérimentale, toujours d’accord avec la méthode rationnelle, nous a montré partout, dans chacune des grandes époques de l’histoire de la philosophie, le sensualisme et l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme se développant réciproquement dans un progrès et un ordre invariables. Partout, sur le premier plan de chaque époque, nous avons rencontré deux dogmatismes qui bientôt, entrant en lutte l’un contre l’autre, se blessent l’un l’autre, et finissent par faire naître le scepticisme ; celui-ci réagit sur eux à son tour et les modifie, en même temps qu’ils influent puissamment aussi sur sa marche et son caractère, et c’est alors que paraît le mysticisme, qui, né en quelque sorte de la peur du scepticisme et de la défiance de tout dogmatisme, s’écarte également de tous les deux, et s’y rattache encore par la guerre même qu’il leur livre. Cet ordre constant du développement des systèmes, nous pouvons l’ériger en loi, au même titre que la division des systèmes en quatre classes ; et, par conséquent, nous pouvons prédire qu’au dix-huitième siècle, non seulement les mêmes systèmes se reproduiront, mais qu’ils se reproduiront dans le même ordre. En effet, si vous examinez attentivement les quatre grandes écoles qui se disputent la domination philosophique, sans jamais l’obtenir exclusivement, au dix-huitième siècle, vous verrez qu’elles sont toutes les quatre entre elles dans le rapport que nous venons de déterminer.
Il n’y a pas alors une seule école qui n’agisse sur les autres et n’en ressente l’influence ; et c’est ce développement relatif des écoles, cette réciprocité d’action, cette action et réaction perpétuelle, qui constitue la vie philosophique de l’Europe.
Faites-vous une idée exacte de la véritable situation de la philosophie au dix-huitième siècle. Le siècle précédent s’était terminé partout, excepté en Angleterre, par le triomphe de l’idéalisme ; l’idéalisme n’avait pas étouffé, mais il avait vaincu le sensualisme ; et lui-même il s’était perdu dans ses propres fautes, dans les hypothèses ingénieuses mais chimériques qui marquent l’ascendant et amènent la ruine du cartésianisme. C’est alors que la minorité philosophique du dix-septième siècle, forte des fautes de la majorité, devint majorité à son tour ; le sensualisme, qui ne comptait qu’un certain nombre de partisans au dix-septième siècle, monta au dix-huitième au premier rang, d’abord en Angleterre, puis en France, et vers 1730 Locke était le philosophe de toute l’Europe éclairée. L’idéalisme du dix-septième siècle résistait sans doute, mais il était battu sur tous les points. Plus tard parut un nouvel idéalisme, celui du dix-huitième siècle, celui de Rousseau et de Turgot, de l’école écossaise et de l’école allemande. Mais Rousseau est évidemment un opposant, un homme de la minorité, qui lutte contre la majorité sensualiste, représentée par les encyclopédistes. De même Reid est un antagoniste de Locke ; l’école écossaise est une protestation du bon sens permanent de l’humanité contre les extravagances de la majorité nouvelle ; car, retenez-le bien, je vous prie, on n’est jamais majorité impunément. Kant, c’est Reid en grand, c’est-à-dire encore un antagoniste de Locke. Ainsi, tandis que le sensualisme du dix-huitième siècle est une réaction contre l’idéalisme du dix-septième, l’idéalisme de la fin du dix-huitième siècle est une réaction contre le sensualisme qui le précède. Quant au scepticisme, essayez, je vous prie, de comprendre Hume sans Locke et Berkeley. Qu’est-ce que Hume ? Le dernier mot du système sensualiste de Locke et du système idéaliste de Berkeley. En Allemagne, Schulze-Ænésidème et Hume-Jacobi supposent une école sensualiste et une école idéaliste puissantes et redoutables ; car leur scepticisme, surtout celui de Jacobi, tombe à la fois sur l’une et sur l’autre. Et par parenthèse, remarquez comme l’histoire est bien faite, comme l’esprit qui y préside fait toute chose en son temps avec poids et mesure, et amène les systèmes quand il est bon qu’ils arrivent : après Locke et Berkeley, après Condillac et Kant, le scepticisme était nécessaire, et c’est alors qu’il est venu. D’un autre côté, Saint-Martin n’a-t-il pas été poussé à son mysticisme par l’effroi que lui causaient et le scepticisme auquel il voulait échapper et le triste dogmatisme de son temps ? Il en est de même de Frédéric Schlegel, de Baader et des autres mystiques allemands de notre âge. Ce sont, à mon gré, les enfants d’une époque blasée en fait de spéculation, les derniers produits d’une philosophie découragée qui s’abjure elle-même. Tous ou la plupart ont été d’ardents dogmatiques, que la lutte et le mouvement des systèmes s’entre-détruisant l’un l’autre ont précipités vers le scepticisme, et qui se sont réfugiés, les uns, les plus sensés, sous la discipline régulière et bienfaisante de l’Église, les autres dans un mysticisme hétérodoxe, arbitraire et chimérique. Mais enfin tout ce mysticisme est né du désespoir de la raison spéculative, et on n’arrive au désespoir qu’après avoir passé par l’illusion. Je tiens donc comme un point incontestable que non seulement il y a quatre grandes écoles au dix-huitième siècle, mais que ces quatre grandes écoles se sont développées régulièrement : d’abord le sensualisme, puis l’idéalisme, puis le scepticisme, puis le mysticisme.
Je ferai comme l’esprit humain et l’histoire. L’esprit humain et l’histoire donnent quatre points de vue, quatre écoles, toujours et partout, et aussi au dix-huitième siècle ; je diviserai donc l’histoire de la philosophie du dix-huitième siècle en quatre parties. De plus, l’esprit humain et l’histoire font paraître ces quatre points de vue, ces quatre grandes écoles dans un ordre déterminé ; je vous les présenterai dans le même ordre : je commencerai par le sensualisme ; de là j’irai à l’idéalisme, puis au scepticisme, et je finirai par le mysticisme. Mais j’aurai bien soin, en vous présentant successivement chacune de ces quatre écoles, de vous montrer toujours leur rapport intime et leur action réciproque à tous les degrés de leur développement. Tel sera l’ordre de ce cours.
Maintenant, quel en sera l’esprit ? De quel côté me rangerai-je, dans cette guerre intestine de la philosophie européenne au dix-huitième siècle ? Serai-je sensualiste, idéaliste, sceptique, ou mystique ? Encore une fois, je ferai comme l’esprit humain et l’histoire. L’esprit humain et l’histoire portent quatre systèmes ; donc ces quatre systèmes sont vrais, au moins en partie ; car rien n’est, rien ne peut être qui n’ait un rapport quelconque à la vérité. La pure erreur, je vous l’ai déjà dit, est à peu près impossible : l’erreur ne pénètre dans l’esprit d’un homme que par le côté de vérité qui est en elle ; de même elle n’est admise par d’autres esprits, elle ne se soutient dans le monde que par là, et le succès de tout système y suppose quelque sens commun. Le dix-huitième siècle a pu porter ces quatre systèmes, ils y ont eu de grands succès ; donc ces quatre systèmes ont leur vérité. D’un autre côté, ces quatre systèmes ont lutté ensemble, ils se sont fortement contredits. Le jour où dans le monde paraîtra la vérité absolue, il n’y aura plus de contradiction et de lutte, tout combat cessera ; car c’est la vertu de la vérité de rallier à elle tous les esprits. Mais, au dix-huitième siècle, comme à toutes les grandes époques de l’histoire de la philosophie, je vois des luttes, une vive polémique entre ces quatre systèmes ; j’en conclus que si ces quatre systèmes, pour avoir été, ont eu leur raison d’être, leur part de vérité, ils ont eu aussi leur part d’erreur, pour être ainsi tombés dans la lutte et la polémique ; ils sont, donc ils sont plus ou moins vrais ; ils sont quatre, donc ils sont plus ou moins faux : cela est pour moi d’une rigueur et d’une évidence plus que mathématique. Quel est alors le devoir de l’historien ? Ici comme ailleurs, comme toujours, son devoir est de faire ce qu’ont fait l’esprit humain et l’histoire : qu’il ne repousse pas ces quatre systèmes, puisqu’ils ont été ; et en même temps qu’il ne soit dupe d’aucun d’eux, car ils ont été non pas un, mais quatre, et par conséquent plus ou moins erronés et défectueux. Je ferai donc deux choses : je justifierai les principes généraux des quatre écoles que présente la philosophie du dix-huitième siècle ; je défendrai chacune de ces écoles contre les trois autres, au nom de l’esprit humain et de l’histoire, qui, les ayant admises, ont eu pour cela, je pense, d’excellentes raisons que je donnerai ; et, en même temps, tout en défendant chacune de ces écoles contre les trois autres, j’accablerai du poids des trois autres, comme l’ont fait l’esprit humain et l’histoire, les prétentions exagérées et exclusives de chacune d’elles. Encore une fois, l’histoire les a portées toutes les quatre, donc je les accepterai toutes ; l’histoire les a contredites les unes par les autres, donc je les contredirai les unes par les autres et je n’en épouserai aucune. Ainsi, dans l’examen que je ferai de chacune des grandes écoles du dix-huitième siècle, il y aura toujours deux parties : 1° une partie apologétique, qui représentera pour ainsi dire les raisons d’existence de chaque école dans l’histoire ; 2° une partie critique, qui représentera la lutte et les défaites qu’elle a subies.
Tel est le plan, tels sont les divisions, l’ordre et l’esprit de l’histoire que je me propose de vous présenter des quatre grandes écoles du dix-huitième siècle. Mais me bornerai-je à ce rôle d’historien ? Un récit fidèle, empreint d’une impartialité, qui peut avoir l’air de l’indifférence, et qui repose au contraire sur une sympathie profonde pour l’humanité et pour tout ce qui vient d’elle, est-il l’unique, la suprême tâche que je me propose ? Non ; je conviens que je m’en propose une autre encore, et je vous avertis que tout ceci tend et aboutira à des conclusions dogmatiques.
Un peu de vérité est incontestablement sous les erreurs contraires des quatre systèmes élémentaires de la philosophie, sans quoi ces erreurs mêmes seraient impossibles. Mais c’est l’erreur qui est diverse : la vérité est une. Ces quatre systèmes, si différents dans leurs erreurs, peuvent et doivent s’accorder dans les vérités qu’ils renferment. Les erreurs des systèmes qui s’entre-détruisent couvrent des vérités qui ne passent point, et l’histoire de la philosophie contient, comme dit Leibniz, perennis philosophia, une philosophie immortelle, cachée et non perdue dans les développements excentriques des systèmes. C’est là le fonds commun sur lequel nous vivons tous, peuple et philosophes : nous vivons dans la vérité et de la vérité, pour ainsi dire ; et il suffit de dégager ce fonds immortel des formes défectueuses et variables qui l’obscurcissent à la fois et le manifestent dans l’histoire, pour atteindre à la vraie philosophie. Je l’ai dit il y a bien longtemps : si la philosophie n’est pas déjà, vous la cherchez en vain ; vous ne la trouverez pas. Ne serait-il pas absurde, en effet, qu’ici, en 1829, je vinsse me porter pour avoir découvert enfin, dans ce point du temps et de l’espace, la vérité qui aurait échappé à trois mille ans de recherches infructueuses et à tant de générations d’hommes de génie ? La prétention est insensée, et toute philosophie qui se présente ainsi est une philosophie qu’il est aisé de confondre, même avant d’avoir entendu les révélations qu’elle promet. Si, au contraire, l’histoire de la philosophie contient disséminée parmi les innombrables systèmes qui paraissent et disparaissent tour à tour une philosophie toujours subsistante, toujours ancienne et toujours nouvelle, il ne s’agit que de la dégager et de la recueillir. Il s’agit de relever le côté vrai de tous les systèmes, de le mettre en harmonie avec le côté vrai de tous les points de vue de l’esprit humain, de rassembler et d’offrir aux hommes ce qui est déjà dans les divers philosophes, mais en fragments et comme en lambeaux, ce qui fut de tout temps et ce qui sera toujours, mais partout et toujours plus ou moins mélangé, altéré, corrompu par le mouvement du temps et des choses humaines, la faiblesse de la réflexion et les illusions systématiques du génie.
C’est là, vous le savez, l’objet de tous mes travaux ; cette histoire de la philosophie du dix-huitième siècle sera donc, à proprement parler, un cours de philosophie, sous la forme d’un cours de l’histoire de la philosophie, dans les limites d’une seule époque, de l’époque la plus récente, la plus voisine de nous. J’aboutirai, je veux aboutir à des conclusions théoriques, je ne m’en défends pas ; mais ces conclusions ne seront autre chose que le relevé et la réunion de toutes les vérités qui ont été mises et répandues dans le monde par les quatre grandes écoles du dix-huitième siècle. Toute grande époque de l’histoire de la philosophie a pour ainsi dire un résultat net, qui se compose de toutes les erreurs et de toutes les vérités dues à cette époque : c’est là le legs qu’elle fait à celle qui la suit. Le dix-huitième siècle a aussi son résultat net ; il a un legs à faire au dix-neuvième siècle. J’accepte ce legs avec reconnaissance, mais sous bénéfice d’inventaire ; je veux l’épurer, et le présenter ainsi à la génération qui s’avance, comme son patrimoine, et le fonds sur lequel elle doit travailler.
Vous comprenez la portée de l’entreprise philosophique et historique que je me propose d’exécuter avec vous et devant vous. Le but est bon, je le crois, mais la route sera longue ; ce n’est pas en quelques mois, ce n’est pas en une année, que nous pourrons arriver au terme. Il importe donc de faire les premiers pas le plus tôt possible, et j’aborderai dès la prochaine leçon la première grande école qui s’offre à nous au dix-huitième siècle, l’école sensualiste.
Sujet de cette leçon : Revue des divers systèmes de l’école sensualiste en Europe au dix-huitième siècle, en Angleterre, en France, en Allemagne. – Que, par fidélité même, l’histoire doit s’attacher aux systèmes les plus célèbres. Dans quel ordre les étudier ? Méthode ethnographique. Trois objections : 1° qu’elle est arbitraire ; 2° qu’elle ne montre pas le véritable enchaînement, l’action réciproque des systèmes ; 3° qu’elle est défavorable à l’instruction scientifique. – De la vraie méthode : Suivre à la fois les dates des systèmes, leur dépendance, et l’analogie des matières. – Commencer par les métaphysiciens et par Locke.
La précédente leçon a mis sous vos yeux la classification générale des systèmes qui remplissent la philosophie du dix-huitième siècle. Nous avons ramené ces systèmes si divers et si nombreux à quatre écoles ; nous avons déterminé l’ordre dans lequel ces quatre écoles ont paru, et par conséquent celui dans lequel il faut les présenter.
C’est l’école sensualiste qui précède les autres : c’est donc elle que nous examinerons la première.
Mais cette école est vaste ; elle embrasse plusieurs nations et bien des systèmes. Par où commencer ? Remarquez que ce n’est pas moi qui vous arrête quelque temps encore sur cette question préliminaire ; c’est la méthode elle-même, la méthode, qui met un frein à l’impétuosité naturelle de la pensée, et la condamne à ne rien entreprendre dont elle ne se soit rendu un compte sévère. C’est le propre de la philosophie naissante de se laisser emporter par son objet, et de se précipiter d’abord dans toutes les routes qui s’offrent à elle ; mais c’est le caractère d’une philosophie plus avancée d’emprunter à la réflexion les motifs de toutes ses démarches, et de ne s’engager dans aucune route sans l’avoir mesurée tout entière, sans avoir bien reconnu le point d’où elle part et celui où elle arrive. Ainsi, comme, en abordant le dix-huitième siècle, nous avons commencé par rechercher l’ordre dans lequel nous devions étudier les diverses écoles dont il se compose, de même nous ne pouvons aborder à l’aventure l’école sensualiste ; il nous faut aussi rechercher l’ordre dans lequel nous devons étudier les différents systèmes que renferme cette école.
Mais nous ne pouvons classer des systèmes dont nous n’aurions pas la moindre idée ; nous sommes donc condamné à commencer par une sorte de reconnaissance, de revue rapide de tous les monuments de l’école sensualiste du dix-huitième siècle. Assurément je ne dois, je ne veux entrer dans aucun détail, car j’anticiperais sur les leçons étendues qui doivent suivre ; je ne veux vous citer que des noms propres, des titres d’ouvrages et des dates ; mais enfin ces noms propres, ces titres, ces dates nous sont absolument nécessaires pour que nous puissions nous orienter dans le monde où nous faisons aujourd’hui les premiers pas.
Locke est le père de l’école sensualiste du dix-huitième siècle : placé entre deux siècles, il forme la transition de l’un à l’autre ; il est le dernier mot de l’école sensualiste du dix-septième siècle, et le premier mot de celle du dix-huitième. En effet, parcourez tous les philosophes sensualistes du dix-huitième siècle, il n’y en a pas un qui n’invoque l’autorité de Locke ; je ne parle pas seulement des métaphysiciens, mais des moralistes et des publicistes, et non pas seulement en Angleterre, maison France, et d’un bout de l’Europe à l’autre. Locke est le chef, le maître avoué de toute l’école sensualiste du dernier siècle. Voici maintenant les représentants les plus célèbres de cette école.
En Angleterre, sans parler de Collins, de Dodwell et de Mandeville, que vous connaissez, nous trouvons un peu plus tard David Hartley, avec ses Observations sur l’Homme. C’est la première sérieuse tentative pour rattacher l’étude de l’homme intellectuel à celle de l’homme physique. L’auteur de la Zoonomie poursuivit l’œuvre de Hartley. Contemporain de Darwin, Priestley, qui s’est fait un nom comme physicien, a marché dans la même route et laissé un grand nombre d’ouvrages, dont le plus connu est son Traité de la Matière et de l’Espritoù il identifie l’esprit et la matière. Il a combattu l’école écossaise ; il est aussi théologien, et théologien hétérodoxe, comme vous pouvez le penser ; enfin, c’est un publiciste hardi et tout à fait radical : il est mort en 1804. Horne-Tooke, si fameux par ses aventures politiques, a appliqué à la grammaire les principes généraux de l’école ; il a vécu jusqu’en 1812. Viennent ensuite deux publicistes encore vivants, Godwin, auteur de la Justice politique, et Bentham, qui est aujourd’hui le grand représentant de l’école politique sensualiste de l’Europe entière : son âge, sa renommée, sa qualité d’étranger, nous donnent, je pense, le droit de nous occuper de lui comme d’un philosophe qui appartient à l’histoire.
Si nous passons en France, nous y trouvons, vers la moitié du dix-huitième siècle, l’abbé de Condillac, dont les nombreux ouvrages embrassent toutes les parties de la philosophie ; mais c’est en lui le métaphysicien qui domine. On ne peut parler du dix-huitième siècle en France sans faire mention de l’Encyclopédie ; car l’Encyclopédie est le monument qui représente le mieux le dix-huitième siècle parmi nous, avec sa grandeur et sa hardiesse, comme avec tous ses dérèglements. Diderot est surtout remarquable par ses idées sur les beaux-arts ; c’est un critique paradoxal et enthousiaste. Helvétius doit être considéré comme un disciple de Condillac, car le livre de l’Esprit parut en 1758, tandis que l’Essai sur l’origine des Connaissances humaines est de 1746, le Traité des Systèmes de 1749, et le Traité des Sensations de 1734 ; de telle sorte qu’il est impossible de ne pas placer Helvétius après Condillac, quoiqu’il soit mort avant lui ; car c’est moins la date de leur mort que celle de leurs ouvrages qui constitue l’âge relatif des philosophes. À la suite d’Helvétius vient Saint-Lambert, dont le Catéchisme de Morale universelle a été couronné dans le concours des prix-décennaux au commencement de ce siècle. Vous pouvez placer à peu près à la même époque Condorcet, Dupuis et Cabanis. Condorcet appartient à l’histoire de la philosophie par son Esquisse des progrès de l’Esprit humain : il a succombé avant le temps, en 1794. Dupuis, dont l’ouvrage sur l’Origine des Cultes est si répandu, est mort en 1809. Cabanis, qui joue à peu près en France le même rôle qu’Hartley en Angleterre par ses Rapports du Physique et du Moral, est mort en 1808. Volney, l’auteur des Ruines, est mort il y a quelques années ; Gall, tout récemment. À cette liste je pourrais, je devrais peut-être, mais je n’oserai point ajouter un homme qui, par son âge, appartient à cette génération d’hommes célèbres plutôt qu’au siècle et au mouvement dans lequel nous sommes ; le respectable vieillard qui, par l’élévation et la bonté de son caractère, la rigueur de sa pensée et la lucidité de son style, est aujourd’hui parmi nous le représentant le plus fidèle et le plus complet de l’école sensualiste du dix-huitième siècle : vous pensez tous à notre compatriote si justement estimé, M. Destutt de Tracy.
En Allemagne, sans parler de quelques beaux esprits, français ou allemands, de la cour de Frédéric, l’école sensualiste nous présente plusieurs noms célèbres, entre autres ceux de Herder et de Tiedemann. Herder a beaucoup écrit contre Kant ; mais l’ouvrage auquel est attaché son nom est sa Philosophie de l’histoire de l’Humanité. Tiedemann a servi l’école sensualiste par une foule d’écrits théoriques et historiques, surtout par son Esprit de la Philosophie spéculative.
Si vous considérez les autres parties de l’Europe, vous n’y trouvez guère pour l’école que nous allons étudier que deux hommes dignes de l’attention de l’histoire. C’est d’abord en Italie Genovesi, de Naples ; ses écrits retiennent quelque chose de la philosophie du dix-septième siècle et de Leibniz ; mais Locke y domine, et finit même par y paraître tout seul. En Suisse, vous avez Bonnet, qui semble formé à l’école de Hartley, naturaliste et métaphysicien sincèrement religieux et ouvertement matérialiste, qui appartient à l’histoire de la philosophie par l’Essai analytique sur les facultés de l’Âme
Telle est la liste des noms et des systèmes qui remplissent l’école sensualiste au dix-huitième siècle : c’est sur cette liste qu’il s’agit d’opérer. Je la crois à peu près complète, ou du moins il n’y manque que des noms et des ouvrages peu renommés. Il faut mesurer à chacun la place qu’il doit tenir dans l’histoire sur celle qu’il a occupée dans la réalité. Posons en principe que notre attention se portera seulement sur les représentants éminents de l’école sensualiste, et que nous laisserons dans l’ombre, en les mentionnant sans doute, mais sans nous y arrêter, tous ceux qui n’ont fait autre chose que suivre les voies battues, et se grouper autour des hommes illustres qui seuls doivent nous intéresser. Cette première considération réduit déjà notre tâche ; reste à savoir dans quel ordre nous devons l’accomplir ; il importe de fixer cet ordre, sous peine de marcher en aveugles dans la route qui est devant nous.
Il semble que nous pourrions adopter l’ordre que nous venons de suivre. Qu’avons-nous fait ? Nous avons parcouru l’Europe de nation en nation ; nous avons considéré l’Angleterre, puis la France, puis l’Allemagne, puis l’Italie et la Suisse : c’est là ce qu’on appelle l’ordre ethnographique. Mais on peut faire contre cet ordre trois objections fondamentales.
D’abord, il nous a plu de commencer par l’Angleterre ; mais pourquoi avons-nous commencé par l’Angleterre, et non par la France ou par l’Allemagne ? Quelle raison y a-t-il pour commencer par une nation plutôt que par une autre ? On répondra que le choix n’est pas arbitraire, puisque c’est un Anglais, Locke, qui est le fondateur de toute l’école sensualiste moderne ; qu’ainsi il convient de commencer par Locke. Cela est vrai pour Locke ; mais vers 1750, les principes du philosophe anglais sont répandus dans toute l’Europe, et se développent partout ailleurs aussi bien qu’en Angleterre. Par exemple, après Locke et Hartley, selon l’ordre ethnographique, vous devriez prendre Darwin et Priestley ; mais ceux-ci ne sont pas plus disciples de Locke que ne l’étaient Voltaire, Helvétius, Saint-Lambert, et surtout Condillac, qui s’est tenu si près de Locke, et en a propagé si puissamment la métaphysique. De plus, lorsque vous aurez épuisé l’Angleterre, par quelle nation continuerez-vous ? Irez-vous de l’Angleterre à la France, ou à l’Allemagne, ou à la Suisse, ou à l’Italie ? Commencerez-vous par Condillac, ou par Herder, ou par Bonnet, ou par Genovesi ? Il n’y a pas de raison décisive d’opter pour la France plutôt que pour tout autre pays. Quelque pas que vous fassiez, vous ne pouvez échapper à l’arbitraire.