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Extrait : "Nous avons vu percer des rues là où s'entassaient les maisons, ici où verdoyaient les jardins ; de nouvelles rues ont donné le jour et de l'air aux vieux quartiers ; de nouvelles rues larges comme des voies romaines se sont ouvertes dans les quartiers tout neufs; chaque année la grande ville, qui déborde son enceinte de toutes parts, multiplie les mille détours de son labyrinthe boueux, et la naissance d'une rue n'est guère plus remarquée que celle d'un enfant."
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Seitenzahl: 41
Veröffentlichungsjahr: 2015
Nous avons vu percer des rues là où s’entassaient les maisons, ici où verdoyaient les jardins ; de nouvelles rues ont donné du jour et de l’air aux vieux quartiers ; de nouvelles rues larges comme des voies romaines se sont ouvertes dans des quartiers tout neufs ; chaque année la grande ville, qui déborde son enceinte de toutes parts, multiplie les mille détours de son labyrinthe boueux, et la naissance d’une rue n’est guère plus remarquée que celle d’un enfant.
Ce n’est pas tout de naître, encore faut-il être baptisé en pays chrétien ; et de même que les cloches de paroisse sous les auspices d’un parrain, toute rue naissante reçoit un nom avec autorisation de la municipalité, nom splendide ou obscur, qu’elle porte écrit au front en lettres rouges ou blanches ; c’est une sorte de registre de l’état civil qui constate aux yeux des passants ce nom que la pluie et le soleil n’effaceront pas, mais bien peut-être les révolutions : la rue née Charles X est dédiée maintenant à Lafayette.
Quant à la rue elle-même, elle vivra et vieillira ainsi qu’un homme ; elle aura des rides à ses murailles noires et décrépites ; elle assistera immobile au passage de bien des générations et de bien des évènements ; à peine perdra-t-elle quelques cheminées que lui emporteront les ouragans ; mais ses payés auront beau se soulever et les tuiles pleuvoir de ses toits, elle gardera son nom, pourvu qu’il ne soit ni politique ni religieux, car les saints, aujourd’hui, sont aussi peu stables dans leurs niches que les rois sur leurs trônes, et la République française les avait chassés impitoyablement des rues de Paris comme les lépreux du Moyen Âge.
Cependant ces noms de rues, que donne ou consacre tous les jours la préfecture, n’ont la plupart aucun retentissement, aucune sympathie dans le peuple, qui les adopte avec indifférence et qui les respecte par habitude.
Avant la révolution, prendre un nom de terre, ne fût-ce qu’un champ de betteraves ou un bouquet d’arbres, c’était la gloriole de la noblesse ; maintenant on se fait honneur de graver son nom à l’angle d’une rue : la vanité devient populaire ; en fait de parrainage, autant vaut avoir une rue qu’un sot pour homonyme ; d’ailleurs on se rapproche par là de la royauté, qui pose toujours la première pierre d’un monument qu’elle ne construira pas, et qui se réserve de marquer à son coin une place d’armes avec une statue qu’on fondra plus tard en canons ou en gros sous.
Les rues que la ville fait ouvrir pour salubrité ou commodité publique tiennent souvent leurs noms de la flatterie administrative : c’est un chef de division, un membre de commission, un député, un pair de France, qu’on attache à ce pilori au-dessus de la borne, et le glorieux parrain paye les dragées du baptême. Tout préfet de la Seine, après trois mois d’exercice, doit laisser en souvenir de lui au moins un nom octroyé à quelque cul-de-sac, quoiqu’on ait tranché la querelle des mots impasse et cul-de-sac en les supprimant tous deux par arrêté de la voirie, sinon de l’Académie.
Il fut un préfet d’honnête et paterne mémoire, lequel parsema sa famille et ses amis dans toutes les rues tracées de son temps : on peut dire à son éloge qu’il n’est pas de nom plus connu des cochers de fiacres.
Tous les baptiseurs de rues ne sont pas préfets ; il y a des banquiers et des marchands : ces derniers ne se contentent plus de nommer les passages qu’ils entreprennent à grands frais ; ils achètent des terrains, ils bâtissent, ils dépensent, ils se ruinent, et tout cela pour se pavaner devant l’écriteau d’une rue, comme ils faisaient devant leur enseigne au bon temps de leur commerce. Ah ! si l’opinion publique avait encore le droit de baptiser les rues !
Le dix-septième siècle avait nommé force rues royales où le grand roi montrait le bout de l’oreille ; le dix-huitième fit des rues littéraires et philosophes ; le dix-neuvième a commencé le baptême des rues par des victoires ; mais à présent c’est l’argent seul qui baptise nos rues, nos places et nos boulevards : or l’argent se nomme Véro ou Dodat.
Ce serait une belle pensée que d’illustrer chaque rue par un nom illustre qui éveillât dans l’esprit le plus sourd un écho de gloire et d’admiration : on pourrait résumer les annales des arts, des lettres, des sciences, du crime et de la vertu, avec des noms d’hommes inscrits à la tête des rues, aussi noblement que sur les tables de bronze du Panthéon. Les Piliers des Halles, où naquit Molière, accepteraient avec orgueil le nom de ce grand comique ; Lekain léguerait son nom à la rue de Vaugirard, où il mourut ; la rue de Bièvre qu’immortalisa le séjour de Dante, la rue du Marché-Palu où demeurait le poète Martial d’Auvergne, la rue Béthisy où fut massacré Coligny, la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois où fut empoisonnée Gabrielle, la rue de la Tixeranderie où logeait Scarron, la rue de l’École-de-Médecine où Charlotte Corday poignarda Marat, la rue du Coq-Saint-Honoré