Extrait : "L'homme n'est pas fait pour jouir d'une activité indéfinie : la nature ne l'a destiné qu'à une existence interrompue ; il faut que ses perceptions finissent après un certain temps..."
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Seitenzahl: 289
Veröffentlichungsjahr: 2015
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82. – L’homme n’est pas fait pour jouir d’une activité indéfinie : la nature ne l’a destiné qu’à une existence interrompue ; il faut que ses perceptions finissent après un certain temps. Ce temps d’activité peut s’allonger, en variant le genre et la nature des sensations qu’il se fait éprouver ; mais cette continuité d’existence l’amène à désirer le repos. Le repos conduit au sommeil, et le sommeil produit les rêves.
Ici, nous nous trouvons aux dernières limites de l’humanité, car l’homme qui dort n’est déjà plus l’homme social ; la loi le protège encore, mais ne lui commande plus.
Ici se place naturellement un fait assez singulier, qui m’a été raconté par dom Duhaget, autrefois prieur de la chartreuse de Pierre-Châtel.
Dom Duhaget était d’une très bonne famille de Gascogne, et avait servi avec distinction : il avait été vingt ans capitaine d’infanterie ; il était chevalier de Saint-Louis. Je n’ai connu personne d’une piété plus douce et d’une conversation plus aimable.
« Nous avions, me disait-il, à… où j’ai été prieur, avant que de venir à Pierre-Châtel, un religieux d’une humeur mélancolique, d’un caractère sombre, et qui était connu pour être somnambule.
Quelques fois, dans ses accès, il sortait de sa cellule, et y rentrait seul ; d’autres fois il s’égarait, et on était obligé de l’y reconduire. On avait consulté, et fait quelques remèdes ; ensuite les rechutes étant devenues plus rares, on avait cessé de s’en occuper.
Un soir que je ne m’étais point couché à l’heure ordinaire, j’étais à mon bureau, occupé à examiner quelques papiers, lorsque j’entendis ouvrir la porte de mon appartement, dont je ne retirais presque jamais la clef ; et bientôt je vis entrer ce religieux dans un état absolu de somnambulisme.
Il avait les yeux ouverts, mais fixes ; n’était vêtu que de la tunique avec laquelle il avait dû se coucher, et tenait un grand couteau à la main.
Il alla droit à mon lit dont il connaissait la position, eut l’air de vérifier, en tâtant avec la main, si je m’y trouvais effectivement ; après quoi, il frappa trois grands coups, tellement fournis, qu’après avoir percé les couvertures, la lame entra profondément dans le matelas, ou plutôt dans la natte qui m’en tenait lieu.
Lorsqu’il avait passé devant moi, il avait la figure contractée et les sourcils froncés. Quand il eut frappé, il se retourna ; et j’observai que son visage était détendu, et qu’il y régnait quelque air de satisfaction.
L’éclat de deux lampes qui étaient sur mon bureau, ne fit aucune impression sur ses yeux ; et il s’en retourna comme il était venu, ouvrant et fermant, avec discrétion, deux portes qui conduisaient à ma cellule ; et bientôt je m’assurai qu’il se retirait directement et paisiblement dans la sienne.
Vous pouvez juger, continua le prieur, de l’état où je me trouvai pendant cette terrible apparition. Je frémis d’horreur à la vue du danger auquel je venais d’échapper, et je remerciai la providence ; mais mon émotion était telle qu’il me fut impossible de fermer les yeux le reste de la nuit.
Le lendemain, je fis appeler le somnambule, et lui demandai, sans affectation, à quoi il avait rêvé la nuit précédente.
À cette question il se troubla. « Mon père, me répondit-il, j’ai fait un rêve si étrange, que j’ai véritablement quelque peine à vous le découvrir : c’est peut-être l’œuvre du démon ; et… – Je vous l’ordonne, lui répliquai-je ; un rêve est toujours involontaire ; ce n’est qu’une illusion. Parlez avec sincérité. – Mon père, dit-il alors, à peine étais-je couché que j’ai rêvé que vous aviez tué ma mère ; que son ombre sanglante m’était apparue pour demander vengeance, et qu’à cette vue, j’avais été transporté d’une telle fureur, que j’ai couru comme un forcené à votre appartement ; et, vous ayant trouvé dans votre lit, je vous y ai poignardé. Peu après, je me suis réveillé tout en sueur, en détestant mon attentat : et bientôt j’ai béni Dieu qu’un si grand crime n’ait pas été commis… – Il a été plus commis que vous ne pensez, lui dis-je, avec sérieux et tranquillité. »
Alors je lui racontai ce qui s’était passé et lui montrai la trace des coups qu’il avait cru m’adresser.
À cette vue, il se jeta à mes pieds, tout en larmes, gémissant du malheur involontaire qui avait pensé arriver, et implorant telle pénitence que je croirais devoir lui infliger.
Non, non, m’écriai-je, je ne vous punirai point d’un fait involontaire ; mais désormais je vous dispense d’assister aux offices de la nuit, et vous préviens que votre cellule sera fermée en dehors, après le repas du soir, et ne s’ouvrira que pour vous donner la facilité de venir à la messe de famille, qui se dit à la pointe du jour. »
Si, dans cette circonstance, à laquelle il n’échappa que par miracle, le prieur eût été tué, le moine somnambule n’eût pas été puni, parce que c’eût été de sa part un meurtre involontaire.
83. – Les lois générales, imposées au globe que nous habitons, ont dû influer sur la manière d’exister de l’espèce humaine. L’alternative de jour et de nuit, qui se fait sentir sur toute la terre avec certaines variétés, mais cependant de manière qu’en résultat de compte, l’une et l’autre se compensent, a indiqué assez naturellement le temps de l’activité comme celui du repos ; et probablement l’usage de notre vie n’eût point été le même, si nous eussions eu un jour sans fin.
Quoi qu’il en soit, quand l’homme a joui, pendant une certaine durée, de la plénitude de sa vie, il vient un moment où il ne peut plus y suffire : son impressionnabilité diminue graduellement ; les attaques les mieux dirigées sur chacun de ses sens demeurent sans effet ; les organes se refusent à ce qu’ils avaient appelé avec plus d’ardeur ; l’âme est saturée de sensations ; le temps du repos est arrivé.
Il est facile de voir que nous avons considéré l’homme social environné de toutes les ressources et du bien-être de la haute civilisation ; car ce besoin de se reposer arrive bien plus vite et bien plus régulièrement pour celui qui subit la fatigue d’un travail assidu dans son cabinet, dans son atelier, en voyage, à la guerre, à la chasse ou de toute autre manière.
À ce repos, comme à tous les actes conservateurs, la nature, cette excellente mère, a joint un grand plaisir.
L’homme qui se repose, éprouve un bien-être aussi général qu’indéfinissable ; il sent ses bras retomber par leur propre poids, ses fibres se distendre, son cerveau se rafraîchir ; ses sens sont calmes, ses sensations obtuses ; il ne désire rien, il ne réfléchit plus ; un voile de gaze s’étend sur ses yeux. Encore quelques instants, et il dormira.
84. – Quoiqu’il y ait quelques hommes tellement organisés qu’on peut presque dire qu’ils ne dorment pas, cependant il est de vérité générale que le besoin de dormir est aussi impérieux que la faim et la soif. Les sentinelles avancées, à l’armée, s’endorment souvent tout en se jetant du tabac dans les yeux ; et Pichegru, traqué par la police de Bonaparte, paya 30 000 fr. une nuit de sommeil, pendant laquelle il fut vendu et livré.
85. – Le sommeil est cet état d’engourdissement dans lequel l’homme, séparé des objets extérieurs par l’inactivité forcée des sens ne vit plus que de la vie mécanique.
Le sommeil, comme la nuit, est précédé et suivi de deux crépuscules, dont le premier conduit à l’inertie absolue, et le second ramène à la vie active.
Tâchons d’examiner ces divers phénomènes.
Au moment où le sommeil commence, les organes des sens tombent peu à peu dans l’inaction : le goût d’abord, la vue et l’odorat ensuite ; l’ouïe veille encore, et le toucher toujours ; car il est là pour nous avertir, par la douleur, des dangers que le corps peut courir.
Le sommeil est toujours précédé d’une sensation plus ou moins voluptueuse : le corps y tombe avec plaisir par la certitude d’une prompte restauration ; et l’âme s’y abandonne avec confiance, dans l’espoir que les moyens d’activité y seront retrempés.
C’est faute d’avoir bien apprécié cette sensation, cependant si positive, que des savants du premier ordre ont comparé le sommeil à la mort, à laquelle tous les êtres vivants résistent de toutes leurs forces, et qui est marquée par des symptômes si particuliers, et qui font horreur même aux animaux.
Comme tous les plaisirs, le sommeil devient une passion, car on a vu des personnes dormir les trois quarts de leur vie ; et comme toutes les passions, il ne produit alors que des effets funestes, savoir : la paresse, l’indolence, l’affaiblissement, la stupidité et la mort.
L’école de Salerne n’accordait que sept heures de sommeil, sans distinction d’âge ou de sexe. Cette doctrine est trop sévère ; il faut accorder quelque chose aux enfants par besoin, et aux femmes par complaisance : mais on peut regarder comme certain que toutes les fois qu’on passe plus de dix heures au lit, il y a excès.
Dans les premiers moments du sommeil crépusculaire, la volonté dure encore : on pourrait se réveiller, l’œil n’a pas perdu toute sa puissance. Non omnibus dormio, disait Mécènes ; et dans cet état plus d’un mari a acquis de fâcheuses certitudes. Quelques idées naissent encore, mais elles sont incohérentes : on a des lueurs douteuses ; on croit voir voltiger des objets mal terminés. Cet état dure peu : bientôt tout disparaît, tout ébranlement cesse, et on tombe dans le sommeil absolu.
Que fait l’âme pendant ce temps ? elle vit en elle-même ; elle est comme le pilote pendant le calme, comme un miroir pendant la nuit, comme un luth dont personne ne touche ; elle attend de nouvelles excitations.
Cependant quelques psychologues, et entre autres, M. le comte de Redern, prétendent que l’âme ne cesse jamais d’agir ; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme qu’on arrache à son premier sommeil, éprouve la sensation de celui qu’on trouble dans une opération à laquelle il serait sérieusement occupé.
Cette observation n’est pas sans fondement, et mérite d’être attentivement vérifiée.
Au surplus, cet état d’anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cinq ou six heures…) ; peu à peu les pertes se réparent ; un sentiment obscur d’existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l’empire des songes.
Les rêves sont des impressions unilatérales, qui arrivent à l’âme sans le secours des objets extérieurs.
Ces phénomènes, si communs et en même temps si extraordinaires, sont cependant encore peu connus.
La faute en est aux savants, qui ne nous ont point encore laissé un corps d’observations suffisant. Ce secours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l’homme en sera mieux connue.
Dans l’état actuel de la science, il doit rester pour convenu qu’il existe un fluide, aussi subtil que puissant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens, et que c’est par l’excitation que causent ces impressions, que naissent les idées.
Le sommeil absolu est dû à la déperdition et à l’inertie de ce fluide.
Il faut croire que les travaux de la digestion et de l’assimilation, qui sont loin de s’arrêter pendant le sommeil, réparent cette perte ; de sorte qu’il est un temps où l’individu, ayant déjà tout ce qu’il faut pour agir, n’est point encore excité par les objets extérieurs.
Alors, le fluide nerveux, mobile par sa nature, se porte au cerveau par les conduits nerveux ; il s’insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces, puisqu’il arrive par la même voie ; il doit donc produire les mêmes effets, mais cependant avec moins d’intensité.
La raison de cette différence me parut facile à saisir. Quand l’homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire ; l’organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même impression lui est transmise pendant son sommeil, il n’y a que la partie postérieure des nerfs qui soit en mouvement ; la sensation doit nécessairement être moins vive et moins positive ; et, pour être plus facilement entendus, nous disons que, chez l’homme éveillé, il y a percussion de tout l’organe, et que chez l’homme dormant, il n’y a qu’ébranlement de la partie qui avoisine le cerveau.
Cependant on sait que, dans les rêves voluptueux, la nature atteint son but à peu près comme dans la veille : mais cette différence naît de la différence même des organes ; car le génésique n’a besoin que d’une excitation, quelle qu’elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l’acte auquel la nature l’a destiné.
86. – Quand le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l’exercice de quelqu’un de nos sens : et voilà pourquoi il y éveille certaines sensations, ou certaines séries d’idées préférablement à d’autres. Ainsi, on croit voir, quand c’est le nerf optique qui est ébranlé ; entendre, quand ce sont les nerfs auditifs, etc. ; et remarquons ici comme une singularité, qu’il est au moins très rare que les sensations qu’on éprouve en rêvant, se rapportent au goût et à l’odorat : quand on rêve d’un parterre ou d’une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum ; si l’on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût.
Ce serait un travail digne des plus savants, que de rechercher pourquoi deux de nos sens n’impressionnent point l’âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s’en soit occupé.
Remarquons aussi que plus les affections que nous éprouvons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu’on ressent, si on rêve qu’on a perdu un enfant chéri, ou qu’on va être pendu. On peut se réveiller, en pareil cas, tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes.
87. – Quelle que soit la bizarrerie des idées qui quelquefois nous agitent en dormant, cependant, en y regardant d’un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs, ou des combinaisons de souvenirs. Ainsi, je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des sens.
Leur étrangeté ne consiste donc qu’en ce que l’association de ces idées est insolite, parce qu’elle s’est affranchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps ; de sorte qu’en dernière analyse, personne n’a jamais rêvé à ce qui lui était auparavant tout à fait inconnu.
On ne s’étonnera pas de la singularité de nos rêves, si on réfléchit que, pour l’homme éveillé, quatre puissances se surveillent et se rectifient réciproquement ; savoir : la vue, l’ouïe, le toucher et la mémoire ; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est abandonné à ses seules ressources.
Je serais tenté de comparer ces deux états du cerveau à un piano près duquel serait assis un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y formerait, par réminiscence, quelque mélodie, et qui pourrait y ajouter une harmonie complète, s’il usait de tous ses moyens. Cette comparaison pourrait se pousser beaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l’harmonie est aux sons, et que certaines idées en contiennent d’autres, tout comme un son principal en contient aussi d’autres qui lui sont secondaires, etc., etc.
88. – En me laissant doucement conduire par un sujet qui n’est pas sans charmes, me voilà parvenu aux confins du système du docteur Gall, qui enseigne et soutient la multiformité des organes du cerveau.
Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les limites que je me suis fixées ; cependant, par amour pour la science, à laquelle on peut bien voir que je ne suis pas étranger, je ne puis m’empêcher de consigner ici deux observations que j’ai faites avec soin, et sur lesquelles on peut d’autant mieux compter, que parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité.
Vers 1790, il existait, dans un village appelé Gevrin, arrondissement de Belley, un commerçant extrêmement rusé ; il s’appelait Landot, et s’était arrondi une assez jolie fortune.
Il fut tout à coup frappé d’un tel coup de paralysie, qu’on le crut mort. La faculté vint à son secours, et il s’en tira, mais non sans perte ; car il laissa derrière lui à peu près toutes ses facultés intellectuelles, et surtout la mémoire.
Cependant, comme il se traînait encore tant bien que mal, et qu’il avait repris l’appétit, il avait conservé l’administration de ses biens.
Quand on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui, crurent que le temps était venu de prendre leur revanche ; et, sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce, qui avaient été jusque-là l’objet de son commerce habituel.
Mais les assaillants se trouvèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu’il fallait décompter.
Le madré vieillard n’avait rien perdu de ses puissances commerciales ; et le même homme, qui quelquefois ne reconnaissait pas ses domestiques et oubliait jusqu’à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées, ainsi que de la valeur de tout arpent de prés, de vignes, ou de bois, à trois lieues à la ronde.
Sous ces divers rapports, son jugement était reste intact ; et comme on s’en défiait moins, la plupart de ceux qui tâtèrent le marchand invalide, furent pris aux pièges qu’eux-mêmes avaient préparés pour lui.
Il existait, à Belley, un monsieur Chirol, qui avait servi longtemps dans les gardes du corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVI.
Son intelligence était tout juste à la hauteur du service qu’il avait eu à faire toute sa vie ; mais il avait, au suprême degré, l’esprit des jeux : de sorte que, non seulement il jouait bien tous les jeux anciens, tels que l’hombre, le piquet, le wisk, mais encore que, quand la mode en introduisait un nouveau, dès la troisième partie, il en connaissait toutes les finesses.
Or, ce monsieur Chirol fut aussi frappé de paralysie, et le coup fut tel qu’il tomba dans un état d’insensibilité presque absolu. Deux choses cependant furent épargnées, les facultés digestives et la faculté de jouer.
Il venait tous les jours dans la maison où, depuis plus de vingt ans, il avait coutume de faire sa partie, s’asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent, sans s’occuper en rien de ce qui se passait autour de lui.
Le moment d’arranger les parties étant venu, on lui proposait d’y prendre part ; il acceptait toujours, se traînait vers la table ; et là, on pouvait se convaincre que la maladie qui avait paralysé la plus grande partie de ses facultés, ne lui avait pas fait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Chirol donna une preuve authentique de l’intégrité de son existence, comme joueur.
Il nous survint, à Belley, un banquier de Paris, qui s’appelait, je crois, M. Delins.
Il était porteur de lettres de recommandation ; il était étranger, il était Parisien : c’était plus qu’il n’en fallait dans une petite ville, pour qu’on s’empressât à faire tout ce qui pouvait lui être agréable.
M. Delins était gourmand et joueur.
Sous le premier rapport, on lui donna suffisamment d’occupation, en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table.
Sous le second rapport, il était plus difficile à amuser ; il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six francs la fiche : ce qui excédait de beaucoup le taux de notre jeu le plus cher.
Pour surmonter cet obstacle, on fit une société où chacun prit ou ne prit pas intérêt, suivant la nature de ses pressentiments : les uns disant que les Parisiens en savent bien plus long que les Provinciaux ; d’autres soutenant au contraire que tous les habitants de cette grande ville ont toujours, dans leur individu, quelques atomes de badauderie.
Quoi qu’il en soit, la société se forma ; et à qui confia-t-on le soin de défendre la masse commune ?… à M. Chirol.
Quand le banquier parisien vit arriver cette grande figure, pâle, blême, marchant de côté, qui vint s’asseoir en face de lui, il crut d’abord que c’était une plaisanterie ; mais quand il vit le spectre prendre les cartes et les battre en professeur, il commença à croire que cet adversaire avait autrefois pu être digne de lui.
Il ne fut pas longtemps à se convaincre que cette faculté durait encore ; car, non seulement à cette partie, mais encore à un grand nombre d’autres qui se succédèrent, M. Delins fut battu, opprimé, plumé, tellement qu’à son départ, il eut à nous compter plus de six cents francs, qui furent soigneusement partagés entre les associés.
Avant de partir, M. Delins vint nous remercier du bon accueil qu’il avait reçu de nous ; cependant il se récriait sur l’état caduc de l’adversaire que nous lui avions opposé, et nous assurait qu’il ne pourrait jamais se consoler d’avoir lutté avec tant de désavantage contre un mort.
La conséquence de ces deux observations est facile à déduire : il me semble évident que le coup qui dans ces deux cas, avait bouleversé le cerveau, avait respecté la portion de cet organe, qui avait si longtemps été employée aux combinaisons du commerce et du jeu ; et sans doute cette portion d’organe n’avait résisté, que parce qu’un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes impressions, si longtemps répétées, y avaient laissé des traces plus profondes.
89. – L’âge a une influence marquée sur la nature des songes.
Dans l’enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdures et autres objets riants : plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages ; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants ; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d’autrefois, et amis morts depuis longtemps.
90. – Certains phénomènes peu communs accompagnent quelquefois le sommeil et les rêves : leur examen peut servir aux progrès de l’anthroponomie ; et c’est par cette raison que je consigne ici trois observations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d’une assez longue vie, j’ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit.
Je rêvai, une nuit, que j’avais trouvé le secret de m’affranchir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps étant devenu indifférent à monter ou descendre, je pouvais faire l’un ou l’autre avec une facilité égale et d’après ma volonté.
Cet état me paraissait délicieux ; et peut-être bien des personnes ont rêvé quelque chose de pareil : mais ce qui devient plus spécial c’est que je me souviens que je m’expliquais à moi-même, très clairement (ce me semble, du moins), les moyens qui m’avaient conduit à ce résultat. Ces moyens me paraissaient tellement simples, que je m’étonnais qu’ils n’eussent pas été trouvés plutôt.
En m’éveillant, cette partie explicative m’échappa tout à fait, mais la conclusion m’est restée ; et, depuis ce temps, il m’est impossible de ne pas être persuadé que, tôt ou tard, un génie plus éclairé fera cette découverte ; et à tout hasard, je prends date.
91. – Il n’y a que peu de mois que j’éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout à fait extraordinaire.
Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les particules qui composent mon être. C’était une espèce de fourmillement plein de charmes, qui, partant de l’épiderme depuis les pieds jusqu’à la tête, m’agitait jusques dans la moelle des os. Il me semblait voir une flamme violette, qui se jouait autour de mon front.
Lambere flamma comas, et circum tempora verti.
J’estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes ; et je me réveillai rempli d’un étonnement qui n’était pas sans quelque mélange de frayeur.
De cette sensation, qui est encore très présente à mon souvenir, et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j’ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu’on ne sait pas jusqu’à quel point notre corps peut être béatifié. J’ai espéré que, dans quelques siècles, la physiologie à venir s’emparera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté, comme on provoque le sommeil par l’opium, et que nos arrière-neveux auront par-là des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis.
La proposition que je viens d’énoncer, a quelque appui dans l’analogie ; car j’ai déjà remarqué que le pouvoir de l’harmonie, qui procure des jouissances si vives, si pures, et si avidement recherchées, était totalement inconnu aux Romains : c’est une découverte qui n’a pas plus de cinq cents ans d’antiquité.
92. – En l’an VIII (1800), m’étant couché sans aucun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier sommeil ; je me trouvai dans un état d’excitation cérébrale tout à fait extraordinaire : mes conceptions étaient vives, mes pensées profondes ; la sphère de mon intelligence me paraissait agrandie. J’étais levé sur mon séant ; et mes yeux étaient affectés de la sensation d’une lumière pâle, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets.
À ne consulter que la foule d’idées qui se succédèrent rapidement, j’aurais pu croire que cette situation dura plusieurs heures ; mais d’après ma pendule, je suis certain qu’elle ne dura qu’un peu plus de demi-heure.
J’en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté : je fus rappelé aux choses de la terre.
À l’instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis déchoir : les limites de mon intelligence se rapprochèrent ; en un mot, je redevins ce que j’étais la veille.
Mais comme j’étais bien éveillé, ma mémoire, quoiqu’avec des couleurs ternes, a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit.
Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l’avenir étaient de même nature et ne faisaient qu’un point, de sorte qu’il devait être aussi facile de prévoir l’avenir que de se souvenir du passé.
Voilà tout ce qui m’est resté de cette première intuition, qui fut, en partie, effacée par celles qui suivirent.
Mon attention se porta ensuite sur les sens ; je les classai par ordre de perfection ; et étant venu à penser que nous devions en avoir autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, je m’occupai à en faire la recherche.
J’en avais déjà trouvé trois et presque quatre, quand je retombai sur la terre ; les voici :
1° La compassion, qui est une sensation précordiale, qu’on éprouve quand on voit souffrir son semblable ;
2° La prédilection, qui est un sentiment de préférence, non seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet, ou en rappelle le souvenir ;
3° La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence, qui entraîne deux objets l’un vers l’autre.
On pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu’une seule et même chose : mais ce qui empêche de les confondre, c’est que la prédilection n’est pas toujours réciproque, et que la sympathie l’est nécessairement.
Enfin, en m’occupant de la compassion, je fus conduit à une induction que je crois très juste, et que je n’aurais pas aperçue en un autre moment ; savoir que c’est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations :
NE FAIS PAS AUX AUTRES CE QUE TU NE VOUDRAIS PAS QU’ON TE FIT.
Do as you wilbe done by.
Alteri ne facias quod tibi fieri non vis.
Telle est, au surplus l’idée qui m’est restée de l’état où j’étais, et de ce que j’éprouvai dans cette occasion, que je donnerais volontiers, s’il était possible, tout le temps qui me reste à vivre, pour un mois d’une existence pareille.
Les gens de lettres me comprendront bien plus facilement que les autres, car il en est peu à qui il ne soit arrivé, à un degré sans doute très inférieur, quelque chose de semblable.
On est dans son lit, couché bien chaudement, dans une position horizontale, et la tête bien couverte.
On pense à l’ouvrage qu’on a sur le métier, l’imagination s’échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent : et comme il faut se lever pour écrire, on s’habille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau.
Mais voilà que tout à coup on ne se retrouve plus le même, l’imagination s’est refroidie, le fil des idées est rompu, les expressions manquent ; on est obligé de chercher avec peine ce qu’on avait si facilement trouvé ; et fort souvent, on est contraint d’ajourner le travail à un jour plus heureux.
Tout cela s’explique facilement par l’effet que doit produire, sur le cerveau, le changement de position et de température : on retrouve encore ici l’influence du physique sur le moral.
En creusant cette observation, j’ai été conduit trop loin peut-être, mais enfin j’ai été conduit à penser que l’exaltation des Orientaux était due, en partie, à ce qu’étant de la religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte ; et que c’est pour obtenir l’effet contraire, que tous les législateurs des moines leur ont imposé l’obligation d’avoir cette partie du corps couverte et rasée.
93. – Que l’homme se repose, qu’il s’endorme ou qu’il rêve, il ne cesse d’être sous la puissance des lois de la nutrition, et ne sort pas de l’empire de la gastronomie.
La théorie et l’expérience s’accordent pour prouver que la qualité et la quantité des aliments influent puissamment sur le travail, le repos, le sommeil et les rêves.
94. – L’homme mal nourri ne peut longtemps suffire aux fatigues d’un travail prolongé ; son corps se couvre de sueur ; bientôt ses forces l’abandonnent ; et, pour lui, le repos n’est autre chose que l’impossibilité d’agir.
S’il s’agit d’un travail d’esprit, les idées naissent sans vigueur et sans précision ; la réflexion se refuse à les joindre, le jugement à les analyser ; le cerveau s’épuise dans ces vains efforts, et on s’endort sur le champ de bataille.
J’ai toujours pensé que les soupers d’Auteuil, ainsi que ceux des hôtels de Rambouillet et de Soissons, avaient fait grand bien aux auteurs du temps de Louis XIV ; et le malin Geoffroy (si le fait eût été vrai) n’aurait pas tant eu tort, quand il plaisantait les poètes de la fin du XVIIIe siècle, sur l’eau sucrée qu’il croyait leur boisson favorite.
D’après ces principes, j’ai examiné les ouvrages de certains auteurs connus pour avoir été pauvres et souffreteux ; et je ne leur ai véritablement trouvé d’énergie, que quand ils ont dû être stimulés par le sentiment habituel de leurs maux, ou par l’envie souvent assez mal dissimulée.
Au contraire, celui qui se nourrit bien et qui répare ses forces avec prudence et discernement, peut suffire à une somme de travail qu’aucun être animé ne peut supporter.
La veille de son départ pour Boulogne, l’empereur Napoléon travailla, pendant plus de trente heures, tant avec son conseil d’état qu’avec les divers dépositaires de son pouvoir, sans autre réfection que deux très courts repas et quelques tasses de café.
Brown parle d’un commis de l’amirauté d’Angleterre, qui, ayant perdu, par accident, des états auxquels seul il pouvait travailler, employa cinquante-deux heures consécutives à les refaire. Jamais, sans un régime approprié, il n’eût pu faire face à cette énorme déperdition ; il se soutint de la manière suivante : d’abord de l’eau, puis des aliments légers, puis du vin, puis des consommés, enfin de l’opium.
Je rencontrai un jour un courrier que j’avais connu à l’armée, et qui arrivait d’Espagne où il avait été envoyé en dépêches par le gouvernement (Correo ganando horas. – Esp.) ; il avait fait le voyage en douze jours, s’étant arrêté à Madrid seulement quatre heures ; quelques verres de vin et quelques tasses de bouillon, voilà tout ce qu’il avait pris pendant cette longue suite de secousses et d’insomnies ; et il ajoutait que des aliments plus solides l’eussent infailliblement mis dans l’impossibilité de continuer la route.
95. – La diète n’a pas une moindre influence sur le sommeil et sur les rêves.
Celui qui a besoin de manger, ne peut pas dormir ; les angoisses de son estomac le tiennent dans un réveil douloureux ; et si la faiblesse et l’épuisement le forcent à s’assoupir, ce sommeil est léger, inquiet et interrompu.
Celui qui, au contraire, a passé dans son repas les bornes de la discrétion, tombe immédiatement dans le sommeil absolu ; s’il a rêvé, il ne lui en reste aucun souvenir, parce que le fluide nerveux s’est croisé en tous sens dans les canaux sensitifs. Par la même raison, son réveil est brusque, il revient avec peine à la vie sociale ; et quand le sommeil est tout à fait dissipé, il se ressent encore longtemps des fatigues de la digestion.
On peut donner, comme maxime générale, que le café repousse le sommeil. L’habitude affaiblit et fait même totalement disparaître cet inconvénient ; mais il a infailliblement lieu chez tous les Européens, quand ils commencent à en prendre.
Quelques aliments, au contraire, provoquent doucement le sommeil : tels sont ceux où le lait domine, la famille entière des laitues, la volaille, le pourpier, la fleur d’orange, et surtout la pomme de reinette, quand on la mange immédiatement avant que de se coucher.
96. – L’EXPÉRIENCE, assise sur des millions d’observations, a appris que la diète détermine les rêves.