Quand on est deux - Collectif - E-Book

Quand on est deux E-Book

Collectif

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Beschreibung

L'adage populaire nous confirme « qu'il y a plus dans deux têtes que dans une » ! Profonde vérité qu'ont très bien reçue les deux Maisons d'Edition « Vents d'Ouest », du Québec, région de l'Outaouais, au Canada, et les Editions Mémory, de la Province de Luxembourg en Belgique : elles ont concocté ensemble, sans priorité aucune, mais dans une logique littéraire surprenante et juste, un recueil de vingt Nouvelles, qui ravira le « lecteur avide » de connaître ...la suite de chaque nouvelle ! Il la trouvera, sans peine, juste en tournant la page et en démarrant la Nouvelle suivante. C'est même surprenant de réaliser, in fine, que la lecture de ces textes, rédigés évidemment par des auteurs différents et qui ne se connaissent pas, nous offre un suivi aussi logique sur le thème qui avait été proposé : « Quand on est deux »...mais on peut « être deux » de tellement de manières différentes, dans la plus grande joie ou la situation la plus extrême !Et pourtant, ...chaque « histoire » peut se lire séparément, comme une petite tranche de vie, cueillie ou recueillie ici et là, aussi bien dans le tragique, que dans le rigolo, l'inattendu, l'original...Laissez-vous prendre par le jeu des Nouvelles, lâchez prise, laissez-vous aller au plaisir de la lecture, sans chercher les pourquoi et les comment, laissez-les vivre et se développer en vous, et profitez, tout simplement, du charme de tel ou tel personnage, de la médiocrité d'un autre, de l'astuce d'un troisième, et laissez-vous ainsi bercer par l'inattendu, le souriant, l'espiègle, le candide.Un recueil de Nouvelles qui fait du bien, à consommer à petites doses,pour ne pas arriver trop tôt au bout, ou alors le recommencer en choisissant « les meilleures »,ces meilleures qui seront différentes pour chacun des lecteurs, pour chacun de ceux qui auront « osé » s'approcher du livre. Osez, amis lecteurs, osez...le sourire est garanti, le sérieux aussi, dans certaines Nouvelles particulières, dures mais pourtant nécessaires ; osez la joie, le si grand plaisir de la découverte !De petites perles de bonheur, de surprises, de gentillesse...qui pourrait refuser les douceurs présentées dans un si bel habit que l'écriture ?

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Seitenzahl: 199

Veröffentlichungsjahr: 2014

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Préface

L’Outaouais québécois et la Province belge de Luxembourg ont une langue proche mais aux expressions, aux musiques, aux accents différents. Chaque région a son histoire, un vécu particulier et foisonne de gens qui aiment écrire et le font bien.

Une belle amitié s’est forgée depuis des années entre l’Outaouais et le Luxembourg belge : l’AAAO (Association des auteurs et auteures de l’Outaouais, présidée par Gaston Therrien) et le SLL (Service du Livre Luxembourgeois, dirigé par Jean-Luc Geoffroy) ont souhaité la concrétiser à travers un recueil commun de nouvelles écrites par une vingtaine d’auteurs issus des deux régions. Merci à eux et à leur équipe d’avoir permis les rencontres et les accords nécessaires.

De chaque côté de l’Atlantique, des maisons d’édition ont travaillé ensemble : Vents d’Ouest (Jacques Michaud et son équipe québécoise) et Memory (Myriam Thiry, Jean Henrotin et leur équipe) pour choisir, parmi les nouvelles reçues, celles qui leur paraissaient les meilleures.

Des écrivains ont abordé à leur manière ce thème Quand on est deux : merci à tous ceux qui ont participé (que leur nouvelle ait été ou non sélectionnée) pour leur travail et leur talent : leur enthousiasme mérite d’être souligné !

Le paysage littéraire, à l’image de la vie, est tout en lignes et en courbes. Mais au bout du compte, la rivière parvient à la mer et on relit l’œuvre finale avec un pincement au cœur.

Quand on est deux, sujet simple mais vaste que les auteurs ont abordé « pour le meilleur et pour le pire » et parfois pour le sourire !

Chambre particulière

Elle ronfle. Je vous dis qu’elle ronfle. Elle pète, elle bave et, toute la nuit, elle ronfle dans son lit. Le jour aussi : dans son fauteuil. On dirait un vieux percolateur mal détartré qui s’échine à produire un café, une lavasse imbuvable que personne ne boira. Elle grogne, elle renifle et elle crachote des glaires venues de loin. Je crois qu’elle souffre d’arythmie respiratoire, d’obstruction du pharynx ou de quelque chose comme ça. C’est infernal ! Parfois, j’ose espérer entendre son dernier souffle. Définitivement. Jusqu’à présent, rien. La machine est increvable. Alors, je la réveille. Je siffle, je crie « hé ! », je tousse plus fort qu’elle, je claque la porte des toilettes ou je donne un bon coup de pied dans son lit. Ou dans le fauteuil. Ça marche ! Aussitôt, la mère Bouzou fait silence. C’est magique ! Si j’insiste un peu, elle ouvre un œil rond, me considère, me reconnaît et me dit avec un sourire pâteux :

– Vous êtes là, Germaine ? Je ne ronfle pas, au moins ?

– À peine… les murs en tremblent encore…

Le répit est de courte durée. Les paupières de la Bouzou retombent lourdement et, dans la minute qui suit, la locomotive redémarre en côte, pousse la vapeur au maximum et reprend sa vitesse de croisière.

Je veux une chambre pour moi toute seule !

Si je vous dis qu’elle pète, c’est qu’elle pète. Comme ça, l’air de rien, comme si je ne l’entendais pas. Elle se lève subitement, empoigne en tremblant sa béquille de marche, et s’éloigne avec un dandinement d’oie obèse. Ça pétarade : un coup de canon à chaque pas. Je l’admets, je pète aussi de temps en temps. Mais je pète avec distinction, avec un peu d’élégance et de délicatesse. Avec dignité. La production des flatulences relève alors, exclusivement, d’une démarche naturelle, hygiénique et bénéfique. Comme le disait Fernand, mon défunt mari : « La trompette du cul, c’est la santé du corps ». Ma voisine de chambre, la Bouzou, elle pète vulgairement.

Non, je ne suis pas méchante. Je l’aime bien la mère Bouzou. Je l’appelle par son prénom – Mireille – , je lui donne souvent mon dessert au repas de midi – elle adore les sucreries – et, les mardis, je la prends dans mon équipe pour le jeu du quizz. Elle est très forte au jeu du quizz. Il y a quelques jours, je lui disais encore :

– Mireille, vous mériteriez d’avoir une chambre rien que pour vous.

Savez-vous ce qu’elle me répond ? Qu’elle s’ennuierait toute seule, qu’elle n’en voit pas l’intérêt et qu’elle a toujours aimé vivre avec de la compagnie. Puis, en s’éloignant pour péter de plus belle, elle ajoute :

– Et puis, Germaine, qu’est-ce que je ferais sans vous ?

Je me demande parfois si la Bouzou ne se fiche pas de ma poire.

Depuis la mort de mon pauvre Fernand, ma vie a changé. Fort de son statut incontestable de fils unique – le mien –, Bernard, mon gamin de 62 ans, a décidé de s’occuper de moi. Organisation, décision, efficacité : ce sont ses mots préférés et ces mots-là m’ont très rapidement transférée vers la maison de retraite la plus proche, « Le Doux Repos ».

– Tu dois comprendre, maman. À 88 ans, il faut être raisonnable. Une chambre particulière, c’est trop cher…

Je soupçonne Bernard d’être un peu radin.

« Le Doux Repos » accueille des résidents privilégiés qui bénéficient d’une chambre individuelle et d’autres, moins fortunés, qui cohabitent vaille que vaille dans des chambres pour deux. Je fais partie de ceux-là. C’est propre, c’est bien équipé et le personnel est plutôt gentil. On y mange en suffisance, on veille sur les défaillances de ma santé sénescente et Bernard me rend visite chaque dimanche, entre 11 h 10 et 11 h 25. Il m’apporte des chocolats fourrés ou des pâtes de fruits, il s’enquiert si je ne manque de rien et il me rappelle systématiquement qu’une chambre particulière, c’est trop cher.

Les visites de la famille Bouzou sont beaucoup plus – comment dire ? – imprévisibles, nettement moins conventionnelles, franchement spontanées, bruyantes, incontrôlables et généralement de longue durée. Par principe, la smala pointe son nez quand personne ne s’y attend. Aussitôt, les adultes se répandent en effusions étourdissantes, les enfants laissent exploser leur potentiel énergétique en transformant la chambre en cour de récréation surpeuplée et le dernier-né, qui passe de bras en bras, juge opportun de brailler à tue-tête avant d’abandonner, dans sa couche-culotte, une gratification aussi copieuse qu’odorante. Alors, consciencieusement, avec la satisfaction du travail bien fait, sur mon propre lit et sous le regard bienveillant de la mère Bouzou, la maman change le lange du braillard au fessier barbouillé.

Dans cette effervescence chaleureuse, la mère Bouzou est aux anges.

– Soyez sages, les enfants, n’embêtez pas madame Germaine !

Moi, je ronge mon frein. Et je rumine de sombres desseins. Je ne vous cacherai pas qu’il m’est arrivé de songer au meurtre : un empoisonnement discret, une chute inopinée dans les escaliers ou même une noyade imprévisible dans un lavabo plein à ras bord, un ébouillantement sous une douche mal réglée, une strangulation par la ceinture d’une robe de chambre, un écrabouillement sous l’effondrement inopiné du téléviseur… Mais je ne suis pas une meurtrière : j’ai abandonné l’idée. Je dois absolument, et de toute urgence, être seule dans ma chambre. Quand on est deux, ça pousse au crime !

En désespoir de cause, j’ai décidé d’être désagréable. Un rôle de composition. L’objectif est élémentaire : dégoûter la Bouzou et la convaincre de déguerpir. Il faut que je sois seule. Quand on est deux, c’est une de trop ! La stratégie à mettre en œuvre nécessite une attention permanente et la mise en place d’un ensemble de comportements qui doivent incommoder l’entourage, et principalement la Bouzou, sans éveiller de soupçons quant au caractère prémédité, réfléchi et délibéré des opérations. Il s’agit de faire preuve de virtuosité dans les manœuvres d’approche et de persévérance dans le travail de sape. Je m’applique. Rien de mieux pour occuper les longues journées de désœuvrement du « Doux Repos ». Je n’ai donc aucun mérite et je n’en tire aucune gloire. Le caractère peu moral de la besogne ne me torture que très peu l’esprit. Je suis désagréable pour la bonne cause et je compte bien faire preuve de zèle.

Au début, j’ai testé quelques broutilles. Un exemple ? Prendre un air détaché, déambuler lentement dans la chambre en grignotant un ou deux biscuits secs, s’en fourrer plein la bouche, s’approcher imperceptiblement du lit de la Bouzou et, juste audessus de l’oreiller et des oreilles de l’occupante, en postillonnant à profusion, s’exclamer tout de go : « Pourquoi pas de petit pot propre pour peindre un papier au pinceau ? » En se frottant le visage, Mireille m’a regardée sans comprendre avant d’entamer, du plat de la main, le brossage énergique des innombrables particules de biscuits secs dispersées dans les plis de ses draps. Puis, en me jetant des regards vaguement inquiets, elle a cru bon de répondre : « Pourquoi pas, en effet ! » Une répartie qui m’a un peu déstabilisée quand même…

Un jour, dans le cadre de ces bagatelles pernicieuses, je me suis assise dans mon fauteuil, juste en face de celui de Mireille. Elle y rêvassait avec un sourire niais en émettant de temps en temps de brefs soupirs de contentement. J’ai toussoté trois fois pour la sortir de sa torpeur. En hochant la tête, elle a pris acte de ma présence mais, comme je ne disais rien, elle a vite replongé dans sa méditation rustique. Alors, j’ai enclenché l’offensive. Sur mes genoux, j’ai posé le dernier cadeau dominical de Bernard : une large boîte de chocolats, un assortiment de truffes et de pralines fourrées en forme de fruits de mer. Les préférés de la Bouzou ! J’ai déchiré le plastique de protection avec un maximum de bruissements agaçants et en prenant mon temps. Je n’étais pas dupe : malgré son air absent, la Bouzou m’observait très attentivement, à la dérobée. Je me suis extasiée d’admiration gourmande en soulevant le couvercle cartonné. J’ai multiplié les « oh » bâfreurs et les « mm » gloutons avant de prélever, du bout des doigts, et d’enfourner, un à un et indistinctement, les crevettes de praliné au lait et les mollusques de chocolat fondant.

À la troisième bouchée, la Bouzou se met à tapoter le sol avec sa pantoufle droite. À la sixième, ses ongles s’enfoncent profondément dans les accoudoirs du fauteuil et un mince filet de bave suinte des commissures de ses lèvres, glisse dans les plis de son menton et pendouille en stalactites extensibles jusqu’aux bretelles de sa chemise de nuit. À la huitième, je frise l’écœurement total… C’est alors que Mireille se dresse d’un bond, malgré son arthrose. Elle néglige sa béquille de marche, se rue sur la porte de l’armoire murale, farfouille entre les piles de lingeries pour en extraire finalement une bonne douzaine de cartons, de sachets, de coffrets et de boîtes colorées bourrées de chocolats. Ses réserves sont infinies. Elle a tout transporté jusqu’à son fauteuil et, avec méthode et détermination, elle a tout étalé sur le siège, sur le lit, sur la table de nuit et même sur le faux parquet ciré de la chambre. Elle a tout déballé. Elle a tout ouvert, tout exposé avec des gloussements de satisfaction. Puis, comme si elle découvrait subitement ma présence, elle me tend une des boîtes choisies au hasard et, avec des minauderies de réception mondaine, elle susurre :

– Germaine, puis-je vous offrir un petit chocolat » ?

La nuit suivante, j’ai très mal dormi. La réaction de Mireille me restait sur l’estomac. L’excès de chocolat aussi. Mais il en fallait davantage pour m’abattre. La crise de foie à peine passée, j’ai repris l’offensive, plus décidée que jamais, convaincue du bien-fondé de mon entreprise, persuadée que c’était là la seule perspective possible, que la cause était juste et que la bataille me mènerait à la victoire finale : une chambre particulière pour moi toute seule !

Comme il semblait préférable d’éviter l’affrontement direct, j’ai opté pour une guerre d’usure, avec tactique de guérilla, escarmouches répétées et harcèlement permanent. La stratégie était sommaire, mais clairement définie : profiter de toutes les opportunités pour déstabiliser, désorienter et déforcer l’adversaire. Un combat de tous les instants ! Ainsi, du jour au lendemain, le téléviseur unique de notre chambre pour deux s’est métamorphosé en arme de destruction massive. Avant cela, le choix des chaînes résultait souvent du hasard des tâtonnements de la télécommande et les émissions diffusées en quasi permanence et en relative sourdine constituaient un ronronnement diffus, un fond sonore et visuel auquel, l’une comme l’autre, nous n’accordions que très peu d’importance.

Dès que la décision fut prise, j’ai mis l’embargo sur la zapette, j’ai monté le volume à la limite de ce que pouvait supporter le personnel du home et les occupants des chambres voisines et, sous prétexte de passions aussi soudaines qu’hétéroclites, j’ai imposé ma programmation toute personnelle. Le résultat ne manquait pas d’originalité, avec deux tendances dominantes et opposées : le tonitruant et le soporifique. L’intégrale des concerts en life de groupes « trash death heavy metal », les séances d’entraînement des bolides de Formule 1 sur le circuit de Monaco ou les reportages de destruction expresse de Discovery Channel… pour le tonitruant. Côté soporifique, je faisais mine de me passionner pour d’interminables et insipides débats politiques, pour quelques fictions poussiéreuses, des navets notoires aussi désolants qu’ennuyeux, ou, en intermèdes sportifs, pour les tournois anesthésiants de curling et de billard à trois bandes. De temps en temps, parce que je savais qu’elle n’aimait pas ça, je m’imposais la retransmission complète d’un championnat de tennis de table ou, si l’occasion se présentait, d’un opéra romantique en allemand…

Les grandes manœuvres ont duré près d’une semaine entière. Très tôt le matin jusqu’à très tard le soir, la chambre était transformée en salle de spectacle. Les gardes-malades et les infirmières y étaient à peine tolérées. La Bouzou s’étiolait, se racrapotait à vue d’œil. À plusieurs reprises, j’ai cru qu’elle allait abandonner la partie, signer l’armistice et déguerpir de la chambre où je serais enfin seule… Mais quand elle s’est équipée d’un masque de sommeil bloquant la lumière à 100 % et de boules Quiès qu’elle s’enfilait ostensiblement dans les oreilles, j’ai compris que l’adversaire était plus coriace que prévu. Mireille Bouzou dormait ou méditait tranquillement dans un vacarme épouvantable que j’entretenais et qui n’importunait plus que moi. Je me torturais moi-même. Il fallait trouver autre chose.

Je crois avoir fait preuve d’une imagination inouïe et d’une opiniâtreté sans limite. Systématiquement, avec discrétion, je bousculais la béquille que Mireille posait à portée de main ou je la déplaçais, l’air de rien, pour qu’elle ne puisse pas l’atteindre. Mais elle en profita bientôt pour se passer de l’engin et elle se réjouissait chaque jour des progrès accomplis par sa démarche hésitante et autonome. Par temps froid ou pluvieux, j’ouvrais toute grande la fenêtre de la chambre et je nous calfeutrais, stores baissés et tentures tirées, quand le soleil illuminait le jardin d’agrément du « Doux Repos ». À trois heures de la nuit, je laissais sonner longuement mon réveil-matin sous prétexte d’un médicament à prendre et, durant les siestes de l’après-midi, je simulais des quintes de toux aussi bruyantes qu’immodérées… La Bouzou se retournait à peine. Elle réajustait parfois ses boules Quiès. Elle se rendormait dans la seconde. Moi, j’étais épuisée, moulue, écœurée, au bord de la dépression nerveuse… Ça m’a donné une idée : j’ai décidé de la faire passer pour folle. Avec le bouton d’appel de Mireille, j’alertais les infirmières à tout instant du jour et de la nuit. Puis, je faisais mine de dormir profondément ou je quittais la chambre précipitamment pour rendre visite à une voisine. Dans un cas comme dans l’autre, je m’arrangeais pour observer discrètement les résultats de mes manigances. Le personnel n’appréciait guère d’être dérangé inutilement et Mireille jurait ses grands dieux qu’elle n’y était pour rien. On finit par évoquer un problème technique dans l’appareillage, mais quelques infirmières commençaient aussi à me soupçonner dangereusement. C’était encore raté !

J’ai caché un peu partout des affaires personnelles de Mireille, j’ai jeté quelques-uns de ses sous-vêtements par la fenêtre, j’ai mis du sel dans l’eau du verre où baignait son dentier, j’ai même renversé de la limonade dans ses draps pour faire croire à de l’incontinence…

Puis, un matin, Mireille ne s’est pas éveillée. Morte… Je l’avais craint un instant, mais non, je n’étais pas responsable de son décès. En diagnostiquant une embolie pulmonaire fulgurante, le médecin me disculpait clairement et définitivement. Ça m’a un peu soulagée quand même…

Enfin, j’étais seule. Très seule. Un calme pesant régnait dans ma chambre particulière. Le lit vide, à côté du mien, m’angoissait un peu. Je m’ennuyais à mourir. Ça a duré trois jours et, déjà, Mireille me manquait.

Marthe a emménagé un lundi matin.

Marthe, elle pue des pieds. Elle mange comme quatre, elle rote avec des échos de cavernes et, si je vous dis qu’elle pue des pieds, c’est qu’elle pue des pieds.

Bruno Marée, Belgique

Pas de deux

Son cœur bat la chamade, piaffe et s’affole, menace d’exploser dans une cage qui, heureusement, l’empêche de s’enfuir. Inspirer en quatre temps… Expirer en huit. Dresser l’animal pour le calmer. Depuis le temps qu’elle s’évertue à l’entraîner, elle devrait être en mesure d’y arriver. Pourtant, rien n’y fait. Qi gong, yoga, tai-chi, méditation, natation, elle a tout essayé. Sans succès. Ces épisodes de tachycardie la surprennent alors qu’elle s’y attend le moins et les tests qu’elle a subis n’ont révélé aucun problème cardiaque.

De nature excessive, Amandine s’active à vivre pleinement son existence. Elle marche, parle et mange vite, possède un sens aigu des responsabilités, cherche des raisons à ce qui souvent ne s’explique pas, ne réussit que très rarement à calmer le tourbillon de ses pensées. Même son sommeil est agité tant les rêves qui l’assaillent sont nombreux et l’empêchent de se reposer.

Elle décide de téléphoner à l’acupuncteur pour prendre rendez-vous, car elle sait que seules les fines aiguilles utilisées par ce dernier en viennent à faire la paix entre les entités qui se font la guerre au cœur de son être. La suspension des hostilités sera de courte durée, elle en a l’habitude, mais une trêve est une trêve, et cette accalmie lui permettra d’atteindre un certain équilibre, si précaire soit-il.

Le médecin qui pratique cette approche ancestrale, en complément à la médecine occidentale, n’a rien de chinois et gagnerait sans doute, lui aussi, à se transpercer le corps d’aiguilles. Il est comme elle : rapide et nerveux. Prestement, il passe d’une salle à l’autre, prend le pouls de tout un chacun, palpe, écoute et soigne en conséquence. Ne revient-il pas au médecin de soigner et au patient de s’abandonner ? Sauf qu’Amandine est une IMpatiente extravertie, une force volcanique qui parvient difficilement à lâcher prise. Sans doute pour les mêmes raisons, réagit-elle on ne peut mieux à ce genre de traitement. Sa conscience aiguë des nuances et son hypersensibilité en font un sujet extrêmement réceptif. L’acupuncteur, qui la connaît depuis plusieurs années, n’a pas été long à lui diagnostiquer un yang exubérant, voire un yang invasif, agressant le territoire du yin sans jamais s’inquiéter des conséquences. D’où ce déséquilibre qui afflige la jeune femme et les résultats désastreux qui s’ensuivent.

Une fois de plus, Amandine abandonne son corps aux aiguilles filiformes, stériles et à usage unique, disposées de façon stratégique à des endroits précis de son anatomie. Ces minces tiges d’acier, petits soldats au garde-à-vous sur sa peau, s’apprêtent à livrer leur bataille contre les orages qui l’habitent. Ainsi bardé, son corps lui rappelle étrangement la pelote à aiguilles de sa grand-mère belge et ce souvenir d’enfance lui rend quelque peu son sourire. Que d’heures complices elles ont passées ensemble, la tête penchée audessus de la machine à coudre ! Mamie Jeannette rirait bien de la voir aujourd’hui déguisée en porc-épic.

Le médecin s’applique à débloquer le flux vital de sa patiente dans le but de rééquilibrer par la suite les deux types de forces qui composent son chi : le yang et le yin. Judicieusement et avec précision, il parsème une vingtaine d’aiguilles sur les méridiens qui parcourent le corps de cette femme, oh ! combien fébrile, de manière à produire l’effet recherché sur les organes correspondant aux ouvertures énergétiques. Une fois les aiguilles bien en place, il s’assure qu’aucun point à traiter n’a été oublié, tamise ensuite l’éclairage et invite la jeune femme à se relaxer. Pense-t-il que cela va de soi de se détendre dans une salle d’examen ? Pourtant, une relâche inespérée s’opère déjà et encourage la belle à lâcher prise.

La bataille que se livrent les entités antagonistes est féroce. Amandine ferme les yeux pour mieux assister à l’affrontement ; elle les entend se chamailler, toutes les deux. C’est à qui aurait le dernier mot.

Yang : Tu dois bien savoir que c’est moi qui accumule l’énergie de l’univers, non ? Je suis l’étincelle de vie, l’origine de tout ce qui se crée ; je suis en même temps la force masculine et la chaleur solaire.

Yin : N’as-tu pas conscience que je représente le creux et l’obscur qui reçoit cette étincelle ? Sans ma féconde humidité, la vie ne saurait se développer ; nantie à la fois de la force féminine et de la froideur lunaire, je suis l’inexplorée, le grand mystère universel.

Yang : Mais voyons, c’est moi qui bouge, agis et travaille !

Yin : Ignores-tu que j’incarne la conscience de ton action ? Que mon introspection oriente cette agitation débridée qui t’anime ?

Yang : Sache qu’en ma présence, on y voit clair parce que j’habite le jour.

Yin : Et quand je me pointe, on peut enfin se permettre de rêver, puisque c’est moi qui fréquente la nuit.

Amandine n’entend plus rien et respire déjà plus calmement. Le yin et le yang se seraient-ils mis d’accord ? Pas complètement. L’un se racle la gorge, l’autre soupire encore, mais tout de même, une réconciliation s’amorce.

Yang : Pour être franc, j’ai besoin de me reposer lorsque ton automne arrive, de me refaire une santé sous l’édredon de ton hiver.

Yin : Et moi, j’aime vivre la résurrection toute en couleurs de ton printemps et la douce exubérance de ton été.

Yang : Sais-tu que je me baignerais dans ton eau pendant des heures et des heures ?

Yin : Ton feu est si brillant, sa chaleur tellement réconfortante qu’il inspire ma réflexion…

Le médecin entre sur les entrefaites :

– Ça va mieux ?

– Oui, je me sens beaucoup plus calme et je respire plus facilement.

Les entités baissent la tête et ne répondent pas.

Tout en lui parlant, l’acupuncteur retire les aiguilles. Il prend ensuite la tension de sa patiente : parfaite. Le pouls ? On ne peut mieux ! Le yang et le yin semblent avoir fait la paix… jusqu’au prochain déséquilibre.

De retour à la maison, Amandine se sent curieusement légère. Apaisée, oui, mais en même temps, c’est comme si tous ses sens étaient plongés dans un éblouissant éveil, et sa conscience est d’une acuité extraordinaire. Elle décide d’aller au jardin pour mieux profiter de ce répit, s’assoit en position du lotus, ferme les yeux et déguste son bien-être quand, soudain, elle ressent quelque chose bouger à la racine de son dos. Tel le mercure qui grimpe au thermomètre, une chaleur intense monte lentement le long de sa colonne vertébrale, tout en s’enroulant autour de chacune des vertèbres. Quelle sensation étrange ! S’ensuit une fabuleuse électricité qui s’immisce en elle et lui donne la chair de poule. Alors elle comprend : le fameux serpent de la Kundalini vient de se réveiller pour prendre possession de son être ! Lorsqu’il atteint le septième chakra, là où se trouvait jadis sa fontanelle, c’est l’apothéose.

Amandine connaît enfin l’Éveil, s’abandonne comme jamais elle n’a pu le faire auparavant. Des larmes coulent sur ses joues alors qu’étrangement elle n’a pas l’impression de pleurer. Sa conscience est en expansion, le yang et le yin dansent lascivement et avec harmonie leur éblouissant pas de deux dans l’immensité de l’énergie cosmique.

Quand elle ouvre les yeux, son corps lévite. Toujours en position du lotus, elle est à quelques centimètres au-dessus du sol. Bouche bée, consternée de ce qui lui arrive, elle porte la main à sa poitrine : une aiguille ! Pas n’importe laquelle, mais celle qui correspond à l’enveloppe du cœur, l’un des points les plus puissants en acupuncture.

Le médecin a oublié de la retirer.

Loïse Lavallée, Québec

Traces d’euphorie