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Le 11 août 1950, au cri de « Vive la République ! », les communistes viennent chahuter la prestation de serment du roi Baudouin. Une semaine plus tard, le leader charismatique du parti communiste, Julien Lahaut, est assassiné sur le pas de sa porte. Ce meurtre politique, considéré comme le plus important de l’histoire belge, n’a jamais été élucidé.
Qui a assassiné Julien Lahaut ? lance aujourd’hui un regard critique sur l’enquête judiciaire réalisée à l’époque et déterre de nouvelles pistes. En plongeant dans les archives, les auteurs de cette enquête exclusive ont ainsi retrouvé un document « oublié » remontant à un certain André Moyen, un espion occupé à développer un réseau anticommuniste dans la Belgique d’après-guerre. Le livre s’engouffre sur la piste Moyen, retraçant les faits et gestes de son réseau parallèle.
Les auteurs ont également mis au jour toute une série d’erreurs et de fausses vérités issues de l’enquête judiciaire, allant même jusqu’à expliquer pourquoi le meurtre n’a jamais été résolu et à le replacer dans le contexte de la Guerre Froide qui sévissait alors secrètement en Belgique. Né et assassiné à Seraing, Julien Lahaut est un homme politique communiste, syndicaliste belge, militant wallon et antifasciste.
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Seitenzahl: 703
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Qui a tué Julien Lahaut ?
Emmanuel Gerard, Widukind De Ridder et Françoise Muller
Qui a tué Julien Lahaut ?
Renaissance du Livre
Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo
www.renaissancedulivre.be
couverture: punch, charlotte van lacker
isbn: 978-2507-05336-9
dépôt légal: D/2015/12.763/11
Qui a tué Julien Lahaut ?
Les ombres de la guerre froide en Belgique
Emmanuel Gerard
Widukind De Ridder
Françoise Muller
Avant-propos
L’ouvrage Qui a tué Julien Lahaut ? a une longue histoire, initiée par la parution, en 1985, du livre L’Assassinat de Julien Lahaut : une histoire de l’anticommunisme en Belgique1 écrit par Étienne Verhoeyen et le soussigné. Nous avions entamé ces recherches suite aux soi-disant révélations sur l’assassinat de Lahaut faites par le journaliste Maurice De Wilde dans une émission télévisée. Si le livre avait retenu l’attention des médias, la réaction des milieux scientifiques fut beaucoup plus discrète. Cet assassinat resta considéré comme un fait divers présentant peu d’intérêt pour l’histoire politique ou sociale de la Belgique jusqu’à ce que, près d’un quart de siècle plus tard, en décembre 2008, le Sénat belge adopte à l’unanimité une résolution « relative à la réalisation d’une étude scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut2 ».
Au cours des vingt-cinq années qui ont séparé la publication du livre de la résolution du Sénat, l’affaire Lahaut n’a jamais complètement cessé de faire parler d’elle. En témoigne la divulgation dans la presse en décembre 2002 des noms des membres du commando qui s’est rendu à Seraing le 18 août 1950. Puis, en décembre 2007, dans un reportage pour la chaîne Canvas, un habitant de Hal âgé de 88 ans a affirmé avoir tiré les coups fatals. Après ces révélations, le monde politique ne pouvait plus ignorer l’affaire. Plusieurs initiatives sont cependant restées lettre morte jusqu’à ce qu’une majorité soit trouvée au Sénat en 2008. Plutôt que de mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire, il a été décidé de confier à une institution fédérale, en l’occurrence le Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CegeSoma), la mission d’effectuer une recherche scientifique.
Dans sa résolution, le Sénat demande au gouvernement :
« 1. De confier au Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines la réalisation d’une étude scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut ; cette étude scientifique a pour but de fournir une connaissance détaillée des faits et de leur contexte, alors même qu’ils concerneraient la période qui précède et celle qui suit l’attentat proprement dit ;
2. De confier au Ceges les missions suivantes :
a. faire rapport sur le déroulement précis des événements ;
b. définir avec précision le rôle tenu par les personnes identifiées aujourd’hui comme étant les auteurs ainsi que par d’éventuels autres intervenants directs ;
c. faire toute la clarté sur l’existence présumée de commanditaires et de protecteurs en dehors des “exécutants” ;
d. identifier éventuellement ces personnes, leurs mobiles et leur méthodologie ;
e. analyser l’enquête judiciaire et la manière dont, après la clôture de celle-ci, des informations relatives à l’événement sont parvenues à la connaissance du public ;
3. De prévoir, en supplément des crédits inscrits pour les programmes et les actions de recherche des institutions scientifiques fédérales, les moyens financiers nécessaires pour la réalisation de cette mission et de mettre ceux-ci à la disposition du Ceges. »
Toutefois, la mise en pratique de cette résolution du Sénat – en particulier le financement de la recherche par le gouvernement – fut loin d’être évidente. À l’automne 2009, alors qu’une année s’est déjà écoulée, la ministre fédérale de la Politique scientifique, Sabine Laruelle (mr), fait savoir que la situation budgétaire ne permet pas de financer la recherche. Par ailleurs, certains milieux, tant politiques qu’académiques, ne cachent pas leurs doutes quant à l’utilité d’une telle étude. Un « service officiel » intervient même auprès du Premier ministre Leterme pour s’assurer que l’enquête ne sera pas financée. Finalement, en dépit de ces obstacles, la première phase de la recherche démarre en mai 2011, grâce au ministre Jean-Marc Nollet (Écolo), alors responsable de la Politique scientifique de la Communauté française3, qui met à la disposition de l’enquête Lahaut un crédit de 150 000 euros.
Le professeur Emmanuel Gerard de la ku leuven, historien spécialisé dans l’histoire politique de la Belgique au xxe siècle, est sollicité par le Cegesoma pour diriger le projet. La période de la guerre froide et les cercles qui jouent un rôle actif dans l’affaire Lahaut lui sont, en effet, familiers. Quelques années plus tôt, Emmanuel Gerard avait rencontré ces milieux en tant qu’expert dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire « Lumumba » (2000-2001). Deux historiens expérimentés sont engagés pour l’assister : Françoise Muller qui avait soutenu peu de temps auparavant une thèse à l’ucl sur l’histoire de la Cour de cassation et Widukind De Ridder, docteur en histoire de la vub, spécialisé dans l’histoire sociale contemporaine.
Au soutien financier du ministre Nollet s’ajoute un montant de 38 500 euros récoltés par Véronique De Keyser, députée européenne liégeoise pour le ps jusqu’aux élections du 25 mai 2014. La première phase de la recherche a ainsi pu être achevée à l’été 2012. Entre-temps, en décembre 2011, le gouvernement Di Rupo avait pris ses fonctions. En juin 2012, le ministre fédéral en charge de la Politique scientifique, Paul Magnette, décide d’accéder à la demande initiale du Sénat et de mettre à la disposition du CegeSoma les fonds nécessaires pour commencer la deuxième phase de la recherche. L’institution reçoit ainsi, au printemps 2013, 160 000 euros supplémentaires de son administration de tutelle, Belspo (la Politique scientifique fédérale), afin d’entamer la deuxième année de recherche et de mener à bien cette étude.
Pour soutenir le projet et l’évaluer de façon critique, un comité d’accompagnement a été constitué. Au cours de ses six réunions, le comité – composé de Marc Cools (ugent), Gita Deneckere (ugent), Luc De Vos (erm), Pieter Lagrou (ulb), Philippe Raxhon (ulg), Xavier Rousseaux (ucl) et Étienne Verhoeyen – a attiré l’attention de l’équipe de recherche sur certains éléments spécifiques et sur des sources intéressantes à consulter. Signalons également qu’Emmanuel Gerard et moi-même avons été reçus, le 19 décembre 2013, par le Collège des procureurs généraux pour faire rapport sur l’état d’avancement de cette enquête.
En 2010, dans la préface de la réédition de L’Assassinat de Julien Lahaut, Étienne Verhoeyen et moi-même avions soutenu que, pendant la guerre froide, de nombreux services de renseignement et d’action (officiels et privés) avaient proliféré comme un cancer dans la Belgique du siècle passé. L’assassinat du président du Parti communiste en 1950 était, d’après nous, une manifestation de cette situation. En tant que scientifiques et en tant que citoyens, il nous semblait important de creuser les dessous de cette sordide affaire. Cette démarche pouvait, à notre avis, contribuer à une meilleure compréhension du déficit démocratique qui a marqué cette période de notre passé récent et, peut-être, provoquer un « phénomène de catharsis ». C’est pourquoi, cette étude était – est – importante ; elle prendra place dans tous les manuels relatifs à notre histoire politique récente.
Je suis donc particulièrement heureux que cette enquête, à bien des égards délicate à mener, ait pu être achevée. Mes remerciements vont à tous ceux qui ont fait confiance au CegeSoma, à toutes les personnes, fonctionnaires et archivistes qui ont contribué au succès de cette enquête, aux responsables du CArCoB, aux ministres Nollet et Magnette, à madame Véronique De Keyser, aux membres du comité d’accompagnement, à l’équipe de recherche et, en particulier, à Emmanuel Gerard pour son engagement sans faille à mener cette étude à son terme.
Rudi Van Doorslaer
Directeur du CegeSoma
1er juin 2014
Introduction
En 1972, une ordonnance de non-lieu émise par la Chambre du conseil de Liège met un terme à l’enquête sur l’assassinat de Julien Lahaut. Le président du Parti communiste de Belgique avait perdu la vie le 18 août 1950, à l’âge de 65 ans, froidement abattu sur le seuil de son habitation, à Seraing. Pas moins de quatre juges d’instruction s’étaient succédé depuis l’attentat de Seraing, mais aucun d’eux n’était parvenu à confondre les auteurs et à les traduire en justice.
Dans la mémoire collective, qui est alimentée par des séquences filmées de l’époque, l’attentat est associé à l’incident qui s’est déroulé au cours de la prestation de serment du prince royal Baudouin, le 11 août 1950. Les députés communistes – Lahaut en tête – avaient perturbé la cérémonie en lançant le cri « Vive la République ». Pour beaucoup, l’assassinat est relié à la Question royale, bataille politique autour du retour de Léopold III en Belgique, qui avait mené le pays au bord de la guerre civile durant l’été 1950.
Pourquoi et par qui Lahaut a-t-il été assassiné ? Les auteurs étaient-ils des « léopoldistes » ayant répondu à la violence verbale du 11 août par la violence physique ? Telle était en tout cas la thèse dominante jusqu’à la publication, en 1985, de la première étude scientifique sur l’affaire, L’Assassinat de Julien Lahaut, par Rudi Van Doorslaer et Étienne Verhoeyen. Ces derniers se sont certes intéressés à la Question royale, mais ils se sont surtout concentrés sur les services de renseignement anticommunistes qui opéraient clandestinement au début de la guerre froide. En conclusion de leur travail, Rudi Van Doorslaer et Étienne Verhoeyen analysent les différentes hypothèses susceptibles d’expliquer l’assassinat. Ils ne trouvent aucun élément appuyant la thèse d’une action spontanée après le fameux cri poussé au Parlement. L’idée qu’il puisse s’agir d’un règlement de comptes entre communistes – une rumeur qui commence à circuler immédiatement après l’attentat – paraît, elle aussi, dénuée de tout fondement. Ils attirent davantage l’attention sur l’hypothèse selon laquelle l’attentat aurait fait partie d’une vaste action orchestrée par la cia américaine visant des dirigeants communistes dans différents pays. Les auteurs marquent toutefois leur préférence pour l’hypothèse selon laquelle l’assassinat aurait constitué une tentative de déstabilisation politique. L’élimination de Lahaut aurait eu pour but de mettre à mal la solution nationale trouvée à l’issue de la Question royale et aurait ainsi permis – après les soulèvements attendus des communistes en réponse à l’assassinat – l’instauration d’un régime fort venant contrecarrer les tendances démocratiques profondes de l’après-guerre.
Trente ans plus tard, ces hypothèses ont formé le point de départ de notre recherche. Nous avons également bénéficié des révélations postérieures à 1985, qui ont permis d’identifier au moins deux des auteurs de l’attentat. S’il allait de soi que nous devions trouver de nouveaux éléments pour faire progresser l’enquête, il était cependant trop tard pour entendre certains témoins et, en outre, nous ne travaillions pas dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. Nous nous sommes dès lors mis en quête de sources écrites aux quatre coins du pays, nous plongeant notamment dans les archives, aussi volumineuses que peu exploitées, de la justice et de la police.
Cet ouvrage expose le résultat de nos recherches. Dans le premier chapitre, nous examinons les événements politiques d’août 1950 et évoquons certaines facettes moins connues de ceux-ci. Nous revenons ensuite sur l’attentat de Seraing et sur les conclusions que l’on peut tirer des déclarations des témoins. Dans un troisième chapitre, nous analysons l’enquête judiciaire longue de plusieurs années et, en particulier, les pistes les plus pertinentes suivies par les enquêteurs. À la fin de ce livre, le lecteur constatera que, plus d’une fois, le juge d’instruction a été proche de faire la lumière sur l’affaire, mais qu’il a été confronté à des obstacles insurmontables. Nous relatons dans le quatrième chapitre le déroulement de notre propre enquête, laquelle a livré des résultats significatifs. Ce court chapitre sur les étapes de notre recherche précise les raisons pour lesquelles nous nous sommes concentrés sur le réseau clandestin anticommuniste d’André Moyen. Le chapitre 5 dresse la carte de ce réseau né immédiatement après la guerre, sur le modèle des services de renseignement et d’action ayant opéré durant le conflit, ce qui explique que nous nous attardions également sur la période d’occupation. Le chapitre 6 revient sur l’attaque de Seraing. Enfin, dans un septième et dernier chapitre, nous examinons le contexte politique après l’assassinat, qui se caractérise par une lutte intérieure accrue contre le communisme. Le conflit entre l’Est et l’Ouest a atteint un point critique avec la guerre de Corée. Ce contexte, combiné à l’imbrication du réseau de Moyen avec les services chargés du maintien de l’ordre, explique que l’assassinat de Lahaut n’ait jamais été résolu.
Lorsque nous avons débuté, en mai 2011, l’« étude scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut », nous n’avions aucune certitude de parvenir à un résultat. Était-il possible de trouver suffisamment d’informations pertinentes soixante ans après les faits ? La tâche paraissait d’autant plus difficile que l’enquête judiciaire n’avait rien donné et qu’en 2011, plus aucun témoin n’était en vie (René Louppe, le juge d’instruction liégeois qui avait enquêté durant dix ans, est décédé en 2005 ; André Moyen, le personnage principal du réseau qui est analysé dans ce livre, est mort en 2008). Si, par chance, il existait des documents en lien avec l’affaire, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’ils fournissent des réponses toutes faites à nos questions. On attend, par ailleurs, davantage d’une recherche sur un assassinat politique qu’une large fresque de l’après-guerre, brossée à partir de la considérable littérature sur la guerre froide et sur la Question royale. Les questions sur les coupables et surtout sur leurs motivations et sur leurs éventuels commanditaires exigeaient bien plus que des réponses trop générales. Heureusement, les historiens disposent d’un atout important : ils peuvent réunir des informations autrefois dispersées. C’est ainsi que nous avons pu franchir l’obstacle sur lequel l’enquête judiciaire avait buté et comprendre, plus de soixante ans après les faits, non seulement les mécanismes ayant conduit à l’assassinat de Julien Lahaut, mais aussi ceux qui entravaient irrémédiablement l’action de la justice.
Emmanuel Gerard
Widukind De Ridder
Françoise Muller
I
Une bombe fumigène dans l’hémicycle parlementaire
Nous sommes le vendredi 11 août 1950, aux alentours de 10 h 40. Le Sénat accueille les Chambres réunies pour le vote sur la délégation de pouvoirs au nouveau chef de l’État. Préalable nécessaire à la prestation de serment du jeune Baudouin comme prince royal l’après-midi même, ce vote s’annonce sans surprise. De strictes mesures de sécurité ont été prises, comme en témoigne la présence de policiers en civil dans l’hémicycle. Ces mesures sont une réponse aux lettres de menace reçues les jours précédents par certains parlementaires. Alors que débute le vote par appel nominal, une épaisse fumée émane des bancs socialistes. Depuis la tribune, un projectile a été lancé par un homme en uniforme militaire. La session est immédiatement suspendue tandis que des cris de panique se font entendre sur tous les bancs : « Lâche ! Lâche ! Emparez-vous de lui ! » La panique se dissipe dès que l’objet est identifié comme étant une bombe fumigène et la séance reprend après dix minutes de suspension. Entre-temps, la police militaire a fait évacuer complètement la tribune et a arrêté l’auteur : le comte Arnold de Looz-Corswarem, un major de l’armée belge âgé de 55 ans. Devant la justice militaire, il déclarera avoir agi pour « protester contre l’attitude des membres du Parlement ». Dans une lettre à Baudouin, il écrira ultérieurement que son acte était une « manifestation de loyalisme envers S.M. le Roi Léopold III4 ».
Le comte de Looz est un personnage haut en couleur. À la veille de la Première Guerre mondiale, il avait rejoint les rangs de l’armée belge où il s’était distingué à plusieurs reprises, atteignant, en 1945, le grade de major. Sur le plan politique, il s’était déjà fait remarquer, avant 1940, dans les milieux de droite et il s’était révélé un royaliste convaincu pendant l’Occupation. Après la Libération, il s’était fait réprimander pour avoir remplacé l’insigne de son bataillon par « L III » et avoir exhorté ses hommes à faire de même. En juin 1945, alors que la gauche s’opposait au retour immédiat de Léopold III en Belgique, il avait eu l’idée d’un putsch militaire5. Bien que de Looz soit venu en reconnaissance dans l’hémicycle du Sénat l’avant-veille des faits, il prétendra ne pas avoir agi avec préméditation. Au cours d’une perquisition dans le domaine familial de Buvrinnes, la police découvre qu’il est en possession de détonateurs ainsi que de 12 kg d’explosifs. En fait, elle met la main sur tout un arsenal : 28 armes de guerre, 500 cartouches, des grenades, etc. Le major, qui ne voit pas où gît le mal, prétend qu’il s’agit d’une « collection privée ». Des billets, dans lesquels une insurrection est annoncée si Léopold III ne peut pas revenir au pays, sont également découverts à son domicile : « Ultimatum. Le Roi d’abord, puis les élections. Sinon la Révolution ». Le major affirme qu’il n’a jamais eu l’intention de réellement distribuer ces billets. Même si ce projet émane d’un personnage d’opérette, certains soupçonnent le comte d'être aux mains d'un groupe de comploteurs. La personnalité de de Looz donnera un caractère spectaculaire à l’une des toutes premières pistes suivies dans l’affaire Lahaut, la piste Verbrugge, dans laquelle son nom apparaît. Le 18 octobre 1950, le Conseil de guerre de Bruxelles condamne le major de Looz à cinq mois de prison pour injure au Parlement et possession illégale d’armes. Henri Moreau de Melen, ministre de la Défense nationale au moment des faits, expliquera dans ses mémoires que c’est à contrecœur qu’il avait dû prendre une mesure disciplinaire contre le « courageux » de Looz et qu’il avait été heureux que ce dernier ne lui en ait pas tenu rigueur6.
Si de Looz semble isolé, la réponse du ministre de la Défense montre que son acte lui vaut de la sympathie. De nombreux Belges, qui avaient placé beaucoup d’espoir dans le retour de Léopold III, étaient particulièrement déçus par l’issue de la Question royale. La droite, traditionnellement attachée à la monarchie et à la famille royale, voyait dans ces dernières une barrière contre la poursuite de la démocratisation et contre la domination de la gauche après la Libération.
Vive le Roi !
Léopold III, dont le règne a débuté dans la tourmente des années 1930, est considéré par beaucoup, au cours de ces années mouvementées, comme un facteur de stabilité dans un pays qui a vu se succéder neuf gouvernements en six ans. Ses opinions sur le régime parlementaire ont été influencées par son père, le roi Albert, qui avait essayé d’étendre au maximum son rôle de chef du pouvoir exécutif. À son entrée en fonction en 1934, Léopold III se présente comme le gardien des institutions constitutionnelles à un moment où l’Europe est submergée par une vague de régimes dictatoriaux. Mais il accorde à ces institutions un caractère autoritaire visible ; une position tranchée qui prend de court les aspirants dictateurs belges. Léopold III tient au principe selon lequel le roi « nomme et révoque ses ministres » et essaie, par ailleurs, de restreindre le rôle du Parlement et des partis politiques, ce qui le met en conflit avec la classe politique7.
La tension entre le roi et le gouvernement atteint un point culminant après l’invasion allemande, le 10 mai 1940. Au lieu de suivre ses ministres en France, Léopold III signe la capitulation le 28 mai et se constitue prisonnier de guerre. D’après lui, la Belgique neutre n’a pas d’alliés et doit cesser la lutte. Le gouvernement, pour sa part, estime que la Belgique doit continuer de se battre aux côtés des Alliés. Les ministres, qui ont entre-temps fui en France, soupçonnent la couronne de vouloir signer une paix séparée avec l’Allemagne. Le 28 mai, à la radio française, le Premier ministre Hubert Pierlot accuse le monarque, en termes à peine voilés, de trahison et déclare qu’il se trouve « dans l’impossibilité de régner ». Dans la Belgique occupée, en revanche, Léopold III est excessivement populaire. Par la capitulation, il a évité une effusion de sang inutile et, en restant au pays, il partage le sort de la population. Après la défaite de la France et la mise à la tête de l’état fantoche français du maréchal Philippe Pétain à Vichy, on s’attend à ce que Léopold III reprenne le pouvoir, mais le scénario ne se réalise pas. Au contraire, un traité de paix se fait attendre et un régime d’occupation humiliant est mis en place. En novembre 1940, Léopold III a un entretien avec Hitler à Berchtesgaden au cours duquel il tente d’obtenir des engagements de la part du Führer afin que la Belgique d’après-guerre soit la plus indépendante possible dans une Europe dominée par les Allemands. Mais Hitler tergiverse. Léopold III n’obtient pas non plus de faveurs concernant l’approvisionnement du pays ou le sort des prisonniers de guerre. En décembre 1941, la popularité du roi est considérablement affectée par son mariage avec Lilian Baels. L’année suivante, Laeken accueille avec un silence assourdissant l’introduction du travail obligatoire par l’Occupant. Jusqu’en 1944, Léopold III espère une paix de compromis entre l’Allemagne nazie et les Alliés. De cette façon, il n’y n’aurait ni vainqueur ni vaincu, l’indépendance de la Belgique serait restaurée et l’Allemagne pourrait poursuivre son combat contre le communisme. Après que le gouvernement Pierlot, qui s’était établi à Londres, lui a proposé à plusieurs reprises et toujours sans succès de concilier leurs opinions divergentes, Léopold III écrit un mémorandum qui scelle son destin politique. Dans son « testament politique », officiellement daté du 25 janvier 1944, le roi demande des excuses publiques au gouvernement pour son attitude en France. La Résistance et les Alliés y sont, par ailleurs, froidement ignorés tandis que les traités conclus par le gouvernement avec les Britanniques et les Américains sont remis en question.
Après le débarquement allié en Normandie, Léopold III est transféré par les Allemands en Autriche et il n’assiste donc pas à la libération de la Belgique en septembre 1944. Son frère, le prince Charles, devient régent. Avant même la libération de Léopold III à Strobl, près de Salzbourg, par les troupes américaines, le 7 mai 1945, les discussions sur sa personne vont bon train. Par son attitude équivoque envers l’Occupant, Léopold III est devenu, pour une certaine partie de la population, le symbole de l’attentisme et de la collaboration. Les communistes et les socialistes s’opposent à son retour et exigent son abdication tandis que les partisans du roi expliquent la soi-disant indulgence du régime d’occupation par la conduite du souverain. Pour les forces conservatrices, Léopold III personnifie également leurs aspirations à la restauration. Finalement, en juin 1945, le Premier ministre socialiste Achille Van Acker fait savoir au roi qu’il pourrait revenir en Belgique, à de strictes conditions. La question emporte finalement le gouvernement d’union nationale, aucun des partis au pouvoir n’étant prêt à prendre la responsabilité du maintien de l’ordre. Afin d’éviter que le roi ne revienne contre la volonté de la majorité, Van Acker s’empresse alors de faire adopter la célèbre loi du 19 juillet 1945 sur « l’impossibilité de régner » qui ne pouvait être levée que par une décision des Chambres réunies.
De nombreux groupements royalistes naissent un peu partout à l’initiative de militaires, d’hommes politiques du Parti social chrétien (psc), de membres de la noblesse ou d’hommes d’affaires8. Les relations entre eux sont parfois tendues bien qu’ils poursuivent le même objectif : le retour du souverain. À cette fin, ils organisent des conférences dans tout le pays et distribuent d’innombrables brochures et pamphlets. Ils veillent également à la diffusion du rapport produit en 1947 par la Commission d’information instituée par Léopold III. Leur principal fait d’arme est l’organisation d’un Congrès national qui se tient en novembre 1947 au Heysel. Pour augmenter leur poids, un Comité national pour la défense de la Constitution est créé dans le but de coordonner les actions des mouvements léopoldistes sans pour autant compromettre leur autonomie. L’idée de cet organe émane de Jacques Pirenne, l’omniprésent secrétaire du roi. Le Comité compte également quelques représentants libéraux et socialistes, ce qui devait faciliter les contacts avec les différents partis politiques, à l’exception des communistes. En mai 1949, de Looz est coopté au Comité national.
Le psc, qui, de juillet 1945 à mars 1947, se trouve dans l’opposition, se range immédiatement du côté de Léopold III et tente d’exploiter la Question royale à des fins électorales. Ayant besoin de la majorité absolue pour ramener le roi, le parti évolue vers un amalgame large et hétérogène de forces politiques. Entre le psc et les mouvements royalistes se développe cependant une tension particulière. Les ultras du léopoldisme n’ont – comme dans les années 1930 – pas une haute opinion de la démocratie et des partis politiques. Ils ne veulent pas que le roi soit associé à un parti. Ce n’est qu’à contrecœur qu’ils se rangent derrière le psc en vue des élections de 1949 et de 1950. Le dénouement de la Question royale leur laissera un arrière-goût amer. « Ils [les membres des associations royalistes] vous combattront donc par tous les moyens en leur pouvoir » fulminent les associations royalistes dans un message rendu public en date du 31 juillet 1950 à l’adresse du président du psc, après que ce parti ait cédé au point de vue de l’opposition. Cette situation explique le cynisme dont fait preuve le comte de Looz dans la lettre ouverte qu’il adresse le 13 août 1950 au quotidien catholique La Libre Belgique depuis sa prison : « Je laissai choir l’engin sur les socialistes parce que j’étais placé dans la tribune publique qui surplombait leurs bancs. J’eusse préféré qu’il atteigne les bancs de la droite, car c’est aux membres de cette faction que nous, léopoldistes, reprochons d’avoir cédé au désordre9. »
En 1949, la situation n’a pas encore atteint cette extrémité. Le 26 juin de cette année, lepscobtient la majorité absolue au Sénat et devient incontournable. Sa victoire électorale ouvre la voie à la mise en place de la consultation populaire demandée par le souverain. Le résultat du référendum, qui se déroule le 12 mars 1950, représente une victoire à la Pyrrhus pour les léopoldistes. La Flandre a voté à 72 % en faveur du retour du roi, tandis que le bassin industriel wallon – et Liège en particulier – s’est massivement prononcé contre. Bien que, sur l’ensemble du pays, Léopold III ait récolté 57,68 % en sa faveur, les libéraux, partenaires de gouvernement dupsc, s’opposent à la convocation des Chambres réunies. Le Premier ministre Gaston Eyskens n’a alors d’autre choix que de présenter la démission de son gouvernement. Dans un message du 15 avril 1950, le souverain déclare qu’il est prêt à déléguer temporairement ses pouvoirs à son fils aîné, Baudouin. La confusion est complète et le régent décide, en concertation avec le Premier ministre Eyskens, de refuser la démission du gouvernement et de dissoudre le Parlement.
Les élections du 4 juin 1950 sont exclusivement axées autour de la Question royale. Le psc, qui avait promis aux électeurs de ramener Léopold III sur le trône, ravit la majorité absolue dans les deux chambres. Son éclatante victoire porte le gouvernement homogène Duvieusart au pouvoir et, malgré des divisions internes, le psc s’attelle à réaliser sa promesse électorale. Les ultras, comme Albert De Vleeschauwer, Joseph Pholien et Paul Van Zeeland – qui voient, dans le roi, le garant d’un régime fort – sont en opposition directe avec des figures pragmatiques telles que Gaston Eyskens, Frans Van Cauwelaert et Pierre Wigny qui espèrent qu’à son retour Léopold III laissera le trône à son fils.
Le 20 juillet 1950, « l’impossibilité de régner » est levée par les Chambres réunies ; plus rien ne fait donc légalement obstacle au retour de Léopold III en Belgique. Sur le terrain, la réalité est autre et, en Wallonie, les premières grèves de 24 heures éclatent. Lorsque, à l’aube du 22 juillet 1950, Léopold III pose le pied sur le sol belge, Bruxelles est une ville assiégée. Pas moins de cinq mille militaires et gendarmes sont mobilisés pour gérer l’événement. Les ministres d’État socialistes et libéraux sont ostensiblement absents au Conseil de la Couronne qui se réunit l’après-midi à l’initiative du Premier ministre Jean Duvieusart. Les jours qui suivent, le mouvement de grève s’étend au point de paralyser l’ensemble du pays. Les centres industriels, mais aussi les services publics, sont la cible de sabotages et d’attentats à la bombe. Le gouvernement rappelle deux bataillons d’infanterie d’Allemagne pour maintenir l’ordre à Liège et à Charleroi, les deux villes les plus sensibles. Le 30 juillet, à Grâce-Berleur, près de Liège, trois manifestants tombent sous les balles de la gendarmerie ; un quatrième décédera peu après de ses blessures. L’opposition appelle à une marche sur Bruxelles le 1er août. Bien que le ministre de l’Intérieur De Vleeschauwer prétende le contraire, le gouvernement perd le contrôle des événements : le pays est au bord de la guerre civile. Seule une délégation de pouvoir est en mesure de résoudre la profonde crise, mais le gouvernement et l’opposition (socialistes et libéraux) ont une vision très divergente de la durée de cette délégation et de la manière d’y mettre fin. Le 31 juillet, sa position étant devenue intenable, lepscapprouve le scénario d’une délégation immédiate de pouvoir qui doit aboutir à terme à une abdication. Le soir même, le Premier ministre Duvieusart soumet la proposition au roi et prétend par la suite que ce dernier l’a approuvée.
Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, le gouvernement se réunit au palais de Laeken sous la présidence du roi. Presque tous les membres du Conseil des ministres sont présents, le principal absent étant Paul Van Zeeland. L’assistance écoute avec ébahissement Léopold III, visiblement fatigué, qui déclare avoir accepté une délégation de pouvoir temporaire, mais n’avoir jamais donné son accord à l’abdication différée. Pour Duvieusart, il n’y a que deux possibilités : soit le souverain adhère à la première version du texte, soit le gouvernement démissionne. Cette dernière solution était particulièrement risquée à quelques heures de la marche sur Bruxelles. Tous les ministres présents se rangent derrière le point de vue du Premier ministre, à l’exception d’Albert De Vleeschauwer. Léopold III demande un temps de réflexion et se retire. Dans une pièce du palais, le secrétaire du roi, Jacques Pirenne, a convoqué un certain nombre de fidèles dont les sénateurs psc Joseph Pholien et Maurice Schot ainsi que quelques dirigeants d’organisations royalistes, à savoir le général de réserve Jean Boels et Joseph Moreau de Melen. De Vleeschauwer est également convié. Les autres ministres réalisent que Léopold III essaie de mettre sur pied un gouvernement qui lui soit favorable. Cette tentative désespérée échoue et, le lendemain à 6 heures du matin, Léopold III n’a pas d’autre choix que d’approuver l’abdication différée10.
Vive la République !
Le vendredi 11 août 1950, vers 14 heures, les Chambres réunies connaissent leur deuxième session de la journée. Elles doivent à présent recevoir le serment du prince Baudouin, âgé d’à peine 20 ans et donc encore mineur. Alors que ce dernier est invité par le président à prononcer le serment constitutionnel, le cri « Vive la République ! » retentit dans l’hémicycle. « Au moment où le jeune prince voulait lever la main, écrit le quotidien catholique De Standaard, le silence est brusquement brisé par la voix de stentor du sénateur communiste Glineur : Vive la République ! Pendant une fraction de seconde, la salle est très calme. Puis éclate un rugissement d’indignation qui se transforme en une salve d’applaudissements comme la pièce n’en a jamais connu. Pendant plusieurs minutes, les membres du psc, les socialistes et les libéraux applaudissent le Prince, qui a baissé les yeux mais n’a pas bougé. Mais ce revers ne leur suffit pas et, dès que les applaudissements diminuent, l’insolence en personne, le Moscovite Lahaut, crie à tue-tête : Vive la République. À nouveau, de bruyants applaudissements crépitent en l’honneur du Prince, tandis que le Colonel Temmerman et quelques aides de camp se dirigent vers le groupe communiste. Les partisans de Lahaut ricanent11. » Le journal socialiste L’Indépendance relate la même histoire : « C’est M. Glineur, député communiste de Charleroi qui a poussé le cri. Après un moment de consternation, des cris et des applaudissements montent de la salle : “Vive le prince”. Peu à peu le silence se rétablit, mais c’est au tour de M. Lahaut, député communiste de Liège, de pousser d’une voix tonitruante le cri de “Vive la république”12. » Ainsi qu’on peut le lire, la presse confond le député Georges Glineur et son frère, le sénateur Henri Glineur.
Le cri n’est pas vraiment une surprise. Le Parti communiste de Belgique (pcb) avait réagi avec indignation à la décision de Léopold III de déléguer temporairement ses pouvoirs à son fils Baudouin : « On avait un roi, maintenant on en a deux ». Un communiqué de presse du bureau politique du 4 août était intitulé : « La monarchie est une institution périmée ». Le 6 août, le secrétaire général du parti, Edgar Lalmand, avait conclu un éditorial du Drapeau rouge sur la phrase : « Sus à la monarchie, vive la république ». Lorsque, le 8 août, le Premier ministre Duvieusart avait déposé à la Chambre le projet de loi sur la délégation de pouvoirs, Lahaut avait déjà crié : « Vive la République ». Le député Jean Terfve avait repris ce slogan au cours de son intervention à la Chambre le 9 août. « Sans doute, personnellement, Léopold III était particulièrement dangereux. Mais le Prince que vous direz royal, en raison de son inconsistance et par la présence derrière lui de son père, est un autre danger. La monarchie est une institution périmée, et si le psc s’y dit si attaché, c’est qu’il veut s’en servir pour des objectifs qui ne sont pas ceux des socialistes. C’est pourquoi je terminerai en disant allégrement : “À bas la monarchie ! Vive la république !”13. » Le groupe parlementaire communiste avait convenu de lancer le cri républicain pendant la prestation de serment de Baudouin le 11 août.
C’est seulement au début des années 1950, au cours du processus qui conduisit à l’organisation du référendum sur le retour de Léopold III, que le pcb propagea le mot d’ordre républicain parmi ses militants. Ce n’était pas surprenant : depuis sa création en 1921, le pcb défendait le point de vue républicain qui faisait partie de ce que le parti présentait comme le « futur socialiste ». Pendant la prestation de serment de Léopold III en février 1934, les communistes avaient crié « Vive la Belgique soviétique ! ». Les socialistes leur avaient répondu : « Vive la constitution14 ! » Après la Libération, les tensions entre socialistes et communistes montaient en puissance – ils siégeront toutefois dans le même gouvernement jusqu’en mars 1947. Les oppositions étaient exacerbées par la Question royale. Bien que les socialistes aient refusé le retour de Léopold III, ils ne mettaient pas en question la monarchie. Le Parti socialiste belge (psb) niait catégoriquement avoir un agenda républicain caché. Paul-Henri Spaak écrivait en mars 1950 : « Les libéraux sont contre Léopold III et personne ne songe à prétendre qu’ils veulent la république. Les socialistes sont contre Léopold III mais ils ont prouvé, aussi bien ici qu’à l’étranger qu’ils pouvaient parfaitement travailler aux côtés d’un roi, pour peu que celui-ci soit scrupuleusement constitutionnel15. » À un moment crucial, Léopold III avait failli à ses devoirs constitutionnels et, de ce fait, ne pouvait plus rester chef d’État. La candidature de Baudouin, quant à elle, pouvait compter sur le soutien enthousiaste des socialistes. Alors que les léopoldistes tentaient de mettre dans le même panier les communistes et les socialistes, ceux-ci s’opposaient énergiquement.
Pour beaucoup, au cours de ces années-là, la république est indissociable de l’Italie. Le roi Victor-Emmanuel III, qui s’était fort compromis avec le régime fasciste de Mussolini, avait délégué, en avril 1944, ses pouvoirs à son fils Umberto tout en promettant qu’à la Libération, le peuple italien déciderait, par un référendum, de l’avenir constitutionnel du pays. Espérant sauver la monarchie, il abdiqua peu avant le référendum de mai 1946. Les Partisans armés ayant joué un rôle crucial dans la libération du nord de l’Italie, cette région vota massivement pour l’abolition de la monarchie lors du référendum, faisant ainsi de ce pays, une république. Par les liens familiaux étroits qui unissaient les maisons royales italienne et belge – Umberto II avait épousé la sœur de Léopold III –, la suppression de la monarchie eut une répercussion particulière auprès des royalistes belges, rendant très concret le « danger rouge ».
La république avait également une forte connotation communiste par suite de l’émergence de républiques dites populaires en Europe de l’Est. Les républiques populaires étaient à l’origine dirigées par des gouvernements de coalition qui furent ensuite remplacés par un parti unique – communiste – contrôlé depuis Moscou. Après la prise de pouvoir communiste en Hongrie (1947), en Roumanie (1947), en Tchécoslovaquie (1948) et en Pologne (1948), le point de vue républicain du pcb n’était plus une donnée purement nationale. Le 19 novembre 1949, par exemple, le pcb avait approuvé une résolution rejetant le principe monarchique et confirmant « son attachement à une forme de République populaire16 ». Le mot d’ordre républicain liait la Question royale à la guerre froide et était, en ce sens, crucial pour le positionnement du pcb face au psb.
La guerre froide
En date du 11 août 1950, le pcb compte dix parlementaires, au lieu de quarante, quatre ans auparavant17. À la fin de l’Occupation allemande et grâce à son rôle dans la Résistance, le Parti communiste avait considérablement accru le nombre de ses sympathisants par rapport à sa situation d’avant-guerre. Son prestige avait encore été renforcé par le rôle crucial de l’Union soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie. Il était le troisième parti aux élections du 17 février 1946, après le psc et le psb, même si sa progression avait été plus faible qu’attendue. Entre 1944 et 1947, quatre ministres communistes ont siégé dans les gouvernements qui se sont rapidement succédé. Cette politique concordait avec le mot d’ordre de Staline, qui avait appelé les partis communistes occidentaux à participer activement à l’exercice du pouvoir. De cette manière, le dirigeant soviétique espérait préserver sa position dans les négociations avec les Alliés. Par sa participation au gouvernement, le pcb s’était activement engagé dans la reconstruction du pays. Dans le domaine syndical également, il avait été intégré dans la Belgique d’après-guerre. Les syndicats uniques communistes étaient à la base de la Fédération générale du travail de Belgique (fgtb), créée en avril 1945. En adhérant, par l’aile syndicale de leur parti, à la fgtb, les communistes ont pu participer à la politique gouvernementale et la concrétiser. Dans l’immédiat après-guerre, les communistes ont été ainsi un partenaire de gouvernement à part entière et fiable. Sur le plan idéologique, la lutte s’est focalisée contre les soi-disant « trusts », qui, selon le pcb, devaient être nationalisés. Sur le plan social, l’accent a été mis sur la préservation de la paix sociale afin de s’assurer que la Belgique ne se place pas dans une relation de dépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans ce but, les communistes ont cherché à s’associer « aux autres forces démocratiques », faisant passer à la trappe la notion de parti d’avant-garde.
Quelques années après la capitulation de l’Allemagne nazie, les relations internationales se modifient : les anciens alliés deviennent ennemis. Entre les États-Unis et l’Union soviétique naît une situation de guerre froide. Au printemps 1947, les communistes français, italiens et belges se retirent de leurs gouvernements respectifs. Sous le prétexte de protester contre une hausse du prix du charbon, les communistes belges s’opposent formellement à la politique du gouvernement. Les développements de la situation intérieure et les relations internationales sont étroitement liés. Après la Libération, l’ordre traditionnel belge, qui avait été ébranlé mais avait tenu bon avec l’aide des communistes, doit faire face au changement. Les relations de travail sont consolidées dans un cadre social élargi. Vers 1947, le rôle des syndicats uniques au sein de la fgtb est en net déclin alors que l’économie belge a retrouvé son niveau d’avant-guerre18. La production est, en effet, au même niveau que durant la période 1936-1938, tandis que le pouvoir d’achat (salaire horaire brut) est égal à celui de 1938. Les raisons de cette reprise relativement rapide sont en partie dues au fait que l’appareil de production belge est sorti pratiquement intact de la Seconde Guerre mondiale. En outre, les secteurs de base de l’économie belge ont répondu de façon optimale à la demande croissante suscitée par la reconstruction de l’Europe.
La politique économique de l’après-guerre se focalise sur la codification de la concertation sociale. Par l’intermédiaire des revenus de remplacement, l’État joue un rôle crucial dans la reproduction de la force de travail. En d’autres termes, il pose le fondement de ce qui deviendra l’État-providence. Déjà durant l’Occupation, quelques dirigeants syndicaux ainsi que des représentants des organisations patronales et certains hauts fonctionnaires ont rédigé le « projet d’accord de solidarité sociale ». Le 28 décembre 1944, le volet sur la sécurité sociale est inscrit par Van Acker dans un arrêté-loi. Par ailleurs, les autorités s’occupent également des capacités auto-reproductives du capital privé. La croissance économique des années d’après-guerre représente une réelle menace pour le système de concurrence en vigueur. Si l’intensification des investissements augmente la production, elle en fait également grimper les coûts. Autrement dit, la croissance économique est accompagnée par une baisse tendancielle du taux de profit. Après 1945, les caractéristiques de l’économie belge restent donc pratiquement inchangées. Les secteurs de base (fer, acier, charbon, etc.) reçoivent des injections de capitaux grâce aux holdings, mais le secteur des biens de consommation durables est peu ou pas encore exploité. L’économie belge se concentre sur les exportations et accorde moins d’importance au développement d’un marché intérieur dynamique. La politique gouvernementale suit ces développements. Les ministères du Ravitaillement, des Travaux publics, de la Reconstruction et de la Santé publique ont joué un rôle crucial dans la consolidation des relations sociales d’après-guerre et ils étaient dirigés, dans ces années décisives, par des communistes. Le ministère du Ravitaillement, sous la direction de Lalmand, a, par exemple, joué un rôle central dans la lutte contre le marché noir et dans la normalisation des prix.
Depuis 1947, la guerre froide est un fait et les États-Unis promettent d’aider les pays qui risquent d’entrer dans la sphère d’influence communiste. On assiste au développement de la doctrine Truman, qui reçoit une première application dans le plan Marshall (1948), à laquelle Staline réplique en créant le Kominform. À cette époque, la politique des partis communistes d’Europe occidentale s’adapte totalement à la diplomatie de l’Union soviétique. Le pcb est à la recherche d’un nouveau profil qu’il trouve dans les « logiques de camp ». La recherche de « l’unité entre les forces démocratiques » n’est à présent plus centrale, elle est remplacée par la recherche de l’unité au sein du parti même, vu comme l’avant-garde de la classe ouvrière. Cette notion est explicitement réaffirmée aux congrès du Parti en 1948 et en 1951. Les positions sont plus nettement définies, à l’image des différences entre le « camp de la paix » et « le camp impérialiste » qui sont particulièrement mises en évidence. Le pcb forme un « anti-État » qui oppose la « science prolétarienne » à la « science bourgeoise », « l’art prolétarien » à « l’art civil décadent », etc. La campagne républicaine du pcb en 1950 doit se comprendre dans cet esprit. Elle témoigne de l’isolement dans lequel se trouve le Parti qui, en août 1950, a perdu son poids politique19.
En dépit de leur faiblesse politique, les communistes sont de plus en plus assimilés au danger. Relais d’une puissance ennemie, ils forment une « cinquième colonne ». Dans certains pays du bloc de l’Ouest, les partis communistes sont interdits, tandis que dans d’autres, comme l’Italie et le Japon, leurs dirigeants sont victimes d’attentats. La création de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) au printemps 1949 est une nouvelle étape dans l’escalade de la guerre froide. Les dirigeants communistes d’Europe de l’Ouest déclarent qu’en cas d’invasion russe, ils accueilleront les Soviétiques en libérateurs. Une déclaration similaire est faite par le leader belge Lalmand. Les communistes belges ne cachent pas qu’en cas de guerre, ils trahiront leur patrie, ce qui ne manque pas de créer un choc psychologique dans la population. Les trois partis traditionnels – qu’ils fassent ou non partie du gouvernement – font front et déclarent, dans une résolution commune du Sénat, l’attitude des communistes antinationale. L’Église catholique réagit également : le 1er juillet 1949, les communistes sont excommuniés par le pape. En Belgique, dans toutes les églises, une lettre collective des évêques est lue le dimanche 13 novembre 1949 : les croyants qui sont membres du Parti communiste ou qui en lisent la presse ne peuvent plus recevoir les sacrements20.
Alors qu’en Belgique la Question royale approche de son dénouement, la Corée du Nord communiste envahit, le 25 juin 1950, son voisin capitaliste, la Corée du Sud. Une nouvelle guerre débute, frappant l’Ouest de panique : sont-ce là les prodromes d’une troisième guerre mondiale ? Avec l’approbation des Nations unies, les États-Unis mobilisent une armée afin de repousser les envahisseurs. La Belgique soutient également ces efforts, d’abord d’un point de vue logistique, par l’envoi d’un avion, ensuite par la mobilisation d’un corps d’expédition de volontaires. Craignant une attaque soviétique en Europe de l’Ouest, les États-Unis appellent au réarmement de l’Allemagne, tandis que le développement de l’otan se poursuit. Lors d’un entretien, le 6 août, avec le roi Léopold III, le Premier ministre Duvieusart souligne : « Le prochain gouvernement aura deux tâches principales à accomplir, d’une part, il devra faire un grand effort militaire pour la défense de l’Occident, d’autre part, mener la lutte contre le communisme21. » Trois jours auparavant, Léopold III a signé un des rares arrêtés de son court règne, instituant un Comité ministériel de défense. Cet arrêté est également particulier du fait qu’il devait rester secret et ne pouvait donc pas être publié. Quarante ans plus tard, alors que le mur de Berlin est tombé, cet arrêté secret ressurgira de manière étonnante au Sénat…22
Le lendemain de la prestation de serment
Les éditions du week-end des journaux flamands et francophones consacrent beaucoup d’attention, ces 12 et 13 août, à la prestation de serment de Baudouin. Si les incidents de la journée sont également évoqués, la bombe fumigène lancée le matin sur les parlementaires par le comte de Looz-Corswarem retient davantage l’attention que le cri communiste de l’après-midi. « L’acte de bravoure » du comte occupera encore la presse pendant plusieurs jours, tandis que le cri des communistes tombera dans l’oubli.
De Standaard ne consacre qu’un entrefilet au cri qu’il considère comme « un incident ». En revanche, il consacre un sous-titre à l’attentat de de Looz-Corswarem dans un article sur l’adoption par les Chambres réunies du décret sur la délégation de pouvoirs. Bien que Glineur soit désigné comme ayant lancé le cri par De Standaard, le journal met l’accent sur « le Moscovite Lahaut ». Le quotidien catholique De Nieuwe Gids consacre également, à la une, un article séparé à l’engin fumigène de de Looz-Corswarem. Le sous-titre d’un article sur la prestation de serment mentionne brièvement le cri : « Mr. Lahaut veut faire du bruit ».
Dans L’Indépendance, un journal francophone de tendance socialiste, il est également davantage question de l’acte de de Looz-Corswarem que du cri provenant du groupe parlementaire communiste. On trouve la même relation des événements dans le journal socialiste par excellence, de la région carolorégienne, Le Journal de Charleroi. L’attentat de de Looz-Corswarem est traité dans un article distinct, tandis que l’entrefilet sur la prestation de serment est intitulé de façon sarcastique : « Glineur et Lahaut se distinguent ».
Le compte rendu de la journée du 11 août reflète les relations tendues dans le pays. Selon leur positionnement dans la Question royale, les journaux mettent en exergue l’attitude des communistes ou le jet de la bombe fumigène par le léopoldiste. Les organes officiels des socialistes belges, Le Peuple et Vooruit, par exemple, traitent de l’attentat de de Looz-Corswarem sur la première page. Le jugement de valeur exprimé sur le cri s’explique, par ailleurs, par les tensions au sein du camp antiléopoldiste entre les socialistes et les communistes. « La manœuvre des communistes a échoué car personne ne s’était attendu à une explosion de sympathie si unanime ». Dans les tribunes, « l’excitation » aurait encore été « plus grande que dans la salle ».
Le journal catholique namurois Vers l’avenir évoque, sans s’y attarder, l’action de de Looz-Corswarem, tandis qu’il traite largement du cri « Vive la République ». La prestation de serment est qualifiée de « journée historique » et cela « malgré des tentatives communistes de perturbation ». Le cri aurait été lancé par « M. Glineur, sénateur communiste, qui vient ainsi de manifester sa présence ». À la consternation des invités comme du public, Lahaut aurait alors encore une fois répété le cri. La Libre Belgique, quant à elle, utilise l’incident pour illustrer l’isolement du groupe communiste : « À une manifestation des huit parlementaires communistes criant “Vive la république”, les trois cent cinquante députés et sénateurs ripostent par d’enthousiastes ovations à l’adresse du Prince Royal. » Le journal tente donc de mettre l’accent sur le consensus autour de Baudouin en insistant sur l’attitude adoptée par tous les députés et les sénateurs présents face à l’intervention du groupe communiste.
Lahaut est assassiné
Le soir du vendredi 18 août, Julien Lahaut est abattu par deux inconnus sur le seuil de sa maison à Seraing. Lorsque la nouvelle est connue, le bureau politique du pcb se réunit d’urgence. Durant cette réunion nocturne, la décision est prise de distribuer 50 000 dépliants et 10 000 affiches appelant « les travailleurs de toute opinion à s’unir pour désarmer les tueurs et arrêter le fascisme ». « Le peuple par son action vengera Julien Lahaut ». Dans un entretien avec le journal Le Soir, le secrétaire général Edgar Lalmand explique : « Nous ne comptons pas sur le gouvernement pour régler ces choses-là. Nous ne comptons que sur nous-mêmes. » Dans un communiqué de presse, le Parti estime que « les inspirateurs du crime se trouvent dans les rangs des léorexistes du psc qui, depuis des mois, dans leurs écrits et dans leur propagande, appellent au terrorisme et à l’assassinat23».
Le 16 août, Joseph Pholien a remplacé Jean Duvieusart au poste de Premier ministre. Le lendemain de l’assassinat, alors qu’il est à peine constitué, le nouveau gouvernement psc homogène diffuse simultanément, à 13 heures, deux messages radiophoniques. Le premier discours, en français, est du Premier ministre Pholien. Le second, en néerlandais, est prononcé par le ministre des Affaires économiques, Albert Coppé. Bien que les deux messages condamnent l’assassinat en termes forts, ils diffèrent considérablement l’un de l’autre. Dans son message, plus court que celui de Coppé, Pholien assure à la population que les meurtriers seront recherchés « sans relâche, ni répit ». Il rend également hommage à l’engagement politique de Lahaut, même si ce dernier défendait « une idéologie que la majorité des Belges réprouve ». Pholien souligne, par ailleurs, le principe de la liberté d’expression dans un État démocratique. Il laisse dans l’ombre le contexte politique et invite la population à ne pas mettre en danger le calme retrouvé dans le pays depuis le retrait de Léopold III. Le ministre Coppé, beaucoup plus disert, se réfère sans cesse à la situation politique tendue. Il s’adresse à ceux qui ont été déçus par l’aboutissement de la Question royale et les appelle au calme. Il leur assure qu’il est conscient du fait que leur confiance dans les institutions démocratiques est mise à mal depuis le référendum du 12 mars 1950. En diffusant ces deux messages de façon concomitante, le gouvernement s’adapte à la division que connaît le pays.
Les réactions du monde politique ne se font pas attendre. Par l’intermédiaire de leur président, Max Buset, les adversaires socialistes se déclarent « scandalisés » par cet assassinat24. Le Parti libéral, qui condamne ce « lâche attentat », craint surtout que la réconciliation espérée autour de Baudouin soit menacée. Selon les libéraux, si, dans un état démocratique, chacun a le droit d’exprimer son opinion, les idées du parti de Lahaut n’en mettaient pas moins en danger « la sécurité de l’État et de ses institutions ». Face à ces idées « subversives », les autorités compétentes doivent donc « prendre des mesures appropriées ». Le président sortant du psc, François-Xavier Van der Straten-Waillet, exprime, quant à lui, son « indignation » face à ce « lâche attentat » qu’il désapprouve fortement25.
Dans la région de Liège, l’indignation est particulièrement forte. Après la mort de quatre manifestants à Grâce-Berleur, l’assassinat du très populaire Julien Lahaut est considéré comme un attentat contre la classe ouvrière. La Fédération liégeoise de la fgtb réagit avant le siège de Bruxelles : « Le Bureau, au nom des travailleurs liégeois avertit le gouvernement et les autorités responsables que, si justice n’est pas rapidement et entièrement faite, il prendra toute mesure indispensable pour empêcher l’instauration, dans le pays, des méthodes fascistes et hitlériennes. Pour donner tout son poids à ce solennel avertissement, le bureau charge ses délégués d’entreprises de prendre, en accord avec les secrétaires régionaux, toute disposition afin que la classe ouvrière soit mobilisée et manifeste, par sa présence aux funérailles, sa ferme volonté de maintenir intact le patrimoine précieux de démocratie et de liberté26. » La veille de l’enterrement de Lahaut, la fgtb diffuse un communiqué de presse similaire. Lahaut y est présenté comme « une nouvelle victime du fascisme noir ». La direction nationale « condamne avec force cette action criminelle qu’[elle] considère comme le résultat des excitations fascistes de la presse d’extrême-droite, tant d’expression française que flamande et, considérant que cette action fait suite aux nombreuses menaces adressées aux militants syndicalistes et aux démocrates de ce pays, prévient le gouvernement et l’opinion que, si justice n’est pas rapidement et entièrement faite, la fgtb est disposée à prendre toutes mesures d’autodéfense pour empêcher l’instauration de méthodes fascistes et hitlériennes27 ».
Julien Lahaut est enterré en grandes pompes, le 22 août à Seraing. Durant ses obsèques, plusieurs intervenants, belges et étrangers prennent la parole. Selon la plupart des journaux, l’événement réunit une foule énorme, bien que le nombre exact de personnes ayant silencieusement suivi le cercueil reste sujet à discussion. La gendarmerie estime que plus de 150 000 personnes participent au cortège ou se trouvent sur le trottoir28. Bien que les funérailles de Lahaut aient ainsi attiré deux fois plus de monde que le pèlerinage de l’Yser à Dixmude, qui a eu lieu deux jours plus tôt, la presse flamande n’y prête guère attention, consacrant sa une à la grand-messe du mouvement flamand.
Un symbole communiste
Qui est cet homme visé par un attentat mortel et qui, malgré son engagement communiste, pouvait compter sur une grande sympathie de la gauche belge ? Julien Lahaut – qui perd la vie à 65 ans – est sans aucun doute le dirigeant communiste le plus célèbre et le plus populaire de l’époque. Il voit le jour le 6 septembre 1884 à Seraing. Syndicaliste dans l’âme, en 1905, il fonde le syndicat métallurgiste « Relève-toi », qui compte différentes sections à Liège et dans sa région. Il en est élu secrétaire en 1908, étant alors rémunéré pour cette fonction qu’il occupe jusqu’à sa démission en 1922. Comme beaucoup de personnes de sa génération qui jouent un rôle important dans ce livre, Lahaut se distingue au cours de la guerre. Il s’engage comme volontaire dans l’armée belge où il est assigné à un nouveau corps d’armée motorisé – le corps expéditionnaire belge des auto-canons-mitrailleuses. Envoyé sur le front russe en 1915, il passe l’hiver à Saint-Pétersbourg, défile devant le tsar et visite le Palais d’été. Après la révolution d’Octobre 1917, les bolcheviques concluent la paix avec les Allemands en signant le traité de Brest-Litovsk en mars 1918. La Russie s’étant retirée du conflit, les troupes belges rentrent au pays. En passant par la Sibérie, elles atteignent Vladivostok où elles embarquent pour San Francisco. Après avoir traversé les États-Unis en train, les hommes prennent le bateau pour l’Angleterre et arrivent finalement à Paris où leur corps est dissout29.
Après la démobilisation, Lahaut reprend du service en tant que secrétaire du syndicat métallurgiste. En 1921, son action militante lui vaut une arrestation lors d’une grève à Liège. Au printemps de l’année suivante, il démissionne de son emploi de secrétaire. Se voyant reprocher un manque de « discipline », il est exclu du Parti ouvrier belge et du syndicat. Avec quelques fidèles, il fonde alors un « Comité de défense », une organisation syndicale regroupant mineurs et métallurgistes, qui s’affilie à « l’Internationale syndicale rouge ». En 1923, Julien Lahaut adhère au Parti communiste de Belgique et est très rapidement désigné au Comité central et au bureau politique du parti. En 1932, il est élu à la Chambre des représentants où il est l’un des premiers députés communistes. En mai 1940, après l’invasion allemande, en tant qu’échevin de Seraing, il part pour la France de Vichy afin de collecter des informations sur les familles belges qui s’y sont réfugiées (cette démarche lui sera vivement reprochée après-guerre par ses opposants politiques). Après l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne le 22 juin 1941, Lahaut et nombre d’autres communistes sont arrêtés et détenus à la citadelle de Huy. Il est ensuite envoyé au camp de concentration de Neuengamme où il est condamné à mort le 13 juillet 1944. Transféré au camp de concentration de Mauthausen, il est libéré le 5 mai 1945 par les Américains.
Lorsque Lahaut rentre en Belgique, lepcbfait partie du gouvernement et a un nouveau secrétaire général en la personne d’Edgar Lalmand, un bureaucrate du parti grisonnant. En compensation du fait que Lahaut ne se voit pas attribuer un ministère, ni une place au secrétariat général du parti, une fonction protocolaire est spécialement créée pour lui le 11 août 1945 : celle de président dupcb. Aucune compétence particulière n’est attachée à cette position, qui n’existe pas dans les partis communistes étrangers. Après les élections du 17 février 1946, qui confèrent vingt-trois députés aupcb, Lahaut devient vice-président de la Chambre des représentants. Il jouit alors d’un grand prestige : syndicaliste chevronné, il a survécu à l’enfer des camps et est le seul membre de la direction d’avant-guerre à faire partie du bureau politique. En d’autres termes, Lahaut est le symbole communiste par excellence. À ce titre, il occupe une place importante dans la campagne républicaine de 1950. À la veille de la prestation de serment de Baudouin, il avait été convenu entre tous les parlementaires communistes que Lahaut, vu la portée de sa voix, crierait le premier. Ce sera finalement le jeune député Georges Glineur qui lancera le cri, suivi par le reste de son groupe. La suite est connue… ou pas.
II
Un attentat brutal