Récamier et ses contemporains (1774-1852) - Ligaran - E-Book

Récamier et ses contemporains (1774-1852) E-Book

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Extrait : "L'histoire de la Médecine — pour répondre à l'état d'esprit actuel — ne peut plus être le récit des systèmes éphémères qui ont tour à tour gouverné l'art médical et qui représentent plutôt le tableau des variations doctrinales que celui de l'évolution progressive de la science. Quel que soit l'intérêt des méthodes dogmatiques qui, depuis Galien jusqu'à Barthez, ont si profondément agité l'ancien monde médical."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À MONSIEUR LE Dr JOSEPH RÉCAMIER

Mon cher confrère,

La publication de ce travail a été une des dernières pensées de M. Étienne Récamier, votre père. Elle devint, après sa mort, la touchante préoccupation de la sainte et digne femme qui portait son nom et qui a transmis à ses enfants le culte passionné de ses vertus et le riche dépôt des traditions familiales qu’elle avait soigneusement gardées.

C’est grâce à elle, que la biographie de Récamier a pu être écrite ; c’est elle qui en a réuni les documents, et, m’a livré, avec eux, les précieux renseignements recueillis pendant sa vie, qui m’ont permis de reconstituer, dans son cadre scientifique, la grande figure de votre aïeul.

Cet ouvrage n’est donc pas, uniquement, une œuvre historique. Il est aussi un acte de piété filiale, et je sais que je réponds à vos secrets sentiments en invoquant, dans cette dédicace, la mémoire de ceux qui ne sont plus, mais dont le souvenir plane au-dessus de l’étude qu’ils ont inspirée.

Dr PAUL TRIAIRE.

Tours, 1er décembre 1898.

Introduction

L’évolution de la science moderne a remis en honneur le nom de Récamier. Ce grand médecin avait bien laissé le souvenir d’un praticien ingénieux, d’un opérateur habile et d’un homme charitable et humain. On savait aussi qu’il avait apporté des perfectionnements aux diagnostics de certaines affections, qu’il avait créé des opérations nouvelles, et que sa confiance dans l’art, que pouvait seulement égaler son dévouement sans limites à ses malades, lui avait permis d’accomplir des cures qui eurent, de son temps, un grand retentissement. Mais, ses contemporains, tout en rendant justice à ses dons professionnels et à ses vertus privées, n’avaient pas apprécié, à leur véritable valeur, ses grandes initiatives médicales et ses découvertes chirurgicales. Ils considérèrent les premières comme des témérités, et les secondes comme des entraînements regrettables d’une imagination aventureuse.

Sa méthode d’affusion et de bains froids dans les fièvres à thermalité élevée, qui devançait de près d’un demi-siècle une médication aujourd’hui devenue classique, fut envisagée comme un traitement périlleux dont les résultats étaient dus à d’heureux hasards…

En même temps qu’elle regardait la réfrigération dans les pyrexies comme une dangereuse innovation, la science de son temps proscrivait ses grandes opérations chirurgicales, et refusa d’adopter l’hystérectomie, – l’hystérectomie, la fille du siècle, – que la chirurgie actuelle considère comme sa plus grande conquête, et dont on ne pourrait plus aujourd’hui calculer le nombre des vies humaines qu’elle a sauvées. Fermant les yeux devant l’évidence, devant un manuel opératoire dont la perfection nous comble aujourd’hui d’étonnement et que nous n’avons pu qu’imiter, devant le succès qui consacra brillamment cette magnifique initiative, elle condamna cette opération et recula de cinquante ans un immense progrès scientifique.

Celle-ci est sa plus grande conception. Mais, il en est d’autres, moins brillantes, mais aussi très utiles, qui, pour ne pas avoir été l’objet d’une proscription en règle, ne furent pas accueillies comme elles le méritaient.

On discutait récemment, à la Société de chirurgie, à la suite d’un remarquable rapport de M. Monod, le procédé de choix pour la cure des collections pelviennes suppurées, et la méthode d’ouverture par la voie vaginale, déjà remise en lumière par les travaux de M. Laroyenne et par M. Bouilly, était de nouveau à l’ordre du jour. Or, cette intervention, – l’incision du cul-de-sac postérieur, – avait déjà été indiquée, pratiquée et réglée dans tous ses temps par Récamier ; il en avait établi les moyens de diagnostic, et tracé le manuel opératoire, avec une sagacité, une entente de la symptomatologie, et une science des indications qui ne laissent rien à désirer à nos yeux.

Cependant, il ne semble pas qu’au temps de Récamier cette opération, qui réalisait un très grand progrès, eût passé dans le domaine chirurgical, et, sauf certaines exceptions, les collections pelviennes, restèrent longtemps livrées, comme par le passé, aux incertitudes – accompagnées de tous leurs dangers – des ouvertures spontanées.

Il en fut de même pour les kystes de l’ovaire, dont il recommanda l’ablation et indiqua le manuel opératoire. Je raconte dans ce travail comment, sur un rapport de Boyer, cette intervention fut proscrite et le resta jusqu’aux brillants succès de Kœberlé. L’opération du curetage utérin, qu’il créa de toutes pièces et dont les modernes n’ont eu qu’à imiter l’instrumentation et le manuel opératoire, eut, on le sait, un sort à peu près analogue.

Toutes ces opérations et d’autres encore, critiquées, dénigrées, ou froidement accueillies, tombèrent dans le discrédit et l’oubli, et il a fallu le grand essor qu’a pris la chirurgie depuis vingt ans pour les faire rentrer dans le cadre classique des pratiques gynécologiques.

Une portion considérable de son œuvre, celle qui ne pouvait être contestée, survécut cependant, et son invention du spéculum, qui a été le point de départ de la fortune de la gynécologie, sa méthode d’ouverture des abcès et des kystes du foie, dont le principe est basé sur la provocation d’adhérences, son opération de dilatation digitale dans les ulcérations fissuraires, restèrent dans la science comme un témoignage irrécusable de son lumineux esprit.

Mais, le fleuron de sa couronne, la Colpo-hystérectomie, l’opération qui a révolutionné la chirurgie moderne et a été le point de départ des grandes innovations opératoires de nos jours, lui fut ravi.

Ainsi vont les choses en médecine. Certains hommes s’élèvent au-dessus de la science de leur temps, par la nouveauté et l’originalité de leurs conceptions et leur prescience de l’avenir. Ils dépassent l’entendement, heurtent les traditions, les préjugés ou l’amour-propre de leurs contemporains, et ceux-ci se refusent à les suivre. L’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement, et les exemples abondent – même dans cette étude consacrée à une période de temps limitée – de l’invincible obstination, opposée par les uns à admettre tout progrès, et des efforts incalculables tentés au contraire, par de géniaux esprits, pour s’élever au-dessus de la science de leur époque et se dégager du cercle étroit des vérités acquises. Riolan, célèbre à tant de titres par sa science et son érudition, n’avait que du dédain pour les découvertes de ses contemporains, et sa longue hostilité contre Bartholin et Pecquet est une des démonstrations les moins honorables pour l’esprit humain, de l’obstination scientifique. – Toute cette époque n’est du reste qu’une lutte sans fin contre le progrès, et elle se poursuit tout le dix-huitième siècle. – Elle entrave l’évolution de la médecine, qui devait prendre une revanche si brillante dans la première partie et la fin du dix-neuvième siècle, et, si elle ne put empêcher l’essor de la chirurgie, c’est que l’Académie de chirurgie avait à sa tête un des hommes les plus remarquables de son temps, Louis, qui en fut l’âme même et dirigea ses destinées avec une fermeté de vues, une élévation et un dévouement à la science, qu’aucun de ses contemporains n’aurait pu égaler. Mais, il faut le remarquer, une fois la chirurgie parvenue au degré où la porta cette célèbre compagnie, elle s’immobilisa dans le cadre qu’elle lui avait tracé, et longtemps encore après elle, on crut qu’elle avait accompli l’effort le plus parfait de l’esprit humain. Boyer, qui incarna son programme pendant toute sa vie, considérait celui-ci comme étant le dernier mot de la chirurgie et envisageait d’un œil sceptique et avec une hostilité non douteuse tout effort pour l’agrandir : c’est lui qui, dans son Traité des maladieschirurgicales (1823), déclarait, au sujet de l’intervention chirurgicale dans les kystes ovariens, que la moindre réflexion suffit pour démontrer l’impossibilité de l’ablation de ces kystes, et défiait qu’on pût jamais, dans l’avenir, pratiquer cette opération. – Étrange aberration de l’esprit humain que celle qui le porte à défier l’avenir, dans ce qu’il a de plus élevé et de meilleur : le progrès et l’espérance.

Si des hommes comme Récamier sont mal compris de leur époque, et doivent attendre de la postérité la consécration de l’œuvre dont ils ont doté leur pays, il en est d’autres qui, usurpant le génie ou même le mérite, sont acclamés par leurs contemporains et que l’histoire doit replacer à leur rang, dans ses annales. On trouvera ici aussi des exemples frappants de ces illustrations mal justifiées. Morand, le second secrétaire de l’Académie royale de chirurgie, – Quesnay fut le premier, – était une des plus grandes réputations chirurgicales du dix-huitième siècle ; membre de toutes les Académies de l’Europe, il était parvenu au faîte des honneurs et de la fortune. Il avait pour adjoint, au secrétariat perpétuel de l’Académie, Antoine Louis, qui est en réalité l’auteur des tomes II et III des célèbres Mémoires de l’Académie, dont Morand avait eu tout l’honneur. Un jour, Louis, fatigué de ses exigences, lui refusa son concours ; c’était à l’occasion du quatrième volume. Morand voulut rédiger seul cet important travail, mais alors, son insuffisance réelle éclata aux yeux de l’Académie. Les élucubrations qu’il apporta à son comité de publication étaient indignes d’un esprit sérieux et ne purent soutenir l’examen, un moment. Il dut donner sa démission de secrétaire perpétuel et fut, heureusement pour la gloire de l’Académie, remplacé par Louis.

Chervin, l’ardent propagateur de la théorie de l’infection dans la fièvre jaune, l’adversaire déclaré et infatigable de la doctrine de la transmissibilité par contagion, est encore un exemple d’une réputation usurpée. Peu d’hommes ont fait autant de mal à la science que cet esprit qui porta la conviction jusqu’au fanatisme. C’est lui qui accrédita longtemps en France, la théorie erronée de l’infection, réussit à la faire accepter par les sociétés savantes et le gouvernement de son pays, et parvint à renverser les plus sages mesures sanitaires qui aient jamais été instituées et qui étaient dues à la perspicacité géniale de Pariset. À sa mort, on le considérait comme un des bienfaiteurs de l’humanité. Nous savons aujourd’hui combien il s’est trompé au contraire, et nous pouvons mesurer l’étendue du préjudice qu’il a causé à la médecine, en faisant prévaloir une erreur désastreuse.

Dans ce conflit, qui divisa longtemps en deux camps le monde médical, Pariset, son rival malheureux, est, de son côté, un témoignage frappant de l’injustice scientifique. Convaincu, après ses missions sanitaires de Cadix et de Barcelone, de l’origine contagieuse de la fièvre jaune et de la plupart des maladies dites infectieuses, il fait accepter sa doctrine, et croit avoir définitivement résolu le problème de l’hygiène sanitaire. Mais, à la suite de longs travaux et des ardentes campagnes de Chervin, la doctrine de transmissibilité par contagion, qu’il avait fait admettre, est discutée, attaquée et proscrite. L’œuvre scientifique de sa vie est anéantie, son caractère d’observateur et de savant contesté, et il meurt, dans un profond chagrin, sans avoir vu le triomphe des idées auxquelles il a consacré sa vie et dont la science actuelle a proclamé la vérité.

Pariset, érudit aimable, lettré fin et délicat, au caractère doux et facile, n’était pas organisé pour la lutte. La vérité ne s’impose pas, en effet, uniquement par l’éloquence ou des arguments de logique parfaitement enchaînés. Il faut encore, pour la faire triompher, la trempe d’un esprit supérieur, et, c’est parce que le secrétaire perpétuel de l’Académie, tout en possédant dans cette circonstance une admirable clairvoyance, – manqua de force d’âme et de ténacité de caractère, qu’il compromit le succès de son œuvre et laissa s’implanter, en France et en Europe, une doctrine périlleuse et fausse. Avec une invincible obstination, une âpre et indomptable énergie, Laënnec, aux prises avec le plus redoutable des polémistes et le plus illustre des chefs d’école n’ayant derrière lui, – en face des foules médicales qui méconnaissaient son génie, – qu’une petite phalange de disciples et d’amis, maintint résolument les résultats de ses travaux et, contrairement à Pariset, sauva la science d’un obscurcissement passager. Toutefois, il faut le dire, l’étendue et l’immense portée de son œuvre ne furent vraiment comprises, qu’après sa mort, et, pour lui aussi, le triomphe complet de ses idées ne commença qu’avec la postérité.

Récamier, homme d’action et d’initiative s’il en fut jamais, d’une organisation morale supérieure d’un esprit doué d’une extraordinaire ingéniosité, marchant dans sa voie avec une assurance et une confiance que rien ne pouvait déconcerter, ne pouvait subir le sort de Pariset ; mais, il se trouva en face des mêmes difficultés que Laënnec. Pendant que l’un rencontrait sur son chemin la doctrine physiologique et Broussais, son redoutable chef, le second venait, dans ses initiatives hardies, se heurter à l’esprit conservateur de la chirurgie de son temps, immobilisée dans les traditions de Desault. La chirurgie, je l’ai tout à l’heure fait observer, était loin, au commencement du dix-neuvième siècle, de suivre l’évolution hardie de la médecine, si longtemps figée dans la tradition classique au dix-huitième siècle, et à laquelle l’anatomie pathologique, la création de la clinique, la découverte de l’auscultation, imprimèrent soudain un si brillant essor. Elle restait renfermée dans un cadre dont les opérations abdominales étaient exclues. Ce domaine, si considérable aujourd’hui et qui constitue de nos jours, la plus importante partie de la grande chirurgie, était intangible.

On conçoit que l’opération de Récamier, intervention cependant bien étudiée et bien réfléchie, – puisque, exécutée et démontrée par lui sur le cadavre en 1818, il ne la pratiqua qu’en 1829, – déconcerta profondément la chirurgie du temps, dont elle déroutait les principes et les traditions. D’abord profondément surprise par son brillant succès, et un moment incertaine, elle ne tarda pas, dès les premiers revers, – imputables non à la méthode qui était parfaite, ni aux règles dont la précision ne laissait rien à désirer, mais aux opérateurs eux-mêmes, auxquels il manquait l’expérience et l’assuétude, – à repousser solennellement l’hystérectomie. Dès lors, la chirurgie abdominale était condamnée et fut ajournée d’un demi-siècle.

Quand on relit aujourd’hui cette page de notre histoire, qu’on réfléchit à l’immense progrès que du premier coup Récamier avait voulu faire accomplir à la chirurgie, on se demande jusqu’à quel degré cet esprit novateur et progressif eût porté, de son temps, cette branche de l’art, s’il n’eût été arrêté dans sa marche par l’opposition de ses contemporains. Mais, je l’ai déjà dit, le progrès ne s’enfante que lentement, et il est humain que les entraves et les obstacles viennent des hommes eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, Récamier ne sauva pas cette partie de son œuvre ; son opération, qui est aujourd’hui le triomphe de la chirurgie, lui valut d’être considéré comme un esprit aventureux, – doué, il est vrai, d’éclairs de génie, – mais dépassant parfois dans ses enthousiasmes, les limites que la sagesse et la prudence humaines doivent assigner à la science. Telle fut l’opinion qu’accréditèrent sur ce grand clinicien la plupart de ses contemporains, et elle était encore, il y a une vingtaine d’années, énoncée dans tous les ouvrages classiques.

On sait aujourd’hui, combien injustes ont été ces appréciations, et je ne crois pas tomber dans l’exagération en affirmant qu’il faut, au contraire, le considérer comme le fondateur de la gynécologie et le précurseur du grand mouvement chirurgical, qui a agrandi, dans d’incalculables proportions, les horizons de la chirurgie moderne.

Mais, il n’a pas été seulement l’initiateur d’une chirurgie nouvelle, il a aussi apporté à la médecine un contingent de conceptions qui sont restées ou ont dû être réintégrées dans son domaine classique. En dehors de la méthode réfrigérante dans les pyrexies, il a enrichi la science de nombreux et ingénieux moyens, il a contribué à la restauration de la thérapeutique qui avait disparu de l’art avec la domination de la doctrine physiologique, et, c’est à son école que Trousseau apprit à manier des médications nouvelles ou délaissées, dont il se fit, avec son merveilleux talent, l’éloquent vulgarisateur.

Il a laissé, en outre, le souvenir d’une originalité profonde, d’une conviction sincère, d’une élévation de sentiments remarquable et d’une dignité de caractère peu commune. Ce sont là des dons et des vertus qui ne pouvaient pas ne pas frapper ses contemporains, et, sur ce point, ils lui rendirent justice.

Il appartenait à l’histoire de compléter son jugement et de restituer, dans la totalité de sa vérité, une figure très intéressante et trop longtemps méconnue. Le moment m’a paru venu de tenter cette tâche, et d’apporter la biographie de Récamier comme contribution à l’étude de la période médicale à la fois la plus tourmentée et la plus glorieuse du siècle. Je développe, au cours de ce travail, les raisons qui m’ont déterminé à ne pas le séparer, dans cette histoire de sa vie, des illustres contemporains auxquels l’associèrent ses travaux, et à lui donner, comme cadre, les grands évènements auxquels il assista.

J’espère que cette étude historique pourra être accueillie avec intérêt par les médecins et les lettrés qui s’intéressent aux diverses branches de l’histoire. Peu de périodes, dans les annales de notre art, sont plus émouvantes que celle qui vit s’effondrer, après les décrets du 8 août 1792, les grandes sociétés savantes, les Facultés, les Collèges de médecine et de chirurgie, anéantit du jour au lendemain tout enseignement médical en France, et réalisa ensuite, par un prodigieux effort, la plus brillante rénovation qui se soit jamais vue. Les évènements scientifiques de cette époque ont une importance considérable, et les hommes qui les dirigèrent et opérèrent la reconstitution de la science, sur des données dont la conception fut un chef-d’œuvre de l’esprit nouveau, méritent de nous une attention toute spéciale. Le rôle admirable de cette École de santé de l’an III, établie avec les débris de la vieille Faculté et des académies, et qui est l’origine ancestrale de nos institutions actuelles, est en effet trop peu connue. C’est elle qui, sur les ruines amoncelées du passé reconstitua la science entière, rompit définitivement avec les anciens programmes, et inaugura cet enseignement moderne dont nous sommes si fiers, et que nous avons développé dans d’incalculables proportions.

C’est elle qui a engendré ces grands médecins, qui ont élevé si haut le renom scientifique de la France, pendant la première moitié du siècle, et dont nous n’avons fait que suivre l’évolution dans la voie qu’ils nous ont largement frayée.

Sans doute, l’heure n’a pas été jusqu’à présent aux études historiques ; nul ne le sait plus que ceux qui consacrent leurs veilles à ces longues et désintéressées recherches, dénuées des compensations que donnent les travaux parfois plus faciles de librairie classique. Cependant, m’entretenant, un jour, de cet état d’esprit des générations actuelles avec le regretté Charcot, dont l’intelligence vraiment supérieure, apportait un goût raffiné aux choses de l’art et de l’histoire, il m’exprima combien il était regrettable que les médecins de nos jours restassent indifférents à ces utiles et attrayants travaux, mais il ajouta bientôt ces mots : « Croyez-le, on y reviendra… »

On y revient déjà ; et la prévision de l’illustre maître de l’école de la Salpêtrière semble recevoir un commencement de réalisation. Quoique je signale plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, le dédain de la jeunesse contemporaine pour les souvenirs et les enseignements du passé, il serait injuste de ne pas indiquer les modifications significatives qui s’accomplissent dans certains milieux. Il est des intelligences plus nombreuses qu’on ne pense, en face de la masse restée indifférente, qui ont conservé ou repris le goût de l’érudition historique et des formes littéraires qui en sont inséparables, et il suffit de lire les « éloges » prononcés à l’Académie et aux sociétés de médecine et de chirurgie pour reconnaître qu’il existe encore des esprits distingués qui n’ont pas renoncé aux traditions des anciens secrétaires perpétuels de ces illustres compagnies.

D’un autre côté, des érudits ont surgi, qui créent un mouvement d’idées. Pendant que Laboulbène, dont la mort récente est si profondément regrettable, entraîne, dans son remarquable enseignement, la jeunesse de l’École vers les choses historiques, Corlieu écrit, avec sa science consommée du passé, la glorieuse histoire de la Faculté de Paris. Dans le livre et dans la presse, des critiques et des chroniqueurs médicaux donnent tous les jours des études, – tour à tour magistrales, alertes ou primesautières, – mais frappées au coin du véritable esprit scientifique, et qui font autant d’honneur à l’érudition qu’à la langue française. Ce sont là des signes précurseurs des temps qui vont se lever, et cette confraternité, dans la littérature médicale historique, de gens de talent et d’esprit est bien faite pour encourager les biographes de l’avenir.

En terminant cette introduction, je tiens à remercier le docteur Dureau, l’aimable conservateur de la bibliothèque de l’Académie, de l’empressement avec lequel il m’a aidé dans mes recherches. La courtoisie de ce confrère, aussi modeste que consciencieux, son érudition spéciale et sa compétence, sont bien connues des amis de l’histoire de la médecine, et je suis certain de répondre à leurs sentiments, en lui donnant ici ce témoignage de sympathie.

Dr PAUL TRIAIRE.

Chapitre premier

I. Considérations générales sur l’histoire de la Médecine. – Indifférence des générations actuelles. – La Médecine métaphysique. – Importance des biographies historiques. – Les origines de la science contemporaine. – Physionomie de Récamier. – II. Origine et hérédité de Récamier. – Éducation. – L’abbé Récamier. – L’hôpital de Bourg. – Le docteur Anthelme Récamier. – Jeunesse de Richerand. – Cabanis. – III. Réquisition militaire de Récamier en l’an I.– Siège de Lyon. – Bichat, étudiant. – Nouvelle réquisition en l’an II.

I

Considérations sur l’histoire de la Médecine.

L’histoire de la Médecine – pour répondre à l’état d’esprit actuel – ne peut plus être le récit des systèmes éphémères qui ont tour à tour gouverné l’art médical et qui représentent plutôt le tableau des variations doctrinales que celui de l’évolution progressive de la science.

Quel que soit l’intérêt des méthodes dogmatiques qui, depuis Galien jusqu’à Barthez, ont si profondément agité l’ancien monde médical, il n’est que trop vrai qu’elles n’évoquent, pour les générations nouvelles, qu’une série de problèmes évanouis de philosophie spéculative qui ne touchent plus qu’un petit nombre de lettrés. – On est, en effet, frappé, à une époque où les recherches concernant le passé sont – dans toutes les branches des connaissances humaines – poussées à un degré extrême, du dédain avec lequel sont accueillies les publications historiques concernant leur art, par les médecins de nos jours. Le petit nombre d’érudits estimables et consciencieux qui ont consacré leurs veilles à ces patientes et laborieuses études, et qui ont constaté cette indifférence, accusent volontiers le scepticisme des médecins contemporains, leur absence de lettres, et surtout l’orgueil que leur inspirent les découvertes modernes et qui les porterait à considérer comme indignes de leur attention, les travaux des générations qui les ont précédés. Quoique exagérées, on ne peut contester que ces accusations ne soient en partie justifiées. Mais, il n’est pas moins vrai aussi que leurs auteurs s’abusent d’abord sur l’état d’esprit de leurs contemporains, en essayant de faire revivre à leurs yeux des problèmes qui ont fait leur temps, et dont ils n’entendent plus – momentanément du moins – le langage.

Avec les extraordinaires progrès de la médecine moderne, en effet, avec les procédés scientifiques actuels, avec les conceptions nouvelles, qui correspondent à des entraînements cérébraux si différents, on ne peut pas plus écrire l’histoire comme on l’écrivait il y a cinquante ans, qu’on ne pourrait rédiger aujourd’hui un traité de pathologie comme celui de Lherminier ou même de Grisolle. – Ce que demandent les esprits de nos jours – plus pratiques que classiques, plus avisés que philosophiques, plus scientifiques que lettrés, plus avides de connaissances utiles qu’épris de jouissances intellectuelles, – ce sont, même dans le domaine de l’histoire, les études concernant les hommes et les faits qui se rattachent le plus directement à leurs préoccupations immédiates, et dont ils peuvent retirer une utilité pratique, un résultat positif, une augmentation de leur capital intellectuel et producteur. Il ne faut donc pas espérer que des organisations semblables s’attarderont à méditer nos vieilles révolutions philosophiques, et, si l’on veut qu’elles goûtent les choses historiques, c’est sous une forme moderne – correspondant à leur entendement – qu’il faut désormais les leur présenter.

En fait, il faut aussi le reconnaître, l’histoire de la Médecine métaphysique n’est pas de l’histoire pour des esprits concrets. Ce n’est que la nomenclature des illusions et des erreurs de l’humanité. Tout ce qui est hérésie doctrinale, tout ce qui passe, sans se transformer à la lumière définitive du progrès, tout ce qui meurt, ne mérite pas d’être étudié et retenu par des hommes dont le temps et l’intelligence sont déjà outre mesure surchargés.

L’histoire réelle de la Médecine, l’histoire intéressante et fructueuse pour nos concepts modernes, est uniquement constituée par la biographie des médecins qui ont laissé la trace d’une influence sérieuse et durable dans la pathologie et la thérapeutique historiques. Étudier ces existences si bien remplies, les prendre à leur origine, dans les conditions de leur genèse, les suivre dans leurs évolutions, pénétrer et vivre dans leur milieu ambiant, moral et scientifique, scruter leurs caractères, analyser leurs travaux, mesurer l’influence qu’ils ont eue sur leur époque, et celle qu’ils ont exercée sur la nôtre, établir la liaison qui nous rattache à eux dans la chaîne du temps : voilà, je pense, la vraie méthode historique, la véritable façon de servir l’art et de projeter, sur la science contemporaine, la lueur destinée à éclairer ses origines.

Il est, en effet, aussi abusif de faire tenir l’histoire de la Médecine dans une série de systèmes embrassant toutes les conceptions de l’humanité, depuis ses sources jusqu’à nos jours, que de la faire simplement dater des temps contemporains, auxquels on donnera si justement le nom d’époque pastorienne. Entre ces deux extrêmes, il existe un juste milieu, et il semble bien, que, pour elle – comme pour les autres sciences – la méthode la plus profitable est de renoncer aux vastes compilations et d’interroger simplement, à la clarté de documents irrécusables, la vie et les travaux des hommes qui, pour nous, représentent leur siècle.

C’est avec ces éléments précis, ces témoignages vivants, que l’on pourra un jour écrire l’histoire complète de notre art, l’histoire véridique, destituée de ses arguties décevantes, dépouillée de son culte superstitieux pour de fabuleuses doctrines, épurée des successives compilations qui en ont graduellement altéré le sens, tout en augmentant le texte dans d’incalculables et inutiles proportions.

Importance des biographies historiques.

Aussi, faut-il voir dans les biographies historiques, non des œuvres faciles de dilettantisme littéraire – comme seraient trop portées à le croire des générations devenues très indifférentes à leur passé, – mais un véritable appoint documentaire, indispensable à l’histoire, une source de connaissances qu’il n’est plus permis de négliger. En grande partie, l’histoire médicale de la fin de ce siècle tiendra, en effet, dans la biographie de Pasteur, et comprendra les immenses progrès réalisés dans la science par les découvertes de cet illustre maître. Mais, qui ne sait que ces découvertes n’ont pu être possibles que grâce aux travaux des savants qui l’ont précédé. J’ai montré moi-même, dans la biographie de Bretonneau, l’influence considérable qu’a exercée le médecin de Tours sur la constitution de la pathologie actuelle en créant, de toutes pièces, la Pathologie spécifique infectieuse, dont Pasteur devait, cinquante ans plus tard, démontrer expérimentalement l’existence. Quand on publiera la vie vraiment complète du consciencieux et modeste Duchenne (de Boulogne), on écrira un chapitre de l’histoire de la Neurologie, qui contient les prémisses des découvertes de Charcot et renferme en germe toute l’école de la Salpêtrière.

Ainsi, s’établit, par la biographie, la filiation historique des hommes et des idées. Ainsi s’affirme la grande loi de l’évolution intellectuelle qui faisait dire à Pascal que, « toute la suite des hommes, pendant la série des siècles, peut être considérée comme un même homme, qui subsiste toujours et apprend continuellement ».

Mais c’est dans la première moitié du XIXe siècle, dans cette période mouvementée et féconde qui a fondé l’Anatomie pathologique, créé la Clinique, restauré la Thérapeutique, inauguré et développé la Physiologie expérimentale, et imprimé à la Chirurgie d’extraordinaires progrès, qu’il faut historiquement rechercher par la biographie les origines de la science contemporaine. Là, les sources abondent – vivantes, lumineuses et précises – et on comprendra, sans peine, que ces observations générales servent d’introduction à une étude bibliographique sur un des représentants de cette brillante époque.

Parmi les illustres savants dont les découvertes modernes évoquent aujourd’hui les travaux, il en est un dont l’extrême activité a touché à toutes les branches de l’art et a projeté sur elles les lumières d’une intelligence supérieure. Doué d’un sens médical incomparable, il a devancé – sur certains points – les médecins de son temps d’un demi-siècle, et les a étonnés jusqu’à l’âge le plus avancé de sa vie, autant par la supériorité de ses conceptions, que par la haute dignité de sa vie. À ces simples traits, qui ne reconnaît Récamier – très discuté de son temps, – mais à qui l’impartiale histoire a déjà rendu justice. Ce grand praticien figure à bon droit parmi les figures originales d’une époque à laquelle les hommes originaux ont moins fait défaut qu’à la nôtre. Il appartient à cette classe de vrais médecins pour lesquels la médecine ne se limite pas à la stérile contemplation des phénomènes morbides ou au sceptique exercice d’une carrière lucrative – mais a pour objet précis un profond souci de l’humanité et la cure même du malade. – Il apporte au service de ce but suprême la solide érudition sans laquelle le génie lui-même est annihilé, un bon sens rude et efficace qui démêle, à travers les symptômes, les indications qu’il faut poursuivre, la volonté nette et précise qui les réalise en interventions souveraines, la confiance ardente et passionnée dans les ressources de l’art qui permet souvent d’accomplir les guérisons les plus difficiles, et surtout cette intuition géniale, cette illumination subite de la pensée qui est bien le génie, que d’aucuns contestent, mais qui existe – comme dans tous les arts, – et que certains médecins ont possédé à un extraordinaire degré.

Récamier.

Avec de pareils dons – ne désespérant jamais, – il est l’homme indiqué dans les profondes désespérances, et c’est dans ces cas que son esprit fertile et audacieux dépasse les initiatives ordinaires pour s’élever aux conceptions parfois sublimes qui résolvent le problème de la vie. – Téméraire, peut-être ; mais ses hardiesses, qui déconcertèrent ses contemporains, parce qu’elles dépassaient leur entendement, font aujourd’hui partie du domaine classique de la médecine et de la chirurgie, et certaines sont considérées comme les plus grandes conquêtes scientifiques de notre temps ; inégal à lui-même ; certainement, et surtout comme professeur et écrivain, et offrant, après des envolées de génie, des conceptions qui paraissent assez confuses ou des enthousiasmes que la science n’a pas accueillis. Mais quel est l’homme supérieur chez lequel on ne peut signaler quelques défaillances dans son intellectualité ?

Si vous ajoutez à ces traits, l’autorité qui se compose de force morale, de ténacité et de l’éloquence spéciale toute faite d’enthousiasme et d’imprévu que donnent les fortes convictions et le prestige du succès, une faculté de travail presque infinie – commune, du reste, à tous les hommes d’action ; – si vous y joignez aussi l’élévation de l’esprit et du caractère, qui est constituée par l’immuable fidélité aux principes, la dignité parfaite de la vie, le désintéressement professionnel et une charité sans bornes, vous aurez le portrait de Récamier, tel qu’il résulte de souvenirs vivants encore et des nombreux documents que des mains pieuses ont déposés entre mes mains.

De semblables figures deviennent rares. Avec elles menacent de disparaître les grandes et fortes traditions qui ont porté si haut l’honneur de la profession. Dans notre milieu social transformé, la conscience professionnelle, aux prises avec des difficultés et des tendances nouvelles, avec des ambitions peut-être excusées par les nécessités modernes, mais certainement hâtives et impatientes, fléchit parfois, cherchant sa route en dehors de l’orientation ancestrale des vieux maîtres. À cette situation troublée, de nombreux esprits, parmi nous, cherchent des remèdes. Pour moi, il n’en est pas de meilleurs que ceux qui sont empruntés à l’histoire du passé.

Aussi l’heure est-elle favorable de proposer comme exemple à la jeune génération médicale une vie qui, comme celle de Récamier, fut récompensée par le succès, parce qu’elle fut remplie par le travail obstiné et la foi invincible dans l’art, et couronnée par l’estime des hommes, parce qu’elle fut gouvernée par les principes les plus purs et les plus élevés de la conscience humaine.

II

Joseph-Claude-Anthelme RÉCAMIER naquit à Rochefort-en-Bugey, petit village du département de l’Ain, le 6 novembre 1774. Son père, François Récamier, était notaire royal ; sa mère, femme d’une haute distinction d’esprit et de caractère, appartenait à une vieille famille locale et s’appelait Jeanne-Françoise Chaley. Il eut pour parrain Brillat-Savarin, le célèbre auteur de la Physiologie du goût, mort conseiller à la cour de Cassation, en 1826.

Origines de Récamier.

Une de ses proches parentes était la charmante Mme Récamier, que sa grande beauté, son esprit et sa longue liaison avec Chateaubriand ont immortalisée.

La famille de l’enfant était une des plus anciennes et des plus considérées de la province. Elle remontait au XIVe siècle par une lignée ininterrompue de notaires, d’échevins et de médecins, et, dès l’an 1390, avant même la réunion du Bugey à la France, un Pierre Récamier représentait sa commune dans les affaires locales ; plusieurs de ses ascendants étaient des médecins. L’un d’eux, fils lui-même et petit-fils d’un chirurgien distingué, Anthelme Récamier, professait la médecine à Belley, aux environs de la Révolution, et fut son premier maître ; un de ses grands-oncles était François Grossi, médecin de Victor-Amédée et de Charles-Emmanuel, roi de Sardaigne, et un des remarquables praticiens de son temps.

Récamier appartenait donc à une de ces vieilles familles provinciales qui se transmettaient, de génération en génération, le dépôt de la carrière héréditaire et, avec elle, le culte des vertus privées, d’honneur, de travail et d’économie domestique qui firent la force et la richesse du pays jusqu’en 1789 et assurèrent la reconstitution de l’édifice social, après son anéantissement dans la tourmente révolutionnaire.

C’est dans ces familles que se recrutaient autrefois, par hérédité de charge et de carrière, les meilleurs serviteurs de l’État et de la société ; les intendants qui administraient le pays, la petite noblesse qui versait son sang pour lui, les jurisconsultes qui géraient ses affaires et défendaient ses intérêts, les magistrats qui lui rendaient la justice, les commerçants et les industriels qui créaient sa richesse, les médecins qui constituèrent, même dès le XVIIe siècle, une aristocratie intellectuelle, et dont l’esprit, très cultivé, plus même qu’aujourd’hui, l’intelligence, très ouverte, rendaient même en dehors de la profession, les plus grands services à leurs compatriotes.

Hérédité de Récamier.

Avec la carrière des ancêtres, ces honnêtes et consciencieux citoyens léguaient à leurs descendants les principaux traits de leur atavisme moral et intellectuel, et il est facile de retrouver les témoignages de cette hérédité dans l’étude de la forte race d’hommes qui a émergé, après la Révolution, dans toutes les catégories sociales. Pour les médecins, les seuls dont je puisse ici m’occuper, le fait est manifeste et, quand on parcourt leurs biographies, on voit que la plupart – et des plus célèbres – étaient de souche intellectuelle et avaient reçu par atavisme une imprégnation scientifique. Ainsi s’interprètent, par ce recrutement infiniment supérieur à celui que la profession possède actuellement, la valeur morale, la simple, mais haute dignité de vie, la supériorité de culture et de caractère des médecins de cette grande époque.

De cette longue ascendance de jurisconsultes, de magistrats, de médecins, de prêtres, de petits gentilshommes, qui représentent, en somme, dans une seule famille, toutes les catégories de l’ancienne France provinciale, Récamier héritait de tout un ensemble de dons divers et spéciaux qui vinrent se résumer en lui.

Aux notaires royaux, aux jurisconsultes, aux magistrats, aux prêtres, il emprunta le souci de la dignité, de la régularité de la vie, de la correction des habitudes ; aux origines primordiales de sa famille, aux hardis montagnards, sans cesse en lutte contre la nature, contre le climat, contre la configuration et la pauvreté du sol, contre les empiétements de puissants voisins, il prit la ténacité de caractère, le goût de l’activité, de l’initiative, des entreprises audacieuses, et cet esprit de combativité spécial à cette race mouvementée et conquérante, qu’il détourna de ses origines ataviques lointaines pour l’appliquer à la lutte contre les maladies.

Tels sont les éléments moraux héréditaires de l’enfant, ceux qu’on est convenu d’appeler, dans le langage courant, les dons innés ; ces dons furent fécondés par l’éducation, développés par l’étude et accrus par la pratique professionnelle et l’expérience de la vie.

Élevé par une mère, qu’il perdit jeune encore, mais qui était une femme remarquable par son intelligence et ses vertus, Récamier apprit d’elle la notion du devoir, et lui dut l’orientation morale et définitive de sa vie, qui devait toujours être d’accord avec ses actes privés ou professionnels. Son premier précepteur, dont l’influence compléta certainement celle de sa mère, fut son oncle, un prêtre, Jean-Claude Récamier, curé de Villebois en 1776.

L’abbé Récamier.

Ce prêtre, dont j’ai entre les mains la correspondance avec Récamier, était un homme de la plus haute valeur, et il contribua à imprimer à l’intelligence de l’enfant des traits qui ne devaient jamais s’effacer.

En même temps qu’il s’attacha à former son caractère, il lui apprit les éléments de la langue latine, qui jouait alors un si grand rôle dans l’éducation, et que Récamier écrivit et parla toute sa vie avec une grande pureté. Notons, en passant, que l’ignorance de la langue latine, indispensable alors aux études médicales, fut cruellement ressentie par d’illustres médecins de cette époque ; que Dupuytren ne la savait pas, que Boyer dut l’apprendre après l’âge de trente ans et que Bretonneau, bien qu’élevé aussi par un prêtre, l’ignora jusqu’au moment où il se décida à l’étudier pour subir, fort tard, les épreuves du doctorat.

Premières études médicales de Récamier.

L’enfant entra ensuite au collège de Belley, où il termina ses études classiques. Dans cet établissement, dirigé par un ordre religieux – des joséphistes, – il eut pour camarade et ami un jeune garçon de son âge nommé Richerand, qui le suivit à l’hôpital de Belley, et qu’il devait retrouver plus tard sur la grande scène médicale parisienne, et avec lequel il resta toute sa vie étroitement lié. Ses classes terminées, le père de Récamier, qui voulait lui transmettre sa charge de notaire, le plaça dans un cabinet de procureur pour l’initier aux affaires. Mais le jeune homme, qui avait déjà une vocation très nette pour la médecine, ne put y rester plus de trois semaines et obtint de son père qu’il commencerait ses études médicales à l’hôpital de Belley.

L’hôpital de Belley.

L’hôpital de Belley, comme tant d’autres hôpitaux de province, possédait un certain nombre de médecins distingués qui formaient des élèves au lit des malades et, dans un commerce affectueux de tous les jours, imprégnaient ces jeunes esprits d’une forte préparation médicale. L’histoire doit signaler – toutes les fois qu’elle les rencontre – les noms de ces modestes et consciencieux praticiens de province qui ont ouvert la carrière médicale aux hommes devenus l’honneur et la gloire de la profession.

Dans les études médicales, comme dans toutes les branches de l’enseignement, l’éducation première, la formation primitive a une importance manifeste, et, des premières études, dépend souvent l’évolution intellectuelle de la vie entière.

Richerand s’attacha de préférence au Dr Tenand – praticien instruit et lettré, – qui dut encourager et développer les goûts littéraires de son jeune compatriote. Récamier trouva, de son côté, auprès de son cousin le Dr Anthelme Récamier, chirurgien des plus habiles et des plus considérés, et du Dr Gonet, également chirurgien de l’hôpital de Belley, l’appui le plus solide et les enseignements les plus fructueux. C’est à ces premiers maîtres qu’il faut faire remonter son goût pour la Chirurgie, qui égala certainement l’attrait que lui inspirait la Médecine, et dans laquelle il devait obtenir de si brillants succès.

Sous ces bienveillants et utiles patronages et dans cette confraternité des premières études qui marquèrent les premiers pas dans la profession de Richerand et de Récamier, il est déjà facile de découvrir les oppositions de caractères, de tempéraments, et d’aptitudes qui devaient marquer la différence du génie et l’orientation spéciale de la carrière des deux jeunes gens. Richerand était d’un caractère plus juvénile, mais aussi d’un tempérament plus passionné. Épris de lettres et des vieilles études classiques, écrivain fleuri et élégant, il faisait pressentir, sur les bancs de l’École, le futur auteur des Nouveaux éléments de physiologie. – Ambitieux aussi, et laissant percer déjà – à cette première heure de sa jeunesse, – l’impatience avec laquelle il se jettera, à dix-huit ans, dans la mêlée scientifique et l’ardeur qui devra le conduire de bonne heure au faîte des honneurs et des grandes charges de la carrière.

Récamier et Richerand.

Récamier, au contraire, plus sérieux et plus discipliné, devant sa gravité prématurée à la forte éducation religieuse qui gouvernera ses principes et guidera sa conduite pendant toute sa vie, s’adonne avec prédilection aux études médicales pures et aux recherches scientifiques. Il se montre insouciant de la forme, mais passionné pour l’idée et animé déjà, en l’art – à ces débuts de la carrière, – de cette foi absolue que les années et l’expérience ne pourront entamer, que les attaques, les railleries, ou même les revers ne pourront obscurcir et qui contient les germes de ses grandes hardiesses thérapeutiques et chirurgicales.

Les deux amis se livraient avec ardeur à leurs études quand les évènements les séparèrent. Un peu plus âgé que Richerand, Récamier fut atteint par la réquisition de l’année 1793. Richerand resta encore quelque temps à l’hôpital de Belley, et, entraîné par son caractère aventureux – il avait à peine dix-sept ans, – se rendit à Paris.

Jeunesse de Richerand.

C’était en 1796. La fortune lui sourit avec une faveur qui se rencontre rarement et que, seule, peut expliquer la période de profonde perturbation que traversait alors la France. Un régime et une société venaient, en effet, de disparaître, et, sur leurs débris, allait se constituer un ordre social nouveau. Dans les carrières scientifiques comme dans le gouvernement, comme dans la politique, comme dans l’armée, le moment était favorable aux jeunes et impatientes ambitions. Dès son arrivée, l’intelligence hardie et ouverte de Richerand ne s’y trompa pas, et il sut rapidement trouver la voie qui conduisait au succès.

Cabanis.

Il y avait, à ce moment, à Paris, un homme qui exerçait une influence considérable dans le monde gouvernemental et scientifique. C’était Cabanis, médecin érudit et lettré ; adonné à la philosophie, il avait fait partie de cette société d’élite qui se réunissait à la fin du XVIIIe siècle à Auteuil, chez la veuve d’Helvétius. Très lié avec les encyclopédistes, d’Alembert, Diderot, Vicq d’Azyr dont il prononça l’éloge ; avec les hommes politiques, Condorcet, dont il épousa la belle-sœur, Mirabeau, dont il fut le médecin, il avait applaudi aux idées nouvelles et accueilli avec enthousiasme l’ouverture de la Révolution française. Après la Terreur, il prit une grande part à la réorganisation de l’enseignement médical, fut nommé professeur de clinique à l’École de Santé et devint membre du Conseil des Cinq-Cents, de l’Institut et, plus tard, du Sénat impérial.

Cabanis, doué d’un remarquable talent d’écrivain et d’une rare culture intellectuelle, possédant une distinction morale peu commune, auteur d’un traité philosophique célèbre que j’aurai à analyser, fut digne de sa célébrité. Son esprit, très ouvert, excessivement bienveillant, accueillait avec faveur les jeunes gens de talent. Richerand, qui publia, en arrivant à Paris, quelques articles remarqués dans diverses revues, se fit présenter à lui et gagna sa sympathie et celle de Foucroy, son ami. Il lui ouvrit sa maison, et voilà le jeune provincial admis dans ce célèbre cénacle où fréquentaient les plus illustres représentants de la science et de la littérature.

Appuyé et conseillé par le célèbre auteur du Traité du physique et du moral de l’homme, Richerand, qui devait déjà à cette protection une certaine notoriété, passe sa thèse de doctorat le 21 thermidor an VII, et, peu de temps après, âgé seulement de vingt et un ans, il publie son retentissant Traité de physiologie – ouvrage littéraire autant que scientifique, – mais qui devait précisément à une langue harmonieuse et fleurie, à un style séduisant et clair, au parfum de littérature dont il est imprégné à chaque page, de rendre agréable et accessible à des esprits peu ouverts encore aux choses scientifiques pures, l’étude d’une science jusqu’alors sévère et aride. À partir de cette publication, le jeune médecin fut célèbre et vit s’ouvrir devant lui la porte des honneurs et des grandes charges de la profession. Nous le retrouverons dans le cours de ce travail, et aurons à apprécier l’influence qu’ont eu ses écrits sur la science de son temps. Mais, je dois revenir à son condisciple, dont cette courte mais nécessaire digression biographique m’a un moment éloigné.

III

Réquisition militaire de Récamier.

Il n’était pas réservé à Récamier d’avoir des débuts aussi faciles et aussi heureux, et sa jeunesse devait être plus accidentée. Après avoir été séparé de Richerand par la réquisition de la Convention, il fut incorporé dans l’armée des Alpes, commandée par Kellerman, avec le titre de sous-aide. C’était à un des moments les plus troublés et les plus orageux de la Révolution, celui où la Convention avait à faire face à la fois aux armées coalisées sur ses frontières, aux flottes anglaises sur ses côtes, à la Vendée mise à feu et à sang, et à Lyon, dont la population s’était soulevée. C’est contre cette ville que fut dirigé le corps d’armée dont faisait partie Récamier et qui était commandé par Dubois-Crancé. On ne connaît que trop cet épisode de nos guerres civiles : l’énergique défense de la ville révoltée, la vigueur avec laquelle elle fut attaquée et réduite, la sauvage et sanglante répression dont elle fut l’objet. Pour ne pas assister aux abominables représailles que Collot d’Herbois et Fouché exercèrent contre les habitants de cette malheureuse cité, Récamier quitta sa division et obtint d’être envoyé à l’hôpital de Bourg.

Siège de Lyon.

Là, il rencontra un timide et gracieux jeune homme, qui arrivait lui-même de Lyon, où il s’était rendu quelque temps avant le siège pour y suivre les cours de Marc-Antoine Petit, en qualité d’élève à l’Hôtel-Dieu. Surpris par les évènements militaires, il était resté attaché aux hôpitaux et avait prodigué ses soins aux blessés de la ville assiégée pendant que Récamier, faisant partie de l’armée d’investissement, servait dans les ambulances républicaines. Ce jeune élève, à peine âgé de vingt et un ans, était Xavier Bichat et préludait aux immortels travaux qui devaient, peu d’années après, porter son nom aux nues, en poursuivant à l’hôpital de Bourg ses études d’anatomie interrompues par le siège de Lyon.

Bichat.

Bichat, né le 11 novembre 1770, à Thoirette-en-Bresse, était compatriote de Récamier. Leurs familles devaient se connaître, car son père était médecin à Poncins-en-Bugey, pendant que celui de Récamier était notaire à Rochefort-en-Bugey. Cette circonstance, les évènements qui les réunissaient après le drame terrible auquel ils venaient tous deux d’assister dans des camps différents, ne furent peut-être pas étrangers aux liens d’amitié qu’ils formèrent ensemble. Mais ce qui dut surtout captiver un caractère comme celui de Récamier, ce fut la flamme de génie qui brillait déjà sur le front de Bichat, les fortes conceptions qui hantaient son intelligence, et surtout sa douceur, sa timidité, sa modestie, que tous les contemporains ont signalées, et qui n’ont pas peu contribué, avec sa fin prématurée, à faire de ce grand homme un des êtres le plus aimés de son temps et des plus admirés par l’histoire. Cette liaison eut une grande influence sur la carrière de Récamier. Vivant entièrement avec son jeune condisciple, travaillant avec lui, associé à ses pensées et à ses recherches, il s’adonna, avec cette puissante collaboration, d’une façon spéciale, aux études anatomiques, aux recherches anatomo-pathologiques – nouvelles à cette époque – et que devait pousser si loin l’école issue de Bichat.

Aussi, quand, peu de temps après, sans autre préparation, il eut à affronter des concours de carrière, ce fut sans peine qu’il triompha de rivaux plus âgés et plus expérimentés que lui, et plus tard encore, quand vint l’heure des grands travaux anatomo-pathologiques, il fut un de ceux qui contribuèrent le plus au développement de ces études, et à l’importance considérable qu’elles prirent dans la science.

Mais, à cette époque troublée, le moment n’était pas aux tranquilles et longues recherches et aux paisibles travaux d’amphithéâtre, tels qu’ils se poursuivent de nos jours et, à chaque instant, la vie studieuse était interrompue par les appels de l’autorité militaire. Les plus grands chirurgiens et les plus illustres médecins de ce temps – si fertile en hommes de valeur – ont passé la plupart des années de leur scolarité sur les champs de bataille. Antoine Dubois, Broussais, Larrey, Roux, Lisfranc, le paisible Boyer, lui-même, et tant d’autres, durent interrompre leurs études ou leurs occupations professionnelles pour répondre aux réquisitions de la Convention, du Directoire ou de l’Empire : Larrey, à peine âgé de vingt ans s’embarque en qualité de chirurgien-major à bord de la frégate Vigilante. Roux reçoit à l’hôpital d’Auxerre, où il faisait ses études, une commission d’officier de santé de troisième classe. Broussais s’embarque à bord de la corvette l’Hirondelle en qualité de chirurgien de deuxième classe ; Récamier, placé sous la loi militaire, ne pouvait échapper à un nouvel appel, et la réquisition de l’année 1794 (an II) vint le trouver dans son poste paisible de l’hôpital de Bourg. Il dut se séparer de son jeune camarade d’études – qui ne tarda pas, de son côté, à partir pour Paris – et demanda à être incorporé dans l’armée de mer. Il fut aussitôt dirigé sur Toulon et embarqué sur un des bâtiments de la flotte.

Réquisition de l’an II.

Chapitre II

I. Entrée de Récamier dans l’armée de mer. – Situation sanitaire des ports de guerre de la République, en 1794. – Appréciation de la correspondance de Récamier. – II. Pénurie et souffrance de Récamier à Toulon. – Embarquement sur le Ça-Ira. – III. Lettres adressées de Toulon à sa famille. – Entrée en campagne. – Combat du Ça-Ira. – Captivité de Récamier. – IV. Retour à Toulon. – Nouvelles souffrances de Récamier. – Lettres de Récamier. – Départ pour Lyon. – Son admission à l’École de Santé à Paris.

I

Entrée de Récamier dans l’armée de mer.

On ignore les motifs qui portèrent Récamier à demander l’armée de mer ; peut-être le goût des voyages et des aventures – si fréquent à l’aurore de la vingtième année – l’entraîna-t-il à cette démarche ; mais il est, en tout cas, certain qu’il choisissait la branche de la carrière la plus pénible, la plus périlleuse à cette époque, et celle où il était le plus difficile de continuer des études avec quelque profit. Les suites, qui furent, il est vrai, glorieuses pour le jeune étudiant, mais qui lui firent courir les plus grands dangers, ne tardèrent pas à le prouver.

La marine française inaugurait, en effet, alors, cette longue série d’épreuves et de désastres qui devait aboutir à son écrasement, ne laissant intact que l’honneur de son pavillon. Lorsque, après onze ans de paix maritime, le 1er février 1793, la Convention déclarait la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, elle possédait bien encore la flotte imposante léguée par la monarchie, mais l’émigration avait désorganisé ses cadres en lui enlevant ses officiers supérieurs, appartenant tous à la noblesse provinciale et formés à la grande école des d’Estaing et des Suffren. Ce brillant état-major avait été remplacé par un personnel improvisé sous la pression des clubs et des sociétés populaires, et composé en majeure partie d’officiers subalternes, qui, tout en étant doués d’une bravoure et d’un patriotisme indiscutables, ne possédaient ni l’autorité, ni les traditions, ni l’instruction technique, ni les autres dons spéciaux qui, dans l’armée de mer – plus encore que dans l’armée de terre – sont indispensables à l’exercice du commandement et à la conduite des opérations tactiques.

État de la marine française en 1794.

On connaît bien cette page de notre histoire. L’altération subite de nos cadres entraîna ses conséquences inévitables. Les flottes françaises, dirigées par des officiers inexpérimentés, ne purent lutter contre la vieille marine anglaise et éprouvèrent des revers successifs. Ce fut cette infériorité de notre personnel qui assura définitivement la prépondérance navale de la Grande-Bretagne, – jusqu’alors tenue en échec par la marine française, compromit les conquêtes matérielles de la Révolution et de l’Empire, anéantit le résultat de tant de victoires éclatantes, et rendit inutile l’effusion du sang généreux répandu à flots sur tous les champs de bataille de l’Europe.

Au moment où Récamier arriva à Toulon, la Convention, qui ne se méprenait pas sur les dangers qu’elle courait, avait fait les plus grands efforts pour réorganiser la marine. L’armement, par les soins de Monge, qui avait été arraché à ses travaux scientifiques, pour être placé à la tête de la marine (10 août 1793), avait été notablement augmenté, et le personnel des officiers combattants rétabli avec les éléments – malheureusement inférieurs – dont on pouvait disposer. Le corps médical, devenu insuffisant de son côté, avec l’augmentation des bâtiments, dont le chiffre était porté à 104, avait été également l’objet de la sollicitude du ministre.

Situation sanitaire des ports de guerre de la République.

Le nombre des chirurgiens fut accru, d’abord par des nominations régulières (26 janvier 1793), puis par des réquisitions successives de la Convention. Une première réquisition (25 août 1793) mettant à la disposition du Ministre de la guerre et de la marine tous les médecins et chirurgiens de France et des villes maritimes âgés de dix-huit à quarante ans, fut complétée l’année suivante (10 floréal an II) par un arrêté permettant de disposer de tous les officiers de santé servant en qualité de volontaires dans différents corps de l’armée. Mais on n’improvise pas, au milieu du déchaînement d’une guerre générale, des embarras de concentrations de troupes qu’elle entraîne, des agglomérations d’ouvriers qu’elle nécessite dans les villes d’armement, ni l’hygiène, ni la salubrité, ni les services sanitaires, comme on décrète les lois, et, malgré les efforts inouïs et les prodiges d’activité de Monge, partout – dans tous les ports, à Brest, à Rochefort comme à Toulon – le personnel médical était débordé par le nombre extraordinaire des malades et frappé d’impuissance par l’insuffisance des locaux hospitaliers. À Toulon, qui venait, à quatre mois d’intervalle, de subir les horreurs de deux sièges, la situation était lamentable. L’encombrement joint aux privations et à la misère avaient provoqué les épidémies les plus graves. Le typhus, avec ses ravages, régnait partout en maître. Les hôpitaux, les églises ne suffisant plus à abriter les malades, on avait dû les évacuer dans les maisons particulières, dans les couvents abandonnés des villes voisines, jusqu’à Aix et à Avignon. La mortalité était effrayante parmi eux. Les officiers du service de santé ne recevant qu’une solde dérisoire en assignats – à peine suffisante à leur procurer les maigres ressources nécessaires à leur existence – partageaient leurs misères, leurs privations, leur milieu insalubre, et succombaient, comme eux, aux maladies qui les frappaient.

Les équipages des navires n’étaient pas plus privilégiés, et tous les rapports du temps signalent la mauvaise tenue des bâtiments, leur insalubrité, la malpropreté et l’indiscipline des troupes qui les montaient.

Telles étaient les conditions au milieu desquelles allait débuter dans la carrière le jeune Récamier.

La correspondance de Récamier.

Nous avons sa correspondance sur cette période de sa vie et, avec elle, on peut la suivre au jour le jour. Cette correspondance, dont je vais retracer quelques pages, est intéressante, au point de vue du genre d’existence d’un médecin de la marine en l’an II de la République. Mais on se tromperait si on s’attendait à y trouver des documents sur les hommes en vue et sur les graves évènements politiques du jour. Il nous semble, en effet, à nous – qui envisageons l’œuvre de la Révolution à un siècle de distance et qui avons été élevés dans son admiration ou dans son effroi – que cette œuvre a dû suspendre en France toute vie sociale, que les affaires et les carrières ont été interrompues et que tous les esprits muets et attentifs étaient suspendus aux tragiques évènements qui se développaient. C’est une erreur que Taine a très bien signalée ; et il montre que, aux jours même les plus sanglants de la Terreur, les nécessités prépondérantes de l’existence quotidienne – plus tyranniques que jamais – avaient continué à gouverner les occupations et les travaux de la plus grande masse des citoyens. Le médecin, le commerçant, l’ouvrier continuèrent à vaquer à leurs occupations habituelles, et même les désœuvrés à leurs plaisirs. J’ai fait observer, de mon côté, dans la vie de Bretonneau, que ce médecin, qui était étudiant à l’École de Santé en 1793, et qui écrivait régulièrement à son père, n’entretenait celui-ci – à cette époque cependant si troublée, – que de ses travaux, de ses cours à l’École, et des conditions matérielles de l’existence, fort graves, il faut le dire, à cette époque de renchérissement excessif des denrées. À aucun moment de sa correspondance, il ne fait allusion aux agitations révolutionnaires et aux évènements historiques qui se déroulaient autour de lui et tenaient l’Europe en suspens… Et cependant, quel plus habile et quel plus fin observateur que Bretonneau ? Il en est de même des lettres de Récamier. Pas plus que le médecin de Tours, il ne mentionne ni les faits historiques dont il est le contemporain, ni les évènements révolutionnaires dont il est le témoin, et il ne faut pas chercher, dans ces documents, des faits nouveaux destinés à alimenter notre curiosité historique. Sa correspondance reste limitée aux évènements médicaux ou militaires et aux préoccupations matérielles de l’existence, sans jamais faire aucune incursion dans le domaine des affaires de l’État.

Était-ce prudence, à une époque où le civisme était si facilement suspecté, ou plutôt n’étaient-ce pas, chez ces jeunes hommes privés de l’assistance de leurs familles et obligés de compter sur leurs propres forces – dans la plus effroyable tourmente qu’eût jamais traversée un peuple, – les soucis de la vie journalière, les préoccupations d’études et de carrière qui faisaient passer au second plan les intérêts d’ordre général ? Peut-être l’un et l’autre. Peut-être aussi la superbe insouciance de la vingtième année, que les bouleversements sociaux n’atteignent pas comme aux autres âges !

Quoi qu’il en soit, la gêne et la souffrance qu’entraînaient les évènements révolutionnaires étaient si grandes, la vie était si difficile, la pénurie si extrême, le numéraire si rare, que l’on conçoit très bien que le primo vivere fût devenu pour beaucoup de jeunes Français le premier de tous les problèmes.

Mais, si la correspondance de Récamier, pendant son existence maritime, ne contient pas d’appréciations historiques, qui du reste n’auraient plus rien à nous apprendre, elle n’est pas moins très intéressante par la relation des menus faits de sa vie journalière, et surtout par le récit de l’épisode d’un combat livré par le vaisseau français Ça-Ira, dont il était un des chirurgiens, contre une escadre anglaise.

II

Les premières lettres de Récamier signalent la pénurie extrême dans laquelle il ne tarde pas à se trouver, et, en même temps, enregistrent ses premiers succès. Embarqué, dès son arrivée, sur la corvette Labrune