Renaissance - Tome II - Michel Daeffe - E-Book

Renaissance - Tome II E-Book

Michel Daeffe

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Beschreibung

Quelque vingt années après que sa mère, Laurence Martin, a dévoilé une partie de son secret dans un de ses romans, Alexandre part en Allemagne.
Le rêve qui l’obsède ne le quittera pas pour autant ni la haine inexorable d’une famille envers la sienne et lui-même. Ce désir de vengeance et la jalousie mettront à mal les faiblesses d’une jeunesse préservée par une mère trop absente et trop influente à la fois.
Menacé, espionné, arrêté pour détention de drogue, Alexandre, malgré tous les sentiments qui se sont tissés au fil de temps, ne peut que finir par douter du bien-fondé de son séjour Outre-Rhin.
Ce qui n’aurait dû être qu’une expérience professionnelle de fin d’études s’avère être en réalité une sorte de descente aux enfers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Anciennement cadre dans une compagnie aérienne, Michel Daeffe puise son inspiration de ses nombreux voyages. Renaissance, deuxième tome d’une trilogie, est son premier roman.

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Michel Daeffe

Renaissance

Tome II

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel Daeffe

ISBN : 979-10-377-3568-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Sous influence

J’avais manqué le train, j’étais arrivé trop tard et Julie avait pris son rail, comme ils disent. Comme si je n’avais pas pu me douter… Elle était accroupie sur le sol, accotée à une petite table basse où elle venait de reposer un petit tube, parmi d’autres qui traînaient, en indices de dégâts non cachés.

« Julie, pourquoi ? Pourquoi ?

— Laisse-la tranquille, cher Alex. Tu ne peux pas comprendre (Jérôme souriait, quand il plaçait ses mots les uns après les autres, un peu hésitant mais assurant sa jouissance et s’appropriant celle de Julie).
— Fiche-moi la paix, Jérôme ! Je ne veux plus que tu t’approches de Julie, jamais plus, tu comprends ?
— C’est bien toi qui l’as amenée jusqu’ici, que je sache ?
— Je le regrette. Et j’ai envie de te mettre mon poing sur ta sale petite gueule.
— Alex le méchant ; en es-tu seulement capable ?
— Je pourrais t’écraser !
— Nos forces ne sont pas identiques, je te l’accorde.
— Fous-lui la paix, une bonne fois pour toutes !
— Tu te prends pour le grand frère ?
— Je ne suis pas son grand frère.
— Je comprends que tu préfères être son mec.
— Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je veux seulement que tu lui foutes la paix…
— Tu ne seras pas toujours là pour veiller sur elle.
— Tu me trouveras sur ton chemin suffisamment longtemps pour que tu te fatigues et que tu restes à l’écart.
— Tu te crois plus malin que les autres ?
— Disons que je vais jouer le grand frère quelque temps, comme tu dis, et tu ne pourras pas faire ce que tu veux.
— Tu ne crois pas si bien dire !
— Que veux-tu dire ?
— Alex le grand frère de Julie ! C’est drôle !
— Je ne vois rien de drôle…
— Tu ne vois rien. Tu ne sais rien, t’es rien de plus que moi, que nous, t’es… »

Et Jérôme partit, en titubant, vers les toilettes, KO debout, sans que j’eusse à frapper. Il fuyait vers où je pensais qu’il appartenait. Je me sentis profondément frustré de ne pas régler mon compte avec ce paumé, cet égaré, dont j’ignorais finalement presque tout. J’étais obnubilé par son influence maléfique sur les autres et surtout sur Julie. Je n’éprouvais aucune pitié, seulement du dégoût. Sans doute parce que je ne le comprenais pas, tout comme je ne comprenais pas Julie.

En repensant à cette soirée, à ces mots échangés et croisés sans vraiment jamais s’être rencontrés, je voyais Jérôme, sous une forme ou sous une autre, devinais un autre individu paumé dont il avait forcément le soutien et la complicité et qui, sans doute, à tort ou à raison, partageait sa dérive ou bien même l’excitait à plus d’ignominie envers les autres et plus d’enlisement quant à lui-même. Pourquoi fallait-il aussi que l’image de son père m’apparaisse avec tant de clarté ? Il eut été si simple que ce fut lui, coupable de ces messages bassement méprisables, mais il était trop présent et vomissait trop d’évidence, au sommet de la tour de Bco.A ? Et puis un père peut-il supporter les divagations d’un fils marginal que rien, finalement, ne pousse à agir ainsi ? Sinon la société… Peut-être la société, dont nous sommes tous des éléments desquels puisent certains d’entre nous différentes variétés du mal, sinon d’en inventer, pour assouvir des soifs de châtiment immodéré et de justice partiale, pour jouir enfin des spectacles occasionnés.

Chapitre 2

Nietzsche, Schopenhauer… et les autres

Comme la première fois, j’attendis quelque temps avant d’en parler à Sylvain. Il vint à nouveau s’installer à mon bureau que je libérai pour sortir en ville, prétextant un autre rendez-vous à l’extérieur.

Je marchai ainsi au hasard près d’une heure et demie, dans les rues du vieux Frankfort. Ces mêmes rues, que je connaissais bien pourtant, me parurent comme un dédale de chemins sans issue, identiques à l’écheveau de mes pensées. Je n’avais pas voulu m’installer au bureau de Sylvain, espérant qu’un autre le ferait à ma place, une sorte de parade au coup que l’on venait de me porter à nouveau, espérant aussi que mon appel de détresse auprès de lui passerait inaperçu, comme mon agacement, la gêne et le désordre dans mes idées que toute cette histoire devait bien finir par faire transparaître sur moi, malgré moi, malgré ma volonté à rester insensible à ce genre d’agissement des minables. Je n’avais pu imaginer à quel point il était difficile de rester indifférent, de prendre le dessus de ces bassesses. C’était dire à quel point je m’étais laissé enfoncer.

La matinée était belle et invitante à tous les bonheurs. Les gens s’affairaient un peu partout mais sans précipitation, comme s’ils prenaient le temps de profiter et que ce temps, sensible à cette consécration, leur rendait le plaisir, décuplé. Je réalisai, en marchant, que j’avais déjà effectué la moitié du temps qu’il me fallait passer ici en Allemagne. Tout était prétexte à penser à autre chose. Mais ce tout n’y faisait rien. Du moins pas grand’ chose. L’inquiétude était là. Et je ne savais plus si les semaines passées m’avaient semblé longues, interminables ou bien si je me sentais comme aux premiers jours de mon arrivée. C’était plutôt un mélange des deux impressions, avec le parcours que j’effectuai chaque jour, de mon appartement aux bureaux de Bco.A et dont je connaissais chaque détail, chaque arbre, chaque passage piéton, chaque arrêt de bus, beaucoup des visages, auxquels les écarts d’humeur et du temps, pourtant, donnaient des expressions différentes, ces commerçants qui ouvraient et fermaient leurs magasins, et mon agenda qui jaugeait le temps qui restait. Les odeurs elles aussi indiquaient des moments passés et me servaient de repères. Mes pas étaient enregistrés et je marchai, guidé par tous ces signaux, sans effort, avec d’autres images que celles défilant sous mes yeux. Seuls les changements perturbaient ma rêverie : des branches cassées par le vent et les tourmentes fréquentes de l’automne, une bicyclette enchaînée à un arbre, les premiers signes d’un nouveau chantier avec ses rubans orangers accrochés aux piquets métalliques, un mendiant d’un jour, tombé de je ne sais où, créé par je ne savais quelle nouvelle misère, un jouet d’enfant oublié sur le sol à tout jamais. Les sirènes des voitures de police ou d’ambulances, l’odeur du pain frais encore chaud, celle des échappements faisaient elles aussi partie des habitudes qui jalonnaient mon chemin. Tout cela, c’était mon ici. Et il y avait mon là-bas. Maria trouvait le temps long. Sans qu’elle ait à le dire, je comprenais qu’elle comptait les jours qui restaient à nous séparer. Le processus d’un décompte calcschiste n’aidait pas et nous nous étions promis de ne pas nous laisser soumettre à cette faiblesse pourtant évitable. L’intégration était plus difficile pour Maria dans ce là-bas qu’il nous fallait partager, qu’elle ne l’était pour moi, ici. Elle n’avait pas imaginé. Et s’était donc mise à compter, en guise de mauvais antidote. Nos vacances de fin d’année à Maurice avaient été une erreur, un mauvais calcul. Il aurait fallu poursuivre nos nouvelles vies chacun de notre côté et les consommer d’une traite, sans césure. Cela faisait partie d’un difficile compromis. Pourtant et même s’il fallait désormais en payer le prix, les deux semaines avaient été merveilleuses et débarrassée des soucis et du passé, et des semaines et des mois à venir. Le ciel bleu, la végétation, le soleil, et l’Océan avaient réussi temporairement à effacer l’essentiel de ce qui encombrait nos esprits. Les ombres avaient changé d’allure et ne dessinaient plus que nos silhouettes changeantes au gré de l’écoulement du temps et que celles des arbres doucement caressés par le vent du large qui nous avait, pour une fois, rapprochés. Les parents de Maria s’étaient extraordinairement rendus invisibles, je ne savais par quelle prouesse, car tout le monde se croisait, quel que pût être l’endroit où l’on pouvait se rendre. Était-ce juste par le fait du hasard ou bien le résultat d’une intention profonde de ne pas nous déranger, je ne savais pas trop quoi penser. Maria n’avait pas plus d’idée sur le sujet et se contentait d’apprécier la trêve que l’on s’était donnée à notre séparation. Nous nous retrouvâmes cependant ensemble, ses parents et nous, au cours de deux ou trois déjeuners et précisément trois soirées, seuls moments où j’appris à connaître un peu mieux encore, dans un contexte plus détendu, ceux qui, de toute évidence, étaient destinés à devenir mes beaux-parents, alors que l’idée même d’officialiser notre situation n’avait pas encore été abordée. Nous avions nos études à terminer et montrions un énorme attachement à ce que peut être la liberté, sans nous cacher pour autant de cette force invisible et contre laquelle nous ne pouvions pas nous dérober et qui nous faisait courir l’un vers l’autre, chaque fois que le temps le permettait et qu’il devenait urgent de nous rassurer l’un pour l’autre.

Le paradis n’était peut-être pas finalement là où l’on croyait. Si les couleurs de l’océan Indien, du sable des plages et du ciel regorgeant d’azur tendaient à s’approprier son existence, les composants du temps qui s’écoulait et les réalités n’étaient pas aussi simples et il était parfois trop facile de croire à cet injuste partage pour que ces réalités se confondent à de décevantes inexactitudes que l’on avait peine à admettre. Toujours est-il, cependant, qu’il fut difficile, pour ne pas dire éprouvant, de repartir chacun de nos côtés, non pas comme à la fin d’un film, au scénario bien ficelé et au travers duquel on s’approprie les sentiments des personnages, mais plutôt au tout début, d’où rien ne s’échappe encore, dont on ne peut rien, alors, deviner de la fin et encore moins de tout ce qui contribue justement aux fins qui sont écrites. L’incertitude et le doute, probablement, ces empêcheurs de tourner en rond, avaient fait partir du voyage, le voyage de nos vies qui continuait encore et dont Maurice et son scintillement faisaient partie, comme escale de notre passion, et rien de plus. Mon incertitude et mes doutes.

Quand je retournai à mon bureau, Sylvain m’avait laissé un mot, m’invitant à nous retrouver à la cafétéria du dernier étage, pour la pause que l’on s’accordait tous, à un moment ou à un autre dans l’après-midi. Autant nous nous retrouvions fréquemment pour le café du matin et les potins de la veille, autant il était rare que nous refassions le monde l’après-midi ou bien qu’il me dévoile le « back stage » de sa nouvelle vie de garçon rangé qu’il expérimentait et dont il se sentait obligé de me parler, lui aussi étrangement malmené par les ornières du chemin qu’il prenait et qu’il n’était pas certain de pouvoir contourner adroitement, faute de ne pouvoir les apercevoir dans les tournants incertains et douteux de sa propre vie. Autant il était rare de prendre cette pose de l’après-midi tout simplement, l’odeur du café n’étant plus la même que celle dégagée du matin, spoliée par on ne sait quoi des autres interférences des étapes du jour et des esprits de chacun.

En arrivant à quelques mètres de mon bureau, je sus aussitôt que c’était un message venant de lui. Il avait cette façon bien à lui de coller les « auto-collant » bleu pâle avec un liseré rouge des couleurs de BaxterCo, en haut et à gauche de l’écran de l’ordinateur, repliés en pointe, comme les avions aérodynamiques que Jean Paul me construisait quand j’étais enfant et qu’il réchauffait de son haleine, avant de les envoyer très haut dans le ciel, très haut où ils me paraissaient aller, dans ce temps-là.

Il était déjà arrivé, assis sur un haut tabouret, comme pour gagner quelques centimètres encore sur la suffisante hauteur de l’étage. Il regardait dans le lointain. Des traînées blanches déchiraient le ciel bleu. Le soleil commençait à décliner vers l’horizon tapissant le sol d’un grand voile à géométrie variable, encore chaud et presque aveuglant. On ne baissait pas déjà les stores à lamelles, on avait toujours dans l’esprit les longueurs des grisailles de l’hiver, faim encore de cette lumière qu’on finirait par devoir contrôler, filtrer, à force d’en être trop rapidement rassasiés et dominés. Je m’installai près de lui, sur un tabouret identique, déjà tourné vers la grande vitre et plongeai instinctivement mon regard au-dessous, sur cette ville apparemment si petite et si innocente. Ma vision se perdit, comme la sienne, dans le formidable panorama qui s’étendait au-delà du simple discernement. Pour enfin se reprendre et focaliser sur tout ce qui se reflétait sur le miroir transparent que la baie vitrée était devenue. Et je distinguai Sylvain, toujours immobile et dans sa rêverie dont je le sortis sans ménagement.

« Alors ? As-tu découvert quelque chose d’intéressant ? Rien sans doute…

— Si tu poses les questions et donnes les réponses, ce n’est pas la peine de…
— Excuse-moi. Je suis tellement excédé par ces put…. de messages. Excuse-moi, je…
— Je comprends. Dis-le carrément Alexandre, ces putains de conneries ! C’est peut-être le meilleur remède pour toi : parler de cette façon de ces choses qui ne valent pas la peine qu’on leur prête autant d’attention. C’est une thérapie comme une autre. Mais visiblement, et te connaissant un peu, tu t’attends à autre chose que ce type de remède !
— Et ? N’as-tu rien d’autre à me faire avaler ?
— Le message est parti d’ici.
— D’ici ! C’est-à-dire ?
— L’adresse est une adresse bidon, mais il ne m’a pas été difficile de voir d’où il a été écrit.
— D’où, alors ?
— De quel poste tu veux dire ?
— Oui, de quel poste et qui ?
— Qui ? Qui a écrit le message ?
— Eh bien oui, qui a pu écrire ?
— Moi, en principe !
— Que veux-tu dire ?
— C’est de mon poste que le message a été écrit.
— Et qu’en déduis-tu ?
— Rien, bien sûr, si ce n’est que l’on essaie bien évidemment de brouiller les pistes, de m’impliquer accessoirement dans cette affaire, mais je ne sais trop pourquoi, je n’en vois pas l’intérêt, alors que le premier message n’indiquait rien sur sa provenance.
— En quoi es-tu concerné ?
— Je te le demande… Me faire porter le chapeau est stupide. Je n’ai rien à voir avec ton histoire. Tu sais bien ce que je pense des aventures que tu peux avoir avec toutes les filles de la planète. Tant que tu m’en laisses quelques-unes. Et les filles des patrons, c’est pas mon truc…
— Crois-tu que le premier message puisse avoir été écrit du bureau, de Baxter, je veux dire ?
— Je ne pense pas.
— Alors, il y aurait au moins deux personnes, à des endroits différents, à…
— On peut arriver à cette conclusion. Je dis bien : on peut.
— Comment quelqu’un a-t-il pu écrire de ton poste ?
— Je ne suis pas toujours à mon bureau ; je vais et je viens, un peu comme tout le monde, et puis il y a la nuit, toute la nuit pour le faire.
— Une idée de l’heure à laquelle le massage a été écrit.
— Non, aucune. Je ne suis certain de rien.
— Sois plus précis.
— Un bon hacker, digne de ce nom, a pu faire en sorte que l’adresse de mon ordi apparaisse, à celui qui chercherait à savoir. Ce serait logique. Mais de cela, je ne suis même pas certain. Ou bien un geek de l’informatique, si tu préfères.
— Quelle est la différence ?
— Les intentions ne sont pas tout à fait les mêmes. Il y a différentes sortes de “geeks”. Toutes les passions peuvent mener à des excès. Certains, par exemple, essaient de se brancher sur les ordis après avoir pris le soin de découvrir les buzzwords, tous les mots-clés, si tu préfères, pour pénétrer dans les labyrinthes du web. Des jeux dangereux parfois quand ils se font prendre, et beaucoup finissent par l’être.
— My God !
— « My god ». Tu parles comme Benoît…
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Il utilise souvent des expressions anglaises !
— Et ?
— Rien, c’est juste une remarque.
— Qui ne nous fait pas vraiment avancer.
— Je te l’accorde. Ce n’était qu’une remarque, mais t’as pas l’air d’apprécier, désolé !
— C’est moi qui suis désolé. Mais je commence à avoir les nerfs à fleur de peau. Je ne sais pas vraiment trop quoi faire.
— Surtout pas, justement, tomber dans le jeu du rigolo et perdre la face comme tu sembles être en train de le faire. Il te faut attendre et voir s’il en vient encore et lui en parler.
— En parler à qui ?
— À Benoît, bien sûr ! Après tout, ce qui t’arrive se passe dans sa boîte, non ?
— Oui, mais ce ne sont pas de véritables menaces. Il n’a pas de raison d’en parler à la police.
— Non, sans doute, pas encore, pas vraiment. Mais il y a utilisation frauduleuse d’une adresse de la société, et de son matériel. Il faut attendre et aviser par la suite. Ce n’est peut-être qu’un mauvais canular. Il n’est peut-être pas encore l’heure de parler à la police. Mais je pense que Benoît devrait être mis au courant. Même si…
— C’est un très mauvais canular !
— Même si.
— On fait quand même allusion à sa fille. Et à moi.
— Et il s’est passé quelque chose entre vous ?
— Non, pas ce que tu penses.
— Tu peux me le dire.
— Je viens de te dire qu’il ne s’est rien passé. Je suis simplement sorti deux ou trois fois avec elle, boire un verre ou deux à chaque fois, bavarder, elle m’a fait inviter à une soirée. Rien vraiment que l’on pourrait me reprocher.
— Raison de plus pour lui en parler, sans crainte de devoir répondre à des questions de parents.
— Je vais voir. Merci Sylvain. Merci encore.
— De rien mon ami ! »

Ce n’était pas un canular. Quelqu’un ne me voulait pas que du bien. Ou bien alors voulait m’éloigner de Julie pour je ne savais quelle raison. Deux jours après ma discussion avec Sylvain, Julie m’appela au téléphone. J’étais dans mon « deux pièces » ; il n’était pas loin de minuit et je m’apprêtais à me coucher. J’avais hâte de fermer la lumière et de me retrouver dans l’obscurité. Mes yeux me faisaient parvenir des sensations inhabituelles, une évaluation diminuée de l’espace. Mon quarante-cinq mètres carrés me semblait étonnamment petit et je me sentais à l’étroit. C’était pourtant la première fois que je disposais d’autant d’espace pour moi seul. C’était royal et je m’étais même demandé qui de mes amis étudiants pouvait vivre dans de telles conditions de confort. On aurait pu justement m’envier, du moins sur ce point. Maria, en l’occurrence, avec à peine une moitié de cet espace, a partagé avec une autre étudiante. J’étouffais cependant. Il m’aurait fallu sortir, respirer un peu d’air frais qui me manquait, marcher dans les rues. Sortir de chez moi, changer la vie routinière à laquelle je me sentais englué. Mais je n’avais pas envie d’aller en boîte, ni même de me glisser dans l’obscurité d’une salle de cinéma. L’idée même de me retrouver dans un endroit confiné et de le partager avec une foule vorace me pesait trop. D’ailleurs, il était tard, j’étais seul et la nuit semblait avoir déjà fermé ses portes aux retardataires, indécis que j’étais alors.

Je ne fus pas vraiment surpris que Julie m’appelât ce soir-là et au contraire plutôt ravi. J’attendais inconsciemment un signe de vie de sa part, un signe d’intérêt. Elle non plus ne sembla pas surprise de m’entendre répondre à la deuxième sonnerie de mon téléphone. Je venais de passer presque une heure à discuter avec Maria, à rapprocher son monde au mien et nous venions de raccrocher, une demi-heure peut-être auparavant. Elle avait l’air heureuse de sa journée. Sa nouvelle famille d’accueil lui convenait mieux, malgré une autre locataire avec qui elle devait partager la chambre. Sans doute parce qu’elle était européanisée, moins traditionnelle donc plus accessible et plus disposée à s’adapter à la mentalité de leurs hôtes. J’étais content de ce changement car j’avais senti, jusqu’alors, dans les paroles de Maria toute la nostalgie et l’ennui qu’elle s’efforçait tant bien que mal pourtant de cacher.

Julie, elle aussi, propageait une sérénité qui me faisait plaisir à entendre. J’attendais son appel mais je ne savais pas en réalité quelle sorte d’appel ce serait et comment elle m’apparaîtrait. J’avais croisé plusieurs fois Benoît et rien ne laissait transparaître de quelconques séquelles de cette maudite soirée chez Jérôme. Julie avait dû se surpasser dans son art de considérer ses écarts de chemin comme de simples épisodes de sa vie, de s’octroyer pour elle-même une indulgence dont sa jeunesse et sa faiblesse ne lui permettaient pas de juger les conséquences. Et de paraître normale, pourtant encore imbibée de ce en quoi elle avait recours. Je conspuais toutes les raisons du monde qu’elle m’avait alignées et qu’elle m’alignerait à nouveau si l’occasion se présentait. Le mal lui servait de cause et la cause lui servait d’excuse. Jérôme, là-dedans, tirait les ficelles et était une de ses raisons. C’était moi finalement qui culpabilisais pour elle et pour ses parents. Moi l’étranger à tout ce monde de ratés qui m’utilisaient comme éponge à leurs maux. Mon silence n’avait rien de glorieux vraiment, bien au contraire, mais je le jouais comme une dernière carte d’un jeu que l’on sait joué d’avance, mais dans laquelle on s’efforce de croire encore, celle qui sera salutaire et vous fera remporter la mise. La mise, c’était elle, ou plutôt la rupture qu’elle accepterait elle-même de provoquer avec son passé, un passé si proche et qui colle trop au présent pour vraiment s’en détacher. Sans trop encore bien la connaître, je la savais capable de le faire, de poursuivre seule l’effacement des erreurs, de se retrouver sans autre aide que sa propre volonté. Ma confiance n’avait rien d’une certitude, mais j’avais fait le choix de ne rien dire, de n’alerter personne. Pour le moment. M’attendant à son appel, l’idée de lui parler de mes messages m’était venue à l’esprit, je n’en fis pourtant rien. J’avais décidé de me taire, là aussi. Les raisons n’étaient pas les mêmes. J’étais concerné et il ne me paraissait pas raisonnable qu’elle sache que l’on parlait de nous, que l’on nous voyait pour ce que nous n’étions pas. Elle m’aurait ri au nez, sans doute, pris cette situation à la légère et se serait fait un malin plaisir à se moquer plus encore qu’elle ne le faisait déjà, à m’embrouiller dans d’impossibles explications. Et puis il s’agissait de problèmes différents, elle avec son addiction et moi, avec l’addiction des autres à troubler ma paix, à éveiller en moi quelque chose qui n’attendait qu’à m’être révélé.

Elle ne reparla pas de la soirée et ne fit aucune allusion à de possibles commentaires des Le Marrec. Je le l’avais pas revue et nous ne nous étions pas parlés depuis huit jours. Les dernières images que j’avais gardées d’elle n’étaient pas les meilleures mais je n’étais pas certain qu’elle en fût pleinement consciente. Intoxiquée, la plupart de ses souvenirs avaient dû être annihilés et il ne devait pas en rester grand-chose. Julie n’avait plus été Julie. Elle avait lâché prise à la vraie vie. Il avait peut-être fallu cette semaine pour revenir égale à ce qu’elle était en réalité. Son esprit semblait clair et sa voix détendue. Elle évoqua ses derniers cours de philo, les envolées de mots choisis qu’elle avait eu l’occasion d’adresser au prof en ignorant la classe, ces mots percutants dont il m’arrivait parfois d’être la cible et que je pouvais mériter quand je la poussais volontairement loin dans ses retranchements, histoire de mieux la connaître et surtout de mieux connaître ses limites. C’est dans ces moments-là que je me rassurais à son propos. Il y avait de la force, une grande énergie dans ce petit bout de jeune femme, un peu comme celle que je décelais plus facilement chez Benoît. C’est dans ces moments-là également que je me retrouvais une sorte d’apaisement, que je retrouvais un peu de moi-même et de ce que j’avais décidé de mettre de côté. Je, enfin… on m’avait aidé à le faire. Jean Paul surtout, ce père si prématurément absent et qui, de loin pourtant, avait eu tant d’influence sur moi, et un peu sur ma mère quant à la voie qu’il me faudrait prendre, l’enseignement qui m’apporterait l’argent et le bonheur. Mais les études commerciales, celles que le destin organisé m’avait poussé à suivre, n’avaient rien en commun avec la philo telle qu’on l’entend et plus j’avançais, plus j’apprenais et plus il m’arrivait de ne pas être en osmose avec la propre philosophie des matières qui les composaient. C’était pour cela qu’il m’était agréable de parler avec Julie d’autre chose que de ces grands principes économiques dont j’avais parfois la fâcheuse tendance de voir les dégâts qu’ils pouvaient engendrer. C’était plus difficile de le faire avec Maria car, fatalement, nous retombions rapidement dans les arcanes du négoce, les subterfuges contre la concurrence, l’ouverture d’esprit dans les échanges internationaux. L’habitude peut être une bonne chose, finalement, elle vous rend docile et vous engourdit dans le confort de la complaisance. Il n’y avait guère de choix non plus et au moins, nous savions de quoi nous parlions et nous nous comprenions.

Quand Julie me lança « En quoi la douleur peut-elle affecter l’équilibre psychique d’un individu ? » Il me fallut quelques secondes pour réagir, trouver les quelques mots spontanés qu’elle attendait sans doute.

« Pourquoi me poses-tu cette question ? Tu dois faire une dissertation là-dessus ?

— Tu ne crois quand même pas que je me pose ce genre de question après minuit, le soir, comme cela et que j’appelle les copains pour chaque question que je me pose et dont je n’ai pas les réponses ?
— Bien sûr… Mais j’aurais pu dormir, tu avoueras que c’est l’heure pour le faire.
— Ou bien tu fermes ton téléphone, ou bien tu le laisses allumé pour répondre à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Ne m’as-tu pas dit que c’était ta façon de rester en contact potentiel avec ta copine, en permanence, si besoin. Tu as bien insisté sur le terme potentiel, je me souviens bien. Pour survivre à cet “éloignement”…
— J’ai bien dit cela. Mais c’est pour Maria.
— Oui, Alex, je sais bien mais tu ne peux pas croire un seul instant que cela te sauvegarde d’appels de gens insomniaques qui composent mal leurs numéros, ou bien carrément déjantés qui veulent t’emm… pardon, qui veulent te nuire, ou bien, mieux encore de simples copains qui comme moi, savent que ton téléphone est opérationnel et que tu en attends, sagement, la sonnerie, même de ceux qui veulent entendre ton “Muse” et son “Undisclosed pleasure”, si toutefois tu es déjà en ligne…
— Ce n’est plus cela Julie, c’est “MK Ultra”… Toujours Muse, quand même. Mais que veux-tu dire par gens déjantés qui veulent me nuire ?
— Tu n’as jamais eu d’appels étranges de gens dérangés qui veulent te perturber ?
— Euh… Si, sans doute. C’est étrange.
— Qu’y a-t-il d’étrange ?
— Que tu fasses allusion à l’interférence de ces gens…
— Tu te sens concerné ? Tu as eu affaire à ce genre de chose, récemment ?
— Non, pas vraiment. Pas vraiment Julie, pas vraiment.
— Tu n’as pas l’air trop sûr. Quelqu’un t’a fait ch… au téléphone, récemment ? C’était quand ? Tu veux m’en parler ?
— Non Julie, je n’ai pas eu d’appel, récemment. Mais j’ai eu l’occasion d’en avoir.
— Tu vois bien. C’est donc bien ce que je te disais, si tu laisses ton téléphone allumé, faut assumer le reste…
— Oui, le reste, effectivement. Mais tu voulais me parler de la douleur et de la souffrance, revenons peut-être à ce que tu me demandais. Dans quel contexte, cette analyse que tu dois faire ?
— Nous phosphorons sur Nietzsche en ce moment.
— Ah oui, bien sûr, Nietzsche, sa maladie, sa syphilis, son approche du Christianisme, sa notion du destin… “Allons de l’avant, allons plus haut…”
— Ah oui, je vois que tu connais bien.
— Je connais. Peut-être pas bien mais je connais. J’ai lu un peu, forcément. Mais pas récemment, et j’ai un peu oublié. J’avais été choqué à l’époque sans trop tout comprendre cependant.
— Et l’idée de la souffrance, ce qu’elle peut avoir comme conséquence sur l’équilibre psychique d’une personne ?
— Je ne sais pas vraiment. Il faut être concerné pour pouvoir le dire. Bien que…
— Bien que ?
— Non rien. Rien vraiment…
— Si, si… Tu allais dire quelque chose.
— Ce n’est rien. Je voulais seulement dire que je pense pouvoir imaginer ce que représente la douleur, ce qu’elle est capable d’annihiler, de transmettre, comme le doute et l’effacement d’un reste pourtant encore sain, le déséquilibre qu’elle peut provoquer, susceptible de te faire basculer dans l’insanité dont chacun frôle dangereusement les limites, sans s’en rendre compte, chaque jour de sa propre vie…
— C’est plus du Nietzsche mais du Legrand, non ?
— Je ne sais pas Julie, peut-être bien…
— Mais pourquoi ces idées ?
— Juste de l’imagination, seulement de l’imagination.
— Tu devrais te mettre à écrire.
— Je laisse le soin aux autres de le faire. Je n’ai juste que des idées qui me passent par la tête…
— C’est le même processus chez ceux qui écrivent des bouquins. Des idées qui passent dans leurs têtes et qu’ils retracent par écrit.
— C’est justement l’écrit qui me gêne. Si c’était si facile, il y aurait tant d’écrivains.
— Il n’y aurait rien d’étonnant que tu puisses le faire.
— Comment cela ?
— Ta mère !
— Oui, bien sûr. Mais je ne suis pas certain qu’elle m’ait fait don de ces capacités.
— Quand même. Quelque part… Toujours est-il que tu peux continuer à me parler de la souffrance, de la douleur, dont tu sembles savoir beaucoup.
— Il suffit d’imaginer Julie. Ne peux-tu pas toi-même imaginer comment elle peut modifier la façon de voir les choses, de voir plus simplement la vie, d’appréhender les lendemains ?
— Si j’appelle, c’est parce que ce n’est pas aussi clair que tu sembles le dire.
— On peut dire cela, en effet.
— Je pourrais venir ; ce serait mieux qu’au téléphone ?
— Julie… Dois-je te rappeler l’heure qu’il est ?
— Je peux être chez toi, dans une demi-heure, enfin quarante-cinq minutes tout au plus, à cette heure.
— Je vois que tu n’es pas trop consciente de l’heure et cela ne me rassure pas franchement, non ? Si tu veux venir un autre soir ou bien on peut se retrouver au Crocodile. Demain, après demain, enfin quand tu veux, mais pas ce soir, ce soir ce serait une nuit blanche, à parler et discuter. Sans certitude de trouver réponse à la question de ta disserte.
— T’es un peu pantouflard, mais je présume que tu as raison. Tu travailles demain et moi j’ai cours. Ce n’était que pour parler de ce sujet, j’espère que tu ne pensais pas que…
— Non Julie, ne le dis pas, s’il te plaît ; je n’y pensais pas et ne veux pas y penser.
— Je te fais peur ?
— Non, pas vraiment, mais j’avoue avoir un peu peur pour toi…
— Et tu en souffres, Alexandre ?
— Bien amené Julie, bien amené. Tu es une dangereuse jeune femme.
— Qui sait manipuler quand il le faut.
— Peut-être pas assez encore.
— Je vois ce que tu veux dire. Il y a toujours plus fort que soi.
— C’est cela…
— Crois-tu que l’on puisse changer complètement à cause de la souffrance, d’une simple souffrance ou d’une peine ?
— Une peine est une souffrance, pas vraiment l’inverse. Elle peut ébranler l’esprit, le bouleverser.
— Et faire croire l’inverse de ce que l’on pensait juste…
— Au moins dans un premier temps. Les esprits forts seulement peuvent résister le mieux mais ils sont moins sensibles aux émotions, donc aux peines, donc aux souffrances.
— Tu penses que l’on peut détester ce que l’on aimait vraiment.
— Sans nul doute.
— Des exemples ?
— Non, rien en particulier. Tout. La musique, les gens, le sport, la lecture, la vie. Que sais-je encore ? Soi-même, je crains cela aussi…
— Cela peut aller jusqu’au… Enfin, heu…
— Suicide ? Si c’est à ça que tu penses ? J’aurais tendance à le croire, oui, certainement, pour les plus faibles d’entre nous. Pour ce qui est des souffrances physiques extrêmes, même pour les plus résistants, la tentation doit être grande.
— Mais il manque l’énergie.
— L’énergie, les moyens, avec la pensée qui demeure et qui peut aider à supporter.
— J’ai du mal à croire que l’on puisse haïr la musique, ou bien la lecture.
— Cela peut paraître étonnant mais, si tu réfléchis bien…
— Ceux qui perdent certains de leurs sens.
— Par exemple.
— C’est difficile d’imaginer une telle lassitude.
— Je parlais d’énergie, Julie. Aussi, je crois que…
— Tu as besoin d’en récupérer un peu, en allant te coucher.
— Ce n’est pas ce que je…
— C’était pourtant évident Alex. Je ne critique pas. Tu as parlé à Maria ce soir ?
— Oui, j’ai parlé à Maria ce soir. Comme la plupart des autres soirs. Satisfaite de cette réponse ?
— Comme des autres… »

La conversation se poursuivit pendant plus d’une demi-heure encore. Le temps était imprécis, à la fois stagnant et glissant. Il ne se mesurait pas en secondes, ni en minutes, ni en oscillation d’aiguilles hésitantes à définir le présent du passé et du futur. C’était un étrange sentiment qu’éprouvait Alexandre, avec cette conversation à laquelle il voulait à la fois mettre un terme mais aussi prolonger afin de repousser la fin d’un chapitre et l’arrivée d’un autre dont il ne se sentait, ce soir-là, pas vraiment capable d’en supporter la trop grande part d’inconnues de tous les débuts. Le grand néon rouge d’une publicité de bière allemande avait cessé de clignoter en face de la fenêtre de l’appartement, précisément à une heure du matin. Il segmentait, à sa façon, chacune des nuits de Francfort, silencieusement, de ses mots pourtant criards et exubérants. Alexandre ne descendait jamais les volets roulants, laissant les heures du jour et de la nuit vivre leur vie, rythmer ses journées, laissant les impressions entrer et sortir librement, au gré de son esprit, vagabond et gourmand. Il avait fini par mettre les jambes sur la table, pour se caler confortablement, comme pour mieux écouter et mieux dire ce qu’il avait à dire. Il avait beau l’avoir expliqué maintes fois à sa mère, il se faisait souvent rabrouer, quand elle le voyait positionné ainsi, à confondre table et chaise, chaise ou table. « Papa le fait souvent ! » devait-il le rappeler à chaque fois, et à chaque fois, il se faisait rappeler à l’ordre et s’entendait dire que tout ce que se permettait Jean-Paul ne sortait pas de la Bible et que la référence à ce qu’il pouvait faire ou ne pas faire ne dispensait pas de réfléchir avant de le copier. Mais c’était devenu un sujet d’amusement pour les deux, d’autant plus que, tout comme ce soir-là, Alexandre portait souvent des chaussettes percées qu’il dévoilait en prenant le soin d’enlever ses chaussures, à l’instar des flics de commissariat de plateau de cinéma. Alexandre connaissait par cœur les variations de couleurs du panneau publicitaire. Si le jaune était passé avant le rouge, ou bien si le bleu s’était immiscé entre le jaune et le rouge ou que le clignotement de la bordure verte avait manqué sa phase d’activation, Alexandre l’aurait remarqué, un peu comme si les battements de son propre cœur s’étaient soudainement déréglés. Et il se serait alors levé de sa chaise et aurait regardé par la fenêtre, pour apercevoir il ne savait quelle Catwoman, en pleine action ou bien, peut-être le véritable Spiderman, en quête d’improbable exploit sur les sommets de tuiles et d’ardoises que Frankfurt pourtant offrait en tentation à l’aventure. Il n’était pas rare pour le fils de Laurence de tarder la nuit et de dépasser l’heure fatidique de relâche de la bière, soûle de son propre message, à lire ou bien écrire un mémoire sur l’organisation des stratégies marketing, tueuse de toutes les adversités, mémoire que paradoxalement, il s’empresserait d’oublier dès qu’il le pouvait. Il lui arrivait de penser souvent à sa mère à ces mêmes moments, occupée elle aussi sans doute à écrire, des textes pour lesquels elle comptait sur la mémoire de ses lecteurs et sur leur sensibilité. Elle n’écrivait que le soir, une habitude des jours où elle avait à s’occuper de la maison et de ceux qui s’y trouvaient encore. C’était la nuit qu’elle trouvait le temps, c’était la nuit aussi qu’elle retrouvait ses idées. Le sommeil, pourtant souvent bref, agissait plutôt comme une gomme à papier. Les sillons d’écriture restaient mais il fallait attendre jusqu’au soir pour y retrouver la trace de la mine du crayon. Jamais il ne l’avait vue s’enfermer dans son bureau le soir pour y écrire. C’était resté un mystère, un chapitre de sa vie occulté, simplement, sans artifice, par le découpage du temps et de ses attributions.

En reposant son téléphone, après avoir souhaité une bonne nuit à Julie, Alexandre aperçut son peignoir dans l’entrebâillement de la porte de la salle de bain. Il s’était lui aussi éteint des couleurs défilantes du dehors et avait retrouvé sa blancheur grisée par la pénombre de la pièce. Il ne put s’empêcher de penser à Julie, étendue sur le lit, de penser à son propre désir alors, à ses propres pensées de ces quelques instants. Il redoutait un peu qu’elle pût les deviner, discerner son émotion. Il avait encore à apprendre pour réussir à cacher le fond de lui-même. Mais Julie n’était pas Julie ce soir-là. Il n’y avait que son enveloppe. C’est ce qu’il vit. Comme lui-même fut quelque temps, un autre, transporté par le désir. L’important de ce qu’il était demeurait dans un autre monde où il ne tarda de se réfugier après un malsain et perturbant voyage.

La nuit fut longue à venir, bien que déjà présente, celle qui efface pour tout le monde, le quotidien ou bien ce qui s’est accumulé avant elle. Les lendemains doivent attendre leur tour pour subir le même sort. Les sentiments sont d’étranges interprétations de ce que l’on attend de la vie et de ce que l’on en attend pas. Rien ne sert de les rejeter, on se fait plus mal encore. Ils s’installent sans notre accord, sans y être invités. Ils font partie de nous et nous sont programmés. Il leur suffit d’être rapprochés d’événements de la vie pour s’animer et la gouverner, nous blâmant pour nos errances dans ce que pourrait être un long fleuve tranquille. Un besoin de défit, plus encore que de curiosité ou d’aventure. Il faut avoir conscience de pouvoir perdre. Dans cette incertitude et à cette idée du risque encouru, on s’invente alors un prétexte, une vague échappatoire tout aussi hypocrite et à peine plus efficace. Alexandre le trouva ce soir-là. Arthur Schopenhauer. C’était cela, il pourrait rappeler Julie, sans tarder, lui parler de Schopenhauer, enfin lui dire ce qu’il savait de lui, ou plutôt ce qu’il en savait encore. Sa résistance aux pensées malveillantes qui l’avaient assailli avait des limites. Nietzsche, Schopenhauer, il avait su en sortir certains parallèles par écrit, et de cela, il n’y avait pas si longtemps. Julie attendait peut-être son appel, finalement, il l’avait laissée sur sa faim, philosophique et nécessairement platonique. Alexandre avait aussi encore envie de parler, d’autre chose, de ce qui l’attendait demain et encore et encore. Quand il avait dû lire les deux philosophes allemands, à une année d’intervalle, ses études d’allemand l’imposant, il ne se doutait pas qu’il serait amené à en reparler, de surcroît, en Allemagne, et pour donner un coup de main à une étrange personne qu’il hésitait à apprécier et qui elle-même hésitait entre les différentes appréciations qu’elle percevait entre les vrais sentiments et les égarements artificiels qui n’avaient d’autre certitude que l’oubli du présent, pour un autre présent sans l’ingrédient d’un temps mixte du futur et du passé. Il ne se doutait pas non plus d’une curieuse similitude qu’auraient les premiers chapitres de sa vie avec ceux de Schopenhauer. Elle n’avait certes rien d’exceptionnel ni d’inquiétant mais il avait suffi de ce simple appel de Julie pour la mettre en avant, faire d’une presque platitude, un relief véritable qui donnait à Alexandre cette envie d’en parler, de parler, d’évacuer l’évacuable, le relationnellement correct. La souffrance.

La souffrance n’avait pas eu la même influence chez les deux philosophes ; chez l’un, elle était l’ingrédient absolu de la vie, annihilant l’idée même du bonheur et du plaisir, chez l’autre une réalité personnelle agissant telle une gangrène du corps et de l’esprit. C’est celle-ci qu’Alexandre comprenait le mieux, celle-ci dont ses rêves cauchemardesques s’inspiraient de façon récurrente. Celle de Nietzsche. Schopenhauer lui paraissait plus éloigné de lui dans une philosophie moins polluée justement par l’expérience même du mal. C’était plutôt dans les premières années de sa vie qu’il se retrouvait, de l’adolescence aux dernières années de ses études. Les langues, les voyages, les études commerciales, un père influant qui avait décidé de sa carrière, un peu comme le sien. Une mère littéraire, une romancière à succès, amie de Goethe. Un peu comme sa mère. Et puis, il y avait Francfort, Francfort où Schopenhauer passa une bonne partie de la fin de sa vie et où il mourut. Il avait fallu se retrouver par hasard à Frankfurt pour remarquer cette similitude et il avait fallu que Julie fasse allusion à l’un de ces disciples. Ce n’était qu’une vague ressemblance, comme il peut y en avoir entre la vie des gens. Pourtant ce soir-là, Alexandre décida de rendre visite au commerçant en herbe, pas vraiment au philosophe, au jeune Arthur pour qui des intérêts propres, une passion étouffée puis libérée, allaient finir par bouleverser la vie.

Alexandre garda son téléphone quelques secondes à la main. Il avait écrit les premières lettres de Julie, J… U… L et le numéro s’était affiché, comme pour conjurer son initiative à la rappeler. Il était décidé…

Des éclairs bleutés et lumineux se projetèrent sur le plafond et l’un des murs de l’appartement, se déplaçant rapidement d’un bout à l’autre, à deux reprises. Un vague ronronnement de voitures lancées à toute allure les accompagna pour s’estomper ensuite puis disparaître totalement dans le silence de l’obscurité violentée de la nuit par les lampadaires insomniaques et le rougeoiement des feux de position. En jour, les sirènes auraient crié un quelconque malheur, mais elles respectaient la nuit ou bien n’avaient pas leur public des gens curieux.

Et si elle lui demandait à nouveau de venir le rejoindre… Le peignoir le regardait hésiter. Alexandre remarqua son indiscrétion.

Le samedi qui suivit, Alexandre se rendit au cimetière principal de Francfort, le Hauptfriedhof Frankfurt.

Ce fut la seule décision de la soirée qui fut suivie d’effet.

Chapitre 3

Liaison discrète

Sylvain Paturel mena son enquête auprès des vigiles qui surveillaient l’immeuble et qui en assuraient la sécurité. Il fit de même auprès des hôtesses de la réception, celles de Baxter mais aussi celles des autres accueils dont disposaient les entreprises que la tour de béton hébergeait. Il connaissait pratiquement tout le monde qu’il appelait par leurs prénoms, hommes et femmes, sans distinction. Il avait toujours quelque chose à leur dire, souvent des banalités mais des banalités qui plaisaient et qui montraient un réel attachement aux autres et une simplicité que beaucoup ne savaient que garder au placard. Pour lui, il n’y avait pas de différence entre les patrons et les petits employés sans lesquels les gros ne seraient pas. Il le disait librement à ceux qui voulaient l’entendre. Peu lui importait que son avis ne soit pas partagé par tout le monde. Et il ne l’était évidemment pas. Mais l’attachement n’était pas exactement le même avec les femmes. À part Inga dont il sentait le dangereux environnement et une ou deux de chez Siemens qu’il décrivait comme de belliqueuses mégères, imbues de la perfection de leurs charmes, Sylvain avait fait connaissance avec la plupart. Les présences en heures décalées avaient convenu à ses aventures, intenses mais brèves. Les règles avaient été claires et sans équivoques jusqu’à maintenant où il les avait profondément modifiées. Une étude sur la stabilité peut-être, rien de plus… Inga ne se déroba pas à ses questions et répondit avec la même envie de lui donner un coup de main que les autres femmes. Elle aimait bien Sylvain, devinait bien ses aventures, voyait les regards se croiser, et tout ce qui était écrit dans ces transmissions, ces complicités elles aussi qui sautaient aux yeux, dans le silence pourtant le plus total des mots dont elles étaient toutes entourées. Non, il n’y avait pas eu de présences inhabituelles, des changements d’habitudes dans les allées et venues des personnels ou bien d’étrangers à l’immeuble. Cela avait été confirmé par les vigiles, plus à même de remarquer des départs ou des arrivées de personnels inhabituels, en dehors des heures de service. Cela ne facilitait pas sa quête de vérité et d’indices qu’il voulait la plus discrète possible et pour laquelle il avait dû évoquer une tout autre affaire que celle concernant les messages adressés à Alexandre. Il avait pris à cœur de lui rendre service et aussi d’écarter une compréhensible suspicion que pourrait avoir, sans y faire allusion, son ami. Personne n’avait remarqué de présence anormale, personne n’avait dû intervenir pour se rendre compte d’une présence suspecte. N’ayant pas avancé dans ce domaine, il se remit à repasser en images les jours au cours desquels, tout aurait dû se passer. Au fil des heures et des jours, rien n’était resté vraiment très clair, ni très fiable dans sa mémoire. Il n’y avait pas eu lieu d’être plus vigilant que d’habitude et Sylvain se trouva contraint à patauger dans de très vagues souvenirs et dans des impressions qui ne tenaient que d’une mémoire inventive.

Cela allait faire deux semaines depuis l’arrivée du second message. Alex et Sylvain ne s’étaient pas vraiment parlés depuis, quelques mots seulement à la cafétéria, évitant tous deux le sujet, par crainte de ne rien apprendre, par crainte aussi de donner à l’événement plus d’importance qu’il ne fallait lui en donner.

Pourtant, Sylvain fit sauter la soupape du silence en lui demandant s’il avait revu Julie dernièrement. La question surprit Alexandre, plus encore que s’il lui avait demandé s’il avait reçu d’autres messages. Bien sûr, ces messages anonymes étaient liés à sa relation avec Julie, mais cette façon de demander s’il y avait eu une autre manifestation de l’expéditeur fantôme lui apparaissait un peu trop personnelle, indiscrète et véritablement sans tact. Si toutefois Sylvain ne cachait rien ou presque de ses frasques avec les femmes, Alexandre, quant à lui, parlait peu et cachait ses sentiments qu’il considérait comme strictement personnels, autant qu’il pouvait et savait le faire. Sylvain s’aperçut aussitôt de l’effet qu’il provoqua en posant la question et agita sa main droite devant son visage presque instantanément. Puis il reposa sa tasse de café sur la table haute auprès de laquelle ils se tenaient. Il baissa la tête, continuant d’agiter sa main de gauche à droite comme pour effacer ce qui venait d’être dit, ce qu’il venait de dire. Agacé par la question, Alexandre lui lança d’un ton peu amical : « Ne le sais-tu pas, comme tous les autres dans cette maison ? Rien ne peut se faire ici, sans que tout le monde le sache… ». Cette remarque n’était pas justifiée et Alexandre l’avait faite dans l’agacement exacerbé par une sorte de provocation verbale à laquelle il ne s’attendait pas non plus, et encore moins de la part de quelqu’un qu’il croyait être un ami, un allié. Il y avait en effet, au contraire de bien des entreprises de la taille de BaxterCo, où les spéculations allaient bon train, une sorte de réserve, d’indifférence sur la personnalité et la façon de vivre de chacun, un peu à l’image des relations entre les services de BCo.A que Benoît voulait solidaires, efficaces, fonctionnelles mais aussi respectueuses de leurs objectifs respectifs, de leurs importances et de la hiérarchisation convenue. Si on laissait vivre les uns et les autres sans y porter vraiment une part de jugement, on s’amusait malgré tout du jeu auquel certains se prêtaient, avec les excès et les hypocrisies dont on pouvait humainement se rendre coupable. Pour Alexandre, c’était autre chose et si toutefois son relationnel avec la fille du patron laissait de pierre la plupart, il devait en gêner certains et Alexandre faisait sans doute l’objet d’un intérêt particulier et aussi d’une surveillance appropriée. Il allait la revoir le lendemain et Alexandre le dit à Sylvain, en reprenant le ton amical qu’il avait toujours eu avec lui.

Julie avait bien avancé dans son exposé. Il lui manquait encore quelques points, quelques analogies d’effets spectaculaires et forcément indésirables de la douleur et de la souffrance sur le corps et l’esprit. Elle comptait sur Alex pour cette touche finale, ces mots de la fin qui font d’un essai et de sa lecture à la fois une partie de réponse à la question posée mais aussi une question à la question, intelligemment posée, afin de ne rien affirmer et d’éviter d’être dans une possible erreur.

Alexandre ne rencontra pas Julie ce fameux lendemain.

Chapitre 4

Perquisition

Ils frappèrent à la porte d’une façon peu discrète, avec quatre phalanges bien regroupées comme pour leur donner un ton d’autorité qui ne trompe pas. Pas ce cognement timoré avec le simple index que l’on met souvent à contribution et qui transmet l’angoisse et l’indécision avant le franchissement d’une porte, nous apprêtant à nous en retourner quand on a l’impression ou l’envie que personne ne soit présent à l’intérieur, de l’autre côté. Là, on cognait vraiment à la porte, et on n’attendrait pas trop longtemps avant de la défoncer sans ménagement. Alexandre avait bien remarqué un véhicule un peu inhabituel, stationné en bas de l’immeuble, avec trois individus à l’intérieur, un gyrophare éteint sur le toit de la carrosserie, qui reluisait pourtant les ennuis de la ville. Il n’y avait pas prêté trop d’attention. Elles passaient souvent leur chemin, dans cette avenue fréquentée, mais sans souvent s’y arrêter, du moins près de chez lui. Il y avait toujours quelque chose qui s’y passait, de sept ou huit heures du matin à vingt et une heures le soir. Plus encore après, quand la nuit usait de son don à cacher les misères, quand le calme s’installait avec elle, pour faire équipe et faire leur ce long couloir d’écoulement des gens à pied, en voiture, en bus ou sur deux roues. Seuls les arbres semblaient fixer le décor, retenir l’agitation, modérer, tout en continuant de vivre et de bouger sous le souffle des vents, respirer, mieux que ne peuvent le faire les murs des édifices, froids et figés dans le calibrage, un peu trop ordonnés des hommes.

Alexandre venait de rentrer du bureau. Aussitôt avait-il franchi la porte d’entrée qu’il avait su que quelque chose s’y était passé ; la serrure tout d’abord, elle avait accroché un peu, résisté, l’espace d’une fraction de seconde. Un méchant pressentiment l’avait instantanément envahi, à peine entré dans l’appartement. Et puis l’odeur, cette odeur sucrée, pénétrante, que l’on veut presque inhaler à plein poumon, pour ne pas s’ôter d’un doute. Ou bien s’en éloigner, la fuir comme la peste.

La journée s’était passée sans histoire, peut-être même d’une façon plus agréable que d’ordinaire. Hans Webersetein, habituellement taciturne, voire renfrogné, avait longuement discuté avec lui à propos du rapport qu’il lui avait remis à la fin de la semaine dernière, rapport reprenant en détail l’activation d’une prospection déclarée sans objet et qui n’avait été en fait que volontairement marginalisée, voire complètement écartée pour d’obscures raisons que Hans trépignait de pouvoir expliquer et mettre au grand jour. Il y avait entre Hans et Guillaume Kultenbach une sorte de paix artificielle et hypocrite, car les deux hommes ne s’appréciaient guère, à la hauteur du silence dont ils s’entouraient comme d’une arme de dissuasion redoutable et de portée inconnue. Il était clair que Hans convoitait la place de Guillaume et non seulement la convoitait-il mais il convoitait le poste de DG que Benoît avait l’intention d’ajouter officiellement à l’organigramme de BCo.A et qu’en toute logique, Guillaume pouvait espérer se voir attribuer. Hans attendait son moment, comme un chat attend d’attraper un oiseau, à la différence près que Hans avait soif et faim de reconnaissance, de reconnaissance de ses qualités à ses yeux souvent bafouées par le très peu scrupuleux et trop écouté Kultenbach. Aucun patron ne reste insensible aux initiatives de développement d’un quelconque business et les méthodes utilisées importent peu tant qu’elles restent dans le périmètre de légalité d’actions des entreprises, donc de celui du commerce, et qu’elles se limitent à d’inévitables guéguerres internes des personnels, à quelques coups bas dont Benoît voulait être tenu au courant, plus pour rétablir raisonnablement la paix que par simple curiosité.

J’avais la désagréable impression que l’appartement avait été visité. Rien pourtant n’avait été laissé en désordre, juste l’air qui y avait été frauduleusement respiré, l’espace qui y avait été foulé sans invitation, un viol en douceur de ce que je pensais être chez moi. Cannabis ! Certains de mes amis consommaient pendant nos soirées, à Lyon et parfois à Paris, lorsque nous nous y rendions, Maria et moi. Je m’étais habitué à l’odeur. Je m’étais habitué à leurs quolibets, ils s’étaient habitués à mes discernements, cela n’empêchait pas d’être amis, et d’être parfois aussi tenu à l’écart par le simple fait de vouloir garder les pieds sur terre.

Tout avait été fort bien préparé. Après des avertissements qui n’avaient aucune raison d’être, on voulait définitivement m’écarter de ce que certains considéraient un territoire défendu. Mais pourquoi, vraiment, pourquoi ? Bien sûr, je n’avais pas cédé à cette ridicule mise en garde, bien sûr j’allais revoir Julie demain, mais jamais je n’avais pu imaginer à quoi je pouvais m’exposer. Qui d’ailleurs en dehors de Julie elle-même et de Sylvain étaient au courant de notre prochaine rencontre ? Avais-je commis l’imprudence d’en parler à Sylvain ? Et puis sans doute devait-il y avoir les Le Merrec, Julie malgré son indépendance les tenant au courant de ses sorties, depuis ses problèmes, sauf quand elle trouvait des alibis tels que celui d’être avec moi, pour cacher le reste… Sylvain se foutait bien du monde avec qui je pouvais sortir, ceux que je fréquentais. Je me refusais à penser un seul instant qu’il pouvait être de connivence. Quant aux Le Merrec, ils semblaient apprécier ma présence épisodique auprès de leur fille. Benoît aurait eu maintes et maintes fois l’occasion de me prévenir s’ils avaient eu à redire de nos rencontres. Bien sûr, il y avait Jérôme, le spectre permanent de Jérôme. Il m’était facile de l’accuser de tout ce qui pouvait m’arriver… Par contre, s’il ne m’appréciait guère, pour ne pas dire pas du tout, il ne cachait pas son mépris. Je n’étais cependant pour rien dans leur rupture. Je n’étais rien non plus, véritablement, pour Julie, sinon un grand frère, proche de sa petite sœur. C’était lui-même qui y avait fait allusion, même si ce n’était que par pure ironie. Il n’avait pas forcément tort mais c’était peut-être suffisant pour lui déplaire. Et c’était difficile de savoir comment Julie m’avait présenté à lui, si elle avait eu l’occasion vraiment de le faire. Quelque chose avait déjà changé depuis mon passage à Paris, depuis cette soirée de gala auprès de ma mère et de cela, Jérôme ne pouvait pas en être responsable. Je ne voyais pas ce qui pouvait mettre un lien entre Paris et Francfort. Il y avait une distance qui séparait les divers événements et, bien que tout pouvait finalement circuler en une nanoseconde, les gens eux ne se connaissaient pas vraiment pour autant. Le monde de ma mère n’était pas celui de BaxterCo. Mais à BCA le fantôme de Jean Paul hantait encore les couloirs qu’il n’avait pas vraiment connus, l’historique des affaires, des gros clients où son nom, parfois, était encore évoqué, et surtout sans doute les rues de Francfort dans lesquelles il avait dû déambuler, le jour, la nuit, des jours, des semaines. Et à l’ombre de Jean Paul collait forcément, celle de Maman. C’est ainsi que les vies se rejoignent et font fi des distances, c’est ainsi que les mondes font transpirer leurs mystères, usant des moindres fils pour les transporter. On ne voit rien souvent, il faut seulement du temps pour réaliser comment les existences se rejoignent, et il est souvent trop tard pour se préparer aux effets des amalgames… Jean Paul, Maman, Sylvain, Benoît, Kultenbach, et tous ceux de Baxter. J’oubliais des noms. Ils ne me revenaient pas. Certains à Paris, peut-être…

Ils étaient deux, un s’apprêtant à frapper à nouveau sur ma porte, les doigts en suspens, avec la même ferveur à cogner bruyamment, le second individu en retrait derrière, comme pour bloquer l’accès à l’ascenseur et à l’escalier de service qu’il m’arrivait bien souvent d’emprunter, surtout pour descendre. Aussitôt que j’entrouvris la porte, celui devant avec le coude sur le haut de l’embrasure et dans une sorte d’équilibre instable, presque désinvolte, me montra une plaque, une carte de police, qu’il tenait de sa main levée, bien en évidence devant mes yeux. Il me montra aussi un autre document qu’il sortit d’une poche intérieure de sa veste de velours verte. Ce devait être un mandat de perquisition, je n’en avais jamais vu auparavant, et c’est ce qu’il m’expliqua, sans me laisser la moindre chance de poser des questions et encore moins de les retenir très longtemps à l’extérieur de mon appartement. Ses gestes avaient été répétés des centaines de fois, ne laissant aucune place à de l’improvisation et au moindre changement d’une charte tristement appliquée. Pendant ces présentations à peine aimables, l’autre acolyte ne bronchait pas, me regardant fixement comme pour déceler toute envie de réagir physiquement, de sortir une arme à feu, user d’une force quelconque, de leur poser quelques ennuis. Il ne me restait pas d’autre alternative que de leur ouvrir bien grand la porte et de les laisser rentrer, sans merci ni manifestation d’une moindre gêne à pénétrer comme cela chez quelqu’un qui, jusqu’à