Robinson et Robinsonne… - Pierre Maël - E-Book

Robinson et Robinsonne… E-Book

Pierre Maël

0,0

Beschreibung

Extrait : "« Où sommes-nous ? – Aux mains de Dieu.» C'était une voix désolée, une voix de femme, qui avait posé la question, et c'était une voix d'homme, grave et triste, qui avait donné la réponse. La chaloupe s'en allait perdue sur l'immense océan. Les vagues la poussaient en désordre, la soulevant, l'engloutissant. Elle contenait une quinzaine de malheureux, entassés pêle-mêle, des matelots que le découragement avait saisis et qui laissaient leurs avirons inutiles..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 324

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À MES ENFANTS

FRÉDÉRIC YVONNE ET JANE

P.M.

DES CENTAINES D’OISEAUX S’Y LIVRAIENT À UNE FURIEUSE BATAILLE
CHAPITRE IEn plein équateur

« Où sommes-nous ?

– Aux mains de Dieu. »

C’était une voix désolée, une voix de femme, qui avait posé la question, et c’était une voix d’homme, grave et triste, qui avait donné la réponse.

La chaloupe s’en allait perdue sur l’immense océan. Les vagues la poussaient en désordre, la soulevant, l’engloutissant. Elle contenait une quinzaine de malheureux, entassés pêle-mêle, des matelots que le découragement avait saisis et qui laissaient leurs avirons inutiles pendre inertes aux tollets de cuivre, deux femmes serrées l’une contre l’autre, un jeune homme de seize à dix-sept ans, une jeune fille d’un an plus jeune, – un officier encore coiffé d’une casquette galonnée et qui, debout, les bras croisés, semblait attendre fièrement la mort, – le capitaine, sans doute, du navire auquel la chaloupe avait appartenu. C’était lui qui avait répondu à la lamentable demande.

L’embarcation ne gouvernait plus. Un coup de mer avait emporté la barre avec l’homme qui la tenait, et maintenant les quinze naufragés étaient à la merci des flots.

Tout à coup, au travers du fracas des vagues, un bruit sec, caractéristique, domina tous les autres, le clapotis furieux du ressac sur une côte rocheuse. Un des matelots, machinalement, murmura :

« Terre ! »

Il n’eut pas le temps de prononcer une seconde parole. Une montagne liquide s’écroula sur la chaloupe, qui disparut dans un bouillonnement d’écume. Le drame s’achevait sinistre, la mer dévorait sa proie. Dans l’effrayant vortex, rien ne surnagea. Ce fut un engloutissement muet.

Mais non. La mer n’avait pas tout dévoré.

Une créature humaine survivait, luttant encore. Une tête, dominait l’eau noire et l’écume blanche. Deux bras résolus s’agitaient, soutenant un corps jeune et vigoureux. La terre était là, toute proche. Un rocher sombre éventrait les lames géantes. Les mains du nageur s’y accrochèrent désespérément. Il se hissa sur les quartiers visqueux et gluants. Avec des efforts inouïs, il en atteignit le faîte. Là, ses forces l’abandonnèrent. Il tomba la face en avant.

Mais cette défaillance ne fut pas de longue durée. La mer ne pouvait plus le saisir. Sous le soleil brûlant qui, par intermittences, perçait les dernières nuées de la tempête et séchait de ses rayons la terre qu’il touchait, le malheureux se ranima. Il acheva de parcourir l’isthme de blocs qui reliait ce promontoire à la masse rocheuse et se trouva en face d’une falaise percée de grottes que bordait en partie une plage de sable fin.

Au-delà, la plage se continuait jusqu’à une ligne verte dans laquelle il était facile de reconnaître des arbres. Au pied miroitaient des lagunes dont les eaux dormantes avaient d’étranges reflets moirés et sur lesquelles s’élevait une brume blanche produite par l’évaporation continue des miasmes. C’était tout ce qu’il était possible à l’œil de découvrir, du cap où se traînait péniblement le naufragé.

Ce naufragé n’était autre que l’adolescent de la chaloupe.

La secousse effroyable que venait de lui infliger la catastrophe n’avait laissé debout en son esprit que le vivace instinct de la conservation. Il avait dû à cet instinct l’effort surhumain qu’il venait d’accomplir pour gagner le rivage. Momentanément à l’abri de la mer, il ne l’était pas des suites du naufrage. Abandonné sur une côte déserte, dans un pays inconnu, n’allait-il pas succomber à la faim et à la soif, à l’agression de bêtes fauves cachées dans ces forêts qu’il découvrait sur sa gauche, peut-être à celle de créatures humaines pires que les animaux féroces ? Son destin ne faisait que prolonger son agonie.

Ces pensées sans doute ne l’occupaient guère en ce moment. Épuisé, il se laissa aller sur le sable ; l’implacable soleil ne lui accorda point un long répit. En séchant sur ses membres déchirés par les pointes du rocher, le sol lui causait d’intolérables brûlures. Il se releva, haletant, la gorge enflammée d’une soif consumante, et interrogea du regard le paysage désolé qui l’entourait. L’eau des flaques qu’il aperçut à quelque distance lui parut fraîche comme celle d’une source. Il voulut y courir, saisi par la fièvre, par la frénésie du besoin.

Soudain la mémoire lui revint avec l’intelligence des évènements accomplis.

La tempête s’apaisait au large, et le jusant repliait les grandes vagues qui, tout à l’heure, battaient la roche où elles avaient presque jeté l’infortuné. Maintenant elles déferlaient une centaine de mètres plus bas. Quelques minutes de plus, et la chaloupe intacte aurait pu aborder, débarquer dans cette crique solitaire tout, son équipage de matelots et de passagers.

Hélas ! le sort en avait disposé autrement. Des quinze malheureux que le canot portait, quatorze avaient péri engloutis ; un seul avait dû à quelque miraculeuse protection d’échapper au malheur commun.

Le jeune homme revoyait la scène. Il avait joint les mains, et des torrents de larmes jaillissaient de ses paupières brûlées par l’eau de mer et le rayonnement du soleil.

« Ô ! mon pauvre cher père ! gémissait-il à haute voix, es-tu vivant encore ? Le bateau qui te portait n’a-t-il pas eu le sort du nôtre ? Ô ! ma petite Jeanne, ma sœur chérie, toi qui étais près de moi, dans mes bras, tout à l’heure encore, où es-tu maintenant ? Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas sauvés ensemble ou fait périr ensemble ? Nous n’aurions pas été séparés ? »

Et il demeurait à sa place, inerte, sanglotant, vaincu par le chagrin, lui qui avait résisté à la tempête.

Brusquement, il secoua cette torpeur. Affolé, la tête perdue, il se remit à courir sur le rivage, vers la mer, se replongeant dans l’eau cruelle qui lui avait tout pris, s’avançant à mesure qu’elle reculait, lui redemandant les chers êtres qu’elle lui avait ravis, avec des plaintes déchirantes, des clameurs douloureuses.

« Rends-moi mon père ! criait-il, rends-moi ma sœur ! Où sont-ils ? »

La mer ne l’écoutait point. Elle semblait le railler au contraire, jetant sur la plage d’innombrables débris. C’étaient des caisses, des morceaux de bois, des fragments d’espars, d’avirons, des fers et des cuivres tordus, preuves du cataclysme qui avait anéanti le grand navire sur lequel était naguère le jeune voyageur. À quelque cent ou deux cents mètres à sa gauche, il vit des corps gisants, des noyés.

Il hésita, épouvanté. De grands oiseaux blancs et noirs, mouettes, frégates, albatros, tournoyaient au-dessus de ces cadavres avec des cris aigus, prêts à se partager les pauvres dépouilles.

Alors l’adolescent se dit que, parmi ces restes abandonnés, il allait peut-être découvrir ceux de sa sœur. Il ne put supporter l’image de ce pauvre corps déchiré par les oiseaux de proie. Il s’avança vers les cadavres.

À sa vue les oiseaux s’enfuirent. Il vint tout près du premier. Il osa regarder.

C’était le capitaine, d’abord, celui qui avait répondu à la voyageuse. Singulière coïncidence ! Le second cadavre était celui de la voyageuse elle-même.

Une pitié, un sentiment religieux, emplirent l’âme de l’adolescent.

Il ne pouvait donner la sépulture à ces pauvres restes. Du moins pouvait-il les abriter contre les injures de ces affreuses bêtes. Il y avait là, tout autour de lui, des fragments de roches éboulées. Il souleva les deux corps, les lira jusque dans une anfractuosité qui lui parut plus sûre, les y coucha côte à côte, fit une prière à leurs pieds et boucha l’ouverture en y roulant les quartiers les plus gros. C’était une tombe en plein air, mais dans laquelle aucune créature immonde ne pourrait pénétrer.

Cette funèbre besogne accomplie, une fatigue immense le saisit. L’ardeur du ciel, les brûlures de l’eau salée, la soif mortelle, épuisaient sa force et sa volonté. Il se sentait près de mourir.

Une fois encore le souvenir de sa sœur le ranima.

Il songea à celle dont le doux visage allait être meurtri par le contact de cette terre maudite, dont les beaux yeux éternellement ouverts et sans regards ne verraient plus le ciel et l’attaque des hideux volatiles. Il ne put supporter cette pensée effroyable. Ce qu’il venait de faire pour des étrangers, il voulut le faire aussi pour sa sœur.

« Ô ma Jeanne ! ma Jeanne ! pleura-t-il, je veux que tu reposes aussi, toi, loin de toute profanation. Dieu va peut-être nous réunir. Je pourrai mourir à mon tour près de toi. »

Fiévreusement, il se releva et se remit à courir comme un insensé sur le rivage.

Tout à coup, une rumeur assourdissante attira son attention. Elle venait du promontoire où lui-même avait abordé. Des centaines d’oiseaux, acharnés à quelque invisible recherche, s’y livraient une furieuse bataille. Il les voyait s’élever et s’abaisser en un épais nuage, de l’autre côté de la pointe rocheuse.

Il devait se passer là quelque chose d’horrible, et les hideuses bêtes y accomplissaient bien certainement quelque affreuse besogne, déchirant une pauvre épave humaine. Et le jeune homme éprouva une angoisse sans nom à l’idée que le cadavre ainsi profané était peut-être celui de Jeanne.

Courant et bondissant au travers des blocs glissants, il gagna la pointe du cap.

Une fois encore, il s’arrêta. Son cœur venait de sursauter dans sa poitrine haletante.

Un cri, oui, il avait cm entendre un cri. Il tendit l’oreille. Une plainte, un appel de détresse, déchirant, lamentable, traversa l’air. C’était la voix d’une femme, presque d’un enfant, qui avait proféré cette plainte. Et cette voix, le jeune homme croyait l’avoir reconnue. Emporté par un espoir insensé, il pressa sa course.

« Jeanne ! criait-il lui-même en sautant et en tombant dans les rochers, Jeanne ! C’est moi ! Je viens ! »

Il accourait, en effet, de toute sa vitesse, le vaillant garçon, ramassant parfois des galets qu’il lançait aux oiseaux de mort, sans les atteindre, essayant de les épouvanter.

Ceux-ci ne l’attendirent pas. Ils se dispersèrent et s’envolèrent dans tous les sens.

Il escalada la roche. Un cri de douleur et de joie s’échappa de ses lèvres devant le spectacle qu’il aperçut.

Prise entre deux quartiers de roche, pâle comme une morte, mais vivante encore, la chevelure éparse, le bras droit pendant inerte, une jeune fille de quinze ans environ se défendait comme elle pouvait de son bras gauche nu contre les morsures des assaillants. Deux albatros acharnés contre elle et dont les becs puissants avaient fait saigner la chair tendre et blanche, s’enlevèrent pesamment au moment où l’adolescent apparut, mais pas sitôt qu’une pierre, brandie par celui-ci, ne cassât l’aile de l’un d’eux.

Le redoutable oiseau s’abattit, menaçant encore, mais ne songeant qu’à se défendre.

Le jeune homme ne songeait guère à achever sa victoire.

Il s’était empressé de courir auprès de sa sœur. Vivement il la souleva pour l’arracher à son affreuse couche.

« Que Dieu est bon ! murmurait-il. Toi aussi sauvée ! Toi vivante ! »

Mais, comme il la prenait dans son étreinte, un peu rudement peut-être, la jeune fille laissa échapper un cri aigu.

Alors il se rendit compte de l’impuissance de la pauvre enfant. La mer l’avait poussée sur les rochers avec tant de violence, qu’elle s’était cassé le bras droit. De là l’impossibilité pour elle de s’arracher aux attaques des oiseaux.

Avec des précautions infinies, l’adolescent dégagea la jeune fille. Il la soutint en la guidant jusqu’à la petite plage, ne cessant de répéter, comme en extase :

« Vivante ! Tu es vivante ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! »

Quand ils y furent arrivés, Jeanne reprit lentement ses sens. Elle parut sortir d’un long rêve.

Ses yeux se fixèrent tristement sur le visage de son frère. Un pâle sourire se joua sur ses lèvres.

« Jean ! » murmura-t-elle à son tour.

Ses traits laissaient lire l’effort qu’accomplissait son esprit. Un combat pénible se livrait en elle entre les funèbres ombres du cauchemar et les clartés du souvenir. Elle n’était encore qu’à la première minute de ce réveil affreux. Son âme ne s’était pas entièrement, ressaisie.

Cependant Jean s’occupait d’elle. Il fallait à tout prix bander ce pauvre bras qui faisait souffrir la jeune fille, établir tant bien que mal un appareil autour du poignet.

Ils étaient tous les deux trempés d’eau de mer. Mais déjà le soleil exerçait son action en séchant les vêtements, et les deux enfants n’en pouvaient plus soutenir l’ardeur torride sur leurs fronts nus. En levant les yeux, Jean vit que l’astre n’était pas loin du zénith. Il pouvait donc être midi moins quelques minutes.

Le jeune homme dirigea sa sœur vers la partie de la falaise creusée par des grottes. Là, du moins, elle trouverait un peu d’ombre. Il la fit étendre sur un tas de goémon desséché qu’il ramassa pour lui improviser une sorte de couche. Lui-même, tressant rapidement deux épaisses cordes de varech, se fabriqua de la sorte une façon de couvre-chef rudimentaire et courut à la plage, d’où il rapporta deux caisses de bois blanc et un long étui de cuir dur, hermétiquement fermé. Aucun de ces objets n’avait séjourné assez longtemps dans l’eau de mer pour en être pénétré. Jean fit à haute voix cette remarque :

« Qui sait ce que contiennent ces caisses ? Dieu veuille que ce soient des biscuits ! »

Il se souvint qu’il devait avoir dans la poche de sa vareuse de flanelle un fort couteau acheté aux Canaries lors du passage du Saint-Jacques à Las Palmas. Il se fouilla rapidement. Le couteau, une arme véritable, à la lame longue de dix-huit centimètres, large de trois à la base, était dans la poche avec sa gaine. Jean mit la lame au clair et attaqua hardiment le couvercle de la première caisse.

Dieu protégeait visiblement les deux enfants. La caisse contenait, non des biscuits de mer, mais toute une provision de gourmandises, de celles qu’une Anglaise seule peut faire, et, malgré la douleur de son bras, Jeanne ne put s’empêcher de murmurer avec mélancolie :

« Pauvre mistress Elliot ! elle n’a pas eu le temps de tout manger ! »

Mistress Elliot, c’était précisément celle des deux femmes dont le corps échoué sur la grève avait reçu, tout à l’heure, de Jean, une sépulture hâtive. Peu s’en fallut que les deux enfants, avec l’innocente gaieté de leur âge, ne se laissassent aller à rire au souvenir de l’anguleuse créature qui grignotait tout le jour ses provisions, sans en offrir la moindre bouchée à ses compagnons de voyage.

« Non, dit gravement Jean, il ne faut pas rire. Dieu nous a sauvés tous les deux. La pauvre femme est morte, elle. Elle repose là, tout près de nous, » ajouta-t-il en désignant du doigt la faille dans laquelle il avait déposé le corps de l’Anglaise et celui du capitaine du Saint-Jacques.

« Ah ! » fit la jeune fille qui, dans un élan de piété, souleva son bras droit pour se signer.

Mais le bras retomba inerte, tandis qu’un cri de douleur s’échappait de sa bouche convulsée.

« Attends ! attends ! ma petite Jeanne, répliqua vivement son frère. Je vais t’arranger ça tout de suite. »

Avec une merveilleuse dextérité, avant même d’avoir vidé la caisse, il tailla dans le couvercle de bois cinq palettes de la longueur de l’avant-bras et les rabota pour leur enlever les rugosités de la surface.

Puis, levant le couvercle de la boîte intérieure en fer-blanc, il en retira un superbe plum-cake enveloppé d’une triple toile. Il prit l’une de ces enveloppes, la déchira en bandelettes égales et, aussi adroit qu’un aide-infirmier, entoura prestement le bras de la jeune fille jusqu’au poignet. Puis il fixa avec la même habileté les cinq palettes de bois destinées, à maintenir le bras dans une rigidité parfaite.

« C’est égal, disait-il en opérant, c’est un bonheur pour nous tout de même, que nous soyons les enfants d’un médecin. Sans cela comment aurais-je pu te soigner, Jeannette ?

– Pauvre papa ! » soupira Jeanne, dont les yeux s’emplirent de larmes.

Jean avait terminé le bandage. Il enlaça tendrement sa sœur de ses deux bras et lui mit un baiser au front.

« Ne pleure pas, Jeannette. Le bon Dieu qui nous a sauvés a bien pu sauver aussi notre père. Vois-tu : je suis convaincu qu’il s’en est tiré encore mieux que nous. Il s’était embarqué avec le lieutenant dans le grand canot et ils avaient sur nous une avance de vingt bonnes minutes. Or, tu te rappelles qu’on avait échangé des signaux avec un vapeur qui venait du sud ?

– Oui, c’est vrai ! murmura la Jeune fille, dont les yeux se séchèrent. Peut-être bien les a-t-on recueillis ? »

Il n’avait pas grande confiance en ce qu’il disait, le pauvre Jean, mais il voulait rassurer sa sœur.

« Là ! fit-il quand il eut fixé l’appareil au cou de celle-ci, en relevant l’avant-bras au moyen de deux nouvelles bandelettes. Comme ça, tu ne souffriras pas, et dans trois semaines tu ne t’en ressentiras plus.

– Dans trois semaines ! soupira encore Jeannette. Si nous ne sommes pas morts d’ici là.

– Pourquoi morts ? essaya de plaisanter le jeune homme. Est-ce que tu as envie de mourir ? Moi pas !

– Mon pauvre Jean ! Que veux-tu que nous devenions sur cette côte ? De quoi allons-nous vivre ?

– Mais… de ça, pour commencer, » fit-il en dépliant le plum-cake, ce qui ramena le sourire sur les lèvres de Jeanne.

Et, avec le même couteau, il coupa deux larges tranches dont il tendit la plus grosse à sa sœur.

Elle y mordit à belles dents, avec le magnifique appétit de ses quinze ans qu’aiguisaient encore l’air de la mer et le bain, forcé qu’ils venaient de prendre et dont leurs vêtements, mouillés gardaient la lamentable empreinte.

JEAN ENTOURA PRESTEMENT LE BRAS DE LA JEUNE FILLE.

Une fois rassasiés, ils curent l’esprit plus calme. Cela n’empêcha pas Jeanne de gémir.

« Qu’allons-nous devenir ? Qu’allons-nous devenir ? Nous sommes sans ressources dans un pays inconnu, peut-être dans une île déserte ? »

Jean affecta de rire.

« Il n’y a plus d’îles désertes, Jeannette. La dernière était celle que Jules Verne a donnée à ses Américains tombés de ballon. Tu me le rappelais toi-même il y a quelques jours.

– Oui, reprit la jeune fille, mais par île déserte, j’entends quelque pays perdu, habité par d’affreux sauvages qui vont nous maltraiter, nous égorger, nous dévorer peut-être. »

Le jeune homme poursuivit sur le même ton :

« Voyons ! voyons ! Tu sais bien aussi qu’il n’y a plus de sauvages au sens exact du terme, à peine quelques tribus errantes sur les côtes d’Afrique ou de l’Amérique du Sud.

– Et si nous sommes tombés précisément sur une de ces côtes ?

– Pas de l’Afrique assurément.

– À quoi vois-tu cela ?

– Écoute bien. Le dernier point fait par le capitaine accusait cinquante et un degrés de longitude occidentale et deux degrés de latitude nord. Or, avec ces chiffres, nous sommes à l’ouest du méridien de Paris, par conséquent sur la côte américaine.

– Crois-tu ? La tempête a duré trois jours, et le pauvre Saint-Jacques a été singulièrement ballotté. Qui te dit que nous ne sommes pas maintenant sur quelque point de la Guinée ou du Congo ? »

Le jeune homme se mit à rire franchement, cette fois, et embrassa de nouveau sa sœur.

« Ha ! ha ! C’est ainsi que tu calcules, toi, la géographe impeccable, l’exploratrice de la famille ! Tu ne l’es donc pas orientée ? Tu n’as pas regardé le soleil ? »

Jeanne répondit, un peu lasse :

« À quoi bon ? À quoi cela m’aurait-il servi ?

– Eh ! ma chère, à te montrer que nous avons le soleil à l’est, et que la côte où nous nous trouvons court du nord au sud. Où nous rendions-nous ? À Buenos-Ayres, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! si le couchant est du côté de la terre, ce dont nous allons être sûrs d’ici deux heures, ce sera la preuve que nous sommes en Amérique. Des bords de l’Afrique, nous verrions le soleil se coucher en mer.

– À moins que, riposta opiniâtrement Jeanne, nous n’ayons échoué sur le revers de quelque presqu’île.

– Il n’y en a pas sur la côte d’Afrique.

– Ou que nous soyons à l’ouest de quelque île de l’Atlantique, Sainte-Hélène, par exemple. »

L’argument n’était pas sans valeur, néanmoins Jean l’accueillit en hochant la tête.

« C’est impossible ! Il faudrait admettre que la tornade ait emporté le Saint-Jacques de plus de mille milles dans le sud-ouest. Au surplus, cette hypothèse serait la plus avantageuse pour nous. »

Ils cessèrent de parler, un peu assombris par cette perspective de leur dénouement.

Jeanne se mit à pleurer silencieusement. Afin de ne point laisser voir à sa sœur ses propres préoccupations, le jeune homme sortit de la grotte et se dirigea de nouveau vers le rivage, où la mer découvrait présentement une plage immense, large de deux kilomètres au moins.

Quand il revint, il retrouva Jeanne calmée et même assoupie. La chaleur ambiante avait produit son effet sur la pauvre enfant harassée de fatigue. Un sommeil bienfaisant avait clos ses paupières. Elle dormait paisiblement sur son lit de varech.

Jean respecta ce sommeil, tout en s’inquiétant de voir sa sœur immobile dans ses vêtements mouillés. Hélas ! il n’avait pas le moyen de remédier à cette détresse. Lui-même était soumis à l’épreuve. Aussi lorsque, au bout de quelques instants, la jeune fille sortit de ce court repos, son frère put-il lui dire avec une nuance de tristesse dans l’apparence de gaieté qu’il manifestait :

« Vois-tu, Jeannette, ce qui m’inquiète en tout ceci, c’est la pensée que nous ne pouvons pas renouveler notre vestiaire. »

Elle se releva et fit avec lui quelques pas sur la plage. Cette promenade rétablit la circulation entravée par cette sieste anormale. Ils franchirent ainsi la barrière de roches qui bornait la plage sur leur gauche.

Mais à peine avaient-ils parcouru une centaine de mètres sur ce nouveau terrain marécageux que bordaient des flaques d’eau stagnante que Jean retint vivement sa sœur, l’empêchant d’aller plus loin.

« Pourquoi nous arrêter ? demanda-t-elle. Qu’as-tu donc vu ? »

Pour toute réponse, le jeune homme étendit la main, désignant les eaux dormantes de la lagune dans lesquelles une haie sans bornes de palétuviers trempaient leurs racines arborescentes.

Alors elle put voir, sous les arbres étranges, des formes se mouvoir, tandis qu’une forte odeur de musc saisissait, leur odorat.

« Nous serions là en fort mauvaise compagnie, murmura Jean. Cette lagune est pleine de caïmans. »

Ils revinrent sur leurs pas, fort attristés. Jeanne demanda avec découragement :

« Et la nuit qui vient, mon pauvre frère ? Où et comment allons-nous la passer ? »

Il lui montra du doigt une sorte de sentier qui escaladait la falaise en la contournant et aboutissait à une grotte plus élevée d’une dizaine de mètres, à la manière d’un premier étage.

« Là, dit-il, nous serons en sûreté. Je vais y transporter nos provisions et nous y faire un lit de varech. Dieu nous protégera. Demain, à l’aube, nous essayerons de reconnaître notre domaine. »

Il aida la pauvre blessée à gravir le chemin passablement raboteux et l’introduisit dans une superbe caverne haute de cinq mètres et large de huit sur une profondeur double. Elle était à demi fermée par des blocs tombés d’un étage supérieur, et il suffisait d’un très léger travail pour la fermer complètement en érigeant avec d’autres pierres un mur à hauteur d’homme devant l’étroite entrée.

Jean redescendit alors et rapporta les deux caisses et l’étui de cuir. Avec une patience à toute épreuve, il lit six voyages pareils qui lui permirent d’entasser quatre ou cinq brassées de varech dans l’intérieur de la grotte.

Le soleil était maintenant caché par le haut de la falaise. La mer montait. Les deux pauvres enfants perdus élevèrent leurs âmes en une fervente prière. Puis Jean plaça son couteau à portée de sa main droite, enlaça sa sœur entre ses bras et ne s’abandonna au sommeil que lorsqu’il eut senti la tête de Jeanne s’appesantir sur son épaule.

Ils avaient prié pleins de confiance en Dieu. Dieu veilla sur leur humble couche.

JEAN TRAINAIT L’OISEAU JUSQU’À LA GROTTE.
CHAPITRE IIUn logis d’occasion

L’aurore les trouva dans la même position. Ils étaient si jeunes ! et l’on dort si bien à cet âge !

Grâce à l’habile ligature faite par son frère, Jeanne souffrait peu de son bras. Il lui arriva même de dire, après avoir félicité le jeune homme de sa dextérité :

« Pourvu qu’en ma qualité de fille de médecin, je ne sois point appelée à te rendre le même service. J’en serais présentement fort empêchée, mon pauvre Jean, et je ne sais pas ce que nous deviendrions.

– Grâce à Dieu, petite sœur, nous n’en sommes pas là, » répondit-il en souriant.

Et, tout de suite, il se mit à découper une nouvelle tranche du gâteau anglais. Puis, fouillant derechef dans la caisse, il en retira, l’un après l’autre, un paquet de biscuits, dix livres de chocolat, un petit tube en fer contenant du thé, une bouteille de rhum, une de troix-six pur et une lampe à esprit-de-vin.

« Ho ! ho ! mistress Elliott était femme de précautions ! murmura-t-il. Je voudrais bien lui témoigner ma reconnaissance en lui donnant une sépulture plus convenable que celle où elle repose. »

Il s’avança jusqu’au bord de la grotte et se pencha sur l’ouverture.

La mer, très unie, très calme, battait la roche à moins de deux mètres au-dessous de lui.

« Vois donc, Jeanne, fit-il avec un petit frisson de terreur. Nous avons bien fait de monter au premier étage. La mer ne nous eût pas laissés tranquilles au rez-de-chaussée. »

Ils échangèrent quelques réflexions pénibles sur leur triste situation. Puis, Jean continua :

« Nous voici contraints d’attendre qu’il plaise à l’océan de nous livrer passage. »

Et, récapitulant sur le bout de ses doigt, il arriva à cette conclusion rigoureuse :

« Jeannette, nous avons passé la Ligne le 12 septembre. C’est le 19 que nous avons quitté le Saint-Jacques, il y a trois jours. La tempête venait du sud et nous devions nous trouver à la hauteur de Bahia. Donc, plus de doutes. Cette marée est une des plus fortes, une marée équinoxiale. Nous avons dû être rejetés au nord, et le point où nous sommes doit se trouver en plein équateur, sur la côte d’Amérique. »

Jeanne hocha la tête.

« Ce n’en est pas plus rassurant, car, en ce cas, nous sommes sur la côte du Brésil ou de la Guyane.

– À la grâce de Dieu ! prononça hardiment le jeune homme. Il nous aidera. Dès que la mer nous permettra de descendre, nous commencerons l’investigation de notre domaine. En attendant, visitons la seconde boîte. »

Il usa du même procédé pour l’ouvrir, et son couteau remplit l’office de levier pour en faire sauter le couvercle. Hélas ! la deuxième caisse ne leur apportait pas beaucoup de ressources.

Elle ne contenait que du linge blanc pour femme, linge de rechange : un peignoir de mousseline à points rouges, bordé de dentelle ; quelques camisoles, trois chemises, une double ceinture de flanelle, deux douzaines de mouchoirs et six serviettes fines. La jeune fille ne put retenir une exclamation.

« Encore un héritage de cette pauvre Elliot ! Il n’y a qu’une Anglaise pour emporter un pareil tas de précautions.

– Qui ne lui ont pas servi, hélas ! mais qui nous servent, à nous. Elle avait exigé qu’on les plaçât dans la chaloupe. »

Il ajouta, l’esprit tenaillé par une question à laquelle il ne trouvait pas de réponse :

« Mais cette chaloupe elle-même, qu’est-elle devenue ? Elle aurait dû s’échouer en même temps que nous ? »

Tandis qu’il faisait cette réflexion à haute voix, Jeanne, de sa main gauche valide, explorait le fond de la caisse.

« Tiens ! s’écria-t-elle, il y a quelque chose encore. »

Elle en retira un paquet de moyennes dimensions, également enveloppé de toile. C’était une élégante trousse de cuir, avec ciseaux, fil, aiguilles, dé à coudre, plus un peigne, une brosse, une brosse à dents, deux dentifrices, et, enfin, une pharmacie modèle contenant divers cachets de quinine, antipyrine, ipécacuana, émétique, rhubarbe, etc., etc., en un mot un assortiment de drogues et d’herbes médicinales auxquelles ne manquaient ni la graine de lin pour cataplasmes, ni la moutarde pour sinapismes.

« Pauvre femme ! murmurèrent-ils encore. Tout cela ne l’a pas empêchée de mourir ! »

Et deux larmes mouillèrent leurs paupières, car leur émotion était sincère.

Jean prit alors le fourreau de cuir, et ce fut avec la plus vive joie qu’il en mit au jour le contenu.

C’était un magnifique fusil à deux coups, dont l’un des canons superposés portait balle et avait la précision redoutable d’une arme de guerre. De plus cette arme était à répétition, et dans une cartouchière de nickel placée sous la crosse, Jean trouva douze charges, dont sept à plomb et cinq à balles coniques, à pointe d’acier.

« Allons ! dit-il, voici pour les sauvages qui auraient la fantaisie de nous importuner. »

Et ils éprouvèrent une joie enfantine à faire le compte de leurs richesses.

N’étaient-ce donc pas des enfants, ce garçon de dix-sept ans et cette fillette de quinze ans ? Il est vrai qu’ils étaient, grands et forts pour leur âge. En outre, leur père, M. Rigaud, médecin de grand savoir, avait donné toute sa vie à ses enfants, demeurés orphelins de fort bonne heure. L’un et l’autre avaient reçu une éducation des plus soignées, très supérieure aux études que peuvent faire les jeunes gens du même âge. À dix-sept ans, Jean possédait ses deux diplômes de bachelier ès lettres et ès sciences. De son côté, Jeanne n’avait rien négligé de ce qui contribue à faire une femme accomplie, tout ce qui orne l’esprit et enrichit, le cœur, en y joignant l’entente des choses pratiques, sans lesquelles une femme est incapable de tenir une fonction utile dans la société. Rompus à tous les exercices du corps, ils avaient dû à leur vigueur autant qu’à l’art de la natation d’échapper à la mort cruelle qui avait frappé leurs compagnons de naufrage. À cette heure, au lieu de gémir sur l’incertitude de leur destinée, ils l’envisageaient avec sang-froid et résolution. Jean, qui devisait paisiblement avec sa sœur, conclut par une parole virile, digne d’une âme de héros :

« Petite sœur, Dieu nous éprouve. Mais le proverbe dit : Aide-toi, le ciel t’aidera ! »

Que de fois notre père ne nous l’a-t-il pas répété ! Ne nous abandonnons donc pas au découragement. Nous triompherons des obstacles en restant unis dans la lutte, en soutenant nos efforts d’une bonne parole, d’une espérance commune.

– Et en nous aimant bien, n’est-ce pas, mon petit frère ? fit Jeanne en tendant son beau front au baiser de Jean.

Deux, heures s’étaient écoulées depuis leur réveil. La mer se retirait maintenant, laissant la plage accessible aux naufragés. Jeanne pria son frère de fendre sa manche, afin qu’elle pût ôter le vêtement encore humide qu’elle avait gardé jusqu’alors par nécessité.

« Puisque la Providence fait de nous les successeurs de mistress Elliott, je vais en profiter pour faire un peu de toilette.

– Tu as raison, dit Jean, et je suivrai ton exemple en prenant un bain de mer. »

Une demi-heure plus tard, les deux jeunes gens avaient, tant bien que mal, fait peau neuve. Cela n’alla pas sans exclamation et même sans rires, que provoqua l’accoutrement bizarre de Jean, obligé de revêtir l’une des camisoles de la pauvre défunte. La jeunesse ne perd jamais ses droits, et Jeanne ne put résister à ses accès d’hilarité.

« Maintenant, dit Jean, il nous faut partir en excursion pour relever les bornes de notre domaine. Il est bien malheureux qu’à défaut d’instruments plus précis, nous n’ayons pas au moins une montre à notre disposition ?

– Pardon, fit Jeanne. La mienne ne m’a jamais quittée. Si tu veux bien fouiller dans ma poche, tu l’y trouveras dans son fourreau de cuir. Peut-être marche-t-elle encore ? Je ne la monte que tous les trois jours. »

Ô bonheur ! La montre était dans la poche et elle marchait.

Jean la prit et l’ouvrit avec soin. Rien ne l’avait lésée. C’était un magnifique chronomètre en or. Jeanne, peu coquette, avait préféré cet instrument de précision à ces joyaux inutiles, mais charmants, dont se décore l’aimable vanité des femmes.

« Sept heures précises, » dit le jeune homme. Et, regardant le soleil, il ajouta : « Le soleil fait avec nous un angle de vingt-cinq degrés environ. Nous sommes dans son axe. À midi, il sera juste au-dessus de nos têtes. Sais-tu ce que cela signifie, Jeannette ?

– Je crois le savoir, répondit-elle. Cela signifie que nous sommes sous l’équateur, ou peu s’en faut.

– Oui, et, ce soir, si le ciel est clair, nous serons entièrement renseignés, car nous verrons, en même temps, les constellations des deux hémisphères. Pour le moment, tâchons de nous retrouver.

Ils se dirigèrent vers leur droite, c’est-à-dire vers le sud, le nord étant gardé par l’innombrable armée des caïmans dont ils n’avaient aperçu que l’avant-garde.

Des piaulements plaintifs leur firent bientôt tourner la tête, et Jean vit qu’ils venaient d’un oiseau de mer blessé. En s’approchant, il reconnut l’albatros auquel, d’un coup de pierre, il avait cassé l’aile la veille.

« Mon camarade, dit-il, ce sont les lois de la guerre. Ma petite sœur, elle aussi, avait le bras cassé. Cela ne t’a pas empêché de l’attaquer fort déloyalement en compagnie de tes camarades. Il ne t’en serait pas arrivé autant si tu avais été plus chevaleresque. »

Et comme Jeanne riait, son frère ajouta :

« Au surplus, j’ai pitié de toi. Un albatros qui ne vole pas n’est plus un albatros ; ce ne peut être qu’un pot-au-feu pour malades. J’ai pitié de toi et nous sommes quasiment malades. Échange de bons procédés. Je vais terminer tes souffrances et tu nous fourniras un ou plusieurs repas. C’est dit. »

Sur l’heure, en deux coups de crosse, il acheva l’oiseau et le traîna jusqu’à la grotte.

« Reste à le plumer et à le faire cuire, fit observer Jeanne en souriant.

– Sans doute, ma sœur. Mais je me suis toujours laissé dire que cette sorte de volatile est dure et coriace. J’ai quelque idée que l’albatros doit ressembler à la bécasse. Ça doit se manger faisandé. »

Ils cachèrent leur gibier avec le reste de leurs provisions sous une couche de goémon frais sur laquelle ils calèrent trois ou quatre grosses pierres, et reprirent leur course le long de la côte.

Ils n’eurent pas loin à se rendre pour mesurer leur domaine dans le sud.

Le promontoire rocheux se terminait brusquement sur un angle extrêmement aigu, long de trois cents mètres au plus, par-delà lequel le régime des lagunes et des marais pestilentiels reprenait son empire.

« Vraiment ! s’exclama Jean, en attendant que nous apprenions son nom véritable, nous pouvons baptiser notre séjour : l’Île aux Caïmans !

– Oui, répliqua Jeanne, avec une profonde reconnaissance dans la voix comme dans le cœur, et nous devons remercier Dieu de nous avoir fait échouer sur ce point large de moins d’un kilomètre. Un peu plus, à droite, un peu plus à gauche, et nous étions sûrement dévorés par ces horribles bêtes. »

Et, en achevant ces mots, la jeune fille ne put retenir une exclamation d’horreur. Sa main, convulsivement tendue, montrait à Jean une flaque d’eau marécageuse dans laquelle, comme pour confirmer ses paroles, les hideux sauriens se disputaient les lambeaux d’une dépouille humaine encore vêtue des loques d’un costume de matelot.

« Pouah ! fit le jeune homme en saisissant son fusil. J’ai bonne envie d’envoyer une balle au plus gros de la bande. »

Jeanne le retint vivement et lui adressa ces paroles pleines de sens :

« N’oublie pas que tu n’as que douze cartouches. Réserve-les pour de plus utiles besognes.

– Tu as raison, petite sœur, acquiesça Jean. Si nous devenons riches… en munitions, je m’offrirai la joie de tuer chaque jour dix de ces sales bêtes avant chaque repas.

– À ce compte, plaisanta Jeanne, si nous restons ici une année, tu détruiras dix mille neuf cent cinquante crocodiles. C’est un joli chiffre d’extermination. Je suis sûre que la terre entière ne le fournirait pas.

– Quelle erreur est la tienne ! On a essayé de dresser une statistique approximative des reptiles et des sauriens. On a dû y renoncer. Rien qu’en Amérique, dans les rios de la Floride, du Mexique et du Guatemala, deux mille chasseurs acharnés à leur destruction ne parviennent point à en purger le pays. On en est réduit à se demander de quoi peuvent bien vivre ces désagréables animaux, et l’on est obligé de conclure qu’ils se nourrissent de leur mort. »

Cet échange de réflexions avait conduit les deux jeunes gens jusqu’à la pointe du cap. De là, en se retournant, ils purent embrasser une bonne partie de la côte, et ce coup d’œil d’ensemble leur fournit un précieux renseignement.

Sur un développement d’une douzaine de kilomètres, la mer affleurait ou baignait des terres basses et des lagunes, coupées, çà et là, de pointes rocheuses pareilles à celle sur laquelle ils se trouvaient.

Au-dessus, la forêt dressait son immense rideau vert, impénétrable.

À quelque cinq kilomètres vers le sud, le rivage rentrait brusquement dans l’ouest par une courbe fuyante, devant laquelle une ligne blanche, faite de bouillonnement et d’écume, décelait la présence d’une barre.

« Jeanne, remarqua Jean à haute voix, il y a certainement un grand cours d’eau par là.

– Oui, répondit la jeune fille, et plus loin encore dans le sud, la terre recommence. »

Elle montrait à son frère une bordure mauve, indécise, émergeant de la brume.

« Voilà qui modifie un peu mes idées, reprit Jean. Il va falloir renoncer à l’île pour nous contenter de quelque péninsule de terre ferme. Je le regrette. L’île me convenait davantage. »

Soudain Jeanne jeta un cri de joie.

« Oh ! regarde, Jeannot. Si nous remontons directement du point où nous sommes vers la forêt, nous avons un chemin tout fait devant nous. Les roches éboulées forment un véritable escalier. »

Et s’appuyant de la main gauche à l’épaule robuste de son frère, la jeune fille le suivit dans l’ascension de cet escalier de géants qui leur permit enfin de prendre pied sur la crête de la falaise, à la lisière même de la forêt.

« La forêt vierge ! » s’écrièrent-ils en même temps, avec le même sentiment de crainte admirative.

Oui, c’était bien la forêt vierge, la forêt équatoriale, dans sa luxuriante et malsaine splendeur.

La mer seule, par une cassure nette du sol, en avait arrêté l’expansion vers l’est.

À l’occident, sans doute, elle se prolongeait en d’effrayantes et mystérieuses profondeurs, confondant et mêlant ses troncs prodigieux et ses lianes antédiluviennes, étreignant les uns dans le lacis des autres, pleine d’une ombre que le soleil ne pénétrait point, mais aussi de miasmes mortels, d’herbes vénéneuses, de reptiles aux crochets foudroyants, aux anneaux constricteurs, de fauves aux griffes terribles.

Là se voyaient des arbres de toutes essences que les jeunes gens rencontraient pour la première fois, et des fleurs aux corolles éclatantes où venaient boire des oiseaux merveilleux et des papillons aux ailes de pourpre et d’or.

Le frère et la sœur demeurèrent un moment silencieux, en contemplation devant ce magnifique spectacle.

Puis Jean, secouant le premier l’espèce de torpeur où l’avait plongé cette vue, s’écria :

« Allons, botaniste, fais le recensement de cette flore superbe. Qu’y découvres-tu ? »