Romain Gary - Marianne Stjepanovic-Pauly - E-Book

Romain Gary E-Book

Marianne Stjepanovic-Pauly

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Beschreibung

La vie de Romain Gary : du ghetto de Varsovie à Nice, de Londres à Los Angeles.

De sa naissance en Lituanie russe à sa mort à Paris, Roman Kacew, devenu Romain Gary, aura combattu pour la France libre avant d'être consul de France, aura écrit des romans, des essais, et mystifié la critique littéraire parisienne. Sa vie même, du ghetto de Varsovie à Nice, de Londres à Los Angeles, est un roman qu'il réécrit sans cesse pour faire du monde une scène de théâtre. Porté depuis l'enfance par les récits et les promesses d'une mère très convaincante, Romain Gary a vécu plusieurs existences, dans la réalité et dans la fiction. Au fil de ses récits, il change de passé, enveloppe ses souvenirs de mystère et, comme un magicien, offre au lecteur une vérité souvent invérifiable, mais si séduisante… Sous le masque du comédien, l'homme ne varie pourtant jamais dans ses convictions essentielles, dans son observation lucide et tendre de la condition humaine. Faire du réel une comédie, c'est pour lui la seule manière de survivre, ou de vivre, tout simplement.

Plongez dans la biographie de Romain Gary et découvrez les multiples existences d'un homme qui a réécrit sans cesse sa vie pour faire du monde une scène de théâtre.

EXTRAIT

À son arrivée à Sofia, la rumeur a tôt fait de lui apprendre que son mari a une aventure avec une belle Bulgare, Nedi ; celle-ci redoute l’arrivée de la femme légitime, ce à quoi Romain lui répond qu’elle ne connaît pas Lesley, qui comprend tout. Il a raison, et Nedi, qui tombe amoureuse d’un autre homme, devient une véritable amie ; les deux couples se voient souvent. Romain découvre que sous la pression des autorités bulgares, qui menacent sa famille, elle a été envoyée pour l’espionner, ce qui ne fait que renforcer son amitié pour elle. Il faut dire que ce Gary intrigue et agace les diverses nationalités en présence. Un Français qui parle russe mais s’est battu avec de Gaulle, qui a épousé une Anglaise et se lie avec une Bulgare, et qui écrit des romans ancrés dans l’actualité est autant suspect aux yeux des Américains qu’à ceux des Russes.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Diplômée en lettres et en linguistique, Marianne Stjepanovic-Pauly est documentaliste pendant une dizaine d’années. Mais à la vie de bureau, elle préfère la compagnie des enfants et des livres. Passionnée par les mots et par la littérature, elle écrit les histoires qu’elle invente pour ses fils, des contes et des nouvelles. Elle trouve aujourd’hui dans la rédaction d’une biographie la possibilité d’explorer ses domaines de prédilection : la littérature, l’écriture et l’histoire.

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Couverture

L’auteur

L’auteur

Après des études littéraires, Marianne Stjepanovic-Pauly travaille comme documentaliste en entreprise pendant dix ans, et est aujourd’hui lectrice-correctrice. Elle écrit des biographies, un genre qui lui offre la possibilité d’explorer ses domaines de prédilection  : la littérature, l’écriture et l’histoire. Depuis 2011, elle dirige avec Saäd Bouri les collectionsJASMIN LITTÉRATUREet Signes de vie, aux Éditions du Jasmin.

Du même auteur

Simone de Beauvoir, une femme engagée, Éditions du Jasmin, 2007

Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes et au-delà, Éditions du Jasmin, 2008

Joséphine Baker, la danse libérée, Éditions À dos d’âne, 2011

Collection Signes de vie

1.

Van Gogh, la course vers le soleil

José Féron Romano

& Lise Martin

2.

Jacob et Wilhelm Grimm, il était une fois…

François Mathieu

3.

George Sand, le défi d’une femme

Séverine Forlani

4.

Frida Kahlo, les ailes froissées

Pierre Clavilier

5.

Simone de Beauvoir, une femme engagée

M. Stjepanovic-Pauly

6.

Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes et au-delà

M. Stjepanovic-Pauly

7.

Frédéric Chopin, l’âme du piano

Claude Clément

8.

André Malraux, un combattant sans frontières

Marie Geffray

9.

San Martín, à rebours des conquistadors

Denise Anne Clavilier

10.

Beaumarchais, ou l’irrévérence

Marie Geffray

11.

Jean Jaurès, l’éveilleur des consciences

Pierre Clavilier

12.

Jacques Prévert, les mots à la bouche

Daniel Chocron

13.

Romain Gary, la mélancolie de l’enchanteur

M. Stjepanovic-Pauly

Titre

Copyright

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays ISBN : 978-2-35284-460-0

Remerciements

Tous mes remerciements à Dominique Marny et Gilles Durieux pour avoir partagé avec moi leurs souvenirs de Romain Gary.

Dédicace

À Frédéric, qui m’a fait découvrirLa Promesse de l’aube

Exergue

Se non è vero, è ben trovato.

(Si ne n’est pas vrai, c’est bien trouvé)

Dicton italien

Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ?

Lewis Carroll

Les Aventures d’Alice au pays des merveilles

1Un album en noir et blanc :quelques portraits du caméléon

La vérité ? Quelle vérité ?

La vérité est peut-être que je n’existe pas.

Romain Gary,

entretien avec F. Bondy pourPreuves, 1957

Raconter Romain Gary ? Raconter Romain Gary, c’est plonger dans un roman fait de merveilleux, de tragédie, d’ironie et d’histoire, traverser des frontières et voir le monde comme une scène de théâtre. Gary entretient le mystère, change de passé, construit son présent ; il faut parfois accepter sa mémoire des faits, souvent invérifiable, mais peut-être plus proche de la réalité de l’homme que la stricte vérité. Il y a au moins deux versions du personnage : celle, biographique, des actes d’état civil ‒ naissance, mariages, filiation ; et celle, parallèle, du romancier, que s’approprient les lecteurs. Il possède également une troisième vie, écrite par ceux qui l’ont côtoyé à chaque étape de son existence, témoignant chacun d’une facette de sa personnalité, celle qu’il leur a laissé entrevoir. Le véritable Gary se situe dans le subtil mélange de ces trois mondes.

Au fond, ce qui provoque l’admiration ou la critique, l’enthousiasme ou le mépris, c’est sa formidable capacité de romancier à construire son personnage avec sincérité : sous le masque du comédien, l’homme ne varie pas dans ses convictions essentielles, dans son observation lucide, tendre et sans illusions de la condition humaine. C’est ce qui fait sa force et son désespoir. Faire du réel une comédie, des événements fous de l’existence la matière première de l’imaginaire du romancier, c’est peut-être aussi, et même surtout, une manière de survivre. La seule manière de vivre, protégé par la mise en scène de sa propre existence.

Si la littérature est un abri, les interviews, les films et les images exposent davantage l’homme public. Les photographies, rares dans son enfance, plus fréquentes dans sa jeunesse et à mesure que sa célébrité s’accroît, tracent un portrait sincère, malgré les poses, les costumes et les circonstances, d’un Romain Gary qui sait jouer avec son image, mais ne réussit pas à se cacher entièrement derrière le noir et blanc de ces représentations. Les livres, blogs et sites internet qui retracent sa vie et son œuvre offrent une galerie de portraits dont certains sont très connus, d’autres plus personnels, mais qui tous ont en commun, même lorsqu’ils montrent un sourire, une certaine mélancolie dans le regard. Des portraits qui, chacun, donnent à voir l’une des vérités de Gary.

Veste de cuir, casquette légèrement inclinée, regard clair perdu dans le lointain, l’image à la Gary Cooper évoque quelque héros viril et romantique du grand écran. Roman Kacew est pourtant un inconnu, un jeune homme en uniforme parmi tant d’autres que l’ordre de mobilisation appelle au front. Français depuis quelques années, il est sergent dans l’aviation et rêve de piloter. La guerre est arrivée alors qu’il effectuait son service militaire, et même si sa naturalisation récente l’empêche de devenir officier aussi vite qu’il l’aimerait, et estime le mériter, il veut être là pour défendre son pays d’accueil. Sur la photographie, il a vingt-cinq ou vingt-six ans, il vient d’obtenir une permission exceptionnelle pour se rendre à Nice auprès de sa mère, Mina, très malade.

Autre image, autre époque. Trois ans ont passé, qui paraissent un siècle. Écrasée en quelques mois, la France idéale est battue, humiliée et défigurée par l’occupant et surtout par un État qui s’est jeté dans la collaboration avec enthousiasme. Aux yeux de cette France-là, Romain est un déserteur, un traître, et avant tout un Juif étranger dont la naturalisation est remise en question. Mais l’intéressé ne s’en soucie guère, car dès juin 1940 il décide de refuser la défaite, et il combat à présent dans les Forces françaises libres. Sur un cliché pris juste avant un vol, son ami le pilote Arnaud Langer et lui ont l’attitude calme et professionnelle de vétérans, des vétérans aux traits encore juvéniles. Avec l’ardeur mêlée d’inconscience de la jeunesse, ils s’apprêtent à s’envoler pour une mission qui vaudra à chacun de graves blessures et la Croix de la Libération.

1945 : la guerre est finie, mais c’est elle encore qui offre à Romain Gary, auteur désormais publié, la reconnaissance de la critique et du public. Le photographe l’a saisi le stylo à la main, encore en uniforme, assis à une table sur laquelle il a posé sa casquette :Éducation européennevient de paraître, un roman sur la résistance applaudi par Albert Camus, Joseph Kessel, André Malraux, Louis Aragon. Comme un clin d’œil au goût de Gary pour les vies multiples, ce roman raconte la lutte contre les nazis, mais pas la sienne : tout se passe dans les forêts polonaises (le premier titre étaitLa Forêt engloutie). Second clin d’œil, le roman du héros français sur les résistants polonais est d’abord publié en anglais :Forest of Angerest sorti quelques mois avant sa version française. Car pendant son exil en Angleterre, Romain a rencontré Lesley Blanch, une journaliste dont il est tombé amoureux, et auprès de laquelle il a appris l’anglais aussi facilement que le français quelques années plus tôt. Grâce à elle, il rencontre le Tout-Londres, la fleur de l’intelligentsia anglaise, une aventurière devenue agent littéraire, la baronne Moura Budberg, et Viola Garvin, la fille du rédacteur en chef duTimes, qui traduiraÉducation européennepour un éditeur britannique.

Écrivain débutant, aviateur démobilisé, que faire après la guerre ? Le jeune romancier doit trouver du travail ; il choisit de continuer à représenter la France, mais par la diplomatie cette fois. L’ancien soldat est désormais un écrivain reconnu, en passe de devenir consul, ou même ambassadeur, pourquoi pas ? Mina n’est plus là pour le voir, mais 1945 marque dans la vie de son fils la réalisation de toutes ses prédictions : Roman est écrivain, guerrier, diplomate, don Juan, et cela au service de sa vraie patrie, celle de Voltaire et Dumas, de Malraux et Camus. Il n’est pas seulement devenu français, il est un Français célèbre, que son pays, dont il contribue à écrire l’histoire, sera fier d’avoir adopté.

Aujourd’hui, à Paris, deux plaques portent le nom de Romain Gary. La première se trouve sur l’immeuble de la rue du Bac où il vécut jusqu’à sa mort, et mentionne le Compagnon de la Libération, l’écrivain et le diplomate. La seconde nomme une place dans le 15e arrondissement : le format des plaques parisiennes est à peine assez grand pour évoquer l’origine russe, le romancier, le cinéaste, le Compagnon, l’aviateur et le diplomate…

En 1917, ce brillant avenir n’est encore qu’un rêve, un fol espoir maternel, lorsque le petit Roman se tient bien droit sur ce premier portrait, face à l’objectif. Le moment est solennel : en ce temps-là, on ne pose pas tous les jours pour le photographe. L’heure n’est pas à la spontanéité ou à la fantaisie, il faut être beau pour la postérité. Costume, col blanc, bottines, coiffure lisse et brillante, le héros du jour n’est pas sur les genoux de sa mère, mais debout, seul, appuyé au dossier d’une chaise. Si les mains potelées sont encore celles d’un bébé, le visage est sérieux, grave même. À trois ans, le petit garçon a déjà une existence mouvementée derrière lui. Il est né le 8 mai 1914 (ou le 21, selon le calendrier grégorien) à Wilno, ou Vilna, ou encore Vilnius, et la guerre, en déplaçant les populations, l’a déjà déraciné plusieurs fois et l’a privé de son père, mobilisé. Pour lui, le seul ancrage, l’unique assise dans ce monde incertain, c’est sa mère ; pour elle, la seule raison de vivre et de lutter, c’est son fils. Dans le chaos du conflit mondial et des découpages de territoires, de la persécution des Juifs et des nationalismes, ils vont écrire les premières lignes du roman de leur vie, se forger un rêve d’avenir sur la terre des Lumières.

Car le premier romancier dans la vie de Roman Kacew, c’est Mina. Elle a tracé son destin avant même qu’il le sache, balayant d’un dédaigneux revers de la main les innombrables obstacles qui se dressent devant lui, né dans un pays qui passe d’un souverain à l’autre, et dont les dirigeants, quels qu’ils soient, ont au moins un point commun : la méfiance, quand ce n’est pas le mépris ou la haine, envers les Juifs. Elle a raison de s’obstiner : Roman, devenu Romain, sera un héros de la guerre, un aviateur, un écrivain ; consul de France à Los Angeles, il devra interrompre sa mission et prendre d’urgence un avion pour Paris afin d’y recevoir le prix Goncourt ; il séduira les plus jolies femmes et en épousera deux ; il aura un fils et laissera une œuvre abondante, saluée par la critique parfois, par le public toujours, traduite dans plus de vingt-cinq langues. Très exactement comme sa mère le lui avait prédit… et presque ordonné.

2Dans les racines de l’histoire

D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays.

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre

Le lieu de naissance de Roman Kacew, comme celui de tout être humain, est dû au hasard de la vie de ses parents. Mais dans son cas, ce hasard détermine un destin bien particulier. Car à Wilno, avant même d’appartenir à une famille, on appartient à l’histoire : on est juif ou chrétien, allemand, polonais, lituanien ou russe, révolutionnaire ou conservateur. Et selon son appartenance à l’un ou l’autre de ces groupes, à l’une ou l’autre de leurs intersections, chaque enfant né dans cette ville hérite d’une condition qu’il ne peut changer.

De la domination polonaise, duXVIeauXVIIIe siècle, au rattachement à l’Empire russe, en 1795, la Lituanie reste un pays dont la capitale, Vilnius ‒ que Gary appelle toujours Wilno ‒, brasse des populations très diverses. Polonais, Juifs, Biélorusses, Russes font de cette ville, où l’avant-garde intellectuelle côtoie la misère et où les idées les plus avancées voisinent avec un antisémitisme très ancré, un terrain propice au bouillonnement nationaliste et révolutionnaire qui s’éveille auXIXe siècle. De nombreux écrivains et poètes s’y installent, des journaux indépendants y voient le jour. Les dirigeants ne s’y trompent pas, et le tsar fait fermer l’université dès les années 1830. En vain : les cercles politiques se multiplient. Et en 1897, c’est à Wilno que se crée le Bund, mouvement socialiste juif qui soutient toutes les formes de contestation sociale, voyant dans l’émancipation populaire et ouvrière marxiste l’unique possibilité d’une émancipation juive.

Si la situation de la communauté juive de la ville est contrastée ‒ bien que la pauvreté domine largement ‒, ses membres ont un point commun : ils ne sont pas des citoyens à part entière, quelle que soit la forme, tacite ou explicite, que prenne cette exclusion. Ils n’ont le droit ni de choisir leur lieu de résidence, ni d’acheter des terres, ni de voyager librement. Seuls les membres des guildes de marchands ou d’artisans, les médecins, avocats ou ingénieurs peuvent obtenir un passeport spécial, les autres ne peuvent sortir de la « zone de résidence juive ». Cette zone, instaurée à la fin duXVIIIe siècle par la tsarine Catherine II, exclut toutes les grandes villes russes et cantonne les Juifs aux provinces de l’Ouest. En revanche, dans les domaines qui leur sont ouverts, ils peuvent mener, en parallèle de la bonne société, une vie presque bourgeoise. Cependant, ils savent que la moindre rumeur, le moindre changement politique peuvent les désigner à la haine publique ‒ les pogroms jalonnent l’histoire de l’Europe orientale, on n’en compte pas moins de mille depuis les années 1880, laissant des morts et des blessés par dizaines de milliers. Leur situation, qu’ils soient des marchands fortunés, des intellectuels ou de simples ouvriers, est donc d’une grande fragilité, soumise au bon vouloir du tsar, puis des dirigeants successifs d’une Lituanie qui n’a pas fini de changer de mains.

La famille de Romain Gary, des commerçants plutôt prospères, est originaire de Wilno ; Mina Iosselevna Owczynska et Arieh-Leïb Kacew, ses parents, s’y marient en 1912. Mina est divorcée ; de son premier mari on ne sait que le nom, Reouven Bregsztein. On ne sait rien non plus de l’histoire du nouveau couple. S’aiment-ils ? Leur mariage a-t-il été plus ou moins arrangé ? Ou bien l’union d’une femme divorcée de trente-trois ans et d’un homme de vingt-neuf, de bonne famille, va-t-elle à l’encontre des principes de leur milieu ? Si leur fils a su les détails de leur rencontre, il n’en a rien dit. Ajoutés aux bouleversements de la petite et de la grande histoire, son silence et les images souvent peu flatteuses qu’il a données de ce père absent rendent difficile une enquête approfondie sur les sentiments amoureux d’Arieh-Leïb et de Mina.

Il n’y a pas de portraits de la famille Kacew ‒ ce qui peut bien sûr s’expliquer par leur perte lors des déménagements et séparations ‒ seulement des photographies de chacun de ses membres : Romain à trois ans, Mina jeune fille, radieuse, allongée dans un pré, Arieh-Leïb en uniforme russe. Il y aura ensuite, bien plus tard, une photo de Romain avec son père dans les rues de Varsovie, et plusieurs avec sa mère, à Nice ; et de nombreuses du jeune homme promis à un brillant avenir. L’album ressemble à l’histoire familiale : les parents, dont les origines et le parcours conditionnent toute la destinée de leur fils, s’effacent de sa vie pour mieux réapparaître dans son univers romanesque.

Avant-guerre les affaires d’Arieh-Leïb, dans le commerce de la fourrure, marchent bien. La vie matérielle est confortable : il a une ligne téléphonique à son nom dans l’annuaire de Wilno, et fait partie de la guilde Troki des fourreurs, ce qui lui permet d’avoir un passeport pour circuler dans les régions autorisées aux Juifs. Avec sa femme, puis leur fils, il s’est installé dans la maison paternelle, comme le veut la tradition. Il suit les pratiques religieuses, mais n’est pas ennemi d’une certaine souplesse, comme le montre son mariage, peu conventionnel. Car si Mina partage probablement avec sa famille, dans la vie quotidienne, le respect d’un certain nombre de traditions, elle a eu l’occasion lorsqu’elle était au lycée de découvrir la littérature, le théâtre et la politique, et par ce biais l’idée que l’on peut changer sa condition en s’appuyant sur les idées, sur la culture, et surtout sur sa propre volonté.

Il existait en effet dans la jeunesse de Mina un mouvement scout, autorisé, dans lequel les Pionniers (les enfants) et les Abeilles (les adolescents) étaient amenés par des compétitions sportives, des conférences et des stages, à étudier l’histoire et l’économie grâce au cercle Yehoash. Sous cette innocente couverture se dissimulait un mouvement bien plus actif et tout à fait illégal, appelant à « édifier un monde nouveau, en finir avec l’antisémitisme, l’exploitation et la misère de la classe ouvrière, construire le socialisme ». Dans quelle mesure les tout jeunes gens qui fréquentaient ce cercle avaient-ils conscience de participer à un embryon de révolution ? C’est difficile à dire ; ce qui est sûr, c’est qu’ils avaient ainsi accès à des idées clandestines, ce qui ne pouvait que les amener, à tout le moins, à se poser des questions sur l’ordre établi. Le rêve de Mina de vivre une autre vie, dans un pays réputé pour sa Révolution et ses Lumières, a peut-être commencé là. Son mari l’a-t-il partagé, au moins un moment ?

Les deux premières années du mariage semblent s’écouler sans heurts. La naissance de Roman au domicile de ses parents est enregistrée le 15 mai 1914 auprès duBet din, le tribunal rabbinique, et l’acte est transmis aux autorités russes : les Juifs de Lituanie devaient tenir leurs propres registres d’état civil et les transmettre au pouvoir central. L’enfant est déclaré né le 8 mai, selon le calendrier julien encore en usage en Russie et dans ses provinces, c’est-à-dire le 21 mai selon le calendrier grégorien déjà adopté partout en Occident. La famille Kacew commence sa nouvelle existence, mais à peine ont-ils eu le temps de s’accoutumer à la vie à trois qu’éclate la Première Guerre mondiale. La Lituanie, prise entre la Russie, l’Allemagne et la Pologne, sait qu’elle sera inévitablement un enjeu dans ce conflit.

Comme tous les hommes jeunes et en bonne santé, Arieh-Leïb est mobilisé ; comme tous les soldats juifs, il est considéré comme un traître en puissance, doit prêter un serment particulier, et ne peut espérer devenir officier, sauf à se convertir au christianisme. Il disparaît brutalement de la vie de son fils et de sa femme pour six longues années. Car Mina ne connaît pas l’existence, déjà difficile, des femmes de l’arrière qui attendent le retour du mari ou du père en échangeant avec ceux du front lettres et colis, dans l’angoisse des mauvaises nouvelles : la rupture est immédiate et totale pour toute la durée de la guerre. Après le départ de son mari, elle quitte Wilno pour Sweciany, à une centaine de kilomètres au nord-est, où elle se réfugie chez ses parents. C’est de là qu’avec son fils, et comme des centaines de milliers d’autres infortunés, elle est « déplacée » vers l’est. Les premières années de Romain se passent donc sur les routes, en exil, sans nouvelles de son père. Pour celui-ci, les années de guerre sont aussi des années où son fils grandit sans le connaître. Chacun survit de son côté, sans pouvoir partager ses craintes, ses incertitudes, ses espoirs pour l’avenir, sans savoir si les autres sont toujours vivants. L’isolement s’ajoute à la peur et au déracinement.

Le déplacement des populations se fait dans une grande violence : on estime à 600 000 le nombre de personnes expulsées vers l’est en 1915 dans des wagons à bestiaux, en à peine quelques mois ; leurs maisons et leurs biens sont pillés et souvent détruits. Dans cette partie de l’Europe, bien avant la guerre, les pogroms plus ou moins spontanés avaient fait de très nombreuses victimes à la fin duXIXe siècle, et en 1905, après la première tentative de révolution en Russie, les exactions avaient repris de l’Ukraine jusqu’à la Roumanie. L’incendie couve toujours, et les Russes, contraints de battre en retraite face aux troupes ennemies, ne tardent pas à accuser les Juifs d’être à la solde des Allemands, d’empoisonner la nourriture, de transmettre à l’ennemi des informations en yiddish, langue proche de l’allemand. Les Juifs qui ont eu le temps de partir pour la Pologne, plusieurs dizaines de milliers fin 1914, ne sont pas mieux accueillis, et nombre d’entre eux fuiront vers l’ouest de l’Europe et les États-Unis dans les années 1920.

Mina, ses parents et Roman seront peut-être déportés jusqu’à Koursk, à plus de mille kilomètres, où ils passeront les années de guerre ; le romancier préférera une autre version, dans laquelle il donne plus de lustre à cette sombre période. Dans son souvenir, comme il le racontera à de nombreuses reprises et l’écrira dansLa Promesse de l’aube, Mina l’a entraîné à Moscou, où elle faisait partie d’une prestigieuse troupe théâtrale, mère et fils traversant en traîneau des paysages enneigés et accompagnant les suites de la révolution d’Octobre aux côtés des marins mutinés :Mes premiers souvenirs d’enfant sont un décor de théâtre […] ; je me souviens encore d’un marin soviétique qui me soulève et m’installe sur ses épaules, pour me permettre de voir ma mère interprétant le personnage de Rosa, dansLe Naufrage de l’espoir.(…) Je me souviens même de son nom de théâtre […] : Nina Borisovskaia.Il est difficile de mesurer la part des souvenirs réels et celle des histoires racontées, peut-être par Mina elle-même pour adoucir des temps terribles et garder espoir, peut-être inventées par l’enfant en exil pour donner un sens à une existence précaire, des histoires qui sont peu à peu devenues une vérité préférable, et possible, pourquoi pas ? Au fond, l’imagination ne fait ici que corriger les erreurs du réel : le monde tournerait plus harmonieusement si un bon romancier lui écrivait son rôle. Même si Mina n’a pas été la célèbre comédienne brûlant les planches révolutionnaires du théâtre d’Agitprop dont son fils a perpétué le souvenir, elle lui a offert une interprétation de la réalité ; authentique ou imaginaire, celle-ci leur a permis à tous les deux de supporter un quotidien brutal et humiliant, et de croire en des lendemains meilleurs.

Pour le lecteur deLa Promesse de l’aube, la période de la guerre est une aventure parmi d’autres dans une vie qui ressemble à un théâtre. Dans la réalité, l’insécurité quotidienne était grande, les conditions matérielles certainement très difficiles, et l’incertitude quant à l’avenir absolue. Jusqu’en 1920, le chaos qui règne dans l’est de l’Europe empêche le retour des réfugiés et des déportés sur leurs terres d’origine, lesquelles auront, entre-temps, changé de maître. Ce n’est qu’à ce moment-là, deux ans après la fin du conflit, que Roman retrouve son père et fait vraiment sa connaissance. Qui sait ce qu’Arieh-Leïb a vécu de son côté durant ces longues années ? La cruelle expérience de la séparation, ajoutée à la solitude de la jeune femme pendant six ans, crée entre Mina et son enfant la relation fusionnelle, cimentée par la volonté de survivre et de se forger un avenir meilleur, qui fera leur force dans l’exil.

3Après la guerre

La cour du n° 16 de la Grande-Pohulanka m’a laissé le souvenir d’une immense arène où je faisais mon apprentissage de gladiateur en vue de combats futurs.

Romain Gary, La Promesse de l’aube

À partir de 1921, la famille Kacew habite un appartement dans un ensemble de brique orné de décors en stuc jaune, agrémenté de balcons avec vue sur la ville, surnommé le petit Versailles par les habitants. Le voisinage est à la hauteur : médecins, écrivains, historiens et représentants élus de la communauté juive habitent cette rue à proximité du centre-ville, en bordure du quartier juif proprement dit, où les logements sont dans leur grande majorité misérables. L’immeuble chic, le logement confortable conviennent au statut social d’Arieh-Leïb, dont le commerce de fourrures a repris après la guerre, et qui siège également au conseil d’administration de la synagogue Tohorat Hakodesh. Son fils est bien habillé et reçoit une bonne éducation, sa femme, toujours bien vêtue, réalise des chapeaux raffinés pour une clientèle distinguée qui apprécie le chic des créations de Mina et la qualité des marchandises de son mari.

Les rares survivants de ces années 1920 ‒ sur 50 000 habitants du quartier juif, moins de 3 000 échapperont au génocide nazi ‒ se souviennent d’une femme très soignée, attentive à l’éducation d’un petit garçon sage, qui faisait de splendides chapeaux à la française qu’elle livrait dans de jolies boîtes à rubans sur lesquelles on pouvait lire : « La Maison Nouvelle. Paris-Wilno ». Le docteur Szabad, un de leurs voisins au petit Versailles, avait mis en place des colonies de vacances pour les petits citadins ; Alexandre Magat, camarade de jeux de Roman pendant un séjour dans cette colonie, gardait encore le souvenir bien des années plus tard d’une madame Kacew attentionnée, rendant visite à son fils dans une tenue élégante de grande dame.

DansLa Promesse de l’aube, Romain décrit cette parenthèse enfantine comme un paradis : maîtres de danse, de chant, de musique pour lui, atelier de haute couture, filiale du grand couturier Paul Poiret, pour Mina. Dans le salon illuminé, des dames de la haute société venaient essayer la mode de Paris, mangeaient des petits fours et buvaient du champagne, en caressant avec attendrissement la tête du petit homme de la maison qui venait leur réciter des poèmes. Quand le personnel et les invités disparaissaient enfin, Romain et sa mère pouvaient se livrer à leur passion : devenir français. Elle lui racontait les grandes batailles, les gloires littéraires, il écoutait, enregistrait et se préparait à se montrer digne de l’honneur qui lui serait fait un jour… Honneur réciproque, d’ailleurs, car Mina faisait là un don magnifique au pays de l’intelligence et de l’élégance. Le futur écrivain français lisait Dumas et Hugo, Stevenson et Walter Scott, tous traduits en polonais, etun gros volume intituléVies des Français illustres ; ma mère m’en donnait elle-même lecture à haute voix, et après avoir évoqué quelque exploit admirable de Pasteur, Jeanne d’Arc et Roland de Roncevaux, elle me jetait un long regard chargé d’espoir et de tendresse, le livre posé sur les genoux. […] mettant tranquillement dans le même panier la tête de Marie-Antoinette et celle de Robespierre, Charlotte Corday et Marat, Napoléon et le duc d’Enghien, elle me présentait le tout avec un sourire heureux.

La maison, la vie quotidienne ressemblent à un tourbillon joyeux ; effacée la guerre, oubliées les privations et la peur, invisible le contraste entre les chapeaux de Paris et la misère du ghetto. Disparu également le père, une créature bien mystérieuse, une figure fantomatique que Romain laisse de côté, comme s’il n’avait jamais vécu avec sa mère et lui :Mon père avait quitté ma mère peu après ma naissance […] l’homme qui m’avait donné son nom avait une femme, des enfants […] Il était d’un aspect doux, avait de grands yeux bons et des mains très soignées ; avec moi, il était toujours un peu embarrassé et très gentil, et lorsqu’il me regardait ainsi, tristement, […] j’avais, je ne sais pourquoi, l’impression de lui avoir joué un vilain tour.Romain tient à distance l’image paternelle, en plaisante, la reconstruit au fil de ses romans. En de très rares occasions il baisse sa garde et la figure d’Arieh-Leïb réapparaît sans mise en scène, comme le raconte Hélène Hoppenot, la femme de l’ambassadeur français à Berne lorsque Gary y était en poste. Au détour d’une conversation, Romain lui confia que jusqu’à douze ans il était un passionné d’échecs, et qu’il s’était mis à les détester aussi intensément qu’il les aimait, presque du jour au lendemain, sans raison. Questionné plus avant, il se rappelle que cette aversion subite a coïncidé avec la séparation de ses parents… Parfois, il raconte que c’est sa mère qui est partie ; ailleurs encore, il laisse entendre que son père est l’acteur russe Ivan Mosjoukine, amour de jeunesse de Mina. Dans tous les cas, il ne donne à son père qu’un rôle très lointain : dans la vie quotidienne, seules comptent Mina et Aniela, la bonne qui s’occupe de lui durant ces années fastes. Pourtant, de temps en temps, transparaît la nostalgie d’une présence paternelle, peut-être le souvenir d’une courte période de vie de famille à trois, peut-être un regret de ce qu’il n’aura jamais vraiment connu, comme lorsqu’il apprend à faire de la bicyclette ‒ offerte par de mystérieux visiteurs, Mosjoukine en personne accompagné d’une belle dame, dit-il ‒ et évoquel’habitude qu’elle [Mina] avait de me couvrir de « professeurs » […]. Un père aurait fait beaucoup mieux l’affaire.La bicyclette ‒ et les échecs ‒, une affaire à traiter entre père et fils, et non à sous-traiter à un quelconque employé, fût-il professeur diplômé.

La réalité, comme souvent, comme toujours pour un esprit doté d’imagination et de sensibilité, est moins belle, moins bien « inventée » que la légende : à croire que le destin n’a aucun sens du scénario. Heureusement les enfants, et avec eux ceux qui persistent à leur ressembler, réparent les trous et les ratures de l’histoire. Car si jusqu’en 1925 la situation matérielle de Roman est si enviable, c’est bien grâce à la présence de son père. L’atelier de Mina produit de beaux chapeaux astucieusement inspirés de la mode parisienne, mais n’est pas une succursale de Paul Poiret en Lituanie, pas plus qu’il n’emploie un personnel nombreux. Et le petit Versailles, s’il offre des logements agréables et propres, n’en possède pas moins une arrière-cour obscure et mal entretenue, où les chats donnent la chasse aux rats. À Wilno, la misère n’est jamais bien loin, mais l’enfance donne la merveilleuse capacité de vivre dans l’irréalité, d’accommoder le réel avec les rêves.

Il est impossible de savoir si Roman a eu conscience, avant leur séparation, de la mésentente entre ses parents, ni même si cette mésentente était visible, ou si le couple s’est défait peu à peu ; impossible également de savoir s’il a eu conscience de l’existence d’une autre femme, ni comment il a perçu ensuite la naissance des enfants de ce second mariage, dont il ne parlait pas. Peut-être qu’Arieh-Leïb et Mina ne se sont tout simplement jamais retrouvés après la guerre, que les années d’exil les avaient définitivement éloignés l’un de l’autre. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’en 1925 le père de Roman quitte le domicile conjugal et vit au grand jour sa liaison avec Frida Bojarski, qui accouche au printemps d’une petite fille, Wala ou Valentina, puis l’année suivante d’un petit garçon, Pavel. Frida a dix-sept ans de moins que Mina, qui se retrouve dans la situation douloureuse et humiliante de la femme abandonnée avec son fils ; c’est la fin de la sécurité matérielle et le début du périple qui les mènera tous les deux en France.

4Wilno-Sweciany-Varsovie,en passant par l’Italie

Nous quittâmes Wilno sans regret. J’emportais dans mon baluchon mes fables de La Fontaine, un volume d’Arsène Lupin et ma Vie des Français illustres.

Romain Gary, La Promesse de l’aube

Dure et têtue, la réalité contrarie les projets de gloire du futur gentilhomme français, mais il en faudrait plus pour décourager Mina. À quarante-six ans, elle pourrait abandonner la lutte : divorcée deux fois, la seconde parce que son mari lui a préféré une femme plus jeune, seule avec un enfant à élever, sans fortune, devant faire face au mépris du voisinage et du reste de la famille, elle continue pourtant son chemin. L’accumulationd’obstacles rend le parcours encore plus admirable : elle a survécu à la guerre, à la déportation, elle survivra aussi à l’humiliation, elle accomplira tout pour Romain et à travers lui. Il sera l’homme parfait qu’elle n’a pas eu la chance de rencontrer, beau, intelligent, charmeur, il aura la vie qu’elle n’aura jamais. Lorsque son père quitte la maison, Romain a déjà donné à sa mère des gages de sa sensibilité, de ses talents d’artiste, et même de ses qualités d’amoureux. À dix ans à peine, il a vécu les affres d’un amour transi pour une belle qui lui en fait voir de toutes les couleurs, mais qu’il sert avec l’abnégation d’un chevalier. Mina peut compter sur lui.

Chez Gary, le réel, ce que les personnages voudraient réel et l’invention se mêlent toujours intimement pour rendre les événements plus intéressants et marquants. Son premier coup de foudre ‒ hasard des prénoms, hommage discret à une fratrie à jamais disparue ? ‒ s’appelle Valentine dansLa Promesse de l’aube