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Extrait : "Le dimanche 21 février 1904, MM. D.., L..., et moi, nous prenions l'express du soir qui devait nous amener à Marseille. A nous trois nous représentions trois âges de la vie : moi, hélas ! l'âge très mûr, L... la jeunesse ; D... tenait le milieu. Trois caractères différents aussi, bref, ce qu'il fallait pour bien s'entendre, puisque, diton, les gens de même caractère s'accordent mal."
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Seitenzahl: 326
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335038552
©Ligaran 2015
Le dimanche 21 février 1904, MM. D.., L…, et moi, nous prenions l’express du soir qui devait nous amener à Marseille.
À nous trois nous représentions trois âges de la vie : moi, hélas ! l’âge très mûr, L… la jeunesse ; D… tenait le milieu. Trois caractères différents aussi, bref, ce qu’il fallait pour bien s’entendre, puisque, dit-on, les gens de même caractère s’accordent mal.
Où allions-nous ? En Tunisie et en Algérie. L’itinéraire comprenait dans ses grandes lignes : Tunis, Sousse, Kairouan, Sfax, les oasis du Djérid, Douggà, Constantine, Timgad, Biskra, l’Aurès, Bougie, la Kabylie, pour se terminer à Alger. C’était certes de quoi occuper sept à huit semaines ; autant de mois auraient à peine suffi.
Donc, le lendemain, lestés chez Cassard de la bouillabaisse obligatoire, nous nous embarquions à Marseille sur le Duc-de-Bragance de la Compagnie transatlantique. La traversée ne laissait pas de m’inquiéter : j’ai, pour des motifs personnels, la crainte de Neptune et la moindre de ses fantaisies a pour moi de fâcheux résultats.
La saison n’était guère favorable : l’hiver avait été partout mauvais. Depuis deux mois il pleuvait presque continuellement ; depuis trois semaines on ne parlait que de tempêtes, de mer démontée ; un raz de marée venait même de ravager les côtes de Bretagne et de désoler Penmark.
Les pronostics étaient également menaçants ; nous n’étions pas sortis du port de Marseille que le chapeau de D… était emporté par une bourrasque (un Romain eût reculé) et si le ciel sur nos têtes était pur et sans nuages, le vent blanchissait au loin les crêtes des vagues.
Heureusement dès lors, nous éprouvâmes les effets de la protection dont pendant tout le voyage nous a couverts le dieu inconnu qui, prétend L… l’accompagne depuis sa naissance, « manitou » dont l’existence, après l’expérience du voyage, me paraît démontrée. Le vent soufflait du nord, précisément derrière nous, et si le vaisseau roulait terriblement, il n’avait pas le tangage générateur du mal de mer ; si le soir peu de personnes purent dîner, la nuit nous aguerrit et le lendemain matin nous contemplions sans émoi « cordial » les côtes rugueuses de la Sardaigne et les petites îles qui la terminent au sud, baptisées Taureau, Vache et Veau, sans que rien que leurs dimensions respectives puissent justifier ces noms bucoliques.
Ensuite la pleine mer, avec des vagues énormes, chevelues de blanc, sur lesquelles le vapeur semblait se précipiter et qui s’aplatissaient soudain sous son choc.
Vers les quatre heures du soir, l’Afrique apparut sous forme d’une bande noirâtre qui, d’abord indistincte, se précisa à droite en une suite d’ondulations basses tandis qu’à gauche les hauteurs de Bou-Korbeus signalaient le golfe de Tunis déjà embrume de nuit.
Nous faisons halte à la Goulette, à l’entrée du canal long de dix kilomètres creusé au milieu du lac de Tunis qui depuis 1893 permet aux grands vaisseaux d’arriver jusqu’à la capitale ; quelques lumières à droite et à gauche se réfléchissent dans les eaux calmes du lac, puis voici des silhouettes de magasins et de mâts, une barque glisse sur l’eau vers nous et le Duc-de-Bragance est amarré au quai de Tunis.
Une demi-heure plus tard, derrière deux Arabes qui sur une voiture à bras traînent nos bagages, nous arrivons à l’hôtel de Paris. Là, surprise : « Tiens, c’est toi ! » « Tiens, c’est vous !… » C’est L… qui dans un guide de l’hôtel retrouve une connaissance de l’Exposition de 1900, car notre compagnon a beaucoup fréquenté les bazars tunisiens, souks algériens et autres rues du Caire qui initiaient les Parisiens aux richesses et aux joies orientales et Pinhas n’est pas le seul indigène qui reconnaîtra « l’ami de 1900 ».
Qu’est-ce qu’un « ami » indigène et guide peut proposer à des Français pour leur première soirée tunisienne ? La réponse s’impose. Donc, aussitôt dîner nous nous installions place Sidi-Baian dans un café chantant recommandé par Joanne et autres Baedeker aux « amateurs de danses indigènes » et là, en savourant notre moka, nous goûtions les délices de voir six Juives remuer tour à tour leur ventre en cadence avec des yeux de merlans frits, et aux sons harmonieux d’une cithare, d’une guitare et d’une darbouka grattées et frappées par trois Maures glabres accroupis sur une estrade, nous entendions chanter ou plutôt psalmodier les litanies interminables qui forment le fond de ces chants monotones. L… prétend qu’« un charme mystérieux se dégage de ces chants et de ces danses. » Pour un peu il soutiendrait que ces musiciens sont d’incomparables virtuoses et ces Juives de délicieuses houris ; D… et moi nous bâillons, et le laissant à ses enthousiasmes, nous regagnons l’hôtel.
Tunis, on devrait plutôt dire les Tunis, est formée de deux villes aussi distinctes l’une de l’autre que si elles étaient séparées par des centaines de lieues : l’européenne, neuve, avec des rues bien droites, formant exactement les carrés chers aux fondateurs des cités modernes, possède une cathédrale dont le triple portail est protégé par des statues qui excitent plutôt le rire que le respect, un confortable édifice, la Résidence, deux pseudo-mosquées qui sont un casino et le Tunisia Palace et enfin l’effigie par Mercié d’un Monsieur à longs favoris et à long nez, Jules Ferry, le « conquistador » de la Tunisie.
Tout cela certes est très cossu ; les magasins de l’Avenue de France sont dignes des boulevards parisiens, mais nous n’avons pas traversé la Méditerranée pour voir des cités « à l’instar » de Paris et la neuve Tunis ne nous arrête guère que le temps d’aller à la Résidence demander quelques lettres de recommandation.
L’ancienne Tunisie la Tunis arabe, celle d’avant notre occupation, nous attire davantage. Par quel miracle a-t-elle échappé aux ingénieurs et aux architectes ? Comment un polytechnicien n’a-t-il pas prolongé l’avenue de France jusqu’à la Kasba, taillant, coupant et démolissant tout pour une large « artère » dans le dédale des rues arabes ? La chose invraisemblable est pourtant : l’arceau mauresque de la Porte de France franchi, vous avez fait un bond d’un monde dans un autre ; plus de trolleys à trompes sonores, plus de larges voies rectilignes bordées de poivriers placés exactement à 5 m. 53 centimètres l’un de l’autre, plus de maisons aux étages droits, aux fenêtres symétriques, c’est un labyrinthe de ruelles, de passages, qui s’enchevêtrant, se croisant, tournant, se redressant, grimpent vers la Kasba, tantôt sombres, étroits à laisser à peine place à trois hommes de front, sous les étages surplombant qui s’appuient fraternellement l’un sur l’autre, tantôt au contraire s’élargissant en soudains carrefours où la lumière s’épanche en nappes aveuglantes.
Entre ces maisons badigeonnées de chaux blanche, où ne s’ouvrent hors de l’atteinte des bras que de rares fenêtres barrées de fer, entre ces murs troués seulement de portes dont les arcs surbaissés, les lourds vantaux constellés de gros clous datent peut-être de plusieurs siècles, sous ces voûtes qui souvent enjambent les rues et joignent les étages supérieurs s’agite, ou plutôt grouille, car l’Arabe s’agite peu, toute une population dont l’aspect réjouit le touriste.
Le colon ne franchit guère la Porte de France et ici l’Arabe est chez lui. On peut oublier la conquête, rien ne la rappelle ; telle était Tunis il y a cinquante ans, telle elle est encore. Sans doute le pavé a remplacé les cailloux raboteux des anciennes rues et on chercherait en vain les immondices qui, encore aujourd’hui à Tanger, couvrent le sol d’un épais et infect tapis ; les réverbères au coin des rues prouvent que la civilisation européenne a mis quelque limite à l’insouciance musulmane, mais discrètement, et les anciens beys reconnaîtraient aisément leur capitale.
Autant et peut-être plus qu’au Caire se mêlent toutes les races orientales, le Turc, le Maure, le Bédouin, l’Arabe, le Nègre, le Juif, vêtus de robes, de burnous, de tuniques de soie, de loques sans nom, coiffés du fez, de la chéchia, du turban, du bonnet noir, pieds nus ou chaussés de sandales, de babouches, de bottines, mélange bariolé, kaléidoscope où toutes les couleurs, le blanc cru, le vert pistache, le rouge pourpre, le bleu tendre, l’abricot, le violet, le jaune citron se croisent, se heurtent ou s’harmonisent, tableau toujours varié dont ne peuvent se lasser nos yeux accoutumés aux lugubres et ternes couleurs du costume européen.
Au milieu de cette débauche de tons, un fantôme sombre se meut, s’avance vers vous, c’est une femme arabe entièrement vêtue de noir : son voile lui couvre même les yeux et elle doit à peine pouvoir se diriger ; une autre, une Mauresque, a le front et l’œil découverts, et sur le front des tatouages bleus, talismans transmis de générations en générations, tandis que, sous les sourcils démesurément allongés et élargis par la peinture, brillent les yeux noirs cernés de khol ; les ongles des mains, ceux des pieds, sont rougis au henné ; ou bien c’est une Juive aux culottes bouffantes, au ventre proéminent, au bonnet conique et pointu qui, elle, vous dévisage curieusement.
Des âniers poussant leurs bêtes chargées de deux couffins, des porteurs d’eau, pliant sous leurs outres faites d’une peau de bique restée entière, des vendeurs de sucreries, de dattes, passent, se coudoient, s’arrêtent sans que les Arabes accroupis au pied des murailles et les marchands assis au seuil de leurs boutiques lèvent les yeux ou fassent un mouvement, sans que le notaire qui, en plein air, écrit un contrat s’interrompe un seul instant.
Plus haut dans la ville, ce sont les souks. Pourquoi dit-on que les souks de Tunis ne peuvent être comparés à ceux du Caire ? N’y voit-on pas comme au Caire de longues ruelles recouvertes de planches dont les interstices laissent passer des rayons de soleil, lignes éblouissantes dans l’ombre du souk ; y a-t-il moins qu’au Caire de marchands de parfums, d’étoffes, d’armes, de tapis ? Les forgerons n’y battent-ils pas sur leur enclume le fer dont les étincelles éclaboussent les passants ; les bijoutiers n’y cisèlent-ils pas les bracelets et les pendeloques ? Comme au Caire, les étoffes luxueuses sont entassées dans des échoppes misérables, les tapis remplissent les étroites boutiques ; les selles, les sabres, les fusils sont suspendus aux planches, et sous leurs voûtes de pierres blanchies, à peine trouées de soupiraux, les rues des souks s’entrecroisent, chacune occupée par une seule sorte d’artisans, souks des parfumeurs, des selliers, des brodeurs, des tailleurs, des armuriers, longues galeries pittoresques et animées, plus animées encore lorsque c’est l’heure des ventes à l’encan et que le marchand porte sa marchandise d’un bout à l’autre du souk en criant les enchères.
Nous entrons chez Barbouchi, un des gros marchands de tapis. Barbouchi est célèbre.
« C’est, a écrit un touriste il y a une dizaine d’années, un Maure gras à face pâle et bouffie, d’ailleurs voleur renommé parmi cette population pour laquelle tromper le Roumi est un devoir sacré. »
Comme Pinhas, Barbouchi est un ami de L…, une de ses « connaissances » de 1900 ; il nous offre le café et étale ses marchandises devant nous : soieries, bijoux, bibelots, tapis, depuis les splendides tapis de soie qui valent vingt ou trente mille francs, jusqu’aux tapis de prière plus ou moins authentiques, plus ou moins usés. L’amitié ne l’empêche pas de surfaire ses prix autant que possible, et ce sont de longs marchandages, de verbeuses discussions, à la suite desquelles mes compagnons font quelques emplettes à la joie de Pinhas qui nous accompagne et qui va toucher un fructueux tant pour cent.
Auprès des souks, sous une voûte que soutiennent des colonnes, débris de quelque temple antique, s’ouvrent des fenêtres barrées de fer ; c’est la prison, nous entrons.
Que diraient nos kleptophiles humanitaires de Fresnes en voyant ce sous-sol bas et ténébreux où pêle-mêle vaguent les prisonniers ? Horreur ! ils n’ont même pas de lit et couchent sur la terre dure ! À peine la lumière pénètre-t-elle dans leur réduit et ce n’est pas sans difficulté que nous distinguons contre un pilier l’un d’eux que le geôlier nous désigne et qui, comble d’abomination, est enchaîné. Celui-là, est un assassin, et s’il ne peut payer le prix du sang ou si la famille du mort ne l’accepte pas, il sera pendu.
Cela paraît d’ailleurs peu l’inquiéter. Ses compagnons ne semblent non plus guère soucieux de leur sort : ils se pressent aux fenêtres, bavardent et rient. Quant à l’avenir « mektoub », c’est écrit.
À côté voici l’ancien marché aux esclaves, cour exiguë où l’on entassait les malheureux hommes et femmes. Que de sanglots ont entendus ces murs blancs et nus, ces piliers où l’on attachait les captifs !
À dix pas de là, une galerie soutenue par une jolie colonnade nous indique la grande mosquée. De loin nous avions aperçu son minaret carré recouvert de faïences et coiffé d’un toit pyramidal. C’est tout ce que nous verrons de l’édifice : l’entrée en est interdite aux chrétiens même déchaussés, comme, du reste, celle de toutes les mosquées de Tunis. C’est une des clauses du traité de Kassar-Saïd qui assura à la France le protectorat de la Tunisie. Nous ne perdons pas grand-chose ; ces mosquées tunisiennes sont, paraît-il, insignifiantes à l’intérieur.
À l’extérieur, plusieurs sont curieuses : celle de Sidi M’harez surmontée de nombreuses coupoles groupées autour d’un dôme central, celle de la place Halfaouïne précédée d’une très élégante galerie ; celle de Sidi Ben Ahrous et d’autres dont j’ignore le nom ont des minarets qui se dressent poétiquement au-dessus des maisons blanches de la ville.
Mais l’intérêt de Tunis n’est pas dans ses monuments. Si en grand nombre le long des rues et dans les souks, on rencontre à demi enfouis dans les murailles des fûts de colonnes byzantines ou romaines, aux chapiteaux tellement empâtes par vingt couches de chaux qu’on en reconnaît à peine la forme ; si çà et là un mur semble révéler l’appareil romain, Tunis n’a conservé aucune relique notable des siècles qui ont précédé la conquête musulmane.
Sans avoir eu dans l’antiquité l’importance de Carthage, Tunis, colonie phénicienne détruite par les Romains en même temps que sa voisine et reconstruite comme elle au IIe siècle, posséda pourtant des marchés, des temples, des théâtres ; il n’en reste aucune trace. Les Arabes en firent la capitale d’un royaume indépendant qui, du XIIIe au XVIe siècle, fut puissant sous la dynastie des Hafsites, mais chose étrange, eux qui ont laissé en Espagne de si splendides souvenirs de leur domination n’ont construit à Tunis que des mosquées banales et le Dar-el-Bey, ou palais du bey.
En réalité le bey ne vient dans ce palais qu’une fois par semaine pour rendre la justice ; sa résidence habituelle est le Bardo, à deux kilomètres de Tunis, ou l’été la Marsa, sur les bords de la mer.
Je ne saurais l’en blâmer. Resserré entre les maisons, les mosquées et les souks, le palais n’a ni jardins, ni vastes cours où l’air puisse circuler et les appartements ne rappellent que de loin les splendeurs orientales. Je fais exception pour quelques salles joliment décorées de faïences aux nuances harmonieuses et de ces stucs ajourés où jadis excellaient les Arabes et qui semblent des lambris d’ivoire ciselé.
Le mobilier est misérable et grotesque. D’innombrables pendules dorées encombrent les salles, flanquées de ces fleurs fanées sous globe qui faisaient l’orgueil des cheminées de nos grand-mères et qu’on ne retrouve plus aujourd’hui que sur les autels de quelques églises villageoises ; les fauteuils de la salle des officiers de garde sont éventrés, usés, dépenaillés ; la chambre du boy, toute jaune, renferme un trône vulgaire et massif, tout or ; sous les jolis plafonds ciselés et dorés, comme sur le marbre des murs, pendent dans des cadres à dix sous d’affreux chromos et de pitoyables lithographies représentant la bataille de Lodi et les exploits de Gonzalve de Cordoue.
Le seul endroit agréable du palais, c’est la terrasse. Quelle vue splendide ! Le « burnous du Prophète ». Tunis la blanche, s’étale tout entière à vos pieds, dans sa robe immaculée, éblouissante au soleil. Tout près, le toit immense et plat des souks percé des vasistas qui éclairent les passages, le joli minaret octogone de la mosquée de Sidi Youssef, celui de la grande mosquée à l’angle de la cour entourée de portiques, et au-delà la ville avec ses innombrables terrasses hérissées de minarets et de coupoles qui s’étend, blanche, toute blanche, jusque là-bas aux lointains perdus dans la brume du grand lac, jusqu’à la colline de Carthage pointillée de sa cathédrale, tandis qu’au sud l’horizon est barre par la fière silhouette des monts Zaghouan. Panorama inoubliable.
Je n’ai pas parlé de la façade du Dar-el-Bey, il n’y a pas à en parler : quelques colonnes aux couleurs tunisiennes, vertes et rouges, accolées à un mur bas ; c’est tout.
Les palais arabes, on le sait, sont insignifiants à l’extérieur ; l’Alhambra de Grenade, cette merveille, ressemble à un amas de granges et d’écuries ; la façade du Dar-el-Bey, sans être aussi piteuse, ne mérite aucune attention.
De même pour le Dar-Hussein, aujourd’hui hôtel de la Direction, que l’obligeance du colonel Pambet nous permet de visiter. Au dehors, malgré ses colonnes antiques, il est quelconque ; à l’intérieur, c’est un bijou.
La cour, avec ses arcades mauresques, ses galeries lambrissées de faïences et plafonnées « en nids d’abeilles », ses vestibules aux dentelles de stucs, rappelle d’une matière frappante la maison de Pilate à Séville, et ce n’est pas en faire un mince éloge. C’est charmant, gracieux et élégant au possible.
Il paraît que nombre de maisons ne sont pas trop indignes de l’hôtel de la Direction, mais le mulsuman ne laisse pas volontiers pénétrer dans son logis. Sur la rue, toutes les maisons se confondent dans la même simplicité, la même pauvreté, dirait-on, si on ne savait que cette simplicité voulue est un des caractères de l’architecture arabe, aussi avare de décorations à l’extérieur qu’elle en est prodigue à l’intérieur.
« Tunis, dit Joanne, peut aisément se visiter en une journée. » La Tunis monumentale, soit, mais combien de journées faudrait-il pour se lasser de parcourir cette ville si diverse, ces quartiers si vivants aux aspects toujours nouveaux ?
Un des plus curieux est le quartier de Bab-Souïka et de la place Halfaouine où aboutit la longue rue Saadoun bordée de maisons basses en pierres, simples rez-de-chaussée surmontés de terrasses, mais dont l’uniformité est animée par la foule qui se presse aux boutiques des épiciers, des bouchers, des négociants de toute sorte ; c’est la roule du Bardo.
Le Bardo est, je l’ai dit, la résidence habituelle du bey. Un tramway à vapeur franchit rapidement les trois kilomètres qui le séparent de Tunis et traverse un long aqueduc construit ou restauré au XVIe siècle par les Espagnols.
Cet aqueduc en briques est inutile aujourd’hui et plusieurs arcades en ont été démolies pour laisser passer la route, mais celles qui subsistent, hautes et étroites, font sur la campagne verte un très bel effet.
Le Bardo était autrefois une sorte de forteresse de plaisance si ces mots ne « hurlent pas d’être accouplés ».
Comme l’Alhambra grenadin, derrière son épaisse enceinte bastionnée, il abritait des palais, des jardins, des mosquées, des casernes, des prisons, un donjon ; même un marché et un village y avaient pris place.
Aujourd’hui, sauf quelques tours épargnées, les murailles ont été jetées à bas, remplacées par des grilles et des murs d’appui ; les donjons, les prisons ont été démolis et ce qui en reste est lamentable ; seuls, la mosquée et le palais ont survécu.
Ce palais est peu imposant : une galerie le précède et on y parvient par un perron dont huit lions superposés gardent les marches.
C’est le fameux escalier des Lions, beaucoup trop vanté.
On pénètre ensuite dans une cour entourée de faïences et de portiques dont les plafonds soutenus par des colonnettes droites n’ont rien d’oriental.
À l’exception d’un joli plafond dans le « Salon des glaces » il en est ainsi de presque tout le palais ; les architectes, sur l’ordre probablement des beys, ont évité les charmantes fantaisies de l’art mauresque ; les salles sont décorées et meublées à l’européenne.
Mais que de trônes et surtout que de pendules ! Nous en comptons jusqu’à douze dans une seule salle, systématiquement rangées sur des consoles et soigneusement voilées de gaze. Et quelles pendules ! Toutes du style Louis XV, tourmentées, torturées, tordues, des amours d’or, des bergères d’or et des seigneurs d’or sous des berceaux d’or !
Elles proviennent sans doute de cadeaux faits au bey par les souverains et la France doit avoir contribué pour une bonne part à ces libéralités ; elle aurait pu, il me semble, trouver autre chose que ces pendules grossièrement « équarries », fondues dans je ne sais quel moule.
De quel fond de bric-à-brac proviennent aussi les tableaux appendus aux murs ? Où a-t-on été dénicher ces croûtes abominables ? Il y a surtout une Abjuration de Galilée qui est un comble ! Heureusement la France n’en paraît pas responsable ; elle est signée du nom teuton d’Aloysius et a été commise en 1817.
Le Bardo vaudrait donc à peine une visite si en 1883 M. de la Blanchère n’y avait installé un musée d’antiquités, le musée Alaouï. Les salles qu’il occupe sont les plus remarquables du palais ; celle des fêtes possède un magnifique plafond aux caissons d’or vert, et l’appartement des femmes est digne de l’Alhambra avec ses murs de faïences et sa jolie coupole octogonale aux stucs ciselés.
Pourquoi, poussant jusqu’au bout l’imitation, les artistes n’ont-ils pas fait descendre de cette coupole les stalactites d’ivoire et n’y ont-ils pas mêlé les cupules féeriques du palais de Grenade ?
Les objets réunis dans le musée Alaouï proviennent de Carthage, d’Utique et de ces cent cités romaines qui, il y a deux mille ans, parsemaient la Byzacène.
Les poteries, les urnes funéraires, les statues de dieux sont nombreuses ainsi que les bibelots de toute espèce. Parmi ceux-ci il faut citer d’étranges petits masques en terre cuite ; leurs grimaces avaient pour but d’éloigner les mauvais esprits et on les déposait dans les tombeaux.
Quelques pièces sont hors ligne, telle une superbe patère de soixante centimètres de diamètre, incrustée d’or sur fond d’argent, mais la gloire du musée est dans ses mosaïques ; toutes sont remarquables, quelques-unes splendides. Comme d’ordinaire, ce sont des médaillons représentant des animaux, des lutteurs, des scènes de chasse ou de pêche encadrant un motif central sur un fond presque toujours blanc. Parmi les plus belles j’en citerai une qui mêle les travaux des champs avec les chasses aux perdrix et aux sangliers, d’autres qui nous montrent un Orphée charmant les animaux, un beau Virgile au visage noble et calme, assis entre deux muses, une forge de Vulcain, des fleuves personnifiés avec des navires dont les inscriptions disent les noms harmonieux : Vegelia, Muscula, Horreia, des têtes de Tritons, des animaux, et enfin la perle de la collection trouvée à Sousse, longue de treize mètres et large de dix, représentant un triomphe de Neptune autour duquel courent des guirlandes de fleurs et s’agitent des personnages mythologiques, merveilleuse de coloris et de délicatesse.
Je doute que sur ce point le musée Alaouï ait un rival.
Les heures avaient coulé vite et nous voulions monter au Belvédère, vaste pare dont les bosquets s’étagent en amphithéâtre, jusqu’à un ravissant pavillon apporté pièce à pièce de la Manouba, ancienne résidence beylicale.
Un gros nuage couvrait malencontreusement une partie du ciel, et au sud dans la brume et la pénombre grandissante du soir, la rude et fière silhouette du mont Zaghouan se détachait à peine, mais les deux pointes du Bou-Kornine, à ses pieds les maisons blanches d’Hammam-Lif, le cap de Carthage, le village de Bou-Saïd, le golfe de Tunis et tout près la grande ville blanche, formaient un spectacle admirable que nous nous promîmes de revoir plus à notre aise à notre retour du Djérid.
Dans la soirée, promenade à travers les hauts quartiers de Tunis, dédales de rues hospitalières aux chercheurs d’amours faciles, nombreux dans les pays musulmans, où l’homme n’a nullement honte comme Hugo « d’aller heurter « aux seuils des bouges noirs. » Il n’attend même pas le soir comme le poète et personne ne trouve surprenant de voir des hommes graves répondre aux sollicitations des habitantes.
Point du reste n’est besoin de regarder « à « la fenêtre obscène » ; la porte est ouverte, des sourires engageants vous invitent à la franchir et la fenêtre est remplacée par de petites ouvertures grillées qui permettent aux amateurs d’examiner la marchandise.
Il y a peu de vertu à résister à de pareilles tentations, et le spectacle est amusant et varié.
Le lendemain matin, nous partions pour Carthage. Carthage ! nom évocateur s’il en fut ! Didon, Enée, Annibal, Caton, Scipion, mille autres souvenirs classiques bruissaient dans nos cerveaux.
La route n’a rien d’intéressant : à gauche des champs de fèves et des collines basses, à droite à quelques centaines de mètres, les eaux stagnantes du lac de Tunis ; des ruines informes, piliers effondrés, vestiges d’arcades, indiquent la place de l’aqueduc qui joue un si grand rôle dans Salammbô et qui amenait à Carthage l’eau des sources de Zaghouan, mais celui-là est romain et Flaubert lui-même l’avoue :
« Il n’est pas certain qu’il y ait eu un aqueduc dans la Carthage punique. »
Il fait froid, une averse venue du nord nous oblige à fermer précipitamment le landau dans lequel nous déjeunons tant bien que mal ; nous n’avons pas de temps à perdre.
À droite, sur une haute colline, la cathédrale de Carthage, aux tours et à la coupole d’un blanc éclatant ; au fond, une autre tache blanche sur un promontoire, le village de Sidi-Bou-Saïd.
Voici la Marsa : des villas, des jardins où les arbres commencent à verdir, un café où nous nous arrêtons un instant pour compléter notre frugal déjeuner, la résidence estivale du bey, vaste et pesante bâtisse ; c’est tout et nous roulons vers Sidi-Bou-Saïd. Croirait-on que ce nom est celui donné à Saint-Louis par les Arabes ? Le roi se serait converti à l’islamisme et aurait été enterré ici, aussi les fidèles viennent-ils prier sur son soi-disant tombeau et l’honorer sous son nom musulman. Elle n’est certes pas banale, cette histoire d’un roi canonisé dans deux religions et invoqué à la fois par les adorateurs de Jésus et par ceux d’Allah.
Ce village de Sidi-Bou-Saïd est charmant, avec ses gaies villas, ses jardins d’oliviers et d’orangers, ses haies d’énormes cactus hérissés d’épines, ses maisons blanches, ses rues escarpées et étroites, ses terrasses, tout son aspect oriental, d’un Orient un peu trop propre, trop nettoyé peut-être, mais gentil au possible ; au-dessus, un phare couronne le cap de Carthage, c’est le doyen des phares tunisiens.
C’est ici, dans les jardins de son père Amilcar, que Salammbo, la prêtresse de Tanit, venait le soir adorer la déesse dont le disque s’arrondissait là-bas, de l’autre côté du golfe, entre les deux pointes du Bou-Kornine. Alors jusqu’au lac s’entassaient les maisons de la grande capitale ; aujourd’hui, c’est une plaine nue, ondulée, et l’histoire seule nous révèle les lieux « où fut Carthage ».
Nous la voyons bien mieux encore, cette plaine, quand, à trois kilomètres de Sidi-Bou-Saïd, devant la porte du séminaire des Pères Blancs, nous regardons à nos pieds.
Nous sommes sur la colline de Byrsa, à l’emplacement de la citadelle punique, là où, voyant son mari implorer les Romains vainqueurs, la femme d’Asdrubal égorgea ses deux enfants et se précipita dans les flammes.
Que de sang a coulé sur cette terre, non seulement pendant les six jours de carnage et d’incendie où disparut la rivale de Rome, mais plus tard encore quand la Carthage reconstruite par Jules César fut conquise par les Vandales puis emportée d’assaut par les soldats de Bélisaire et enfin quand Hassan-Ben-Noman, entré à cheval dans la basilique où le sang ruisselait, y planta l’étendard de l’Islam et mit le feu à la ville remplie des cadavres de ses défenseurs.
De toutes ces villes, punique, romaine byzantine, il n’est rien resté : « les ruines « mêmes ont péri. » La carthaginoise fut détruite systématiquement par ordre du Sénat romain et des délégués vinrent s’assurer qu’il n’en restait pas pierre sur pierre ; la romaine, relevée par Jules César au mépris des sénatus-consultes vouant aux dieux infernaux ceux qui rebâtiraient la cité d’Annibal, et la byzantine qui, après la dévastation des Vandales s’y superposa, furent incendiées par les Arabes et leurs pierres sont dispersées dans Tunis et les villages environnants.
À peine connaît-on l’emplacement de cette immense cité : on sait que son faubourg Mégara est aujourd’hui la Marsa et que la ville s’étendait de Bou-Saïd au Kram, mais la place exacte de ses remparts est inconnue et pourtant ces remparts formaient trois enceintes dont la dernière, haute de dix-huit mètres, épaisse de dix,
« renfermait des écuries pour trois cents éléphants, avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d’orge et les harnachements et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. »
Pas une pierre n’est demeurée de ces maisons de six étages enduites de bitume, qui, dit Appien, bordaient les rues dallées conduisant à Byrsa, et les ports de Carthage sont à peine indiqués par deux petites mares circulaires, essai de déblaiement tenté en 1835 par le bey Ahmed.
Ces mares ne sont pas, comme on ledit généralement, les anciens ports de Carthage, ou du moins n’en sont tout au plus que les bassins intérieurs. Bien que le terre-plein qui se trouve au centre de l’une paraisse avoir été l’île Cothon où s’élevait le palais du suffète de la mer et que M. Gaston Boissier y ait retrouvé la place des deux cent vingt cales destinées aux navires de guerre, les ports de la ville étaient beaucoup plus étendus ; il résulte des travaux de Beulé qu’ils avaient une surface à peu près égale aux deux tiers du Champ de Mars parisien, et des substructions découvertes le long du rivage ont été reconnues comme les amorces des jetées qui protégeaient les ports extérieurs. D’après certains indices un canal devait aussi couper l’isthme de la Tœnia et rejoindre le lac de Tunis, mais sur tout cela on est réduit aux conjonctures, et de Byrsa on n’aperçoit entre la mer et le pied de la colline qu’une plaine nue traversée par un chemin qui la raie d’un trait blanchâtre.
Pour se reconnaître il faudrait avoir un autre guide que notre Pinhas et nous ne pouvons en avoir de meilleur que le Père Delattre pour lequel un ami nous a remis une chaude lettre de recommandation.
Hélas ! le fameux archéologue est absent. Il faudra nous contenter d’errer au hasard au milieu des fouilles.
Un Père Blanc nous ouvre cependant la porte du musée ; ce Père Blanc avec ses cheveux en brosse, sa moustache blonde, son air énergique, sa veste et son pantalon blancs, sa chéchia et sa ceinture rouget, a plus l’air d’un officier que d’un moine. Déjà sur notre chemin nous avons rencontré quelques pères qui feraient meilleure figure dans les rangs d’un régiment que dans les stalles d’un chœur d’église.
C’est bien un régiment qu’avait rêvé d’organiser le cardinal Lavigerie : il voulait ressusciter les Templiers et les Hospitaliers et avec ses moines guerriers et agriculteurs conquérir le Sahara ense et aratro.
Sa mort a mis fin à ses projets, mais ses moines ont conservé une allure hardie qu’on n’est pas habitué à rencontrer sous le froc.
Le Père Delattre a donné le nom du célèbre cardinal au musée où il a réuni les débris recueillis dans ses fouilles. Ces débris sont nombreux, mais l’immense majorité appartient à l’occupation romaine, à peine quelques-uns remontent-ils à l’époque punique et certains plus haut encore, aux Phéniciens. Ces épaves insignifiantes ne nous renseignent guère sur ces Carthaginois que nous ne connaissons que par les récits de leurs ennemis acharnés.
Si les Romains s’entendaient à bâtir ils étaient passés maîtres en l’art de détruire et le vieux Caton a dû être satisfait. De cette ville, jadis reine de la Méditerranée, nous ne possédons que quelques bijoux d’or d’un travail très fin, des miroirs, des poteries, des hachettes et des masques grimaçants comme ceux du musée Alaouï. Notre cicérone nous fait remarquer des boucles d’oreilles faites d’une pierre creuse destinée à recevoir des parfums et nous rappelle que Flaubert en a attribué de semblables à Salammbô. Ce moine connaît ses auteurs.
Depuis deux ans pourtant les fouilles ont été un peu plus heureuses ; elles ont mis au jour des cercueils renfermant des squelettes immergés dans de la poix fondue ; un de ces squelettes porte au doigt une bague en bronze doublée d’or ; de la richesse du sarcophage et de la médiocrité du bijou, le Père Blanc conclut que le défunt a été « refait » ; c’est une assertion un peu risquée et, en tout cas, difficile à vérifier.
Plusieurs tombeaux sont sculptés, les figures sont médiocres ou franchement mauvaises. Je fais exception pour deux superbes effigies en pierre qui recouvraient deux cercueils déterrés récemment ; l’une est un homme barbu et l’autre représente une femme coiffée d’un haut bonnet dont les côtés retombent sur le cou comme ceux du klapht égyptien ; elle est vêtue d’une longue robe serrée, deux ailes se replient sur ses jambes sans cacher ses pieds nus, sa main droite tient une colombe, sa gauche offre des gâteaux.
Est-ce une prêtresse de Tanit, quelque Salammbô ?
Les souvenirs de la Carthage romaine n’offrent pas d’intérêt.
Près du musée, dans le jardin même des Pères Blancs, une Chapelle octogonale indique l’endroit où Saint Louis malade du
« flux de ventre se fist coucher en un lit couvert de cendre, mist ses mains sur sa poitrine, et en regardant vers le ciel, rendit au Créateur son esperit. »
Le monument est mesquin. Louis-Philippe qui l’a fait édifier en avait voulu un plus digne de son ancêtre et de la France, mais les Anglais s’opposèrent à la
« construction d’une forteresse déguisée, et le roi dévoué à l’entente cordiale »
se résigna à n’élever qu’un édicule incapable d’abriter le moindre canon.
« Byrsa était l’Acropole de Carthage. Elle disparaissait, dit Flaubert, sous un désordre de monuments. C’étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leurs pointes comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons, les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuiles ; tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. »
Là se dressait le fameux temple d’Eschmoun ou d’Esculape, tout de marbre blanc, entouré d’une forêt de colonnes et gardé par un peuple de statues. Un escalier de soixante marches y donnait accès.
Aujourd’hui, la villa Marie-Thérèse qui appartient à un de mes bons amis maintenant revenu en France, l’hôtel de Carthage où nous bûmes l’excellent muscat du « Clos Lavigerie », le séminaire des Pères Blancs et à l’autre extrémité de la colline la cathédrale s’élèvent seuls sur Byrsa. À peine a-t-on pu reconnaître l’emplacement du temple d’Eschmoun ; sept salles de cinquante mètres de longueur ou plutôt les substructions de sept salles ont été déblayées ; il fallut la rage extraordinaire des démolisseurs pour que les murs aient disparu : ils avaient 7 m. 25 d’épaisseur.
Mais je l’ai déjà dit : rien ne subsiste de la Carthage punique.
De la Carthage romaine il reste les citernes qui encore aujourd’hui distribuent à la Goulette l’eau amenée de Zaghouan ; si elles ont été restaurées, leur forme et leur étendue n’ont pas été modifiées. Elles sont immenses : dix-sept bassins, longs de trente mètres et larges de sept mètres et demi sont entourés par une galerie latérale de 135 mètres de longueur, pavée de marbre blanc, et le magnésium enflammé par l’un de nous, éclaire au loin les voûtes majestueuses sous lesquelles dort l’eau limpide et profonde. Ce n’étaient pas les seules citernes de la ville ; nous en trouverons d’autres en revenant à Tunis.
Autour de ces citernes, de Sidi-Bou-Saïd à Byrsa et plus loin encore, des murailles, des tombeaux, des fûts de colonnes, des chapiteaux, des parcelles de mosaïques déterrés par l’infatigable Père Delattre. Il faudrait être guidé par lui pour se reconnaître dans ces ruines ou plutôt ces débris de ruines ; on distingue pourtant aisément la forme de la basilique chrétienne, mais si cet espace vide était peut-être le forum où étaient le temple d’Apollon, celui de Tanit, celui de Baal, où les thermes, les cirques, les théâtres, les palais ? Rien, rien que les tombeaux de la nécropole. Ces tombes, ces chambres funéraires plutôt, ressemblent beaucoup aux tombeaux étrusques d’Orvieto en Italie ; quelques-uns sont de très haute antiquité comme le prouvent leurs portes au-dessus desquelles de larges pierres inclinées se rejoignent pour former un toit triangulaire.
La cathédrale est sur la route du retour.
Singulière, cette cathédrale. Seule sur le sommet de Byrsa elle semble le blanc sépulcre des peuples ici ensevelis.
Pas une maison, pas une cabane ne s’abrite à ses murs : l’herbe grise l’environne et les arbres de son avenue s’obstinent à ne pas grandir sur cette terre faite de briques brisées et de pierres écrasées.
Ce vaste monument, tout de luxe, absolument inutile, vide de fidèles, fait penser à ce Saint-Paul hors les Murs où l’orgueil des papes a entassé tant de millions depuis quatre-vingts ans. Il a dû en être dépensé aussi quelques-uns pour cet immense édifice byzantin aux murs droits, aux tours coiffées de dômes pyriformes.
L’intérieur avec son plafond à caissons dorés, ses arcs mauresques, ses élégantes colonnettes, sa haute coupole est richement décoré. Comme au Sacré-Cœur de Montmartre, les fondateurs ont profité de la vanité humaine pour obtenir pierres, colonnes et autels.
Les écussons constellent les murs du chœur et de la nef, et tout en rappelant la munificence des donateurs, encouragent à les imiter ceux qui seraient flattés de voir leur blason réel ou fantaisiste peint en or, gueules ou sinople à côté de celui des plus nobles familles.
Le cardinal Lavigerie repose dans sa cathédrale, à demi couché sur le marbre noir d’un sarcophage devant lequel prient deux Pères Blancs ; de chaque côté, des statues de bronze : un esclave délivré et une bédouine tendant son enfant au cardinal.
L’ensemble est digne de l’homme éminent qui repose sous la dalle.
Au pied de la cathédrale est un misérable village, la Malga, où, dans des citernes à demi effondrées, les indigènes ont installé des demeures pour eux et leurs animaux. Carthage allongeait en effet ses faubourgs jusqu’ici, et tout près voici l’amphithéâtre, entièrement ruiné : les travaux n’ont réussi à déblayer que l’arène et quelques assises des gradins inférieurs. Presque aussi grand que le Colisée, il était encore intact au XIVe siècle ; depuis, ses pierres ont servi aux constructions de Tunis. Au centre, une croix a été érigée sur un petit tumulus, et une chapelle a été ménagée dans les caveaux en l’honneur de sainte Félicité et de sainte Perpétue qui « furent livrées à la dent des bêtes », rappelle l’inscription.
En rentrant à Tunis nous voyons une multitude de points sur le lac : ce sont des bandes innombrables de flamants roses, en langue scientifique des phénicoptères ; quelques-uns sont isolés ou groupés à quelques pas des rives, et il semblerait aisé de les approcher. Il n’en est rien ; ce sont des sentinelles vigilantes et la bande entière s’enfuirait au premier signe d’hostilité.
Pour les joindre, il faut, la nuit, se glisser vers eux en barque et alors quelquefois on a la chance de les surprendre.
Ace récit, le sang du chasseur D… se réveille ; il se jure d’ajouter quelques flamants à ses exploits cynégétiques et charge Pinhas d’organiser pour notre retour une expédition nocturne. Ce n’est pas tout : il brûle de se distinguer dans le sud : lièvres, outardes, mouflons le fascinent et aussitôt rentré à Tunis il court chez un armurier, loue un fusil, achète cent cartouches, du gros plomb, du petit et du moyen, il lui en faut de toute espèce ; il s’enquiert des distances auxquelles on peut tuer ceci, cela, même un chameau ! et la nuit, un rêve lui a sans doute montré une hécatombe de gibier à poils et à plumes abattu par son terrible fusil.
Le soir, nous nous rendons à la place Halfaouine, centre du quartier populaire ; c’est demain l’Ait-el-Kebir, la grande fête musulmane, la fête du mouton où chaque famille, comme dans la Pâque juive, doit manger le mets symbolique, et on nous a dit que la fête commençait dès la veille.