Soliloque polyphonique - Céline Choël - E-Book

Soliloque polyphonique E-Book

Céline Choël

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Beschreibung

Un modeste bar de quartier, hors du temps et de l’espace des hommes. Un solitaire déguste du XO Cognac. À sa table, il invite tour à tour des inconnus, mais aussi Dieu, Elon Musk, Camus, un cantonnier… et, en dernier lieu, la Mort, treizième convive. Ce qui semblait n’être qu’une simple conversation se dévoile peu à peu comme un soliloque cathartique, mêlant aphorismes, réflexions mélancoliques et pensées pour soi-même.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Céline Choël est une « femme assez ordinaire, perdue dans la foule obscure, pour qui il a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement », à l’image de Figaro. Son premier recueil de nouvelles, "Nouvelles cathartiques", propose un regard conjointement décalé, ironique et distancié sur des enjeux contemporains tels que le transhumanisme et l’IA. À travers ces thématiques, elle apporte un éclairage qui associe les questions actuelles à la sagesse intemporelle des mythes grecs.

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Seitenzahl: 148

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Céline Choël

Soliloque polyphonique

Ou réflexions pour soi-même

Essai

© Lys Bleu Éditions – Céline Choël

ISBN : 979-10-422-4812-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

« Que faites-vous du matin au soir ?

— Je me subis. »

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né

« Nul n’approche de la condition du sage s’il n’a pas la bonne fortune d’être oublié de son vivant. »

Cioran, De l’inconvénient d’être né

« VLADIMIR : Ne perdons pas notre temps en vain discours. (Un temps. Avec véhémence.) Faisons quelque chose pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu’on ait précisément besoin de nous. D’autres feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux. L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité, c’est nous, que ça nous plaise ou non. »

Samuel Beckett, En attendant Godot

Avant-propos

Il n’est rien de plus sincère qu’une conversation impromptue avec des inconnus, dans un bien banal bar de quartier. Pas de jugement professionnel ni moral, pas de méfiance familiale, pas de compromission amicale, pas de faux-semblant conjugal. On se laisse aller à la confidence d’autant plus facilement dès lors. Épanchement magnifié, paroles qui s’envolent, digressions, réflexions plus ou moins philosophiques, propos métaphysiques, assumés, engagés ou totalement désengagés. Nos interlocuteurs sont finalement toujours en accord avec nous, dans l’échange fraternel des vers ; alors s’agit-il d’un véritable dialogue polyphonique, ou d’un soliloque mélancolique et universel ? Et puis, parler de tout et de rien, comme de l’infiniment petit et l’infiniment grand, des contingents soucis du quotidien, et puis des très convenues notions de Vie et de Mort, quand tous les sujets et les anecdotes ont été épuisés, au gré de la soirée.

Au détour d’une conversation animée donc, quelques fulgurances éclairantes, et d’absurdes vérités assénées comme des larmes fouillant des entrailles surprises. Aphorismes graves et légers, mêlés aux vapeurs alcoolisées, aux volutes enfumées, aux sourires complices échangés, histoire d’en parler.

Refaire, défaire ou parfaire le monde par l’angle de la discussion d’un comptoir, de la connivence désintéressée d’une soirée. Laisser choir son autocensure, pour dire ce que l’on pense. Mais, de là à penser tout ce que l’on dit…

Céline Choël

Alors, entamons notre causerie, qui va sans doute s’avérer plaisante avec un brin de poésie, avant toute chose, mon bon monsieur ! Car il n’y a rien de plus vrai et de plus utile que la Beauté, savez-vous, et cela paradoxalement parce qu’elle n’est que subjective et personnelle. Mais vous prendrez bien un verre de ce XO cognac tout d’abord, car vous êtes mon invité ? Nous avons encore bien le temps d’ici la fermeture, les patrons ne sont pas mécontents que le bar soit encore animé, et que leurs clients aient le gosier déshydraté ! À votre santé, donc, et à notre conversation à peine engagée. Mais avant de commencer notre échange prometteur, savourons et dégustons comme il se doit cet exquis nectar, en prenant soin d’identifier son profil aromatique riche et complexe : sentez-vous la puissante saveur du chêne, l’effluve entêtante des épices, et la douceur des fruits secs ?

Venons-en donc à mes modestes réflexions, comme j’ai proposé de vous les partager ainsi que la table où trinquent nos verres devenus amicaux. Ah, que n’ai-je pas ressenti la première fois que j’ai traversé l’artère fréquentée d’une grande ville, cette impression de vertige, l’agitation vaine, qui favorise un état de stress quasi permanent lors des déambulations extérieures. Être vigilant en circulant, traverser sciemment la foule en l’évitant, regarder où l’on met ses pieds ; et pourtant là au-dessus de nos regards horizontaux, cette brèche verticale, au-delà de l’horizon construit : mais qui se souvient encore de lever les yeux au ciel en ville, pour y plonger, dans cet éther ? Il faut dire que j’arrivais fraîchement d’un « démographiquement parlant » bien insignifiant village normand : le Château d’Almenêches, 205 âmes qui vivent et plus encore peuplant le cimetière. Alors vous imaginez bien que ces citadins les yeux vissés au sol, il m’a été difficile de leur sourire de face, ou d’engager quelconque tête-à-tête… Ont-ils oublié qu’au-dessus de leurs tracas bornés, le ciel est toujours souverain ? Ont-ils oublié les aubes prometteuses et les crépuscules effondrés, les dégradés du jour, changeants éventails, les étrennes des saisons, la grâce éphémère d’une rosée tissée devenue dentelle fragile dans l’herbe foulée au petit matin, le discret réveil des butineuses sous les rais conquérants du soleil levant ?

Et pourtant, l’on peut aussi en percevoir, de la joliesse, dans ces villes bien grises, au détour d’une curieuse ruelle étroite, dans les gargouilles hautaines et rieuses, sur les toits-terrasses bercés de futiles flâneries et de félines fugues impromptues, à travers les lumières tamisées des persiennes indiscrètes aux étages voyeuristes, par le clapotis d’une ondée désenchantée sur le triste trottoir, dans le mauve insolent d’une glycine rescapée de l’univers minéral, ou encore par l’insolence bienheureuse d’un chant d’oiseau égaré sur un belvédère esseulé.

Elle est bien là, à portée des pensées et des voyants, la Poésie, dans les nuances de gris, dans les brèches de l’oppression d’un monde commandé par la vitesse et l’efficacité, dans la rigueur géométrique des boulevards et la précision horaire des chassés-croisés des transports en commun. Elle est intrinsèque à la nature humaine, il suffit de la laisser s’exprimer dans un regard décalé, dans une halte voulue, dans l’attention portée au minuscule écarquillé, sur un banc par la contemplation du vivant défilant passant. La Poésie n’est jamais très loin de celui qui aime à rêver, au-delà des injonctions du quotidien et de la raison purement pratique. La Poésie est dans les fées, que nous souhaitons voir s’envoler, dans l’essor de l’imaginaire quand nous éprouvons l’Ennui du réel, dans la légèreté d’un sourire esquissé désintéressé, sur l’échiquier imprévisible de nos désirs, dans la moindre parcelle de vie et d’envie.

Je ne sais pas si j’ai réussi à vous convaincre de « l’utilité de la poésie », tournure ô combien oxymorique, que cette notion d’utilité, mon cher interlocuteur, mais je vous demande maintenant : savez-vous profiter de la vie, quand je dis profiter, plus exactement habiter le présent ? Nous habitons le présent ensemble, en ce moment bien précis, car nous conversons et philosophons tout en dégustant ce cognac qui a été distillé goutte après goutte, ce liquide précieux, alchimie du fruit et de sa quintessence. Parce que c’est absurde la vie tout de même, comprenez-vous : on délaisse ce que l’on a, pour désirer ce que l’on ne s’autorise pas à avoir. Par peur de le bouder un jour aussi, sans doute. Le manque et le désir ne cohabitent décidément pas avec le réel et le quotidien.

Alors il faut rechercher l’intensité, non la durée, c’est le secret de l’alchimie du présent perpétuel, encore un paradoxe, vous en convenez ? Les sabliers ont l’inconvénient de nous faire compter tristement à rebours le temps restant, mais ils ont aussi l’avantage de nous rappeler d’en profiter grain après grain tant qu’il s’écoule insolent insaisissable et nous glisse, provocant, entre les doigts… Avec l’âge, on ne s’embarrasse plus du réel, on a bien compris que celui-ci est implacable et cruel, terriblement rationnel.

Alors on le contourne par des fictions et des illusions qu’on entretient sciemment, avec légèreté, pour ne pas oublier de penser à rêver, dans d’insolentes évasions.

Alors on se divertit, et l’on se crée des souffrances qui nous rappellent de rester encore vivants le temps de les éprouver, de rester crédules pour continuer à faire comme si l’on ne savait pas que rien ne résiste au Temps.

Alors on se laisse griser par des sentiments qu’on peine à réfréner, pour le plaisir de ressentir à nouveau, pour se laisser duper volontairement, pour s’offrir une nouvelle jeunesse, pour se moquer de nos échecs.

Que l’instant présent, cet affront à nos échéances, profite bien arrogant de rire au nez de nos résolutions : qu’il soit notre seul Dieu, notre leitmotiv, notre échappatoire, notre résistance et notre Salut.

Tout le reste n’est que bien mauvaise littérature, voyez-vous !

Mais comme je vous sens tout de même dubitatif, passons dorénavant à une petite ode à la liberté, à propos du loup et du chien, contre la « servitude volontaire », idée bien boétienne.

Car j’ai l’ivresse bien triste ce soir ; figurez-vous, mon bon monsieur, que cela signifie en réalité ressentir l’élégante mélancolie, l’envie d’ailleurs et la pesante lucidité. Cela s’appelle être éveillé, que ce soit par l’envie de conduire un bolide sur une route incertaine à vive allure, l’envie de pleurer des illusions et des chaînes créées de toute pièce, du paraître social qui engloutit les années fastes, ou encore de se souvenir que l’on a cessé d’être libre, par asservissement sociétal consenti, mais également par faiblesse, afin de ne pas être repéré de ses pairs. La venimeuse servitude bien volontaire : le piège de nos sociétés patriarcales, depuis deux millénaires. Parce qu’après tout, qu’attend-on pour s’en détacher, de ces chaînes acceptées par panurgisme et par obéissance ?

Il suffirait de ne plus vouloir être au service des autres et des limites que l’on s’impose, pour ne plus l’être, de ces chimères sociales avilissantes. De ces mensonges de vie édifiés pour structurer une société et la dresser aux exigences des puissants, pour faire régner l’ordre, et la bienséante morale. La mise en scène toujours voulue de la famille parfaite : une photographie bonimenteuse, où chacun semble satisfait d’avoir sa place, bien assagi et figé dans un bonheur édifié, construit sur papier glacé. Mensonges communs et partagés : l’on ferait comme si tout était sous contrôle et normalisé, pour n’avoir pas à décider et à agir.

La solitude de l’ermite est bien douce en vérité, mais elle fait peur à une majorité d’êtres qui ne veulent pas s’avouer être dans l’erreur. D’ailleurs, vous qui peinez à rentrer ce soir, vous préférez encore ma compagnie envahissante, que d’être planté en face de votre cristallin, récipient devenu taiseux.

Car le loup solitaire effraie toujours les troupeaux. Trouble-fête, danger imprévisible, il agace par sa liberté et par son franc-parler : c’est l’Homme à abattre par excellence, c’est l’Homme à combattre, celui à qui l’on fait croire qu’il a tout gâché, qu’il est inadapté à la Société, qu’il est dans l’erreur ; celui qu’on rejette pour se rassurer. Il s’est rendu volontairement à la liberté, notre bien le plus inestimable, mais peu de ses congénères le lui reconnaîtront, car ils l’envient ce loup solitaire : ils n’en sont pas capables, de briser leurs chaînes à leur tour. La liberté fait peur en vérité, car elle nécessite le libre arbitre et d’aimer la Vie dans son essence.

Alors, rejoindre la forêt, hurler à la lune naissante comme on chante à tue-tête, par bonheur d’exister, comme le loup de steppes.

Alors, fouler la lande, malgré l’incertitude d’une soirée à vivre encore le ventre vide. Peu lui chaut vos fades soupers, s’il doit les partager avec ses tortionnaires, avec ceux qui l’enchaînent d’un pesant collier comme le clamait Ésope, le noble loup famélique.

Alors, malgré la souffrance, ne suivre que la voie que l’on souhaite se tracer. Car il vaut mieux éprouver la douleur que d’être mort de son vivant. Il vaut mieux ressentir la faim et la solitude, que d’être anesthésié de ses pulsions et privé de ses envies.

Alors, redevenir un loup, et quitter ces tièdes maisons où l’on ne se repaît que des restes délaissés et méprisés de l’existence et de l’illusion d’une vie moins dure.

Le déposer, cet étouffant collier, une bonne fois pour toutes : préférer les dangers de la forêt à la mortifère cheminée d’un quotidien sans saveur.

Car avoir froid et peur, c’est encore ressentir.

Car avoir faim et envie, c’est encore être vivant.

Car courir esseulé sous les rayons de lune, c’est encore refléter et déplacer la lumière par sa vigueur.

Cela m’a donné bien soif en vérité, reprenons un verre puis le cours des vers : il me vient des envolées lyriques parfois, mais n’hésitez pas à m’interrompre si je vous assomme. J’ai tendance à trop m’épancher, à monopoliser la parole : je n’aimerais pas dévier vers le pénible monologue. Tenez, sans prétention, pour nous divertir un peu ces petites pièces quelque peu mièvres, j’en conviens, mais inspirées par notre retraite en cette taverne protégée des froidures saisonnières. Des haïkus hivernaux, un pas de valse en trois temps, pour briser la glace entre les amants encore engourdis par l’hiver :

« Qu’il est insolent le vent d’hiver,

De caresser nos corps enlacés :

Froide morsure, par nous, hâtivement réchauffée. »

« Suspendus, le Temps d’attendre trop longuement

D’une aube à l’autre, nos bien incertaines retrouvailles ;

Enfin, notre Temps revenu : à nouveau suspendus ! »

« Qu’il est émouvant et pénétrant ton souffle vital,

S’insinuant des hanches jusqu’aux tréfonds de l’âme,

Fastueux telle la lumière offerte altière, à l’obscurité. »

« Le renouveau peine à fleurir en cette fin d’hiver ;

Pourtant l’impertinent crocus émerge superbement,

Nous rappelant l’urgence de traverser le présent. »

Oui, vous avez bien saisi que je suis tout de même de nature mélancolique. C’est un état d’esprit qui me correspond bien finalement. J’en suis d’ailleurs peu ou prou aux réflexions nostalgiques également, car nous savons tous deux qu’un monde en a remplacé un autre. Je suis, comme vous l’êtes aussi eu égard de votre âge, le dépositaire d’un autre Temps. J’ai été témoin de la Tradition, qui s’est délitée, et j’ai aussi j’ai été praticien d’antiques gestes et réflexes. Ce Temps est mort. Ses vestiges et ses valeurs ne sont plus contemplés ni respectés de personne.

Ce monde a été détrôné par un autre, certes, c’est de l’ordre des choses. Mais ce nouveau monde autoproclamé n’est pas naturel. D’autres enjeux sont en œuvre. Car cette nouvelle ère n’est pas celle de l’Homme, mais bien celle de ses créations, celle des Machines. Celles-ci anticipent, projettent, calculent, résolvent, performent, dialoguent, communiquent, conceptualisent, et maintenant créent, réfléchissent, s’autonomisent, sont en passe de ressentir, nous imitent, nous supplantent.

Alors certes, d’aucuns affirmeront que ce sont de stupéfiants algorithmes, savamment programmés pour décupler les possibilités infinies desdites machines et combler bien heureusement nos imperfections et nos limites, dans le but de nous servir. Nous externalisons ainsi notre mémoire, nos connaissances à travers ces outils performants : nous ne le sommes plus en revanche, performants. Nous utilisons de moins en moins les possibilités incroyables de notre cerveau, nos neurones s’atrophient par zones entières, les machines nous rendant intellectuellement oisifs. Les algorithmes dissertent, analysent, apprennent des hommes qui les programment : et nous, que retenons-nous vraiment à notre tour ? Nous avons recueilli et délivré nos savoirs à la machine : quel aède dépositaire d’une mémoire collective pourrait encore réciter l’intégralité d’une Iliade ou d’une Odyssée contemporaine ?

En Afrique, on pleure la mort d’un vieillard en regrettant que ce soit une bibliothèque qui disparaisse. En Europe, pleurera-t-on un jour de n’avoir pas protégé ces bibliothèques en les dématérialisant numériquement ? Que reste-t-il à l’Homme ? Notre humanité n’est-elle pas menacée désormais par cette concurrence, déloyale et regrettable humainement pensant ? On apprend à la Machine à ressentir des émotions, à éprouver le toucher, bientôt l’odorat… Machines humanisées quand nos pensées et nos gestes se mécanisent. Un Monde en a supplanté un autre : l’ère des machines a sonné le glas de l’Homme.

Buvons donc à la mémoire de l’Homme que nous avons connu, à l’Homo cogitus ! Prenons le temps lent de redevenir des hommes en pensant et en doutant. Ralentissons la course d’un temps, dans la durée alanguie, afin de déguster et d’apprécier ce nectar exhalant ses arômes dans la chronologie de sa maturation et de sa bonification.

De la poésie, encore et toujours : ce soir est placé sous le signe d’Orphée, mon cher ! Rendons grâce à la lumière distillée, à l’atmosphère réjouie et réchauffée de ce bar, que le ballet des mots soit éclairé par notre foi indéfectible en notre humanité ! Et comme le printemps succède toujours à l’hiver, quelques haïkus printaniers, pour nous sentir revivre, comme un vin de vigueur réchauffant nos insolents et fiers espoirs :

« Ô cerisier encore transi,

Ne sens-tu pas, par ce vent attiédi

Que tu te pares de Grâce en ta cyclique beauté ? »

« Sous les caresses douceâtres

Le Nature renaît, souveraine et altière,

Mais ta main sur mon front : une tendresse si fugace. »

« Qu’il est coloré le champ en mai,

Égayant l’horizon saturé de joie visuelle :

La mélancolie disparaît alors, en cette une saison bigarrée. »

Pour lutter contre la mélancolie, en imaginant qu’on cherche à lutter contre… parce que souvent on l’entretient bien volontairement, croyez-m’en, pour se sentir plus noble et plus grand, pour s’inventer une souffrance à cristalliser. Je reprends donc mon raisonnement, il y a deux moyens pour lutter : cet admirable cognac, véritable résistance désarmée, et le suicide, résistance armée de courage devant une vérité.

Le suicide, je n’ai toujours pas réussi à statuer sur son sort, contrairement à ce nectar, dont le sort est, lui, couru d’avance pour ce soir ! Je pense qu’il faut déjà dissocier les pensées suicidaires de l’acte lui-même, plus vil et pratique, passage à l’acte peu intéressant en soi, que nous n’évoquerons pas aujourd’hui. En effet, les pensées suicidaires, elles, sont infinies, contrairement au geste, sombres passagères de nos désenchantements, compagnes de survie et prospections désespérées de sens. La quête du sens, la voilà donc la vraie cause à tous nos malheurs : si l’on savait se contenter de se nourrir, d’avoir son corps à l’aise et de se reproduire, nous n’éprouverions pas toutes ces complications. Mais nous n’accéderions pas aux joies éphémères de cette liqueur, me direz-vous, et aux tressaillements de tomber en amour, certes.