Soutenir l'équipe nationale de football - Jean-Michel De Waele - E-Book

Soutenir l'équipe nationale de football E-Book

Jean-Michel De Waele

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Beschreibung

Qu’est-ce qu’être supporter ? Quels sont les ressorts de l’engouement, tantôt folklorique, tantôt fanatique, pour une équipe de football ? Les supporters constituent-ils une population à part ? Sont-ils, à l’inverse, des miroirs grossissants ou déformants de nos sociétés ?

En se focalisant sur les supportérismes des équipes nationales de football, cet ouvrage ambitionne de combler un vide dans l’étude du supportérisme et de ses implications sociales et politiques.

Une analyse socio-politique complète du supportérisme des équipes nationales de football qui vous permettra de mieux en saisir les enjeux pour la société, souvent masqués derrière les aspects sportifs et financiers.

EXTRAIT

Le football moderne est un important vecteur de politisation et un catalyseur d’expressions identitaires. Il révèle « des frustrations, des impensés, des malaises de groupes d’individus ou d’une communauté nationale », mais aussi, et peut-être surtout, des passions, des liesses, des communions d’euphorie, des rapprochements de populations et des échanges culturels. A l’image des sociétés contemporaines post-modernes, ce sport est empreint de paradoxes. Il contribue tantôt à euphémiser des conflits sociaux, tantôt à attiser des tensions et à nourrir des violences symboliques, voire physiques. Les cas d’euphémisation des conflits par le football sont nombreux. Des « derbys pour la paix » sont ainsi organisés depuis 2013, à l’initiative du pape François (fervent supporter du club de foot argentin de San Lorenzo) et de l’ancien international argentin Javier Zanetti, pour porter les valeurs « de paix, de tolérance religieuse et de dialogue ». En mai 2015, alors qu’il brigue un cinquième mandat consécutif à la tête de la FIFA, Sepp Blatter propose l’organisation à Zurich d’un « match pour la paix » entre la Palestine et Israël, afin de faire valoir lui aussi la dimension pacificatrice du football. Autre exemple, le 17 novembre de la même année, quelques jours après les attentats de Paris, le mythique stade de Wembley se pare des couleurs du drapeau français à l’occasion d’un match amical entre l’Angleterre et la France devenu symbole de l’union contre le terrorisme. Les rivalités sportives sont alors temporairement mises de côté et certains supporters anglais entonnent la Marseillaise pour marquer leur solidarité avec le voisin français.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault sont professeurs de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où ils mènent leurs recherches au Centre d’étude de la vie politique – CEVIPOL.

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Soutenir l’équipe nationale de football

Enjeux politiques et identitaires

EDITE PAR JEAN-MICHEL DE WAELE ET FREDERIC LOUAULT

 

DIRECTEUR DE LA COLLECTION « SCIENCE POLITIQUE »

Pascal Delwit

Derniers titres parus

Adhérer à un parti. Aux sources de la participation politique, Emilie van Haute, 2009

L’islam à Bruxelles, Corinne Torrekens, 2009

Les voix du peuple. Le comportement électoral au scrutin du 10 juin 2009, édité par Kris Deschouwer, Pascal Delwit, Marc Hooghe et Stefaan Walgrave, 2010

Ordres et désordres au Caucase, édité par Aude Merlin et Silvia Serrano, 2010

La biodiversité sous influence? Les lobbies industriels face aux politiques internationales d’environnement, Amandine Orsini, 2010

Revendiquer le « mariage gay ». Belgique, France, Espagne, David Paternotte, 2011

Clivages et familles politiques en Europe, Daniel-Louis Seiler, 2011

Party Membership in Europe: Exploration into the anthills of party politics, edited by Emilie van Haute, 2011

Les partis politiques en Belgique, édité par Pascal Delwit, Jean-Benoit Pilet, Emilie van Haute, 2011

Le Front national. Mutations de l’extrême droite française, édité par Pascal Delwit, 2012

L’état de la démocratie en Italie, édité par Mario Telò, Giulia Sandri et Luca Tomini, 2013

Culture et eurorégions. La coopération culturelle entre régions européennes, Thomas Perrin, 2013

Les entités fédérées belges et l’intégration des immigrés. Politiques publiques comparées, Ilke Adam, 2013

Le cumul des mandats en France: causes et conséquences, édité par Abel François et Julien Navarro, 2013

Les partis politiques en France, édité par Pascal Delwit, 2014

L’électeur local. Le comportement électoral au scrutin communal de 2012, édité par Jean-Benoit Pilet, Ruth Dassonneville, Marc Hooghe et Sofie Marien, 2014

Nationalisme et pouvoir en République de Moldavie, Julien Danero Iglesias, 2014

Qu’est-ce que l’Europe? Essais sur la sociologie historique de Stein Rokkan, Daniel-Louis Seiler, 2014

Introduction à la science politique, Pascal Delwit, 2015, 2e édition

Political Science in Motion, edited by Ramona Coman and Jean-Frédéric Morin, 2016

 E D I T I O N S D E L ’ U N I V E R S I T E D E B R U X E L L E S

Soutenir l’équipe nationale de football

Enjeux politiques et identitaires

EDITE PAR JEAN-MICHEL DE WAELE ET FREDERIC LOUAULT

E-ISBN 978-2-8004-1673-1 D/2016/0171/8 © 2016 by Editions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique)[email protected]

Sur l’auteur

Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault sont professeurs de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où ils mènent leurs recherches au Centre d’étude de la vie politique – CEVIPOL.

À propos du livre

Qu’est-ce qu’être supporter ? Quels sont les ressorts de l’engouement, tantôt folklorique, tantôt fanatique, pour une équipe de football ? Les supporters constituent-ils une population à part ? Sont-ils, à l’inverse, des miroirs grossissants ou déformants de nos sociétés ? L’analyse des supporters dans le football permet de mieux saisir des enjeux de société souvent masqués derrière les aspects sportifs et financiers, comme la politisation des passions sportives, les constructions identitaires, les processus d’intégration sociale ou encore le rapport à la violence. Plusieurs travaux ont été réalisés sur ces questions, mais ils n’envisagent le supportérisme qu’au niveau des clubs de football. Les comportements des supporters (ou groupes de supporters) des équipes nationales, pourtant riches d’enseignements, n’ont encore jamais fait l’objet d’une analyse académique substantielle. En se focalisant sur les supportérismes des équipes nationales de football, cet ouvrage ambitionne de combler un vide dans l’étude du supportérisme et de ses implications sociales et politiques. Les contributeurs s’intéressent d’abord aux constructions historiques et aux évolutions du supportérisme national. Ils évaluent ensuite les enjeux identitaires liés au soutien d’une équipe nationale et examinent en quoi ces supporters participent à la consolidation – ou dans certains contextes à la fragilisation – d’identités nationales. Ils envisagent enfin les représentations médiatiques et les usages politiques des performances ou contreperformances des équipes nationales. Le livre se veut comparatif et multidisciplinaire. Les lecteurs y trouveront des études de cas variées et originales, qui couvrent différentes régions du monde. L’ouvrage s’adresse aux étudiants et aux universitaires en sciences humaines et sociales, mais aussi au grand public qui s’intéresse au football et cherche à en décrypter les enjeux au-delà des aspects purement sportifs.

Pour référencer cet eBook

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Table des matières

Introduction Jean-Michel DE WAELE, Frédéric LOUAULT

PREMIÈRE PARTIEConstructions et évolutions des supportérismes nationaux

CHAPITRE I. – Constructions historiques et expressions contemporaines du supportérisme national en Amérique latine Guillaume FLEURY, Lucas GÓMEZ, Frédéric LOUAULT

CHAPITRE II. – L’invention du dirigeant de groupe de supporters dans les Coupes du monde : le parcours de Jayme de Carvalho, supporter-symbole de l’équipe du Brésil Buarque BERNARDO DE HOLLANDA

CHAPITRE III. – L’émergence d’un projet atypique de supportérisme national : les « Ultras Italia » Sébastien LOUIS

CHAPITRE IV. – La « génération dorée » et les mutations du soutien envers l’équipe de Roumanie : le cas de la Coupe du monde de 1994 Pompiliu-Nicolae CONSTANTIN

DEUXIÈME PARTIELes équipes nationales de football au cœur des enjeux identitaires

CHAPITRE V. – Le football en Iran Sentiment national et revendications identitaires Christian BROMBERGER

CHAPITRE VI. – Que représentent les Pharaons d’Egypte ? Les visages multiples du supportérisme de l’équipe nationale égyptienne Suzan GIBRIL

CHAPITRE VII. – Soutenir (et critiquer) la Russie. Les représentations politiques autour du rapport à l’équipe nationale russe de football Ekaterina GLORIOZOVA

CHAPITRE VIII. – Le supportérisme des équipes nationales en ex-Yougoslavie ou l’introuvable triangle Etat-nation-territoire Loïc TRÉGOURÈS

TROISIÈME PARTIEUsages politiques et médiatiques des équipes nationales

CHAPITRE IX. – « Soutenir l’équipe ou se battre entre nous ? » Le supportérisme envers l’équipe de Yougoslavie lors de la Coupe du Monde de 1990 en Italie Zec DEJAN

CHAPITRE X. – L’équipe nationale de football du Cameroun (les Lions indomptables) en compétition internationale : entre passions et récupération ? Japhet ANAFAK

CHAPITRE XI. – Les Diables rouges : une belgitude réincarnée ? Jean-Michel DE WAELE et Gregory STERCK

CHAPITRE XII. – Représentation médiatique des supporters de l’équipe de France de football : approche diachronique de 1994 à 2010 Pierre MIGNOT

Références bibliographiques

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Introduction

Jean-Michel DE WAELE, Frédéric LOUAULT

Le football moderne est un important vecteur de politisation et un catalyseur d’expressions identitaires. Il révèle « des frustrations, des impensés, des malaises de groupes d’individus ou d’une communauté nationale »1, mais aussi, et peut-être surtout, des passions, des liesses, des communions d’euphorie, des rapprochements de populations et des échanges culturels. A l’image des sociétés contemporaines post-modernes, ce sport est empreint de paradoxes. Il contribue tantôt à euphémiser des conflits sociaux, tantôt à attiser des tensions et à nourrir des violences symboliques, voire physiques.

Les cas d’euphémisation des conflits par le football sont nombreux. Des « derbys pour la paix » sont ainsi organisés depuis 2013, à l’initiative du pape François (fervent supporter du club de foot argentin de San Lorenzo) et de l’ancien international argentin Javier Zanetti, pour porter les valeurs « de paix, de tolérance religieuse et de dialogue ». En mai 2015, alors qu’il brigue un cinquième mandat consécutif à la tête de la FIFA, Sepp Blatter propose l’organisation à Zurich d’un « match pour la paix » entre la Palestine et Israël, afin de faire valoir lui aussi la dimension pacificatrice du football. Autre exemple, le 17 novembre de la même année, quelques jours après les attentats de Paris, le mythique stade de Wembley se pare des couleurs du drapeau français à l’occasion d’un match amical entre l’Angleterre et la France devenu symbole de l’union contre le terrorisme. Les rivalités sportives sont alors temporairement mises de côté et certains supporters anglais entonnent la Marseillaise pour marquer leur solidarité avec le voisin français. ← 7 | 8 →

Les cas plus sombres de mise en scène des rivalités politiques à travers le football sont tout aussi nombreux, lorsque des groupes de supporters en viennent à la confrontation physique, lorsqu’un hymne national est hué ou un drapeau, brûlé par des supporters. Ces dérives font partie intégrante d’un sport que nous pouvons qualifier de « loupe sociale », au sens où il reflète en les grossissant certains traits profonds de nos sociétés. Le présent ouvrage évoque plusieurs cas de violences physiques ou symboliques intervenus lors de rencontres entre équipes nationales : les débordements en marge de rencontres qualificatives pour la Coupe du monde de 2010 entre l’Egypte et l’Algérie2, ou encore les incidents qui ont marqué le match entre la Serbie et l’Albanie en octobre 2014, lorsque l’apparition d’un drone portant un drapeau qui représentait la Grande Albanie ethnique provoqua des bagarres d’abord entre les joueurs albanais et serbes, puis entre les joueurs albanais et des hooligans serbes qui avaient envahi le terrain3. Mais l’exemple historique le plus emblématique est le déclenchement, en juillet 1969, d’une guerre entre le Honduras et le Salvador, à la suite d’un match qualificatif pour la Coupe du monde de 1970 (qui avait lieu au Mexique)4.

Parfois enfin, l’affirmation identitaire produit à la fois de la dilution et de la densification des conflits. En Espagne, lors des finales de la Coupe du Roi en 2009 et en 2015 entre le FC Barcelone et l’Athletic Bilbao, les supporters des deux camps s’unissent momentanément pour siffler l’hymne espagnol et affirmer ensemble les velléités indépendantistes de la Catalogne et du Pays basque. En présence du roi Felipe VI, la dilution des tensions entre les deux groupes de supporters contribue à renforcer les tensions entre les communautés autonomes et le pouvoir central. Au Brésil, juste avant le coup d’envoi du match d’ouverture de la Coupe du monde de 2014, dans le nouveau stade Arena Corinthians de São Paulo, trois enfants brésiliens choisis par les organisateurs (un Noir, un Indien et un Blanc) lâchent des colombes dans le ciel pour promouvoir l’amitié entre les peuples et le métissage. Quelques secondes plus tard, l’un des enfants – un Indien Guarani – sort de son short une banderole sur laquelle on lit « Démarcation maintenant » et la brandit devant la tribune où se trouve la présidente D. Rousseff 5. La revendication portée par cet enfant, à la fois acteur et instrument d’une lutte politique menée pour obtenir une meilleure prise en considération des populations indigènes, souligne les limites du projet d’intégration nationale au Brésil. Le message d’unité porté par les colombes aura fait long feu. Les spectateurs accentueront le malaise en sifflant copieusement le président de la FIFA et ← 8 | 9 → la présidente du Brésil, accusés de favoriser un football business qui va à l’encontre des intérêts de la population.

Ces exemples montrent à quel point le sport, lorsqu’il est saisi par le politique, devient un outil de légitimation réversible et difficile à contrôler. Les stades de football se transforment en caisses de résonance qui permettent de diffuser des messages politiques, voire de manifester une forme de mécontentement plus basique. Le stade est bien, comme l’avait compris Christian Bromberger, « un des rares espaces où l’on tolère, dans des limites bien définies, le débridement des émotions collectives »6. Mais il est plus que cela. Le débridement dépasse les seules émotions collectives et ses limites sont souvent floues, poreuses. Il peut s’agir d’un débridement politique : le stade devient alors une arène politique où se mettent en scène des comportements raisonnés et même calculés. En outre, la densification politique du football se repère tout aussi bien en dehors des stades, lorsque des groupes de supporters utilisent une compétition sportive pour mettre en scène – de manière parfois très organisée, voire ritualisée – leurs rivalités.

La place particulière que le football occupe dans les sociétés contemporaines et sa médiatisation outrancière font de ce sport un miroir grossissant et déformant des rapports de force qui se créent au sein d’une communauté nationale (entre des groupes sociaux) et/ou au sein de la communauté internationale (entre des Etats). En ce sens, le football peut devenir un objet politique et géopolitique à part entière. Mais c’est aussi un marqueur identitaire qui vient s’articuler aux piliers classiques de l’identification7. Le sentiment d’appartenance à une communauté footballistique constitue un ressort identitaire susceptible de renforcer ou de remodeler des cadres identitaires, et ce à différents échelons : le niveau local (le club comme expression d’un lien à un quartier ou une ville), le niveau national (l’équipe nationale comme expression d’un lien à un pays), le niveau supranational (une compétition européenne comme facteur d’identification régionale)8. La hiérarchisation de ces différents niveaux est un enjeu de poids pour la structuration d’une identité individuelle ou collective.

C’est sur ces différents aspects que nous proposons de réfléchir dans cet ouvrage, en réévaluant, sur la base d’une mise en perspective historique et comparative, certains enjeux liés à la dimension politique du football. Pour ce faire, nous avons choisi de centrer nos réflexions sur le supportérisme des équipes nationales et ses divers usages ← 9 | 10 → politiques9. Nous prolongeons ainsi les considérations d’Andy Smith, pour qui « la question des effets de l’ordre institutionnel du football doit notamment être posée sous l’angle de ceux qui suivent ce sport en lui attachant du sens social : les supporters »10.

Nous nous basons sur une définition du supportérisme qui associe un investissement émotionnel et une identification à la fois forte et durable d’un individu à l’équipe qu’il soutient11. Une telle base définitionnelle comporte un part de subjectivité. De plus, les modalités de soutien à une équipe sont variées12. Les « fans », les « partisans », les « ultras » et autres « hooligans » sont ici appréhendés comme des catégories différentes de supporters (certaines modérées et d’autres plus extrêmes)13. De même, nous considérons le « supportérisme organisé »14 comme une forme d’engagement parmi d’autres. Nous analysons plusieurs catégories de supportérisme. Mais si le supporter est plus qu’un spectateur passif ou un enthousiaste occasionnel, la définition que nous retenons n’implique pas forcément un accompagnement physique systématique de l’équipe soutenue. En ce sens, un père de famille qui vibre à chaque match chez lui devant son poste de télévision ou un étudiant qui appuie son équipe dans un bar avec des amis peuvent, selon leurs pratiques, être assimilés à des supporters. Le supportérisme est donc souvent affaire d’auto-qualifications.

L’étude des supporters dans le football permet de mieux saisir des enjeux de société souvent cachés par les aspects strictement sportifs et financiers : la politisation des passions sportives, les constructions identitaires, les processus d’intégration sociale et les sentiments d’appartenance à des groupes, etc.15. Si de nombreux travaux ont été réalisés sur ces enjeux, ils n’envisagent en général le supportérisme qu’au prisme des grands clubs de football16. Et nombre de ces travaux se cantonnent à une analyse des ← 10 | 11 → manifestations violentes du supportérisme17. Les comportements des supporters – ou groupes de supporters – des équipes nationales, pourtant riches en enseignements, n’ont encore jamais fait l’objet d’une étude académique de fond.

En s’intéressant spécifiquement au supportérisme des équipes nationales de football, cet ouvrage ambitionne donc de combler un vide dans l’étude du supportérisme et de ses implications sociales et politiques. Les rencontres entre des équipes nationales de football – et même en amont la formation des équipes nationales – offrent un cadre d’étude pertinent pour étudier l’articulation d’un événement sportif à des processus politiques, pour réveler les stratégies de politisation ou de dépolitisation développées par les acteurs sociaux, ou encore pour observer le rôle du football dans la sédimentation des identités nationales et des représentations collectives. On connaît encore très mal les logiques du soutien aux équipes nationales alors que les compétitions internationales de football ont pris une importance considérable depuis quelques décennies. La globalisation du spectacle footballistique a en effet décuplé l’intérêt de compétitions comme la Coupe du monde ou le Championnat d’Europe des Nations. Avec les Jeux olympiques, la Coupe du monde masculine de football est l’événement sportif le plus diffusé dans le monde. Au total, 3,2 milliards de téléspectateurs, répartis dans le monde entier, ont regardé les matchs de l’édition 2014, qui s’est jouée au Brésil. Pour la seule finale disputée par l’Allemagne et l’Argentine, l’audience à domicile fut de 695 millions de téléspectateurs (ayant regardé au moins 20 minutes du match)18. C’est 12% de plus que pour la finale de 2010 entre l’Espagne et les Pays-Bas. Plus de cinq millions de personnes ont participé aux « FIFA Fan Fests » organisés au Brésil pendant l’événement, dont près d’un million pour le seul site de Copacabana à Rio de Janeiro. Et avec une moyenne de 53 592 entrées par match, la Coupe du monde de 2014 enregistre un niveau historique de fréquentation des stades19. Le Championnat d’Europe n’est pas en reste. L’Euro 2012, qui s’est disputé en Pologne et en Ukraine, a battu des records d’audience. Et sa diffusion dépasse largement les frontières du vieux continent, avec 1 490 licences de diffusion délivrées dans 36 pays, dont les Etats-Unis, le Canada, le Brésil et la Chine20. Le taux ← 11 | 12 → de remplissage des stades a été de 98,6%, avec une affluence moyenne de 46 450 spectateurs par match. Les « fanzones » ont accueilli au total plus de sept millions de supporters, dont 2,1 millions à Kiev et 1,4 million à Varsovie. On voit à travers ces chiffres tout l’intérêt suscité par de tels événements, qui mobilisent toujours plus de supporters et de spectateurs.

A travers l’étude du soutien aux équipes nationales, plusieurs questions de sociologie politique peuvent être abordées. En quoi le football participe-t-il d’une logique de politisation, comme « étape intermédiaire entre la socialisation individuelle et la production de préférences spécifiquement politiques »21 ? Quels en sont les acteurs et comment interagissent-ils ? Comment donnent-ils sens à leur engagement ? Les supporters des équipes nationales sont-ils des supporters par intermittence ? Comment résolvent-ils d’éventuels conflits de loyauté entre plusieurs appartenances identitaires (le club et l’équipe nationale) ? Le fait de soutenir une équipe nationale de football contribue-t-il forcément à renforcer cette « communauté imaginée » qu’est la nation ? La ferveur des supporters est-elle soluble dans la défaite ou bien est-elle inconditionnelle, dépassant le cadre des performances sportives ? In fine, la consolidation du sentiment d’appartenance à la communauté nationale a-t-elle à voir avec les performances sportives de l’équipe nationale ?

Au niveau de la démarche de recherche, on peut étudier les rapports entre football et politique de deux manières : a) en observant comment le politique entre dans le football (la construction du football comme objet politique) ; b) en observant comment le football entre dans la sphère politique (l’influence du football dans l’espace politique)22. Le présent ouvrage porte principalement sur la première dimension, c’est-à-dire la construction du football comme objet politique et le rôle des supporters des équipes nationales dans ce processus. Il s’organise en trois parties.

La première partie porte sur les constructions historiques du supportérisme national (chapitres I à IV). Au moyen d’une comparaison de plusieurs pays, Guillaume Fleury, Lucas Gómez et Frédéric Louault mettent en évidence, dans le premier chapitre, la diversité des constructions historiques et des expressions contemporaines du supportérisme national en Amérique latine. Ils montrent que les conditions d’importation et d’institutionnalisation du football pèsent sur les modes d’engagement des populations envers les équipes nationales. Le deuxième chapitre détaille les modalités d’émergence du supportérisme national dans un pays (le Brésil), en retraçant le parcours de Jayme de Carvalho, supporter-symbole de l’équipe nationale brésilienne depuis les années 1950. Buarque Bernardo de Hollanda souligne les porosités entre le supportérisme de club et le supportérisme de l’équipe nationale : l’expérience de dirigeant d’un club des supporters local étant réinvestie au niveau national. Le troisième chapitre porte au contraire sur des tentatives manquées de ← 12 | 13 → structuration d’un groupe de supporters d’équipe nationale à partir d’éléments puisés dans des clubs locaux. A travers une étude de l’émergence difficile des « Ultras Italia », Sébastien Louis présente un projet atypique de supportérisme national. Il explique pourquoi cette initiative n’est pas parvenue à s’implanter durablement dans le paysage footballistique italien. Le quatrième chapitre analyse les effets des performances d’une équipe nationale sur les mutations du supportérisme. Pompiliu-Nicolae Constantin y présente le cas de la Roumanie, où une conjoncture sportive particulière (l’émergence d’une « génération dorée » qui réalise une performance historique à la Coupe du monde de 1994) transforme durablement le rapport à l’équipe nationale, les représentations du football et les exigences des supporters.

Dans la deuxième partie, nous nous sommes intéressés au rapport entre le supportérisme des équipes nationales et le renforcement – ou l’érosion – des identités nationales (chapitres V à VIII). Les auteurs soulignent que ce rapport peut être non seulement complexe, mais aussi évolutif selon le cas et la période étudiés. Le chapitre V traite de la place du football dans les revendications identitaires en Iran, un pays où le nationalisme est exacerbé mais où c’est un autre sport – la lutte – qui jouait traditionnellement un rôle de ressort identitaire. L’attachement à l’équipe nationale de football y transcende les oppositions sociales et politiques. Mais, en périphérie de cet Etat centralisé, d’autres revendications plus localisées s’expriment dans les stades à travers ce que Christian Bromberger qualifie de « partisanerie sportive ». Le chapitre VI s’intéresse aux spécificités du supportérisme relatif à l’équipe nationale d’Egypte, dans un contexte marqué par une forte polarisation politique et une intense répression étatique (2010-2014). Suzan Gibril souligne l’ambiguïté du soutien à l’équipe nationale. Ce soutien fluctuant et « capricieux », voire intermittent, est révélateur de la situation politique du pays. Instrumentalisée par le pouvoir, l’équipe des Pharaons d’Egypte incarne d’une certaine manière, dans l’imaginaire collectif, le régime sur le terrain. L’identification à cette équipe pose donc problème pour des supporters engagés politiquement, en dépit d’un attachement réel à la Nation. Le septième chapitre analyse le rapport à l’équipe nationale russe chez les supporters de clubs moscovites. Ekaterina Gloriozova y traite de la construction et de l’expression du rapport au politique dans la sphère footballistique en Russie. Pour ce faire, elle interroge des supporters de quatre clubs de la capitale sur leurs représentations de l’équipe nationale depuis les années 1990. Elle montre que, comme en Egypte, l’équipe nationale est un objet mouvant autour duquel s’organisent et s’expriment des représentations sociales du politique contradictoires. Le chapitre VIII étudie aussi les enjeux sociaux et politiques du supportérisme des équipes nationales, cette fois à travers le cas des pays de l’ex-Yougoslavie. Mais Loïc Tregoures s’intéresse en particulier à une catégorie bien précise : les « supporters extrêmes » (ultras et/ou hooligans). Il montre que les rapports aux équipes nationales sont différents d’un cas à l’autre. Si en Serbie, les supporters extrêmes de football continuent d’alimenter un paradigme ethno-nationaliste, les enjeux sont plus complexes au Kosovo, où la création d’un sentiment d’appartenance nationale spécifique soulève des enjeux identitaires importants.

Enfin, la troisième partie est consacrée à une étude des usages politiques et médiatiques des performances – ou contre-performances – des équipes nationales ← 13 | 14 → (chapitres IX à XII). Le chapitre IX revient sur la participation de l’équipe de Yougoslavie à la Coupe du monde de 1990 en Italie. Cette compétition s’est déroulée un an avant la désintégration du pays (1991). Afin de réévaluer a posteriori les spécificités de cette Coupe du monde pour la Yougoslavie et d’examiner les réinterprétations qui en ont été faites, Zec Dejan s’intéresse aux motivations des supporters qui avaient fait le déplacement en Italie à cette occasion. Il met en lumière la faiblesse des soutiens à l’équipe nationale. Le chapitre X porte plus directement sur les instrumentalisations politiques d’une équipe nationale par les dirigeants politiques d’un pays. A travers le cas du Cameroun, Japhet Anafak analyse les jeux de récupération politique des performances sportives. Après avoir envisagé la place de l’équipe nationale de football du Cameroun sous le régime de parti unique (1972-1982), il évalue les changements survenus lors des campagnes victorieuses qui mènent à l’instauration de la démocratie en 1990. Il recense enfin différents incidents liés à l’équipe nationale du Cameroun qui se sont produits entre 1990 et 2014 et examine les réponses apportées par le gouvernement. Le chapitre XI s’intéresse aux enjeux que soulève le retour en grâce de la sélection nationale de Belgique avant et pendant la Coupe du monde de 2014 au Brésil. Jean-Michel De Waele et Gregory Sterck analysent les liens entre les performances des Diables rouges, les usages politiques qui en sont faits et l’évolution du sentiment national belge. Pour ce faire, ils reviennent sur le contexte particulier d’euphorie qui a progressivement gagné la Belgique à l’approche de la Coupe du monde de 2014. Ils expliquent ensuite en quoi la relation qui s’est établie entre le monde politique et les Diables rouges peut être considérée comme paradoxale. Ils relativisent enfin l’hypothèse d’un « renouveau » du sentiment national belge sous l’effet des bonnes performances de l’équipe nationale. Enfin, le chapitre XII retrace, au moyen d’une analyse diachronique, l’évolution des représentations et constructions médiatiques des supporters de l’équipe de France de football entre 1994 et 2010. Pierre Mignot s’intéresse au rapport entre deux champs spécifiques : celui des publics de football et celui de la presse écrite qui rend compte des pratiques de ces publics. Il souligne le rôle joué par le quotidien sportif L’Equipe dans la structuration du supportérisme de l’équipe de France de football. Ce chapitre conclusif permet aussi de revenir sur la notion de supportérisme, les supporters étant définis comme un public parmi d’autres du football.

D’un point de vue méthodologique, les auteurs de cet ouvrage ont mobilisé différentes approches. Certains s’appuient sur des enquêtes de terrain (ethnographiques ou participantes) réalisées parmi les supporters23. D’autres utilisent des matériaux historiques (archives écrites ou vidéo) afin de reconstruire des trajectoires socio-historiques du supportérisme. D’autres enfin travaillent à partir de discours produits par les acteurs qui interviennent dans le football (discours politiques, articles de presse, etc.). Dans tous les cas, les chapitres se fondent sur une connaissance empirique des cas étudiés et sur des analyses qualitatives des données récoltées. ← 14 | 15 →

Enfin, comme on a pu le voir dans la présentation des chapitres, cette entreprise collective s’appuie aussi sur une multiplicité de configurations et de contextes nationaux. De la Belgique à l’Iran, en passant par le Brésil, le Cameroun, l’Egypte, la France, l’Italie, la Roumanie, la Russie, ainsi que plusieurs pays d’Amérique latine hispanophone et des Balkans, les apports des différents auteurs ouvrent des perspectives comparatives stimulantes pour ce qui concerne l’étude du supportérisme des équipes nationales de football. Même si la plupart des contributions sont issues d’études de cas, la diversité des terrains et des périodes doit permettre de tirer des enseignements plus généraux sur le rapport entre les pratiques du supportérisme, les performances des équipes nationales, les usages politiques du football et les recompositions des identités nationales. L’ambition des auteurs n’était nullement de proposer une étude exhaustive des logiques du soutien aux équipes nationales de football. Il s’agissait tout au plus d’engager une réflexion sur un thème encore peu traité, de rassembler des connaissances jusqu’alors éparses et de casser quelques idées reçues à propos du soutien aux équipes nationales de football.

Les douze chapitres qui suivent permettent cependant de faire émerger quelques pistes d’analyse. L’ensemble des travaux montrent que les équipes nationales de football constituent, à l’instar des clubs locaux, des objets politiques à part entière. Dans tous les pays considérés, les équipes nationales sont au cœur de logiques de politisation. Différents acteurs luttent pour donner sens aux performances ou aux contre-performances des sélections et de leurs membres (joueurs, entraîneurs, staffs, etc.). Les victoires, mais aussi certaines défaites, sont glorifiées. Autour d’elles naissent des héros et des symboles. Les dirigeants politiques mobilisent à l’envi les résultats des équipes nationales pour entretenir leur propre légitimité et diffuser une vision de l’intégration nationale. Ils vont même parfois jusqu’à s’impliquer directement dans la composition de l’équipe, comme au Cameroun. Ces tentatives de récupération peuvent être asymétriques, comme en Belgique, où les dirigeants francophones s’avèrent plus impliqués dans le travail de politisation patriotique du football que les Flamands. Elles peuvent aussi susciter des résistances parmi les supporters, comme en Egypte ou en Russie, où certains supporters parmi les plus politisés rechignent à encourager l’équipe du régime en place et à faire le jeu du pouvoir. Lorsque des conflits de loyauté surgissent entre le soutien à un club et le soutien à une équipe nationale, c’est souvent cette dernière qui sort fragilisée. Il s’avère en outre que les antagonismes locaux ne se diluent pas dans le creuset de l’équipe nationale. Et la difficulté des ultras des clubs italiens à construire un groupe national de supporters montre à quel point l’articulation de différents niveaux d’engagement est complexe.

Au niveau des pratiques individuelles et collectives du supportérisme, les rencontres entre équipes nationales sont des occasions récurrentes de mettre en scène des rivalités entre pays. Ainsi, la Coupe du monde de 2014 fut un terrain de jeu pour les supporters venus massivement d’Etats voisins (notamment d’Argentine et du Chili) afin de conquérir le territoire de « l’ennemi » brésilien. Au-delà de la provocation de l’adversaire, il s’agit pour les groupes de supporters d’entretenir, dans une ambiance festive, une réputation nationale et de consolider un socle commun de références : l’identité de la Garra Charrua (comportement rugueux et tenace hérité des populations indigènes) qui caractérise l’équipe uruguayenne ; ou encore la pratique de l’aguante← 15 | 16 → dans les groupes ultras argentins, cette manière de résister aux coups adverses et à la fatigue physique liée à l’intensité de l’encouragement. Si le supportérisme est souvent l’occasion de rappeler de manière ponctuelle – et plus ou moins pacifique – son attachement à une nation, les matchs entre les équipes nationales sont aussi des opportunités de revendiquer des identités alternatives, qu’elles soient régionales ou locales. Par-delà les enjeux d’auto-valorisation d’un groupe et de dévalorisation de l’Autre, la forme que prend – ou ne prend pas – le soutien aux équipes nationales de football nous renseigne ainsi sur certaines limites de l’entreprise de construction identitaire. Le football est donc à la fois un producteur et un indicateur de ressorts identitaires dans les sociétés contemporaines.

1J.-Fr. POLO, « Enjeux politiques du sport en Turquie. Gagner l’Europe ? », Politique européenne, 36, 2012/1, p. 121.

2« Crackdown in Cairo as football violence erupts », The Guardian, 20 novembre 2009, http://www.theguardian.com/world/2009/nov/20/egypt-algeria-riots-world-cup.

3« Un drone et un drapeau, puis le chaos lors d’un match Serbie-Albanie », Le Monde, 15 octobre 2014, http://www.lemonde.fr/football/article/2014/10/15/incident-diplomatique-entre-serbes-et-albanais-sur-la-pelouse_4506378_1616938.html.

4Pour une analyse de cette « guerre du football », voir A. ROUQUIÉ, « Honduras-El Salvador. La guerre de cent heures : un cas de « désintégration » régionale », Revue française de science politique, 21, 1971/6, p. 1290-1316.

5Le terme « démarcation » fait référence à la revendication de reconnaissance de droits et de délimitation de territoires pour les populations indigènes du Brésil.

6Ch. BROMBERGER, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des Sciences et de l’Homme, 1995, p. 9.

7Sur la dimension identitaire du football, voir J.-M. DE WAELE et A. HUSTING (éd.), Football et identités, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008 ; P. DINE et S. CROSSON (dir.), Sport, Representation and Evolving Identities in Europe, Oxford, Peter Lang, 2010 ; R. GIULIANOTTI (dir.), Football Cultures and Identities, Londres, Macmillan, 1999.

8Sur le rôle du football dans le développement d’une identité européenne, voir A. SONNTAG, Les identités du football européen, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008 ; ID., « Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain », Politique européenne, 26, 2008, p. 191-209 ; A. SMITH, La Passion du sport : le football, le rugby et les appartenances en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; P.-E. WEILL, « Plutôt l’UEFA que l’UE ! ». (Dés-)enchantement de l’identification à l’Europe des jeunes de milieux populaires issus de l’immigration », Politique européenne, 30, 2010, p. 107-130.

9Cet ouvrage est le prolongement d’un colloque intitulé « Le supportérisme des équipes nationales de football », qui s’est tenu à l’Université libre de Bruxelles les 5 et 6 mai 2014.

10A. SMITH, « L’Europe, le football et la sociologie politique. Quelques remarques conclusives », Politique européenne, 36, 2012/1, p. 154.

11Pour une discussion détaillée de la notion de « supporter » dans le football, voir P. BARTOLUCCI, Sociologie des supporters de football : la persistance du militantisme sportif en France, Allemagne et Italie, thèse de doctorat en sociologie, Université de Strasbourg, 2012 ; Chr. BROMBERGER, Le match de football, op. cit.

12R. GIULIANOTTI, « Supporters, Followers, Fans, and Flaneurs : A Taxonomy of Spectator Identities in Football », Journal of Sport and Social Issues, 26/1, 2002 p. 25-46.

13Pour Nicolas Hourcade par exemple, « [l]es pratiques des ultras et des hools sont suffisamment différentes pour être distinguées, et suffisamment proches pour être considérées comme deux formes d’un supportérisme extrême » (N. HOURCADE, « Supporters extrêmes, violences et expressions politiques en France », in T. BUSSET, Chr. JACCOUD, J.-P. DUBEY et D. MALATESTA, Le football à l’épreuve de la violence et de l’extrémisme, Lausanne, Antipodes, 2008, p. 91).

14Chr. BROMBERGER, « Supportérisme et engagement social », Les cahiers de l’INSEP, 25, 1999, p. 281-294.

15Sur les notions d’identité, d’identification et d’appartenance, voir M. AVANZA et G. LAFERTÉ, « Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses, 61, 2005/4, p. 134-152.

16T. BUSSET, R. BESSON et C. JACCOUD (dir.), L’autre visage du supportérisme. Autorégulations, mobilisations collectives et mouvements sociaux, Lausanne, CIES/Peter Lang, 2014 ; E. WITTERSHEIM, Supporters du PSG. Une enquête dans les tribunes populaires du Parc des Princes, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014 ; P. BARTOLUCCI, Sociologie des supporters de football, op. cit. ; L. LESTRELIN, L’autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris, Editions de l’EHESS, 2010.

17T. BUSSET, Chr. JACCOUD, J.-P. DUBEY et D. MALATESTA, Le football à l’épreuve de la violence et de l’extrémisme, op. cit. ; N. HOURCADE, « L’engagement politique des supporters « ultras » français. Retour sur des idées reçues », Politix, 13/50, 2000, p. 107-125 ; S. LOUIS, Le phénomène ultras en Italie, Paris, Mare et Martin, 2008 ; P. MIGNON, « Supporters ultras et hooligans dans les stades de football », Communications, 67, 1998, p. 45-58.

18Source : FIFA, 2014 FIFA World Cup Brazil. Television Audience Report, 2015, http://resources.fifa.com/mm/document/affederation/tv/02/74/55/57/2014fwcbraziltvaudiencereport(draft5)(issuedate14.12.15)_neutral.pdf, consulté le 23 janvier 2016.

19Source : FIFA, « La Coupe du Monde de la FIFA 2014 en chiffres », 23 septembre 2014, http://fr.fifa.com/worldcup/news/y=2014/m=9/news=la-coupe-du-monde-de-la-fifa-2014-en-chiffres-2443129.html, consulté le 23 janvier 2016.

20Source : UEFA, Euro 2016 – France, Comité de pilotage, Dossier de presse de la Fédération française de football, le 23 octobre 2012, http://fr.uefa.com/MultimediaFiles/Download/EuroExperience/competitions/EURO/01/87/95/86/1879586_DOWNLOAD.pdf, consulté le 23 janvier 2016.

21C. HAMIDI, « Eléments pour une approche interactionniste de la politisation », Revue française de science politique, 56/1, 2006, p. 12.

22S. BALLER et M. SAAVEDRA, « La politique du football en Afrique : mobilisations et trajectoires », Politique africaine, Dossier « Les terrains politiques du football », 118, 2010/2, p. 5-21.

23Sur les enjeux de l’observation ethnographique des pratiques sportives, voir Chr. BROMBERGER, « Les pratiques et les spectacles sportifs au miroir de l’ethnologie », Société de sociologie du sport de langue française, dispositions et pratiques sportives, 2004, p. 115-128 ; J. A. CASTRO LOZANO, « Etnografía de hinchadas en el fútbol : una revisión bibliográfica », Maguaré, 24, 2010, p. 131-156.

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PREMIÈRE PARTIE

Constructions et évolutions des supportérismes nationaux

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CHAPITRE I

Constructions historiques et expressions contemporaines du supportérisme national en Amérique latine

Guillaume FLEURY, Lucas GÓMEZ, Frédéric LOUAULT

Les rencontres entre équipes nationales de football constituent des moments forts d’affirmation d’identités nationales. Au-delà de la symbolique de l’attachement à un pays (drapeaux nationaux qui remplissent les tribunes des stades, hymnes entonnés a capella, mascottes nationales, etc.), ces rencontres sont aussi des occasions de rejouer sur un terrain de football des rivalités historiques parfois lointaines. A titre d’exemple, les débats sans fin entre journalistes sur le France-Allemagne de 1982 ou sur l’Argentine-Angleterre de 1986, lorsque ces équipes se rencontrent, mettent régulièrement en résonance – de manière plus ou moins explicite – les enjeux sportifs avec des événements historiques marquants (seconde guerre mondiale, guerre des Malouines). S’il est aisé de faire le constat d’une mise en scène d’identités et de rivalités nationales à travers le football, il est bien plus difficile d’évaluer les effets concrets de cette mise en scène sur l’imaginaire national de l’ensemble des supporters d’un pays. Cependant, force est de reconnaître que le football est un marqueur identitaire important qui peut contribuer à la création, à la consolidation ou encore à l’affirmation ← 19 | 20 → d’identités locales1, ethniques2 et/ou nationales. Le sentiment d’attachement à une équipe nationale et la manifestation publique de cet attachement peuvent ainsi devenir des éléments de consolidation identitaire. L’Amérique latine constitue à ce propos un terrain d’étude particulièrement stimulant, où les enjeux sportifs et les identités nationales se sont interpénétrés au cours de l’histoire. Dans ce chapitre, nous examinons certaines formes de construction et d’expression du supportérisme des équipes nationales. A travers plusieurs études de cas (Argentine, Uruguay, Brésil, Colombie), nous soulignons d’abord la variété des modes d’imbrication entre la structuration des équipes nationales de football et la consolidation des identités nationales en Amérique latine. Sur la base de cette contextualisation historique, nous analysons ensuite certains enjeux contemporains du supportérisme des équipes nationales en Amérique latine. Pour ce faire, nous revenons sur la mise en scène de rivalités entre supporters de différents pays de la région lors de la Coupe du monde de 2014 au Brésil (une « carnavalisation de la violence ») ainsi que sur la charge passionnelle du supportérisme lors d’un tel événement sportif.

Une construction précoce du supportérisme national : les cas de l’Argentine et de l’Uruguay

En Argentine et en Uruguay la construction de la Nation est accompagnée et facilitée par l’appropriation culturelle du football, par sa créolisation. Ce processus de créolisation est à la croisée de plusieurs phénomènes socio-économiques qui touchent l’Uruguay et l’Argentine au début du XXe siècle. Le phénomène le plus marquant reste l’arrivée massive d’immigrés européens. Face à une extension rapide et souvent chaotique de l’immigration et de l’urbanisation, les écrivains nationalistes argentins font de la figure du gaucho, représentant une Argentine rurale, issue du métissage entre Indigènes et Espagnols, le digne représentant de l’héritage culturel argentin. Cette figure du gaucho est dominante au moment de la résurgence nationaliste au ← 20 | 21 → tournant des années 1910. Les journaux populaires et les quotidiens sportifs vont être à l’origine d’une nouvelle narration nationale liée aux développements que connaît le football à cette époque en Argentine. Cette narration met en évidence, face à la figure nationaliste du gaucho, la contribution des migrants à la création d’un style argentin libéré de toute influence locale ou britannique.

Le football était arrivé en Argentine et en Uruguay par le biais des entreprises, des travailleurs et des migrants britanniques. En Argentine, tous les championnats nationaux de 1893 à 1898 sont remportés par le Lomas Athletic Club, un club dont les joueurs ont tous étudié dans le prestigieux internat britannique Lomas de Zamorra. Les années 1900 à 1911 sont, elles, dominées par l’Ecole anglaise de Buenos Aires. Mais la popularité croissante du football provoque une multiplication des clubs fondés par des immigrés ou des fils d’immigrés à Buenos Aires. Un certain mélange commence à se faire au fil des oppositions entre ces équipes « mixtes » et les équipes britanniques. L’année 1913 scelle la fin de l’ère britannique avec la victoire d’une équipe créole : le Racing Club. Cette équipe ne compte aucun nom anglais dans ses effectifs ni aucun joueur ayant étudié dans un internat britannique de renom. La même année, l’équipe de l’Ecole anglaise de Buenos Aires est dissoute. La victoire du Racing Club coïncide quasiment avec l’arrivée des radicaux au pouvoir en 1916, l’ouverture démocratique et l’extension des droits civils et du droit de vote. Elle marque aussi l’invention d’un nouveau style de jeu, qualifié de créole. Tandis que le jeu anglais était « fondé sur un solide travail collectif, un bon esprit d’équipe, des passes longues, la rapidité, la puissance physique et peu de dribbles individuels. Le style était défini comme « aérien ». Le style créole, en revanche, appelé de façon euphémique « l’assise créole », était un style « terrestre », basé sur des passes courtes, la précision, une balle plus souvent au sol, un jeu plus lent et l’emphase sur le dribble créatif »3. Ce nouveau style participe d’une nouvelle narration nationale en ce qu’il est transmis par les journaux sportifs qui touchent largement les milieux populaires (on pense notamment au quotidien El Grafico) et qu’il jouit d’un succès mondial : deuxième place des Argentins aux Jeux olympiques de 1928 et à la Coupe du monde de 1930, tournée victorieuse de Boca Juniors en Europe en 1925. Ainsi, les migrants et leurs descendants se voient octroyer le statut de créoles, d’Argentins légitimes, un statut auquel ne pourront jamais prétendre les « Anglos » qui représentaient pourtant la nation jusqu’en 1913 mais qui « continuaient à jouer comme leurs ancêtres »4.

On retrouve peu ou prou les mêmes dynamiques en Uruguay : une massification de l’immigration d’origine européenne, une popularisation progressive d’un football importé par les Britanniques – par exemple, les travailleurs britanniques du chemin de fer fondent, en 1891, le Central Uruguay Railway Cricket Club (CURCC) devenu depuis le Club Atlética Penarol –, une créolisation de celui-ci et la mise en avant d’un style de jeu proprement national. Mais le style de jeu uruguayen a un nom bien spécifique qui s’intègre parfaitement dans la narration nationale qui s’impose au début ← 21 | 22 → du XXe siècle : la Garra Charrua. Elle peut se définir comme suit : « lutter avec ténacité envers et contre tout. Gagner face à un adversaire supérieur techniquement seulement à la force de la volonté et du tempérament. Jouer le tout pour le tout pour affronter des matchs en situation d’infériorité. Se donner corps et âme à 100% face à l’adversaire »5. L’utilisation du mot Charrua reste surprenante mais apparaît dès les années 1920. Les indigènes Charruas furent exterminés par les Européens. Ils sont décrits par les intellectuels uruguayens de la fin du XIXe siècle comme des sauvages dont doit triompher la civilisation, représentée par les Européens. D’après Florencia Faccio, le choix aurait été fait, par l’intelligentsia de l’époque, de prendre les Charruas comme ethnie « originelle qui homogénéiserait la collectivité uruguayenne (…) évitant la fragmentation de la communauté imaginée »6 après leur extermination en 1831 sur les rives du torrent Salsipuedes. Les caractéristiques de ce peuple indigène qui résista durant de nombreuses années, malgré son infériorité militaire certaine, ont été récupérées par la nation uruguayenne et son équipe nationale de football : « l’incommensurabilité entre les moyens et les succès [atteints], la disproportion entre la petitesse originelle et la grandeur du destin »7. On parle d’un pays qui a dû se construire, coincé entre les deux géants régionaux que sont l’Argentine et le Brésil et dont le territoire et la population sont très limités. Mais c’est aussi un pays qui a remporté les Jeux olympiques de 1928 et la Coupe du Monde de 1930 face à l’Argentine, donnant corps à cette identité uruguayenne basée sur la Garra Charrua. Une Garra Charrua qui trouvera sa réalisation suprême lors de la finale de la Coupe du Monde de 1950 remportée face au Brésil dans le stade Maracanã de Rio de Janeiro. Ainsi, les représentations symboliques qui accompagnent les exploits de la sélection uruguayenne de football font-elles écho aux velléités de construction d’une identité nationale provenant de l’Etat au tournant des années 1920.

Une construction douloureuse du supportérisme national : le cas du Brésil

Au Brésil, la convergence entre le développement de la sélection nationale et la construction d’une identité nationale s’est faite de manière plus tardive et plus douloureuse. Alors que le Brésil est aujourd’hui le pays le plus titré du football mondial (cinq titres), cette relation s’est construite paradoxalement sur une succession de défaites de l’équipe nationale lors de ses cinq premières participation à la Coupe du Monde (en 1930, 1934, 1938, 1950 et 1954).

C’est dans un pays en cours de refondation que la relation entre football et identité nationale brésilienne va s’enraciner dans les années 1930-1950. La popularisation du football s’appuie en effet sur une période de changements structurels (à la fois politiques, économiques, sociaux et sociétaux). Cette période s’ouvre avec la Révolution de 1930 qui porte Getúlio Vargas au pouvoir. Celui-ci gouvernera le Brésil de 1930 à 1945 ← 22 | 23 → puis de 1950 à 1954. Il s’attachera notamment à moderniser le Brésil via d’ambitieuses politiques économiques, à intégrer politiquement les nouvelles catégories sociales urbaines et à construire la nation brésilienne. C’est aussi une période d’effervescence intellectuelle, durant laquelle apparaissent plusieurs réécritures historiques de la « brésilianité » qui remettront en cause les approches racistes de l’intégration nationale dominantes jusqu’alors8. La pratique du football va devenir, tout comme d’autres pratiques sportives et culturelles – samba, carnaval, capeoira –, un instrument de valorisation de ce nouveau rapport à la « brésilianité » et du métissage. Les différentes pratiques convergent vers un même socle culturel. Cependant, la patrimonialisation du football s’opère de manière singulière. La capoeira, le carnaval et la samba sont des pratiques nées dans les milieux populaires et qui vont être intégrées au patrimoine culturel du Brésil dans une perspective bottom-up. A l’inverse, le football a été importé d’Angleterre par des élites (à la fin du XIXe siècle) et s’est développé pour l’essentiel pour ces élites. Il va ensuite se démocratiser9 et se mêler à la culture brésilienne via un processus de dilution top-down. La professionnalisation du football (1933) jouera un rôle décisif dans cette ouverture aux classes populaires. Plusieurs auteurs vont chercher à repenser, à la même époque, la construction de l’identité footballistique du Brésil et le rôle du football dans la société brésilienne10. Des tensions historiographiques se cristallisent d’ailleurs autour de l’invention d’une tradition footballistique au Brésil (conditions de naissance du football au Brésil, influence du football dans la construction d’une mythologie du métissage, etc.)11.

Dans la pratique, le développement du football comme vecteur brésilien d’intégration nationale a suivi un processus complexe, non linéaire et plus lent que chez les voisins argentin et uruguayen. Les mauvaises performances de la sélection nationale entre 1930 et 1954 ont compliqué les stratégies d’instrumentalisation politique du football par les pouvoirs publics sous Getúlio Vargas. En 1930 et en 1934, le Brésil est encore fortement marqué par les héritages de la République « Café au lait » (1889-1930). Cette période avait consacré le pouvoir économique et politique des oligarchies agricoles et commerciales de São Paulo, Rio de Janeiro et Minas Gerais. Si la crise de 1929 met un terme à la domination des régions qui marquent le pas face au pouvoir central, la rivalité entre les Etats de São Paulo et de Rio de Janeiro est exacerbée. Au niveau sportif, cette rivalité se traduit par une tension ← 23 | 24 → extrême entre la Confédération brésilienne des sports (CBD, carioca) et l’Association paulista des sports athlétiques (APEA, paulista). Dénonçant la mainmise carioca sur la sélection nationale, l’APEA refuse de libérer les joueurs du championnat paulista pour qu’ils participent à la Coupe du Monde de 1930. La sélection dite « nationale » qui porte les couleurs (blanches à l’époque) du Brésil compte un seul joueur paulista : Araken Patuska (en conflit avec son club de Santos FC). La défaite de cette équipe brésilienne-carioca contre la Yougoslavie est d’ailleurs célébrée dans les rues de São Paulo. Le scénario se reproduit quatre ans plus tard en Italie, avec l’élimination du Brésil dès le premier tour du Mondial 1934 sur fond de tensions régionales. Et ce malgré un premier effort politique pour renforcer la sélection nationale : le président de la CBD et le chef de la délégation brésilienne en Italie étaient tous deux des proches du gouvernement central de Getúlio Vargas12.

L’équipe nationale du Brésil va ensuite se structurer et se nationaliser peu à peu. La Coupe du Monde de 1938, qui se dispute en France, joue un grand rôle dans la consolidation d’une identité footballistique brésilienne. Avant la compétition, la CBD met en vente 100 000 timbres pour appuyer la sélection, avec le slogan : « Aider le scratch est le devoir de tout Brésilien ». Mais ce sera surtout la première Coupe du monde retransmise en direct à la radio. La diffusion radiophonique des rencontres par le commentateur officiel Leonardo Gagliano Netto favorise la nationalisation des enjeux footballistiques. Grâce à la radio, le public brésilien se familiarise avec son équipe nationale. Malgré la défaite en demi-finale face à l’Italie, le public brésilien manifeste un réel engouement pour son équipe et pour le joueur Leônidas da Silva en particulier. La presse écrite reprend de son côté des récits à la gloire de l’épopée brésilienne en France. La défaite-stimulus de 1938 peut être considérée comme un tournant dans l’imbrication entre football et identité nationale au Brésil. Peu à peu, des groupes de supporters de l’équipe nationale se créeront autour de certaines figures emblématiques13.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le Brésil se voit confier par la FIFA l’organisation de la Coupe du Monde de 1950 (la quatrième de l’histoire, puisque la compétition a été suspendue en 1942 et en 1946). Cette annonce vient couronner l’ambition d’un Brésil qui cherche à affirmer sa puissance sur la scène internationale14. L’organisation de la Coupe du Monde constitue ainsi, dès cette époque, un enjeu d’image pour le Brésil. Un enjeu mal maîtrisé par les pouvoirs publics brésiliens, qui doivent faire appel à un Européen – le président de la Fédération italienne de football, Ottorino Barassi, qui avait été responsable de l’organisation de la Coupe du Monde ← 24 | 25 → de 1934 en Italie – afin d’aider à la finalisation des travaux. Le stade Maracanã, construit pour l’occasion, n’est d’ailleurs livré que le 24 juin 1950, pour le premier match du Brésil face au Mexique. Sur le terrain, la Seleção se qualifie sans réelle difficulté dans le carré final avec la Suède, l’Espagne et l’Uruguay. Et les tribunes vibrent pour l’équipe nationale. Après les victoires écrasantes face à la Suède (7-1) puis l’Espagne (6-1), c’est tout un peuple qui s’identifie à son équipe et qui déborde de confiance. Il suffit d’un match nul lors du dernier match contre l’Uruguay, le 16 juillet 1950 au stade Maracanã, pour que le Brésil soit sacré champion du monde. Le sacre est d’ailleurs annoncé comme certain, par le maire de Rio de Janeiro, Ângelo Perez, avant le début de la rencontre : « Vous, Brésiliens, qui dans peu d’heures serez acclamés par des millions de compatriotes. Vous, que je salue déjà comme vainqueurs ». Mais après avoir mené 1-0 et largement dominé la rencontre, la Seleção se fait remonter et laisse échapper le trophée (1-2), devant plus de 200 000 spectateurs désespérés. Cette « tragédie du Maracaña » (ou maracanazo) restera gravée dans l’imaginaire brésilien comme « la mère de toutes les défaites ». La recherche d’explications (l’âge et le tempérament des joueurs) et de responsables (le défenseur Bigode et le gardien de but Barbosa) entraîne un reflux ponctuel de la brésilianité moderne, avec des récupérations racistes et une remise en cause de la virilité des joueurs15. Malgré un travail symbolique de reconstruction – le Brésil abandonne le maillot blanc pour le maillot jaune et la plupart des joueurs sont évincés de l’équipe nationale –, il ne parvient pas à rebondir lors de la Coupe du Monde de 1954 en Suisse (défaite en quart de finale contre la Hongrie). Après le complexe de supériorité exprimé avant la finale de 1950, les Brésiliens développent un complexe collectif d’infériorité qui va dépasser le cadre sportif et marquer l’identité nationale16. Le Brésil adopte une posture plus modeste et son ambition même d’affirmation sur la scène internationale s’en trouvera affectée. Au final, les défaites du Brésil ont donc eu un rôle paradoxalement structurant dans l’imbrication entre le football et la Nation.

Une construction tardive et tragique du supportérisme national : le cas de la Colombie

Contrairement au Brésil, à l’Argentine et à l’Uruguay, la Colombie ne passe pas pour une grande nation historique du football. Ses participations à la Coupe du Monde se comptent sur les doigts d’une main (1962, 1990, 1994, 1998 et 2014) et ce pays n’a à son palmarès qu’un seul titre international : la Coupe d’Amérique de 2001. Toutefois, la Colombie, comme la plupart des pays d’Amérique latine, est une nation qui vit au rythme du football, au rythme des victoires et – surtout – des défaites de son équipe nationale.

La relation entre le football et la construction d’une identité nationale en Colombie est particulière, elle se distingue des scénarios historiques dits « classiques » que l’on a pu observer dans d’autres pays de la région comme l’Argentine ou le Brésil. ← 25 | 26 → D’abord parce que la notion même d’identité nationale, dans un pays dont l’histoire post-coloniale a été marquée par nombre de conflits internes intenses, est difficile à expliquer et surtout à comprendre17. Même le célèbre romancier colombien Gabriel García Marquez, prix Nobel de littérature en 1982, a voulu mettre l’accent, dans son chef-d’œuvre Cent ans de solitude, sur une guerre si ancienne que l’on ne savait plus pourquoi on continuait à se battre entre frères et voisins. Dans ce scénario, la construction d’une identité nationale colombienne a été marquée plus par un clivage politique interne (conservateurs vs libéraux) que par une projection internationale de la « colombianité » comme élément identitaire.

Cette particularité socio-politique et l’absence de résultats marquants de l’équipe nationale de football empêchent pendant longtemps l’émergence d’une conscience identitaire autour du football. Cependant, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, on assiste à l’un des moments le plus significatifs du football colombien (qui, paradoxalement, est aussi l’un des plus tragiques). Pour comprendre cette période et ses effets sur la construction d’un socle identitaire, il faut s’arrêter sur la maxime célèbre du sélectionneur de l’équipe nationale colombienne de l’époque, Francisco Maturana : « perdre, c’est gagner un peu »18