Souvenirs d'avant le déluge - Ligaran - E-Book

Souvenirs d'avant le déluge E-Book

Ligaran

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Extrait : "J'ai gardé, de la journée du Quatre-Septembre, une vision ineffaçable, à laquelle se mêle la plus singulière des impressions. Je crois toujours y revoir une course de Longchamp ou d'Auteuil un jour de grand prix, par un magnifique après-midi d'été. Les degrés de l'église de la Madeleine, où s'entassait un public qui braquait ses lorgnettes sur le Palais-Bourbon comme sur une piste, étaient un véritable « pesage », la foule de la place de la Concorde une...»"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

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Seitenzahl: 276

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335054972

©Ligaran 2015

CHAPITRE PREMIERLa naissance d’un régime
I

J’ai gardé, de la journée du Quatre-Septembre, une vision ineffaçable, à laquelle se mêle la plus singulière des impressions. Je crois toujours y revoir une course de Longchamp ou d’Auteuil un jour de grand prix, par un magnifique après-midi d’été. Les degrés de l’église de la Madeleine, où s’entassait un public qui braquait ses lorgnettes sur le Palais-Bourbon comme sur une piste, étaient un véritable « pesage », la foule de la place de la Concorde une véritable « pelouse », et les abords du Palais comme un rassemblement de bookmakers et de marchands de « tuyaux ». Le champ de course et les obstacles se cachaient, il est vrai, derrière les murs et la colonnade de la Chambre, mais on n’en suivait pas moins passionnément l’éprouve dans toutes ses péripéties, par les nouvelles vraies ou fausses, et folles ou non, qui arrivaient continuellement aux parieurs. Malgré tout ce qu’elle avait de fantastique, l’analogie était complète, et je revenais de la place de la Madeleine au milieu d’une indescriptible cohue quand, au bout du pont de la Concorde, je remarquai un remous dans les attroupements du quai, et lorsque la grille de l’escalier extérieur du Palais s’ouvrait pour livrer passage à un groupe de députés. Extraordinairement affairés, ils en descendaient les marches en courant et, parmi eux, on reconnaissait Gambetta, mais qui n’était pas encore l’homme gras, appesanti et grisonnant d’un peu plus tard. C’était un Gambetta plutôt maigre, à longs cheveux et à l’air bohème, dont la redingote semblait venir du décrochez-moi-ça, et dont l’œil unique et proéminent flamboyait à côté de son œil mort, dans sa figure de sémite méridional. Même à ce moment psychologique, à la veille de devenir « le Dictateur », il conservait quelque chose de l’étudiant de quinzième année et du ténor de caboulot.

Quels pouvaient bien être ses suivants ? Il ne m’en reste pas la moindre idée, mais je les vois toujours faire signe à l’un de ces fiacres qu’on appelait alors des « sapins ». Le « sapin » s’approchait à travers la foule, et tous y grimpaient en hâte, l’un au fond de la voiture à côté du chef, deux autres sur le strapontin, un quatrième auprès du cocher, et tout cela précipitamment, sous un soleil caniculaire, sans un nuage au ciel, sans un souffle dans l’air, chacun s’épongeant et suant sous son chapeau. Puis, le tribun déjà fameux se dressait brusquement et comme avec colère dans la voiture, sommait les curieux de la laisser passer, avec un geste qui les balayait, montrait théâtralement l’horizon au cocher, lui ordonnait d’aller à l’Hôtel de Ville, et le « sapin » s’éloignait au milieu des cris, des acclamations et des rires… Le soir, une grande nouvelle transportait Paris. L’Empire était renversé, et la République était proclamée. Elle avait gagné la course !

Comme presque toute la jeunesse de mon âge, j’apprenais la nouvelle avec enthousiasme. J’avais vingt ans, et ma classe allait être appelée sous les drapeaux, mais je ne voulais même pas en attendre l’appel, mes parents eux-mêmes m’y engageaient et, dès la fin de septembre, j’étais envoyé à l’École militaire, pour une période d’instruction. Elle avait lieu au dépôt des Grenadiers de l’ancienne Garde impériale, et les quelques semaines passées alors avec ces vieux soldats sont le seul bon souvenir qui me soit resté de cette lamentable et terrible époque.

Ils étaient une quinzaine, avaient fait toutes les guerres du Second Empire dont ils portaient plus d’une marque, et nous initiaient au service avec une bonhomie et des attentions qui avaient quelque chose de paternel. Ils semblaient tout heureux d’avoir à apprendre à des jeunes gens à bien ranger leurs effets sur leurs planches au-dessus de leurs lits, à bien astiquer leurs boutons et à bien cirer leurs souliers, ces souliers surnommés des « godillots », du nom de leur célèbre fournisseur dont la ressemblance avec Napoléon III fut légendaire. J’avais, pour ma part, comme voisin de chambrée un vieux grenadier du nom de Chauvin qui s’occupait de moi comme un véritable grand-père. La figure toute couturée de cicatrices, avec de grosses mains rugueuses où manquait un doigt, un bon regard ombragé sous de gros sourcils et un léger tic de la moustache occasionné par l’habitude de chiquer, – car il chiquait même en dormant, – il s’amusait à me reprendre dans les mains mes « godillots » que je nettoyais mal, les faisait reluire devant moi comme des éclairs en quelques coups de brosse, puis me les rendait, et me disait, en souriant, que je pouvais maintenant m’y regarder comme dans le petit miroir de mon sac.

On nous faisait faire l’exercice deux fois par jour et, pour mieux nous l’apprendre, les vieux grenadiers exécutaient eux-mêmes devant nous des portez-arme, des arme-au-bras, des présentez-arme, des crosse-à-ferre, qui nous émerveillaient. On n’imagine pas la force et le rythme de leurs mouvements. Tous les fusils s’élevaient ou s’abaissaient d’un seul geste, retombaient en sonnant par terre d’un seul choc. C’était beau comme une belle page ! L’exercice fini, ils reprenaient leur bonhomie, et le sergent-major Fourcade était le plus bonhomme de tous. Le tambour-major, un interminable géant à gigantesques moustaches, se faisait une joie d’égayer nos pauses par les étourdissants tire-bouchons qu’il exécutait à plusieurs mètres en l’air avec sa canne, et le fourrier Derambure, un vieux briscard sentimental, raffolait de musique. Il y avait un piano dans la chambre des sous-officiers, et entre les exercices, dès que le service le permettait, on n’entendait plus dans la caserne que ses polkas et ses mazurkes. La grande valse à la mode était Il Baccio, et Il Baccio, matin et soir, nous arrivait avec ses andante et ses adagio, à travers les portes et les corridors, pendant que nous astiquions nos boutons et nos « godillots »… Ah ! ce dépôt de l’École Militaire, et tous ces vieux grenadiers chez qui les cicatrices remplaçaient les doigts qui leur manquaient ! Ils étaient bien ce qu’il y a toujours eu au monde de plus rare, de véritables braves gens.

La période d’instruction dura six semaines, à la fin desquelles je fus expédié au camp de Saint-Maur, au 105e de ligne, un des nombreux régiments de marche qu’on avait improvisés, non à la grâce de Dieu, mais à celle de la République. Je disais adieu au vieux Chauvin, au vieux sergent-major Fourcade, à l’interminable tambour-major, au vieux fourrier-mélomane, et j’en avais comme une mélancolie. Je n’allais plus voir, pendant six mois, que des tristesses et des désenchantements. Un hiver comme on n’en avait jamais connu en France, même en 1789 ; une famine qui réduisait le soldat à vivre des morceaux de biscuit en train de moisir dans son sac, ou de ce qui n’avait pas encore été pillé dans les caves et les greniers abandonnés ; une anarchie et une décomposition militaires devant lesquelles le cœur se sentait broyé ; des lueurs de folle espérance dont l’évanouissement vous replongeait dans des ténèbres encore plus noires ; des insanités, des hontes, des horreurs ; telles étaient les seules impressions qui devaient me rester de ces mois maudits !

Il y avait, la nuit de Noël, 30° au-dessous de zéro, et je me trouvais, cette nuit-là, de grand-garde dans une plaine que son obscurité faisait ressembler à un gouffre, lorsque j’entendis, à un moment, la sentinelle voisine pousser un épouvantable cri. J’appelai le poste, il arriva, mais on n’entendait plus rien, et nous n’apercevions même plus d’abord la malheureuse sentinelle. Elle était tombée par terre, morte de froid. Il en mourait ainsi toutes les nuits, et nous ne savions tous comment ne pas mourir de même. On n’avait rien à manger, et on pillait les maisons, dans l’espoir d’y découvrir des manteaux, des tricots, des couvertures, quelque vieux sac de légumes secs, de pois ou de haricots, quelque vieux fromage ou quelque vieux jambon qu’on dévorait. Un sergent revenait un matin d’un de ces pillages avec une extraordinaire coiffure de flanelle rouge où disparaissait sa figure. C’était un pantalon de femme dont il s’était fait un passe-montagne ! Dans certaines villas précipitamment abandonnées par leurs habitants pris de panique et qui s’étaient enfuis en perdant la tête, on trouvait encore la table mise et des coquilles d’œufs dans les assiettes. Dans une halte à Romainville, au cours d’un de ces continuels déplacements qui nous renvoyaient sans raison d’un point à un autre et nous exaspéraient, le bataillon s’arrêta devant le fort, et nous remarquâmes à ce moment sur la chaussée un gendarme qui interpellait des mobiles campés dans le fossé, autour de feux qui fumaient. Le malheureux gendarme avait attaché son cheval à la porte du fort où il avait été retenu plus d’une heure. Pendant ce temps-là, les mobiles avaient tué le cheval, l’avaient dépecé, débité, mis dans leurs gamelles, et le pauvre homme, affolé, leur demandait s’ils ne l’avaient pas aperçu.

– Eh, là-bas, les mobiles, vous n’avez pas vu un cheval ?

– Un cheval ? répondaient-ils en en dévorant les morceaux… Non, nous n’avons rien vu du tout.

– Mais il était attaché là !

– Nous n’avons pas vu de cheval…

Ils étaient en train de le manger !

Des paysans d’un département du Midi avaient formé dans la compagnie une bande à part, et partaient en tournée, des journées entières, sans qu’on sût exactement où ils allaient. Un soir, ils revenaient triomphalement en ramenant une chèvre, la tuaient et la faisaient cuire avec des cris de joie. Ils l’avaient découverte dans des ruines où se cachait une femme avec son enfant. Elle le nourrissait avec le lait de la chèvre, et avait supplié les soldats de la lui laisser, mais ils n’avaient rien voulu entendre et l’enfant et la mère étaient morts, quelques jours après.

Le désordre et l’indiscipline dépassaient toute imagination. Des soldats « tiraient des bordées » de près d’une semaine sans avoir à en rendre compte, et certains officiers paraissaient vouloir systématiquement ridiculiser le service. Un commandant, un soir, nous annonçait que nous allions faire une ronde de nuit, et demandait en plaisantant :

– Ohé, les amis ! Il n’y aurait pas là, par hasard, un enfant de Paris qui connaîtrait les environs ?

– Présent ! criait un homme.

– Bon !… Alors, c’est toi que regarde l’affaire… Allez, suivez-le !…

Il chargeait l’homme de nous servir de guide, tournait les talons en haussant les épaules, et la section, un instant après, partait à la suite de « l’enfant de Paris » sous le commandement d’un sous-lieutenant qui paraissait ivre. Il nous entraînait dans une indescriptible bousculade, à travers des terrains tout glissants de boue et plantés de piquets, nous commandait tout à coup de nous arrêter, levait sa gourde en l’air, et criait, en se la vidant dans la bouche :

– Attendez que je prenne ma lorgnette, et que je regarde où est l’ennemi !

Puis, il tombait assis sur un tas de pierres et ne bougeait plus, tout en répétant cuire ses dents : En avant ! en avant ! En avant ! pendant qu’on s’embourbait de plus en plus dans les terres détrempées en vociférant des jurons. La ronde de nuit ne devait pas aller plus loin.

Pour m’étourdir et tromper le temps et le froid, par les nuits de grand-garde où l’on oubliait le plus souvent de venir nous relever, je m’étais mis à me livrer tout éveillé à des rêves où je me figurais voir arriver l’armée de la Loire. Tout en allant et venant, à la lueur des aurores boréales ou des lunes couleur de sang qui marquaient cet extraordinaire hiver, je m’exaltais si follement dans mes hallucinations que les lointaines canonnades m’y paraissaient véritablement se rapprocher. J’en venais à croire par instants qu’au fond de la nuit une armée française perçait bien réellement les lignés allemandes. J’écoutais, je prêtais l’oreille, et il me semblait l’entendre s’avancer… Oui, oui, c’était bien elle, les canons ne tonnaient plus aussi loin, c’était la victoire, c’était la délivrance… Mon cœur en bondissait de joie, et le même rêve, tout janvier, recommença à me transporter à chacune de mes factions. Il m’empêcha, je crois bien, de mourir de froid, et me faisait en même temps vivre dans l’espérance contre toute raison d’espérer quand, un matin, au retour d’une de ces grand-gardes fantastiques, on nous annonça la capitulation… C’était fini… Les Allemands nous tenaient… Paris s’était rendu… J’avais envie d’en pleurer.

II

Après la rentrée à l’intérieur de Paris j’étais versé au 35e de ligne, et un soir, presque aussitôt après l’extinction des feux, on sonnait le réveil… Que se passait-il ?… C’était le 18 mars, et j’ai vainement cherché, dans tout ce qui devait en être publié plus tard, quelque chose qui me fît vraiment revivre cette autre journée fameuse, notre historique expédition de nuit aux Buttes-Chaumont, et l’incroyable retraite qui devait la suivre, à travers une banlieue et des faubourgs en délire.

La voie qui menait aux Buttes était alors bordée, sur un côté, par une sorte de falaise, au sommet de laquelle grouillait et fourmillait toute une cité pouilleuse de cahutes, de baraques, de repaires et de ruelles borgnes. Tout, dans le quartier, à l’arrivée de la troupe, était désert et dormait. On n’apercevait pas une ombre, on n’entendait pas un bruit, mais toute une populace n’avait pas tardé à sortir de ses trous, et hurlait, quelques heures plus tard, sur notre passage, en agitant les bras, en brandissant des lanternes, et en nous poursuivant de ses clameurs où dominaient ces cris, poussés par des voix furieuses :

– Crosse en l’air ! Crosse en l’air !… Capitulards ! Capitulards ! Capitulards !…

Des femmes nous saisissaient par les bras pour nous faire rompre les rangs, d’autres nous lançaient des enfants dans les jambes pour nous empêcher d’avancer, d’autres se cramponnaient à nous en nous parlant à l’oreille pour nous engager à les suivre avec des propos dégoûtants. Des hommes, en même temps, essayaient de nous arracher nos fusils, d’autres nous montraient le poing en nous insultant, et les mêmes voix furibondes nous criaient toujours, à chaque pas :

– Capitulards ! Capitulards !… Crosse en l’air !… Capitulards !

Nous avions toutes les peines du monde à ne pas nous laisser désarmer, à nous dégager des femmes, à ne pas écraser les enfants et, pendant ce temps-là, une autre populace, encore plus enragée et plus sordide, nous insultait aussi du haut de la falaise, en nous couvrant de boue et de cailloux.

Comme de toutes les rues, les mêmes hurlements en partaient par bordées et, dans la tourbe en folie qui se poussait et se bousculait sur ce rempart au point d’avoir l’air d’être prête à en rouler, on voyait aussi par moments, à la lueur et dans la fumée des torches, des apparitions de bras et de gorges nus, de têtes échevelées et de jambes en bas transparents chaussées comme de cothurnes dorés… C’étaient les pensionnaires des maisons publiques de la Butte. Elles avaient quitté leurs bouges pour venir se joindre à l’émeute dans leurs déshabillés de prostituées, et leurs voix éraillées criaient comme toutes les autres :

– Capitulards ! Capitulards !… Crosse en l’air !… Capitulards !…

Qui n’a pas vu cette retraite nocturne des Buttes-Chaumont n’a rien vu. Tout un peuple en démence sous les reflets brumeux des torches et des lanternes ! La troupe se débattant pour ne se laisser ni disperser ni arracher ses armes, éviter les pierres et essuyer la boue qui pleuvait du haut du rempart ! Qui n’a pas vu cette nuit de mars, ses déchaînements, ses horreurs et ses obscénités, qui n’a pas entendu ces cris de « capitulards » et de « crosse en l’air » poussés par plus de cent mille voix, n’a rien vu, n’a rien entendu !

Le 35° était l’un des très rares régiments de ligne de Paris où existât encore une véritable discipline. Aussi, malgré tout ce qui aurait pu le mettre en déroute, il traversait le quartier des Buttes et les boulevards extérieurs sans répondre, autrement que par l’impassibilité de sa marche, aux clameurs et aux assauts. Nous étions, au jour, de retour à la caserne, mais pour y recevoir l’ordre de mettre sac au dos et de nous disposer à partir pour Versailles… Une heure plus tard, nous étions en route, et le soir, à la nuit tombante, nous arrivions au camp de Viroflay.

Sous la tente-abri où je m’étais couché, enroulé dans ma couverture, je dormis comme une souche jusqu’à la sonnerie du réveil. Mais le cri de « capitulards » n’avait pas cessé de retentir en rêve dans ma tête. Pour moi, comme pour bien d’autres, la capitulation avait été une douleur, et le plus insensé des projets me passa bientôt par l’esprit. Dans tout ce qui se racontait de fou et d’invraisemblable, on disait qu’une partie de l’armée s’était jointe à la Garde nationale pour refuser de se rendre, et je brûlais d’aller voir si c’était vrai. On racontait, d’ailleurs, que les pires horreurs étaient commises, que tout le monde prenait la fuite, et je me sentais dans une mortelle inquiétude en songeant à mes parents. On disait aussi que les banques et certaines administrations avaient été mises à sac. Mon père était secrétaire général de la Société Générale, et j’étais particulièrement tourmenté en pensant à lui. Les lettres, d’après ce qui se disait encore, ne partaient plus et n’arrivaient plus, et aller à Paris, n’y rester au besoin qu’une heure, mais voir ce qui s’y passait, embrasser mon père et ma mère, savoir ce qu’ils devenaient, s’ils étaient en danger, si la guerre allait continuer, si un autre gouvernement n’allait pas refuser de capituler, me joindre même en ce cas à la résistance : tout cela me hantait et m’obsédait de plus en plus. Je ne tenais pas en place, je ne dormais plus, et un soir, sans bruit, après l’extinction des feux, je quittai le camp. Au petit jour, j’arrivais à la porte d’Issy, où un garde national était de faction devant la grille de l’octroi. Une grande barbe noire, une de ces vieilles barbes républicaines la façon de 1848 dont la mode régnait encore, lui donnait un air terrible, et il me criait, d’un ton qui rappelait celui des réunions publiques, en me barrant la route avec son fusil :

– Citoyen, ma consigne est de vous arrêter, mais la liberté avant tout !… Aussi, malgré ce qui m’est ordonné, je vous laisse libre de vous en retourner… Seulement, je vous en préviens, si vous entrez, vous ne ressortirez pas.

Je me demandai un instant si je n’allais pas rebrousser chemin, mais j’étais fou, je passai quand même, et je lui répondis résolument, après avoir hésité :

– J’entre !

– Bravo, me répliqua-t-il avec grandiloquence, vous êtes un bon !… Et maintenant, allons boire un verre…

Et, déposant son fusil contre la grille, il m’emmenait chez le marchand de vin… Une demi-heure après, il était en gaîté, se levait, et me disait très haut, en me secouant la main et en retournant prendre sa faction :

– Allons, c’est assez bu… Merci pour l’amabilité… À présent, citoyen, vous pouvez payer, je vous laisse faire…

Le quartier paraissait tranquille, et j’y trouvai facilement un fiacre qui me mena chez mes parents, mais la concierge était tout interdite de me voir, et me disait, en me montrant un papier où étaient leurs adresses :

– Mais Monsieur et Madame ne sont plus là, monsieur… Ils sont partis depuis deux jours.

Mon père était à la campagne, ma mère dans un couvent des environs de Versailles, chez les

Dames de la Retraite, et je demandai, en me sentant déjà rassuré :

– Et qu’est-ce qui se passe ici ?

– Oh ! monsieur, rien que du vilain… On ne sait pas à quoi s’attendre… Toutes les familles s’en vont… Tout le monde a peur…

Pressé de me renseigner, je courais acheter des journaux, et je ne lisais pas alors sans stupeur, sur une grande affiche blanche, dans la liste des membres de la Commune, un nom que je connaissais bien, et qui me rappelait une aventure de presse, la première de ma vie de journaliste, qui m’était arrivée une année auparavant.

Dès le collège, j’avais toujours eu la passion d’écrire. Faire des vers, des contes, des romans, des articles de journaux, était mon rêve. La guerre à l’Empire, les idées démocratiques, le mirage de la République, étaient à ce moment, d’autre part, les grands attraits de la jeunesse. Les Châtiments, Napoléon le Petit, La Lanterne de Rochefort, étaient nos lectures de chevet, et je feuilletais fréquemment, sous les galeries de l’Odéon, un petit hebdomadaire satirique imprimé eh caractères rouges, d’une amusante audace révolutionnaire, intitulé Le Pilori. Un jour, je lui envoyai un article, et l’article ne parut pas, mais on m’écrivit pour m’en demander un autre. Enchanté, je l’envoyai sans retard, et je guettais son apparition avec l’anxiété de l’échappé de collège impatient d’être publié, lorsque mon père me dit un matin en riant :

– Écoute, il faut que je te parle… J’ai à te raconter quelque chose qui t’amusera ou qui ne t’amusera peut-être pas, mais qui certainement t’intéressera.

Il me faisait en même temps entrer dans son cabinet, s’asseyait sans parler à son bureau mais en riant toujours, ouvrait un tiroir, en tirait deux enveloppes avec leur contenu, et me disait simplement en me les mettant dans la main :

– Tiens… Connais-tu ça ?

C’étaient les manuscrits de mes deux articles, dans les enveloppes où je les avais envoyés. Comme je n’avais soufflé mot à personne, ni des articles, ni de leur envoi, j’en restai tout abasourdi. Comment mon père pouvait-il les avoir entre les mains ?

– Eh bien, me demandait-il gaiement, tu ne dis rien ?

Et il me racontait comment ils se trouvaient en sa possession. Chargé, comme secrétaire général de la Société Générale, de prendre certaines informations sur les commerces et les industries à favoriser, il se trouvait nécessairement en rapport avec des fonctionnaires de la Police, et l’un d’eux lui avait demandé quel lien le rattachait à l’auteur de deux articles portant le même nom que lui et demeurant à la même adresse. Ces articles, lui avait en même temps expliqué le policier, avaient été envoyés au Pilori, et il croyait lui rendre service en le prévenant en confidence, pour que l’auteur en fût lui-même averti, que toutes les lettres et tous les articles adressés au journal en question étaient communiqués à la Police. Le Pilori était une des souricières dont se servait le Gouvernement impérial pour être secrètement renseigné sur ses ennemis. Or, le directeur en était un nommé Ant. Arnault, et ce nom d’Ant. Arnault qui figurait en rouge, un an auparavant, en tête de la souricière, je le retrouvais sur l’affiche, parmi ceux des membres de la Commune.

Il y a des ébahissements qu’on ne peut guère ne pas avoir à vingt ans, et le mien dépassait tout. Je m’y perdais, et j’avais peine à croire à ce que j’étais en train de lire et de relire, quand une main me tapait sur l’épaule.

– Comment ? me demandait tout stupéfait lui-même un de mes amis du quartier qu’une infirmité avait dispensé du service militaire… Comment ?… C’est toi ?… Ici ?… À Paris ?… Mais tes parents sont partis, et ta mère est même allée se réfugier près de Versailles, où elle sait que se trouve ton régiment… Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Je lui racontais mon odyssée, et il en était tout étourdi.

– Mais tu es fou, me dit-il, tu es fou !… Et quelle drôle d’histoire, ton affaire du Pilori !… Et tu as cru qu’on n’allait peut-être plus capituler ?… Tu ne sais donc pas dans quel état est Paris ?… Pourvu que tu puisses en répartir !

Nous déjeunâmes ensemble et il m’emmena ensuite sur les Boulevards… Je ne les reconnaissais plus, et le spectacle en était invraisemblable. On a beaucoup ri du vieux cliché sur les « figures qu’on ne voit qu’aux plus mauvais jours de notre histoire », mais il n’est pas si risible, et on pourrait se demander s’il ne date pas de cette époque, et de ce qui s’y voyait entre la Madeleine et la Chaussée-d’Antin. Tous les saltimbanques, tous les lutteurs de foires, tous les bonneteurs, toutes les diseuses de bonne aventure, tous les marchands de cartes transparentes s’y étaient donné rendez-vous, encombrant et barrant le chemin, se livrant à leurs tours, à leurs exercices ou à leurs boniments, au milieu de toute une invasion de têtes horribles, de toute une cohue sinistre, où était hué ou apostrophé quiconque avait l’air d’un honnête homme. Toute la populace de la nuit des Buttes-Chaumont paraissait être descendue dans les beaux quartiers, comme si elle les avait pris après une bataille. C’était la même tourbe et la même écume et, là aussi, les filles fourmillaient, insolentes et provocantes. Elles grouillaient par troupes au coin des rues, vous interpellaient en chœur avec leurs voix éraillées et, quelques années plus tard, un Père jésuite de la rue de Sèvres, – l’un de mes anciens surveillants de Vaugirard, – me racontait une extraordinaire aventure qui lui était arrivée dans ces premières journées de la Commune, aux environs mêmes de son couvent. Depuis le triomphe de l’insurrection, les Pères avaient la prudence de ne sortir qu’en habits laïques, et le P. S… rentrait un soir à la Maison-Mère quand, au coin de la rue du Bac, il était entouré par toute une nuée de promeneuses en folie qui s’acharnaient après lui. Ne sachant comment échapper à leur bande qui refusait de lui livrer passage, et se trouvant sous la lueur d’un bec de gaz où elles le dévisageaient en l’assaillant de leurs appels et de leurs plaisanteries, il se jeta brusquement en pleine lumière, ôta son chapeau, baissa la tête et leur montra sa tonsure… Un cri d’horreur lui répondit, mais l’effet du geste avait été foudroyant. En quelques secondes, elles avaient toutes disparu.

– Eh ! bien, me demandait mon ami aussi consterné que moi par l’aspect des Boulevards, quand repars-tu ?

Et il me répétait encore, très inquiet :

– Oui, pourvu que tu puisses t’en retourner !… Et tu es en uniforme !… Que feras-tu, si on t’empêche de repartir ?…

Mais il y a des périodes de bouleversement où toutes les fuites comme tous les drames sont possibles, et je repartis sans incident par la porte du Point-du-Jour, où il n’y avait même pas de sentinelle… Le soir, j’étais de retour au camp, et j’arrivais même avant l’appel…

III

Deux mois plus tard, je repassais par cette porte du point-du-Jour, mais avec le régiment, et pour reprendre Paris. Les hauteurs de Passy et du Trocadéro, où s’est élevé depuis tout un quartier, n’étaient alors que des buttes escarpées et nues, d’où la moindre artillerie aurait pu nous balayer. Mois la Commune les avait évacuées, et nous ne trouvions de résistance qu’à la place de la Concorde, où la bataille était acharnée. Elle se prolongeait même dans la soirée, et la nuit devait me laisser un souvenir sinistre.

Fatigués par cette journée de marche et de combats, nous cherchions comment nous reposer. Les uns s’étaient couchés sur les terre-pleins de la place, d’autres sur les trottoirs ou sous les portes-cochères de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, à la croisée desquelles restait dressée une barricade formidable. J’entrai, pour essayer de m’y coucher, dans une cour de la rue Royale, au fond de laquelle était une écurie. Les dormeurs, seulement, encombraient déjà la cour, et je me glissai entré eux jusqu’à l’écurie, où je butais aussi contre des corps qui ne bougeaient pas. Agacé de ne pas trouver un coin où me placer, et ne distinguant rien dans l’obscurité, je finis par allumer ma lanterne de poche, mais je manquai alors défaillir. Ce n’étaient plus des dormeurs que je voyais à mes pieds, mais des cadavres. C’étaient des morts que je dérangeais de leur sommeil en cherchant moi-même où dormir !

La terrible semaine commençait, et nous allions avoir à nous emparer quartier par quartier, ou même maison par maison, d’un Paris au pouvoir d’une insurrection exaspérée ! Décidée à tout pour se défendre ou se venger, aux aspersions de pétrole, aux empoisonnements, aux assassinats, aux incendies, aux massacres, elle ne reculait devant aucune horreur et, depuis déjà six ou sept jours, nous prenions avec les plus grandes peines barricades sur barricades, obligés quelquefois, lorsque la mitraille en pleuvait trop drue, de cheminer jusqu’à elles par l’intérieur des maisons, en passant par les cours et en démolissant les murs, quand on assigna un soir à la compagnie une berge de l’Île Saint-Louis pour y passer la nuit. L’endroit était déjà occupé en partie par d’autres troupes, nous y formions les faisceaux, et j’entendrai toute ma vie l’épouvantable explosion qui faisait à un moment comme s’entrouvrir le sol. Tout nous semblait s’abîmer dans un gouffre où nous pensions nous-mêmes disparaître. C’était l’Hôtel de Ville qui sautait, et n’était plus bientôt qu’un brasier. Des morceaux de murailles et de statues, de poutres, de colonnettes, étaient en même temps projetés en l’air comme des fusées monstrueuses, et retombaient avec fracas dans la Seine et sur le quartier. Les flammes montaient dans le ciel à des hauteurs fantastiques, et les maisons, les quais, les monuments, les tours de Notre-Dame, les forêts de cheminées sur l’infini des toits, tout s’illuminait aux reflets de l’incendie jusqu’aux extrémités de l’horizon. Sur la rive d’où nous assistions à la catastrophe, on y voyait comme à la clarté du soleil, nous y lisions comme en plein jour les numéros de nos régiments sur les boutons de nos capotes, et la Seine, toute embrasée elle-même, toute rouge et toute en flammes, fuyait et bouillonnait comme un fleuve de feu et de sang !

De tous les cauchemars de cette semaine infernale, le plus affreux devait être le massacre des otages, où Mgr Darboy, l’archevêque de Paris, et le P. Olivaint, le supérieur des Jésuites de la rue de Sèvres, devaient périr à quelques heures de distance, et certains souvenirs de collège, déjà difficiles à oublier par eux-mêmes, revivaient tragiquement pour moi à la nouvelle de ce double martyre.

Le P. Olivaint avait été mon recteur à Vaugirard, et pas un de nous ne pouvait avoir perdu la mémoire d’une certaine visite faite par Mgr Darboy à la chapelle du collège, où nous étions réunis pour une conférence, et où il n’était pas attendu. Brusquement, la porte d’entrée du fond de la chapelle s’ouvrait à deux battants, tout le monde se retournait, et on voyait l’Archevêque, accompagné d’un vicaire général, s’avancer vers le chœur, où le P. Olivaint se précipitait pour le recevoir. Comment n’avait-on pas été prévenu de cette visite ? Qu’y avait-il sous cette surprise, et qu’allait-il se passer ? L’Archevêque traçait à son entrée une large bénédiction, et le P. Olivaint s’inclinait profondément. Puis, un échange d’allocutions, dont le ton nous surprenait, avait lieu entre eux. On y sentait comme un conflit, et il y en avait bien un. Un froissement s’était produit entre l’Archevêché et la Communauté, et c’était ce dont témoignaient cette visite inattendue, les répliques de l’Archevêque, celles du Recteur, et l’émotion réciproque avec laquelle ils se répondaient sous les formes les plus religieusement courtoises, mais où l’on n’en devinait pas moins des attaques et des ripostes. Tout se terminait cependant avec charité, une bénédiction avait ouvert la rencontre, une autre l’avait close et, quelques années plus tard, ils tombaient tous les deux dans le même carnage et communiaient dans le même sang !

Ah ! le P. Olivaint ! Il était toujours resté une des vénérations de mon enfance et, si ce n’est dans certaines vieilles estampes représentant des saints des époques lointaines, je ne crois pas avoir jamais revu une physionomie comparable à la sienne pour le mystère et la sérénité d’âme qui s’en dégageaient. D’aspect physiquement sévère, avec des yeux sans regard et comme invisibles sous de profondes arcades sourcilières dans un visage ascétique, aucune figure n’exprimait cependant une bonté aussi rayonnante.

– Ce n’est rien, disait-il doucement à ma mère qui avait souvent à se plaindre de mes écarts d’écolier.

Et, me touchant la joue d’une main qui me pardonnait, me regardant avec ses yeux absents où se sentait quand même une mystérieuse et charitable acuité, il ajoutait avec un sourire dont l’indulgence avait plus de force que toutes les sévérités :

– Non, non, ce n’est rien… Allons, nous nous corrigerons…