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Extrait : "En ma petite enfance, Grenelle, aujourd'hui l'un des quartiers les plus populeux, avec ses usines et tout un monde d'ouvriers, était un coin tranquille de la banlieue immédiate. C'était encore une commune, que l'annexion allait faire administrativement disparaître. L'immense champ de Mars, où manœuvraient les troupes, la séparait, comme par une sorte de désert, de Paris. Grenelle avait alors nombre de maisons de campagne, ou qui en avaient l'aspect."
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Seitenzahl: 233
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335054293
©Ligaran 2015
En ma petite enfance, Grenelle, aujourd’hui l’un des quartiers les plus populeux, avec ses usines et tout un monde d’ouvriers, était un coin tranquille de la banlieue immédiate. C’était encore une commune, que l’annexion allait faire administrativement disparaître. L’immense champ de Mars, où manœuvraient les troupes, la séparait, comme par une sorte de désert, de Paris. Grenelle avait alors nombre de maisons de campagne, ou qui en avaient l’aspect.
En dépit de tant d’années écoulées, je revois, à peu près comme elle devait être, celle qu’habitaient mes parents, non par luxe ou par goût, mais parce qu’elle leur offrait plus de commodités pour une nombreuse famille et qu’elle leur avait été léguée par un oncle de ma mère, le docteur de Lagrange qui fut, d’après ce que j’ai entendu conter de lui, un personnage assez original. C’était un savant, qui avait cessé de pratiquer la médecine, bien qu’il eût acquis quelque réputation, pour se donner tout à ses utopies. Il cherchait, notamment, la solution du problème du mouvement perpétuel, solution qu’il déclarait difficile, mais non impossible. C’est tout ce que l’on considérait comme une chimère qui le tentait. Après avoir publié des ouvrages médicaux dont on avait fait cas, il accumulait manuscrits sur manuscrits dont, en son testament, il avait confié le soin de l’impression à son ami Béranger. Il ne semble pas que le chansonnier se soit acquitté avec beaucoup de hâte de cette mission, et il mourut avant d’avoir accompli ce désir posthume du docteur.
Vers la fin de sa vie, le docteur de Lagrange, sans qu’il y eût précisément en lui quelque dérangement d’esprit, vivait dans un état constant d’inquiétude. S’il était pressé, il n’arrêtait pas, pour faire ses courses, un fiacre, mais deux à la fois. C’était au cas où un accident eût retardé le premier : il fût monté aussitôt dans le second qui suivait, à vide, celui-ci. Le hasard, la dernière fois qu’il sortit en voiture, rendit cette précaution bien inutile : il mourut subitement dans le fiacre qu’il occupait.
Il avait eu quelque fortune, mais ses inventions, les instruments qu’il faisait fabriquer à grands frais, des spéculations hasardeuses, l’avaient dissipée… La maison de Grenelle avait été le plus clair de son héritage. Encore n’était-elle pas en parfait état. Rien n’en subsiste aujourd’hui : la percée de l’avenue Émile-Zola a achevé d’en détruire les restes. Comme pour d’autres maisons voisines, les deux piliers de la porte-cochère étaient surmontés d’une tête de cheval. Dans une cour se trouvaient une écurie – inutilisée – et un petit pavillon. Je me rappelle moins la disposition de la maison, du côté où elle donnait sur la rue du Théâtre. L’image se présente plus nettement à mes yeux, à travers les brumes du passé, de la façade, avec ses deux étages, sur un très vaste jardin. Sous le perron qui donnait accès, par quelques marches, au rez-de-chaussée, il y avait une grotte, comme il avait été de mode, au temps où la maison avait été construite, d’en ménager une, avec ses rocailles. Oh ! de cette grotte, je me souviens mieux que de tout le reste. De lointaines visions s’évoquent soudain, par on ne sait quelle fantaisie de la mémoire.
De cette grotte, ma petite sœur, qui n’avait guère plus de quatre ans, et moi, qui en avait six, nous avions fait notre quartier-général. Elle était d’ailleurs peu profonde, et n’avait rien de mystérieux. Quand on nous cherchait, on était assuré de nous trouver dans cet abri, qui était pour nous plein d’attrait. Peut-être cet attrait venait-il de la défense que nos bons parents nous avaient faite, en redoutant pour nous l’humidité, d’y rester, crainte excessive, car l’ouverture de la grotte était assez large pour que le soleil pénétrât. Si elle avait été un peu obscure, sans doute eussions-nous été moins braves.
Nous étions les derniers-nés, et on nous appelait « les petits ». Notre âge nous rapprochait, et quand la vieille demoiselle qui nous donnait des leçons nous avait rendu notre liberté, nous imaginions toutes sortes de jeux. Encore une figure qui sort pour moi de l’ombre ! Cette excellente personne, timide et effacée, avait pour habitude, avant toutes choses, de nous faire tracer sur toute une page d’un cahier de petites croix aux bras arrondis. Elle assurait que rien n’était meilleur pour délier la main, et, en même temps, pour donner aux enfants le sens des proportions. Quoiqu’elle fût très bonne et très douce, dans son encouragement à ce singulier travail, elle nous ennuyait un peu, avec ses croix, et nous avions hâte de la voir partir. Nous courrions alors, non sans quelques ruses, à notre chère grotte.
C’est là qu’il nous arriva une terrible aventure qui nous laissa quelque émoi pendant plusieurs jours. Nous étions entourés d’affection ; on ne nous parlait qu’avec tendresse. Pour la première fois, nous fûmes les témoins d’un accès de colère, nous apprenant comment pouvait subitement changer la physionomie d’un vieillard habituellement pacifique et bienveillant.
Cette colère, c’est nous qui l’avions provoquée. J’avais découvert, dans un placard, un vieil habit, d’une forme insolite, avec des broderies de soie noire. Il me séduisit, dans la pensée d’un de ces travestissements auxquels nous nous plaisions. J’eus bien d’abord quelques scrupules, mais la tentation fut la plus forte : je me donnai comme excuse que personne ne portait un habit semblable à celui-ci, qu’il était fort usé, et je m’en emparai, étouffant mes remords de conscience. J’eus tôt fait de l’emporter dans la grotte où, avec quelque fierté, je le montrai à ma sœur, qui m’aida à le revêtir. Le gamin que j’étais disparaissait entièrement dans son ampleur, et rien ne nous paraissait plus plaisant que la traîne que faisaient ses basques.
Nous nous amusions fort de ce jeu quand un vieil homme, s’appuyant sur sa canne, passa devant la grotte. Bien que peu expansif, il avait accoutumé de nous adresser quelques paroles amicales. Il se gardait de nous dénoncer quand il nous surprenait dans notre décor favori. Il entendit nos rires, et il entra en nous demandant ce qui causait notre gaîté.
Soudain, il poussa un cri d’indignation, et son visage se crispa, prit une expression qui nous effraya. Il était, en effet, bouleversé, comme sous l’effet de la stupeur, à laquelle succéda un geste d’emportement. Ses yeux, généralement éteints, lançaient du feu. Nous crûmes vraiment qu’il allait nous foudroyer. Il me dépouilla rapidement et non sans vigueur de l’habit dans lequel j’étais enveloppé, et constata, avec une émotion nouvelle chez lui, les ravages déjà accomplis.
– Petit malheureux, me dit-il, où l’as-tu trouvé ?
Je ne sais comment il se retint pour ne pas me battre, et abaissa sa main qu’il avait levée dans un mouvement instinctif. Je compris que j’avais dû commettre une grande faute, et qu’il avait fait effort pour ne pas frapper un enfant. Puis ses traits sévères reflétèrent une sorte de désespoir, que j’aurais pu comparer, si j’avais eu l’âge de raison, à l’affliction d’un croyant témoin d’un sacrilège. Ses gros sourcils gris demeuraient froncés.
– Si tu savais ce que tu as fait ! reprit-il.
Ce vieillard était M. Hyacinthe Pilorge, le secrétaire et souvent le confident infiniment dévoué de Chateaubriand. Il était le beau-père de ma mère, et n’ayant plus qu’une mince pension du ministère des Affaires étrangères, il vivait avec nous. L’habit était l’habit de petite tenue de l’auteur de René, quand celui-ci était ambassadeur. C’était une relique pour M. Pilorge, qui l’emporta et le cacha si bien qu’on ne le retrouva qu’après sa mort.
Il nous avait paru, un moment, redoutable, mais il fut généreux : il ne raconta pas mon incartade. Il continua même à m’emmener voir les joueurs de boules sur un terrain voisin de la maison, ce qui était la dernière distraction d’un homme dont toute la vie s’était passée dans la familiarité du magnifique écrivain.
Il y avait, cependant, comme un secret entre nous, et si je ne compris que plus tard la gravité de ma faute, à ses yeux, je m’apercevais qu’il ne pouvait me pardonner tout à fait. Il faisait sans doute la part de mon irresponsabilité, mais il avait sur le cœur mon absence de respect pour ce souvenir du grand homme auquel il s’était donné entièrement et à qui il avait voué un culte.
Il est constamment question de M. Pilorge dans la correspondance de Chateaubriand, qui l’appelait « mon bon Hyacinthe ». Chateaubriand disparu, en 1848, il semblait qu’il n’eût plus de raison de vivre. Il n’existait plus que par ses souvenirs, qui remontaient loin puisqu’il avait suivi Chateaubriand dans ses ambassades, et qu’il avait été décoré en 1823 comme « secrétaire intime » de l’ambassadeur devenu ministre des Affaires étrangères. Avec l’âge, il avait pris une humeur taciturne.
Après la mort de Chateaubriand, il avait été quelque temps titulaire d’un bureau de poste dans la banlieue : c’étaient bien les fonctions qui lui convenaient le moins. Je crois qu’il n’avait pas toujours fait un très bon ménage avec ma grand-mère, mais la vieillesse l’avait forcément assagi.
À travers toutes les circonstances de la vie, il ne me reste que peu de papiers de M. Pilorge. Les plus intéressants sont, naturellement, des notes de Chateaubriand, des corrections pour l’Essai sur la littérature anglaise, des pages écrites de sa main pour cet ouvrage, des indications pour un travail politique, des feuillets où l’illustre écrivain avait, en quelque sorte, mis de côté des citations (comme, par exemple celle-ci, de Byron : « Mieux vaudrait qu’ils ne fussent pas nés, ceux qui ne peuvent que douter »), des convocations, des billets intimés.
J’ai eu beaucoup de peine à déchiffrer un de ces billets. Il s’agissait sans doute d’une personne chère au maître, d’un secret auquel était initié M. Pilorge :
Pour vous.
Grattez à ma porte, de 1 à 3. Ou laissez-moi quelques lignes, même inutiles, mais à moi douces.
Avant son mariage, ma mère suppléait parfois M. Pilorge pour écrire sous la dictée de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe et Chateaubriand, septuagénaire, la remerciait avec grâce :
Ma jeune secrétaire a bien raison de garder le vieux Pilorge jusqu’à parfaite guérison. Je la remercie, et je serais bien heureux qu’elle fût ici pour lui écrire, de sa belle écriture, les beaux billets que je lui adresserais ; mais, décidément j’ai la goutte aux mains, et je n’ai personne à qui dicter mille hommages, ainsi qu’à Mme Pilorge.
Je retrouve une autre lettre de Chateaubriand, d’une date postérieure :
Je remercie bien Mlle de Lagrange, elle est trop bonne de s’être souvenu d’un vieux malade qui se meurt. Je lui souhaite un bon mari, en attendant la mort de son oncle, car, heureusement, nous devons tous mourir. Mme, de Chateaubriand la remercie de son bon souvenir, et moi, de l’amitié qu’elle porte à l’ancien solitaire de l’Infirmerie qui ne peut plus écrire.
C’était le Chateaubriand de sa vieillesse.
L’âge et son état général de souffrance avaient eu raison de son génie : pour tout dire, Chateaubriand, s’il retrouvait parfois des mots profonds pour exprimer son désabusement, avait des absences. « Il vit dans les songes, écrivait Sainte-Beuve en 1848. Sa bouche fine sourit encore, son large front, au repos, a toute sa majesté, mais qu’y a-t-il là-dedans et là-dessous » ? Quand, peu de temps avant la mort de l’homme dont la vie avait été si remplie, ma mère se maria, elle voulut lui présenter son mari, ce mari qu’il lui avait souhaité. Mes parents n’évoquaient qu’avec tristesse ce souvenir.
Chateaubriand reçut, dans son appartement de la rue du Bac, le jeune couple avec une exquise courtoisie de vieux gentilhomme, trouvant des mots délicats pour complimenter les nouveaux époux, les questionnant avec bienveillance sur leurs projets d’avenir. Mais, soudain, il sembla oublier ses hôtes, ses regards errèrent dans le vide, et il chantonna à mi-voix cet étrange refrain, si inattendu sur ses lèvres :
Les visiteurs demeurèrent interdits, gardant un douloureux silence. Était-ce là le prestigieux écrivain, souverain de la prose ? Puis il-sortit, non sans effort, de cette sorte d’évanouissement de la pensée, hésita avant de se reconnaître, et se rappelant qu’il recevait une visite, il reprit la conversation, et ce fut sur un mot grave de lui, un mot définissant l’amitié dans l’amour, qu’il reconduisit jusqu’au seuil de sa chambre ceux qui étaient venus lui offrir leurs hommages.
Le premier écrivain célèbre que j’approchai fut le bon maître Théodore de Banville, dont tous ceux qui le connurent ont gardé, malgré le temps écoulé (il est mort en 1892) le pieux souvenir. Il y a son buste dans le Jardin du Luxembourg, du côté de la rue de Médicis. Ce sont ses traits bienveillants, son fin sourire, mais le sculpteur lui a donné une poitrine d’athlète, alors que sa santé était délicate et demandait de constantes précautions. Je parle du Théodore de Banville aux approches de la vieillesse.
Nous demeurions alors dans la maison portant le numéro 10 de la rue de Buci. J’étais en rhétorique, au Lycée Saint-Louis, externe, après avoir passé par l’odieux internat. Je n’appris pas, sans un petit battement de cœur, un illustre voisinage. Théodore de Banville habitait l’étage au-dessus de celui que nous occupions. En ce temps-là, on avait, plus qu’à présent, à ce qu’il semble, l’émotion qu’il est bon de ressentir quand on a conscience de son infériorité au regard de ceux qu’on révère. Au Lycée, nous étions quelques-uns qui, après une version latine ou grecque (le grec ne faisait pas encore figure de parent pauvre dans les études) lisions passionnément les poètes. Dans notre petit groupe, qui de nous n’avait, avec l’audace que donne l’inconscience, envoyé d’informes essais à Victor-Hugo ? Le grand homme prenait la peine de répondre par quelque « courage et espoir, jeune homme » et cet autographe, nous le portions sur nous, avec orgueil et en ne nous faisant pas faute de le montrer. Mais nous nous prêtions aussi mutuellement les œuvres de Leconte de Lisle, de Coppée, de Sully-Prudhomme, de Théodore de Banville. En prévision du baccalauréat, nous avions à exercer notre mémoire sur les matières du programme de cet examen libérateur, mais ce commerce avec les poètes n’était certes pas du temps perdu, s’il était dérobé aux classiques.
En revenant de la classe, je rencontrais souvent Théodore de Banville dans l’escalier. Ne se fiant qu’à lui pour ce choix, il allait lui-même chercher chez le boulanger Cretaine, rue Dauphine, alors renommé, une baguette d’un pain bien doré, cuit à point, tentant. Il me rendait, avec son exquise courtoisie, le salut dévotieux que je lui adressais, mais sans prêter attention au petit collégien que j’étais. Il ne pouvait savoir que j’avais lu le Sang de la Coupe et les Exilés et que, déjà, témérairement, je rêvais d’une carrière littéraire. Mon ambition, toutefois, n’allait pas au-delà d’obtenir un mot de lui, en passant, mais l’occasion ne se présentait pas, bien que cette ambition grandît en moi.
L’occasion, je la dus à un fortuné hasard. Georges Rochegrosse, son beau-fils, tendrement aimé par lui, se plaisait, annonçant en ses jeux le peintre vigoureux et épris de lumière qu’il devait être, à dessiner et à découper de charmants pantins. Il s’amusait à les remuer, au-dessus de la cour, au bout d’une ficelle. Un jour, cette ficelle lui échappa des doigts et le pantin – je me rappelle que c’était un joli petit chevalier, cuirassé de papier d’argent, sur un justaucorps en damier – eut la bonne idée de tomber dans ma chambre, par la fenêtre ouverte.
Quelle aubaine ! J’avais le prétexte d’aller rapporter le petit chevalier. Le destin me souriait, ce fut par Théodore de Banville lui-même que je fus reçu. Alors, comme font les timides quand ils se décident, je lui dis à quel point j’avais désiré ce grand honneur de lui parler. Il sourit, m’interrogea avec bonté sur mes études et sur ce que je souhaitais faire quand elles seraient terminées, m’indiqua des lectures utiles ; puis, après m’avoir montré, avec des commentaires ravissants, les marionnettes de Georges Rochegrosse, il m’invita à revenir. Je rentrai chez moi dans l’enthousiasme.
Plus tard, il voulut bien s’intéresser aux essais de son petit voisin, et, dans cette maison où j’avais désormais la faveur d’être admis, où, si peu que je fusse, je trouvais la plus constante bienveillance, quelles leçons d’une aimable sagesse s’offraient, dont j’aurais dû mieux profiter !
Mme de Banville qui, soucieuse du temps précieux du maître, défendait sa porte, avec un flair merveilleux pour distinguer les importuns des autres, me faisait la faveur de m’accueillir, de m’introduire auprès de lui.
Pour certains, en qui elle avait deviné de l’indiscrétion, elle était sévère.
– Je souhaiterais voir M. Théodore de Banville, disait l’indésirable.
– M. de Banville, c’est moi, répondait-elle, qu’est-ce que vous lui voulez ?
Mais elle savait aussi comprendre la timidité d’un jeune visiteur, ayant besoin de conseils, et, pour celui-là, tout en lui faisant promettre de ne pas abuser de la permission qu’elle donnait et de dire brièvement ce qu’il avait à dire, elle se montrait encourageante. Elle se défiait de la bonté de son mari. On n’insistera jamais assez sur cette bonté du poète, lui qui avait manié si spirituellement l’ironie.
La rue, de Buci, cette première fréquentation familière d’une maison qui m’ouvrait tant d’horizons, cette généreuse hospitalité intellectuelle, cette sollicitude d’un grand artiste littéraire pour un obscur jeune homme – qui, n’étant que Parisien, n’avait naturellement aucun appui de compatriote – sa simplicité, tout ceci m’est resté inoubliable. J’ai aimé, j’ai vénéré Théodore de Banville. Des souverains des Lettres, il était le premier qu’il me fût donné de connaître de près ; il a été quelque chose comme le dieu de ma jeunesse.
Parfois, quand il était souffrant ou las, il me donnait, pour de petits théâtres, son service de critique au National, et, dans certaines salles, je revois son image quand je pense à ces premières des innombrables premières représentations auxquelles je devais assister.
Puis il déménagea et alla s’installer dans un grand rez-de-chaussée de la rue de l’Éperon, auquel on accédait par un perron de quelques marches. Georges Rochegrosse, avec un précoce talent, avait décoré les portes de fantaisies japonaises. Son cabinet de travail donnait sur un bout de jardin qu’une grille séparait d’un autre, plus vaste, qui semblait le prolonger. Il avait quelque fierté de son « parc », encore qu’il ne fût accessible qu’aux yeux, mais la construction du Lycée de jeunes filles voisin devait le désoler : elle fit, en effet, disparaître le grand jardin.
Mangeant peu, il était extrêmement raffiné pour sa table. On faisait chez lui des dîners exquis et, avec sa conversation toujours pleine d’imprévu et riche de souvenirs, il les accompagnait de commentaires. Tel mets avait son histoire. Selon lui, il n’y avait au monde qu’un commerçant chez lequel on eût chance de trouver un produit parfait. Mais il fallait chercher ce marchand, et, parfois, assez loin, et sans se laisser éblouir par un brillant étalage. Ainsi assurait-il que, pour le café, seul un petit épicier de Moulins le vendait vraiment digne d’être dégusté. « Car, disait-il, en se servant volontiers de cette expression, qui contrastait avec le charme de sa parole, j’aime le café, comme un tigre ». Ce « comme un tigre » revenait souvent sur ses lèvres, pour les comparaisons les moins attendues. Éloquent, quand il défendait ses idées, il avait instinctivement une telle horreur de la banalité qu’il terminait dans une sorte de bredouillement les phrases dont la fin était inévitable.
Plus tard encore, quand il venait au Gil Blas, où il publia ses Contes héroïques, ses Contes féeriques, l’Âme de Paris, Paris vécu, Nous tous, il voulait bien, puisque nous habitions le même quartier, de ma compagnie pour regagner la rive gauche et j’ai ainsi entendu de sa bouche, dans la forme pittoresque qu’il leur donnait, quelques-unes de ces histoires, pleine de moelle, avec leurs raccourcis de jugements sur les hommes et sur les choses, qu’il devait développer dans ses Souvenirs.
Trente ans durant, il avait suivi le théâtre et avait parlé du théâtre selon la formule qu’il donnait un jour du feuilleton : « Composé comme un poème, vivant comme une page d’histoire. » Qu’il employât le ton de la malicieuse fantaisie, dont il avait des trésors, qu’il fût grave ou lyrique, qu’il exprimât son émotion ou qu’il eût toutes les grâces légères de l’esprit, ce fût toujours son magnifique respect de l’art qu’il attesta, son admirable et invincible foi idéaliste. Il n’y eut pas une grande œuvre dont il ne se proclamât le défenseur. Pour les autres, avec quelle élégance il se servait de toutes les armes de l’ironie ! C’est lui qui, à propos d’une pièce où un auteur célèbre, coutumier de ces tours de force, avait multiplié à ce point ses dons d’ingéniosité, de ruse et d’adresse, que le sujet, poignant en lui-même était escamoté – c’est lui qui s’amusait à proposer, pour les drames et les comédies illustres, des dénouements propres à satisfaire les goûts supposés du public et à produire de fortes recettes. Pour le Cid, don Gormas n’avait pas été tué par Rodrigue et reparaissait au moment où on le croyait mort. Elmire, à force d’honnêtes coquetteries, amenait Tartufe à rendre l’acte de donation de la maison, et, si Ruy-Blas avait été un peu laquais, on découvrait, en fin de compte, qu’il était né duc et grand d’Espagne, de sorte que la reine avait été aimée d’une façon très supportable.
Peut-être, pour certains, est-ce encore une opinion trop accréditée que Banville fut surtout un merveilleux ciseleur, un virtuose de la perfection verbale, un incomparable artiste. Oui, sans doute, mais ce qui n’a pas été assez dit, c’est qu’il avait une philosophie, qu’il y a un enseignement dans son œuvre, et qu’il n’a cessé, dans ses feuilletons, de la répandre. Cette philosophie est même virile ; elle exalte le désintéressement ; elle a horreur du bas et du laid ; elle invite à tout sacrifier à la noblesse de la pensée ; elle glorifie superbement le travail, et, sous la forme somptueuse de l’expression, elle affirme qu’il n’y a pas de justice sans pitié. Chez Banville, de prestigieuses broderies fleurissaient sur une trame résistante. Je me rappelle un mot qu’il disait en souriant : « À l’impossible, tout le monde est tenu ». Ses paradoxes, qu’il jetait en éblouissantes fusées, n’étaient que la parure du bon sens suprême. Et en morale, ses conceptions tenaient dans cette maxime, protestation contre le « fléau de l’indifférence » :
« La fièvre de l’amour, la fièvre du dévouement, la fièvre du devoir, c’est la vie même. Une fois que l’homme s’est guéri de toutes ces fièvres-là, il est bien près d’être guéri de la vie ».
Il avait toujours été soigneusement rasé, comme Pierrot et Napoléon, disait-il en souriant. On s’inquiéta quand on vit qu’il laissait pousser sa barbe. C’était, en effet, peu de temps avant sa mort.
L’affection dont il avait été entouré s’attesta, à ses obsèques, par un petit fait qui était significatif. Tandis que le convoi allait de la rue de l’Éperon à Saint-Sulpice, par un temps menaçant, la pluie tomba, et ce fut bientôt un véritable déluge, le déchaînement de toutes les cataractes du ciel. Cependant, dans le cortège, il n’y eut aucune désertion, personne ne songea à quitter son rang pour se mettre à l’abri.
Quand on écrit ses Souvenirs, c’est pour retracer la physionomie d’une autre époque. Qu’il soit donc dit que le « moi » n’est ici que comme un lien entre les images qu’on dessine.
Si ce ne fut pas avec l’éclat rêvé, du moins ai-je suivi la carrière que j’avais souhaité embrasser. Je voulais être journaliste. Je l’ai été, je le suis resté même quand les circonstances firent de moi un directeur de théâtre. Je pus me targuer de l’avoir été déjà sur les bancs du Lycée. Je ne parle pas d’un journal de collège, la Revendication, « publié » à un unique exemplaire manuscrit, pendant que j’étais en rhétorique. Mais, en philosophie, j’étais un journaliste « rétribué », correspondant parisien de l’Écho de l’Huisne, qui payait mes articles au taux de cinquante centimes le mille de lettres ! Encore, la brièveté de ces articles m’était-elle imposée. Du moins, selon le mot de Murger « je goûtais le nanan de Gutenberg ». Je fus aussi imprimé dans la Revue Nationale, dont je parlerai plus tard.
Le baccalauréat passé, mon père, sans contrarier mes goûts (il avait gardé, dans ses fonctions administratives, le culte des Lettres) me chercha une position qui fût au moins une position d’attente. J’entrai à la Société Générale – où je restai trois heures. À peine installé, je songeais aux moyens de quitter la place. En fin de compte, je me déclarai opportunément souffrant, demandai la permission de prendre l’air un instant, et je m’esquivai en hâte.
Un avocat, ami de ma famille, qui fut député d’Eure-et-Loir, Me Gatineau, se chargea alors de mon avenir. J’avais naturellement pris, comme tout le monde, des inscriptions à la Faculté de droit. Il prétendit faire de moi, un jour, un avoué de Chartres ; il avait formé tout un plan de vie que je n’avais qu’à suivre, et il me conduisit, pour commencer, chez un avoué de la rue du Pont-de-Lodi, qui s’appelait, je crois, Me Livet. Je ne fis dans cette étude qu’un stage de quinze jours. Je n’avais décidément pas la vocation. « – Je ne m’occupe plus de toi, me dit Me Gatineau. Tu n’avais qu’à te laisser conduire, et je te préparais une vie tranquille et sûre. Tu regretteras de n’avoir pas suivi mes conseils. » Cette vie « tranquille et sûre », je ne l’ai pas toujours eue, mais avouerais-je que je n’ai jamais déploré de ne m’être pas engagé dans la voie qui m’était indiquée.
Je rêvais toujours de journalisme. Un savant, M. Barrai, dont le nom reste associé pour une ascension célèbre à celui de Bixio, me présenta à M. Guéroult, directeur de l’Opinion Nationale. Je ne passais pas devant les bureaux de ce journal sans envier mon camarade Ricouard, mon aîné de deux ans, qui s’y était introduit. M. Guéroult, pour éprouver ma jeune ardeur, me fit faire, pour lui, l’Analyse de quelques ouvrages philosophiques qui l’intéressaient, selon des instructions qu’il me donna. Il voulut bien se montrer satisfait de ce travail, qui m’avait donné beaucoup de peine, mais ces compliments furent tout ce que j’obtins de lui, et je restai au seuil de l’Opinion.
Je retournai du côté de la modeste Revue Nationale, dont les bureaux étaient loin d’être aussi imposants que ceux de la rue du Coq-Héron. On avait inséré là deux articles que j’avais envoyés par la poste. La Revue Nationale n’avait pas grandi depuis : j’eus quelque surprise en constatant que ses « bureaux », rue de Seine, étaient simplement constitués par la chambre d’un licencié en droit, Édouard de Luze. Ce n’était pas sur cette Revue – qui n’eut jamais de caissier – qu’il fallait compter pour quelque rétribution. Mais je nouai là des amitiés durables avec les jeunes gens que je rencontrai, et qui firent à peu près tous leur chemin. La parution de chaque numéro était un problème difficile à résoudre, mais quelle belle humeur et quelle bonne camaraderie ! Édouard de Luze devait mourir préfet des Côtes-du-Nord. Il y avait là Paul Strauss, alors étudiant en médecine et accomplissant son service militaire au Val-de-Grâce, comme infirmier, mais attiré déjà par la politique, qui devait faire de lui un conseiller municipal, puis un sénateur et un ministre. À l’Association des journalistes républicains, où nous nous retrouvons, lui comme président, moi comme un des vice-présidents, nous évoquons parfois, en souriant, ce temps lointain. Il y avait là aussi, parmi d’autres, Georges Beauvisage, orné d’une belle barbe, futur professeur à une Faculté de médecine, Fernand Bourgeat, que je revis si souvent au Conservatoire, et Jules d’Auriac, maintenant les traditions d’une famille d’érudits…
C’était un milieu cordial, mais la Revue Nationale,