Souvenirs de Mademoiselle Duthé de l'Opéra - Ligaran - E-Book

Souvenirs de Mademoiselle Duthé de l'Opéra E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Extrait : "Il arrive une époque où l'on veut compter avec soi-même, où pour s'aider à supporter le présent et à craindre moins l'avenir, on trouve une sorte de jouissance à rétrograder moralement vers le passé qui a disparu sans retour, où nos souvenirs ont un charme, ont une puissance sur notre imagination que ne peuvent avoir nos actions actuelles, et où, enfin, le bonheur consiste à se rappeler ce que jadis on a eu de plaisirs et de peines."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 442

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Mlle Duthé et son temps
I

Ces frivoles Mémoires ne peuvent être précédés que de quelques pages frivoles elles-mêmes, pour rester en harmonie avec ce léger ouvrage, ajoutant quelques touches à la peinture de cette société française de la seconde partie du XVIIIe siècle, qui a gardé l’indestructible prestige de la grâce et de l’élégance, doublé par le contraste de sa fin tragique. Par là, par ces menus traits, par quelques accents de vérité, par quelques notes caractéristiques, ce livre n’est-il pas tout à fait vain. Et, après tout, il est assez naturel de demander l’histoire d’une époque galante à une femme dont une partie de l’existence se passa dans la galanterie, et qui doit à sa seule beauté de n’être pas complètement oubliée.

Cette époque, dont on ne peut pas ne pas garder une vision charmante, offre une foule d’aspects, par quoi elle se laisse envisager. Ce sera, ici, par son goût du plaisir, qu’elle eut, assurément, d’une façon effrénée ; mais elle fut si vivante que, tout en semblant se jouer, elle trouva le moyen de faire des choses sérieuses, et, fut-ce à son insu, d’en préparer de très grandes. La plupart des noms qu’on rencontrera dans ces souvenirs, prononcés à l’occasion de quelque aventure de cœur ou des sens, de quelque folie ou même de quelque scandale, ont eu, en effet, de valables raisons de durer, et ils évoquent, au-delà de ces griseries amoureuses, la bravoure, l’esprit, l’audace de pensée. Au demeurant, pour ceux des personnages figurant dans ces esquisses, qui ne furent que des épicuriens, et qui pratiquèrent la maxime de Gentil-Bernard :

Jouir est tout ; les heureux sont les sages…

l’expiation fut si rude, en un effrayant règlement de comptes, qu’elle a entraîné le pardon. L’intérêt de ces Mémoires est précisément, pour nous, dans le dramatique latent de ces croquis d’une existence de luxe, d’abandon, d’insouciance, en cette période où, selon un mot fameux, il était si doux de vivre, car il nous est malaisé de ne pas penser au terrible réveil. Une ombre se projette sur ces scènes souriantes, l’ombre du prodigieux inattendu qui devait emporter un monde.

Catherine-Rosalie Gérard, qui prit comme nom de guerre – de guerre en dentelles – le nom de Duthé, fut intimement mêlée à ce monde, et, encore qu’elle n’eût point l’esprit philosophique (bien que les philosophes eussent, eux aussi, fréquenté chez elle) elle dut ressentir l’âpre ironie de ce dénouement, en lisant, bien abritée, à l’étranger, dans les gazettes anglaises, la liste des condamnés de la justice révolutionnaire, parmi lesquels elle avait tant d’anciennes connaissances de jeunesse. Favorisés du sort étaient ses amis de jadis qui avaient disparu avant la grande tourmente, sans se douter qu’elle fût si proche !

Sa vie, jusqu’aux alentours de la Révolution, fut celle du Paris mondain d’alors, où la bonne compagnie risquait souvent de ressembler à la mauvaise, mais avec tant d’amabilité encore, de fantaisie, de gaîté vive, de crânerie que, à la distance où nous sommes, grâce aux confusions que le temps a opérées et à ce que notre imagination ajoute au tableau, cette société a, en somme, une légende sympathique. Contre cette légende, il y a bien les piquants et implacables rapports des inspecteurs de police de M. de Sartine, rapports où un roi blasé, pour qui ils étaient rédigés, trouvait encore un semblant d’amusement. Ils enlèvent un peu de ce que nous lui attribuons de poésie jusque dans l’impertinence à ce temps de l’amour ; ils donnent les chiffres de bien des capitulations ; ils ne montrent pas toujours les passions sous un aspect héroïque ; ils révèlent les intermédiaires de rencontres galantes, ils ne se gênent même point pour dire les suites fâcheuses de quelques-unes de ces rencontres, et, à force d’être exempts de bégueulerie, ils risquent de transformer en vices de tendres faiblesses. Ces inspecteurs, d’ailleurs souvent spirituels, sont pour nous de grands destructeurs d’illusions, en éclaircissant trop ce que dit si joliment Crébillon fils : « À vous parler avec franchise, il y a bien peu d’affaires où l’on se serve du sentiment : l’occasion, la convenance, le désœuvrement les font naître presque toutes. On se dit, sans le sentir, qu’on paraît aimable ; on se lie, sans se croire, et on se quitte, de peur de s’ennuyer. » Mais il faut s’aviser que ces rapports vont droit au but, qu’ils ne donnent que des faits et que, lorsqu’ils enregistrent une passade, par exemple, ils ne tiennent pas compte de ses préliminaires. Avec ce qu’il y a d’un peu brutal dans leurs notes, ils peuvent être véridiques tout en n’étant pas complètement vrais. Ils narrent l’accomplissement du désir, sans avoir fait état de la naissance et de la forme de ce désir. Ils ne vont donc pas autant qu’on le croirait d’abord contre l’image qu’il nous plaît de garder de ce siècle qui eut l’art de mettre de la politesse jusque dans le libertinage.

Mlle Duthé, qui débuta fort jeune et fut bien lancée, reçut les tributs des hommes les plus distingués par leur naissance (voire des monarques et de futurs monarques) et leur situation. Ils se la disputèrent, ou elle s’accommoda pour les contenter tour à tour. Elle inspira des goûts forts déterminés ou des attachements assez prononcés. Ses relations furent généralement illustres, sauf quelques liaisons de distraction et de caprice, et quelques complaisances pour des aventuriers, du moins séduisants, ce qui donne une pointe de romanesque à sa physionomie, et la venge, devant une postérité disposée à l’indulgence, des traits satiriques des Mémoires secrets et des pamphlets contemporains, ne l’épargnant point. Au demeurant, on n’attaque point les indifférents, et ces traits décochés contre elle attestent sa manière d’importance. N’est pas caricaturé ni chansonné qui veut. Elle serait donc un témoin bien placé pour donner ses avis sur une époque qui n’eut rien de caché pour elle, et elle aurait quelque droit à être écoutée, elle à qui les grands de son temps apparurent, sans métaphore, en déshabillé. Par là est-elle une sorte de figure historique (il y a diverses façons d’en devenir une), tout au moins représentative des années où elle exerça son empire de jolie blonde, de « moderne Laïs », comme dit un de ses détracteurs, qui ne put peut-être pas, selon le mot de l’ancien Grec, « acheter un repentir », et qui ne lui faisait pas, en tout cas, le mauvais compliment qu’il lui pensait faire. Mlle Duthé n’eut pas l’influence d’une Laïs, mais, comme elle, elle fut aimée par des gens d’esprit, lui prêtant le leur quand elle n’en avait pas assez d’elle-même ; elle eut ses peintres et ses poètes, et on ne laissa même pas de lui dédier des ouvrages. Après tout, il n’y avait pas que le boudoir, dans son hôtel de la Chaussée-d’Antin : il y avait aussi un salon qui, d’aventure, était l’antichambre du boudoir. Quand elle l’eut, ce salon, après avoir connu des hauts et des bas, elle sentait déjà la nécessité d’un peu de mise en scène. Mais elle mena assez bien sa barque fleurie, qui résista aux orages, et elle fit même cette dernière gageure d’enterrer tous ses contemporains.

Un essai de biographie se peut justifier ; mais il faudrait qu’il fût écrit avec de la mousse, et je sens tout le ridicule qu’il y aurait à trop appuyer sur cette existence légère…

II

Les dictionnaires, qui veulent bien s’occuper de Mlle Duthé en remplaçant d’ailleurs les faits par des commentaires sur l’immoralité de son temps, comme c’est le cas du vertueux Larousse, donnent des dates erronées de sa naissance, sans avoir l’air de se douter de l’invraisemblance que prennent par là certaines flétrissures qu’ils lui infligent sévèrement. Il n’y a plus de doute possible depuis que M. Adrien Marcel a retrouvé l’acte de vente de la maison de la Chaussée-d’Antin où se rencontrent les mêmes prénoms que ceux de l’acte de naissance de Versailles. C’est là qu’elle vit le jour, en 1748. « Officier du roi » ne signifiait point militaire, et son père occupait quelque infime emploi au château. Elle y devait revenir, un jour, galamment mandée par le frère d’un souverain. Quelques années passées au couvent de Saint-Aure, dont des restes existent aujourd’hui rue Lhomond, puis elle est livrée aux soins d’une tante qui s’avise qu’elle a une fort jolie nièce, et qui lui donne des conseils analogues à ceux de la mère d’Amine dans le Sofa : « Je vous l’ai dit mille fois, vous êtes née trop douce… Se donner par pure indolence est un grand vice… il n’y a pas moins de ridicule à se donner par fantaisie : je ne dis pas qu’on ne se satisfasse quelquefois, à Dieu ne plaise ! mais il ne faut pas tellement se sacrifier à ses plaisirs qu’on en néglige sa fortune… Rien ne perd tant les personnes de votre condition que ces étourderies que l’on entend nommer des complaisances gratuites. » Elle profite des leçons assez vite, tout en ayant encore quelques-unes de ces « étourderies » et ne tarde pas à se former, sous l’œil vigilant de conseillères expertes. Un archevêque et un prince italien lui rendent d’abord leurs soins. Après Mgr Dillon et le prince Altieri, c’est la ferme générale qui entre en scène, en la personne de M. Hocquart, la ferme générale qui rend galamment à la circulation l’or drainé par ses percepteurs. Un fermier général doit aux habitudes du temps de pourvoir au luxe d’une ou plusieurs jolies personnes, qui lèvent une contribution sérieuse sur l’administration des finances. Par là se rétablit l’équilibre. Ces « messieurs du coffre », selon le mot de la Guimard, se piquent volontiers de découvrir quelque jeune beauté, qui est le plus souvent un peu usagée déjà, et ils mettent leur gloire à la parer de tous les présents « tirés des ateliers de Plutus ».

Le fermier général, qui tient à faire honneur à sa réputation de libéralité, se ruinât-il, ce qui lui arrive parfois, tant que la source de ses revenus paraisse intarissable, semble avoir pour mission de rendre un culte somptueux à la beauté, qui ne répond pas à ce magnifique encens par la fidélité. On n’est vraiment « sur le trottoir » qu’après l’intervention du fermier général ; c’est lui qui consacre une réputation naissante, c’est lui qui donne le renom. On a cent fois cité les vers satiriques de Barthe :

Fières de vider une caisse
Que celles qu’entretient un fermier général
N’insultent pas, dans leur ivresse
Celles qui n’ont qu’un duc…

Les annales de la galanterie au XVIIIe siècle associent intimement charmeresses et fermiers généraux : Ferrand et Mlle Rossignol (si Ferrand n’a commencé avec elle que par une pension modique, elle a pris sa revanche) ; M. de Cramoyel et Mlle Allard, qu’il fait peindre nue par Lenoir ; La Borde et Mlle Guimard ; M. de Villemur et Mlle Clairon ; M. Bertin et Mlle Hus ; Brissart et Mlle Deschamps ; M. Gaulard et Mlle Adeline, qui a M. de Longuerue, officier, pour greluchon ; M. Duvaucel et Mlle Minos ; M. d’Épinay et Mlle Verrière l’aînée, M. d’Épinay qui se disait « le premier moteur » des amusements d’une maison devenue le temple du plaisir ; M. Baudard de Saint-James et Mlle Beauvoisin ; M. Dangny et Mlle Beaumenard, dite Gogo, surnom venu du personnage de la pièce de Favart, le Coq de village, qu’elle avait joué à ses débuts ; tous les fermiers généraux ou presque tous, et Mlle Dervieux.

Le fermier général, souvent dupé et qui ne peut guère prétendre à être aimé pour lui-même, a les mains pleines d’or et de diamants, fait bâtir des hôtels, a parfois le goût de les décorer avec art, installe sa conquête dans une demeure digne de son faste (car l’opinion est là qui le guette et le juge ; et, non sans raison, elle serait sévère à une lésinerie), édifie pour un avenir auquel il ne sera généralement point mêlé. Il apparaît providentiellement dans la destinée de ces ensorceleuses. Il rend aussi, par ses moyens d’action, des services appréciables. Ainsi M. Hocquart facilite-t-il à Mlle Duthé, encore toute jeune, son entrée à l’Opéra, comme surnuméraire, dans les chœurs. Ce n’est point la seule passion de l’art qui la pousse vers la scène, encore qu’elle ait la voix juste et quelques éléments de l’art de la danse, de sorte qu’elle eût pu être aussi bien surnuméraire dans le ballet. Il fallait bien, d’ailleurs, qu’elle eût quelques légers talents pour se produire plus tard, sur le théâtre de la Guimard, devenue son amie, car ces spectacles, innocents ou licencieux, du petit théâtre de la Chaussée-d’Antin se donnaient devant des gens de goût.

Ce qui jetait vers l’Académie royale de musique nombre de nouvelles recrues bien protégées, c’était le privilège que conférait le fait de lui appartenir. La fille d’Opéra, une fois « encataloguée », n’était plus sujette à la puissance paternelle ni à la rigueur de la police. Elle pouvait être selon le mot de Chevrier, en 1762, « dénaturée et libertine, avec impunité ». Elle ne dépendait plus que de l’autorité royale.

Échue à l’Opéra par un rapt solennel
Sa honte la dérobe au pouvoir paternel…

disent deux vers de Gilbert, dans une âpre satire. L’Opéra était lieu d’asile.

La question est piquante. À défaut de règlements formels, il y avait tradition bien établie ; elle résultait d’ailleurs de l’obligation pour les filles de ballets et des chœurs de faire honneur à l’engagement signé par elles et de la condition imposée aux directeurs d’avoir toujours exactement leur personnel au complet.

« Ce règlement, que je me fis expliquer, dit l’Espion anglais (à propos d’une affaire assez scandaleuse, la fille d’un paysan de Villiers-le-Bel, qui s’était fort émancipée, au point d’être surnommée Sapho, avait signé avec Mme de Furiel le pacte de la « secte anandryne », et qui échappait, par son inscription à l’Opéra, aux effets de l’indignation paternelle), ce règlement me parut d’abord barbare et infâme, mais, par le développement d’esprit, je vis qu’il était sinon d’une législation austère, au moins d’une politique bien entendue. En effet… à quoi servirait-il de faire rentrer sous le joug de l’honneur une fille qui s’en est affranchie une fois ? Cela ne pourrait servir qu’à l’exposer aux mauvais traitements de ses parents dont toute la sévérité ne lui rendrait pas la sagesse. »

Une lettre inédite curieuse, dans son pittoresque un peu débraillé, va montrer quel rêve était, pour certaines, cette inscription à l’Opéra, assurant l’indépendance et l’immunité contre des sévérités menaçantes.

Le 25 juillet 1751, un ordre d’incarcération pour inconduite et scandale était lancé contre une jeune femme nommée Jeanne Dupré, dite Velvrique, sur une plainte du curé de la paroisse Saint-Germain. Il fallut quelque huit mois pour dénicher cette vierge folle, qui se cachait. L’ordre n’avait été lancé qu’après cette note de l’inspecteur de police Meusnier :

« La nommée Jeanne Velvrique, demeurante ci-devant chez le sieur Bentier, américain, rue de Seine, à l’hôtel d’Arras, et avec lequel elle vivait, n’est ni à l’Opéra, ni en magasin. »

On s’était donc assuré, avant tout, qu’elle n’était aucunement attachée à l’Opéra. Ce n’était pas l’envie d’y être acceptée qui faisait défaut à cette petite personne, pendant sa captivité à la dure prison Saint-Martin, si incommode qu’il était déjà question de la démolir (elle ne fut remplacée, cependant, qu’en 1785), se souvenant à propos que M. le maréchal, duc de Duras n’avait pas été indifférent à sa gentillesse. La lettre, en son style fantaisiste, devient, vers son milieu, moins cérémonieuse. Entre parenthèses, Jeanne Velvrique s’abusait sur l’auteur de la dénonciation dont elle avait été l’objet et accusait à tort son « Amériquain ».

 

À Monseigneur le Maréchal de Duras, duc et pair de France, en son hôtel, faubourg Saint-Honoré.

Monseigneur,

Je prends la liberté de vous écrire pour implorer votre secours, étant dans un état de compassion ; jay l’honneur de vous représenter que, il y a eue vendredy huit jours, que l’on m’a arrêtée et conduite à Saint-Martin : un nommé le sieur Jellie, exemps de robe courte, quy demeure rue des Guenégaud, chez Pochet, chandelier du roy. C’est à ce qu’il m’a dit, un ordre obtenu par cet ameriquain quy mentretenait quand la dame Fontaine m’a fait avoir votre connaissance, quy m’a toujours été présieuse. Comme vous m’a (vez) fait la grâce de me promettre d’estre toujours sous votre protection, j’implore votre miséricorde à ce suget de me faire avoir ma sortie, le dit ameriquain ayant fait avoir cette ordre de M. Berger du mois de juillet passé, ce quy a fait que jay été un temps caché, ou je nay osé me présenter devant vous, de crainte de ne outrer ladite personne. Vous maviéz promis, monseigneur, que vousme donneriez une lettre de recommandation pour lopéra à M. deBernage. Je nay pue trouver loccasion qu’une fois depuis le jour de lan où, par votre grande bonté, vous mavez accordé le pardon, où javais manqué daller à votre hôtel vous assurer de mes respects, je vous demande en grâce, mon cher papa, d’employer votre autorité auprès de M. Berger, pour me procurer mon élargissement. Sy vous avez conçue depuis untent de la défiance pour moy, faite le, monseigneur, par charité ; vous êtes le seul dequy jatend ma destinée. Je demeurais depuis peu chez Charle Chapelier, auprès de lopéra. Lon mapellait Jullie. Vous pouvé vous faire informer que jetait tranquille. Je languit dans la prison, dépourvue de tout secours ; je me jete aux jenoux de votre miséricorde pour implorer votre secour et de quelque bien fait de votre part. Sur l’ordre de lameriquain l’on me nomait Jeanne Velvrique de la paroisse Saint-Gervais, je suis, avec un profond respect de vous, monseigneur, la fidelle servante.

DUPRÉ.

(Bibl. de l’Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 11 727, f 152-153)

 

Cette lettre est typique au point de vue des avantages de sécurité concédés par l’usage au personnel de l’Opéra. Presque toutes les belles « nymphes », comme on disait mythologiquement, les Dervieux, les Cléophile, les Tacite, les Sarron, les Leclerc, seront encataloguées comme chanteuses ou danseuses.

Voici donc Mlle Duthé « espalier d’opéra ». En cette année 1766, l’Opéra est depuis deux ans, depuis l’incendie de la salle du Palais-Royal, installé dans la salle des Tuileries, aménagée par Soufflot et Gabriel, qui ont eu la préoccupation d’assurer aux titulaires des loges des dispositions analogues aux loges qu’ils avaient quittées par force. Les spectateurs sont d’ailleurs plus à l’aise dans cette salle, peinte en vert clair avec des ornements en or « assez artificieusement exécutés pour rendre tout l’effet du relief ». Le rideau est un fond damassé « relatif au coloris général », sur lequel est un chiffre royal en or.

Le Mercure a loué l’œuvre des architectes, qui ont aménagé trois rangs de loges et un vaste amphithéâtre, et a avancé que, si le public devait revenir au Palais-Royal, il ne supporterait plus les inconvénients qu’il avait acceptés. Mais Bachaumont a reproché au parterre d’être trop élevé pour le théâtre, aux premières loges de n’être pas assez cintrées, au « paradis » d’être si reculé qu’on y est vraiment dans un autre monde, et il s’est étonné de tant de fautes commises par des hommes de talents supérieurs.

Voici l’état administratif et artistique de l’Opéra à cette époque, dans son état-major du moins :

 

OPÉRA

ÉTAT DES PERSONNES

qui composent l’Académie Royale de musique.

 

DIRECTEURS

MM. Rebel et Francœur, Chevaliers de l’Ordre du Roi, Surintendants de la Musique, à l’Hôtel de l’Académie, rue Saint-Nicaise.

 

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

et Inspecteur breveté du Roi.

M. Joliveau, l’aîné, à l’Académie Royale de Musique, rue Saint-Nicaise.

 

ÉCOLE DE CHANT

MM.

Levasseur, maître de chant, à l’Académie.

Mapotin, maître de musique, rue Saint-Honoré, près la rue des Frondeurs.

Parant, accompagnateur de clavecin.

Simonneau, accordeur de clavecin.

Durand, copiste de musique.

 

ÉCOLE DE DANSE

MM.

Hiacynthe, maître de danse, à la Villeneuve, près la rue des Filles-Dieu.

Paris, violon pour les répétitions.

 

ACTEURS CHANTANT

Rôles.

Basses-Tailles.

MM.

Gélin, rue Saint-Roch.

Larrivée, rue et près la porte Saint-Honoré.

Durand, rue Saint-Honoré, à côté de la rue des Poulies. Cassaignade, rue Traverserie, hôtel des Trois Milords, quartier Saint-Honoré.

 

HAUTES-CONTRES

MM.

Pillot, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal.

Muguet, rue Fromenteau.

Legros, rue d’Argenteuil.

Dupar, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal.

Firot.

 

ACTRICES CHANTANTES

Mesdemoiselles

Chevalier, rue Sainte-Anne.

Larrivée, rue Saint-Honoré.

Dubois, rue de Richelieu.

Arnould, rue du Dauphin.

Rivier, rue du Champ-Fleuri.

Rozet, rue Feydeau.

Dubrieulle, rue Saint-Honoré, près Saint-Roch.

Duplant, rue Coquillière, vis-à-vis la rue des Vieux-Augustins.

 

DANSE

Compositeur et Maître des Ballets.

M. Lany, place du Palais-Royal.

 

DANSEURS SEULS

MM.

Lany.

Vestris, en survivance de maître de ballets.

Laval, adjoint au maître des ballets.

Lyonnois.

 

DANSEURS SEULS ET EN DOUBLE

MM.

Gardel. Dauberval.

 

DANSEUSES SEULES

Mesdemoiselles

Gélin, rue Saint-Roch.

Lyonnois, rue…

Vestris, rue Saint-Honoré.

Allard, rue Sainte-Anne.

 

DANSEUSES SEULES ET EN DOUBLE

Mesdemoiselles

Guimard. Pettin.

À quoi il est peut-être amusant de joindre le personnel des employés :

 

PRÉPOSÉS

Contrôleurs, commis et employés pour le service de l’Académie.

MM.

Girault, machiniste.

Boquet, dessinateur des habits et entrepreneur des peintures des décorations.

MADEMOISELLE DUTHÉ, par Perin (Musée de Reims)

Phot. de Rothier Reims.

Bourbon, garde-magazin général et chargé du détail de la caisse.

Delaistre, maître tailleur d’habits.

 

À L’OPÉRA

MM.

Dupleffis, inspecteur de tous les commis de la salle et contrôleur à l’entrée dans la Cour des Suisses.

De la Porte, receveur au bureau des balcons, amphithéâtre et loges dans la Cour des Suisses.

Joliveau cadet, receveur au bureau du parterre et du paradis dans la Cour des Suisses.

Asselin, chargé de recevoir des billets et de recevoir les contremarques à l’entrée dans la Cour des Suisses.

Lefèvre, contrôleur à l’entrée, par la Galerie du côté du Jardin.

Bertrand, receveur au Bureau général par la Galerie.

Beaulieu, chargé de recevoir les billets et de donner les contremarques à l’entrée par la Galerie.

Bourque, chargé du recouvrement des loyers des loges louées à l’année, contrôleur des places dans la salle et receveur au bureau intérieur des suppléments.

Leloutre, pour placer à l’amphithéâtre.

La demoiselle LeloutreLa demoiselle DunAux balcons et aux premières loges.La demoiselle MorizotLa demoiselle HoubautAux secondes loges.Le sieur BoutellierLa demoiselle BulleLa demoiselle BrochardChamberryAux loges louées à l’année dans partie du théâtre.Saint-JeanDomaineWagnierAvertisseurs et postiers aux différentes entrées du théâtre.

Il faut s’adresser pour louer des loges, soit pour les représentations d’opéra, ou pour les bals, chez M. De la Porte, marchand-parfumeur, rue Saint-Honoré, vis-à-vis des Quinze-Vingts.

 

GARDE DE L’OPÉRA

La garde de l’Opéra est composée de soixante hommes du régiment des gardes françoises, y compris deux sergents et quatre caporaux. Elle est commandée par MM. La Garenne et Deschamps, sergents-majors. Pour les jours de bal, elle est augmentée de quarante hommes.

Les critiques ne manquent point, alors ; il ne semble pas qu’elles aient jamais manqué à l’Opéra. Elles sont formulées d’une façon assez piquante dans la Correspondance secrète entre milord All’Eye et milord All’Ear. Elles portent sur « l’impéritie des chefs », sur l’insuffisance du répertoire, sur l’abus des congés donnés aux premiers sujets, « de sorte que le spectacle est souvent dénué de ses supports », sur les distributions de rôles faites selon la protection plus que le mérite, sur l’inaction et l’engourdissement dans lesquels on laisse les talents, sur les excès de dépenses. On retrouve ces doléances à d’autres époques, mais milord All’Eye s’indigne que l’Opéra, au lieu d’être une grande école d’art, soit surtout « une école de galanterie et de luxure », qu’il serve « de réceptacle à l’impudicité, à l’adultère, à la prostitution, à la crapule la plus honteuse » et qu’il soit « l’asyle de toutes les turpitudes ». Les lettres de milord All’Eye n’ont point toujours ce ton d’indignation et on sait qu’il s’arrête avec complaisance à la description de ces « turpitudes ». Il est sévère, car une scène qui compte à la fois Sophie Arnould, la Guimard, Legros, le fameux Vestris ne semble pas tant en décadence.

III

Voici Mlle Duthé pourvue d’un protecteur sérieux et inscrite à l’Opéra. La fortune lui sourit. Il ne saurait déplaire qu’elle la compromette par un petit roman de cœur avec le beau Létorière, qui a si bien abusé Eugène Suë par sa gentillesse, par son surnom de Létorière-le-Charmant. La légende, née sous la plume de l’auteur des Souvenirs de la marquise de Créquy, est celle d’un cavalier véritablement irrésistible, qui meurt héroïquement après une vie consacrée à l’amour. Jouvenceau encore, il a tant de grâce qu’un cocher de fiacre, par un jour de pluie, veut absolument véhiculer gratis « un joli seigneur comme lui », tout désargenté qu’il soit. Son tailleur n’ose point lui réclamer d’argent, et la femme du tailleur, qui s’indigne de la magnanimité de son mari vient, elle-même, présenter son mémoire ; non seulement elle n’en sollicite point le payement, mais elle laisse discrètement, sur la cheminée, une poignée de louis. Pouvait-on tourmenter un si ravissant jeune homme, qui était en train de jouer de la guitare ? M. de Létorière se promène dans les jardins de Versailles ; le roi l’aperçoit de sa fenêtre et demande au conseiller Chérin quel est ce galant. – « Un petit gentilhomme du Poitou, répond M. Chérin, mais qui aurait de la peine à monter dans les carrosses du roi, parce que ses preuves ne sont pas tout à fait… – Je permets qu’il me soit présenté sous le titre de vicomte, dit Louis XV. » Il gagne ses procès, rien qu’en se montrant à ses juges et surtout aux femmes de ses juges. Il a les plus brillants duels du monde ; il est la coqueluche de Paris, et il prend fantaisie au public de l’applaudir quand il paraît dans sa loge, à l’Opéra, dans son habit moiré de couleur paille, l’aiguillette vert et or sur l’épaule, avec une agrafe d’émeraude…

Au fait, M. de Létorière est un joli homme qui coûte cher aux femmes. Cet officier aux gardes-françaises qui n’est point gêné par les scrupules, ne laisse pas de tirer parti des passions qu’il inspire ; il reste des traces de sa brouille avec une demoiselle Caroline, ayant cessé d’être sous le charme et s’avisant qu’il lui a mangé tout ce qu’elle devait à la libéralité du comte de La Marche. Les demoiselles Le Riche et le Baile perdent aussi avec lui ce qu’elles ont gagné avec M. de Lowendal, et on ne peut dire qu’il ne leur laisse que leur chemise, puisque c’est leur chemise qu’il a commencé par leur ôter. Mais enfin, il faut bien qu’il soit aimable, et il y a un moment où Mlle Duthé est un peu Manon – Manon dans le temps qu’elle rompt sans ménagement avec son premier entreteneur. Mais Létorière n’a point le robuste attachement de Des Grieux, et il s’accommode plus nettement que lui des nécessités. Il pourvoiera même à se donner un successeur, et c’est une petite comédie d’une fringante immoralité.

Les Souvenirs ne disent pas tout ; peut-être brodent-ils complaisamment, en de certains points. Ils pêchent, en d’autres, par abstention. Au demeurant, qui se chargerait de donner une liste complète de ceux qui furent les intimes amis d’une femme qui eut plus de vingt ans de grande mode ? Mais les heures difficiles, avant cette furieuse faveur, paraissent ne pas lui avoir manqué. Elle n’a point alors, avec la vivacité de son tempérament, la prudence qu’elle montrera plus tard, et ce vernis que lui donnera le commerce des gens de qualité et d’esprit. Elle ne laisse pas d’être embarrassée, et une note de l’inspecteur Marais, qui connaît sur le bout du doigt son personnel de la galanterie, constate « qu’elle a dû emprunter un écu de six louis pour aller aux Italiens ». Et il ajoute, en connaisseur : « C’est pourtant une très jolie fille. » Cet argus qu’est Marais, flairant une destinée brillante, suit volontiers Rosalie Duthé dans ses tentatives d’ascension. Il enregistre une brève liaison avec M. de Hautefort. Une amie, Mlle La Croix, qui est la maîtresse du comte de Duras, lui fait faire la connaissance du marquis de Duras, frère du comte. Le marquis s’éprend d’elle. Il a sa petite maison à Montrouge et ce sont là des parties carrées, d’ailleurs sans faste. Les deux frères sont fort unis, et font, à frais communs la dépense d’une loge à l’Opéra, mais d’une petite loge, « pour y jouir tout à leur aise des talents de leurs maîtresses », ce qui indique que Mlle Duthé paraît tout au moins quelquefois sur la scène. Mais le marquis de Duras « la laisse mourir de faim », et elle s’endette de plus en plus avec lui. Il est plus tendre que prodigue, et Mlle Duthé se décide à reprendre sa liberté.

Il semble que cette rupture ait été sensible à M. de Duras, car il aime Mlle Duthé « à la fureur », et il « tente l’impossible » pour renouer avec elle. Mais un sieur Toquiny, moins séduisant et plus magnifique, ne s’affichant point d’ailleurs, et se contentant des visites secrètes, s’est présenté et a été le bienvenu.

Un évènement va d’ailleurs survenir qui tournera la curiosité de Paris vers cette débutante, encore tâtonnante. Au XVIIIe siècle, il n’y a point de batailleuse de l’amour sans une femme expérimentée auprès d’elle, qui lui sert de mère. Une certaine Duval a commencé à tenir cet emploi auprès de Rosalie Duthé. Une autre joue ce rôle à présent : sans doute est-ce elle qui a découvert le sieur Toquiny. Mais elle a plus d’ambition, et elle fait un coup d’éclat. D’anciennes relations de pourvoyeuse avec le duc d’Orléans lui inspirent une idée qui est, à son point de vue, une manière d’idée de génie. Il s’agit de l’éducation amoureuse du fils de ce prince, le jeune duc de Chartres. Cette matrone circonvient le duc d’Orléans, orne de qualités toutes neuves sa pupille, la rajeunit encore… Et l’on voit, un matin, sortir le duc de Chartres, en chaise à porteurs, de chez Mlle Duthé. « Lorsque l’éducation du duc de Chartres fut terminée, écrit Mme de Genlis, qui ne se voulut étonner que sur le tard de ces mœurs, le premier soin paternel de M. le duc d’Orléans, fut de lui donner une maîtresse, qu’une exécrable créature lui vendit comme toute neuve ; c’était la fameuse Mlle Duthé qui, depuis, ruina mon beau-frère et tant d’autres. M. le duc d’Orléans se vantait de cette action comme d’une précaution fort prudente pour la santé de son fils. » Mais l’ironique Marais riait sous cape, et notait que « la demoiselle Alcmène » était de complexion telle que Jupiter n’était pas, avec elle, si fort assuré de toute immunité. Il se servait même de mots un peu plus libres.

On trouvera dans les Souvenirs un portrait du duc de Chartres, qui avait bien profité des leçons : les Mémoires contemporains ne flattent pas, certes, le futur Égalité, les inspecteurs de police ne l’épargnent point non plus et savent ce qui se passe de scandaleux dans les fêtes de Monceaux. « Il fallait du courage pour l’aimer, de la générosité pour le défendre, a dit Talleyrand, parlant du temps de sa première jeunesse… Si seulement il eût été vraiment amoureux… Effréné dans ses goûts, se faisant des plaisirs un rempart contre l’amour même, il commença par l’abus de tout, et n’eut de constance que dans les excès. »

Le duc de Chartres devait revoir parfois Mlle Duthé, et les soupers de Monceaux la comptèrent parmi les convives, bien que le prince, oubliant la reconnaissance qu’il devait à son initiatrice, eût d’assez acides plaisanteries sur « le thé vert », allusion assez malaisée à expliquer convenablement par une des accusations les plus répandues du temps, les plus prodiguées, même aventureusement, et à laquelle il n’était guère personne qui échappât.

L’aventure fit du bruit, semble en avoir fait longtemps. Le continuateur de Bachaumont ne laisse pas de revenir plusieurs fois sur cette liaison, et, près de dix ans après, Sophie Arnould, écrivant au duc d’Orléans pour lui demander l’autorisation de tirer un feu d’artifice au Palais-Royal, ne manquera pas de rappeler « que le théâtre lyrique semble avoir été plus spécialement que les autres dévoués aux amusements de son illustre maison », et, après avoir fait une allusion fort peu discrète aux amours mêmes du prince, évoque celles de son fils, le duc de Chartres. « Nous n’oublierons pas non plus qu’une troisième d’entre nous a fait goûter à un prince qui vous est cher, votre fils unique, les prémices du plaisir ; que vous en avez félicité le jeune athlète dans la carrière de l’amour… »

Le sort réservait à Rosalie Duthé, plus tard, d’avoir d’autres écoliers illustres, comme le jeune duc de Bourbon.

L’heure de la vogue était venue. Elle semble mettre dès lors un choix assez délicat dans ses relations, si elle accepte les hommages du gros traitant Colin qui, après sa banqueroute, est remplacé par un négociant de Bordeaux, M. Armés, ravi d’être introduit dans une société élégante et raffinée, et disposé à payer cet honneur du prix qu’il faudra le payer. Mlle Duthé demeure dès lors rue Saint-Pierre-Montmartre, dont une partie de la rue Paul-Lelong occupe aujourd’hui l’emplacement. Lauzun y avait une maison et mit ce voisinage à profit ; c’était un de ces hommes qu’il y avait coquetterie à avoir ; il y eut caprice de part et d’autre.

Le logis devait être agréable. M. Armés était flatté d’être l’amphytrion à des soupers qui réunissaient MM. d’Escars, de Fitz-James, de Roye, de Louvois (celui-ci s’imposant parfois), de Buzançois. On l’imagine heureux de frotter sa roture dorée à toute cette gentilhommerie, faisant mine de comprendre toute la finesse des plaisanteries, un peu rabroué, peut-être, mais voyant là des marques de familiarité qui l’honorent de la part de cette jeune noblesse, moqué et, naturellement, trompé à souhait. M. de Buzançois, qui était tout jeune, le supplanta même un moment, mais il avait compté sans les dépenses qu’impliquait la situation qu’il avait voulu prendre en titre (bien que marié de la veille) ; il battit en retraite, se contenta à nouveau de l’emploi de « greluchon », et M. Armés, qui suppliait pour être repris, rentra quelque temps en grâce.

Plus tard, à une compagnie brillante, sur ce terrain neutre de la maison d’une jolie femme, se mêlent les gens de lettres et les philosophes, Diderot, « ce volcan », qui n’est jamais plus à l’aise, avec sa prodigalité de conversation, que parmi des comédiennes ou des affranchies de tout préjugé, Gentil-Bernard qui ne peut se résoudre à vieillir et qui vient de Choisy à Paris, puisque Paris ne vient plus à Choisy, Gentil-Bernard, professeur de l’art d’aimer (on a découvert, depuis peu, qu’il était surtout ardent en paroles), qu’attend une fin lamentablement ironique ; Colardeau, que Diderot compare à un tiercelet d’épervier, mais dont l’air mélancolique ne déplaît pas aux femmes, et qui est mal guéri d’une grande passion pour Mlle Verrières l’aînée, passion qui étonne en ce temps d’amours frivoles ; Dorat, l’ami de Colardeau, d’humeur plus insouciante, qui risque de longues inimitiés pour de petits vers satiriques, et qui sera aussi détesté de certaines qu’il a été aimé d’autres ; Marmontel, qui va partout où peut lui tomber une aubaine, de quelque nature qu’elle soit ; Palissot, qui selon une note de Grimm, aura, pour sa comédie des Courtisanes, les suffrages de Sophie Arnould, de Mlles Duthé, Raucourt, Dervieux, affectant de donner le signal des applaudissements ; Barthe, qui aimait tant lire sa pièce, L’Homme personnel, qu’il la lisait jusqu’à un moribond, déjà entré en agonie.

C’était, en somme, un salon. Mlle Duthé, qui donnait à aimer, donnait aussi à causer. Elle avait ses dîners du samedi, où on retrouvait ses intimes Mlles Le Clerc, Beauvoisin, Grandville, des Mays, Blondeval, où elle avait même ses parasites, comme le chevalier de Menou, un parasite qui n’était point tout à fait inoffensif, car, s’il se mêlait à une partie de jeu, un merveilleux hasard faisait toujours qu’il gagnait, – avec réserve d’ailleurs, juste ce qu’il lui fallait pour vivre. En ces dîners, auxquels ne manque guère M. de Sennetaire, qui trouve toujours le moyen d’accompagner jusque chez elle une des femmes présentes, on engage entre voisins de table, quelque commerce galant, on échange mille propos vifs, on raconte mille histoires, on commente les évènements du jour, on s’attendrit volontiers sur des histoires sentimentales, car, après tout, il y en a dans ce monde voué au plaisir, comme celle de Mlle Gernancé ne pouvant supporter l’abandon de son amant, M. de Flammanville, officier aux gardes, et cherchant à s’empoisonner avec de l’opium, ou celle, beaucoup plus étonnante, de Mlle Siam, vendant ses diamants pour empêcher l’arrestation du prince Guttoscki, se trouvant en fâcheuse posture. On sacrifie au jeu à la mode, qui est de mystifier Poinsinet, ce petit Poinsinet qui a de l’esprit, parfois, quand il écrit, et qui est la dupe la plus tentante à duper, par son étonnante crédulité. Le goût des mystifications commence, qui reprendra avec fureur dans les toutes dernières années du siècle, et l’on ne laisse pas de s’entretenir de celles qu’excelle à faire M. Goy, qu’on appelle aussi milord Ghors, parce qu’il contrefait l’anglais à merveille. On rit aux larmes de sa dernière, qui est un peu bien cavalière. Mme de Crussol avait grande envie de connaître M. Goy : une amie lui promit de la faire dîner avec lui, et qu’il la mystifierait, sans qu’elle fut prévenue. « – Oh ! pour cela ! dit Mme de Crussol, je serai sur la défensive ! – Nous verrons ! » Le jour du dîner arrive : M. Goy se fait attendre. Enfin une lettre de lui arrive : il s’excuse de ne pouvoir venir. Quel contretemps ! Mme de Crussol était placée à côté d’un vieux médecin hollandais qu’elle voyait pour la première fois. En l’absence du boute-en-train dont on avait espéré la présence, le dîner était morose ; Mme de Crussol se mit à parler au docteur de ses maux, et se fit peu à peu donner une vraie consultation. Le savant hollandais était d’une inépuisable obligeance. Le dîner fini, il offrit même à Mme de Crussol de l’examiner plus consciencieusement. Elle passe avec lui dans une pièce voisine, et « comme le droit des médecins est de visiter au doigt et à l’œil », il s’acquitte de sa fonction, et reçoit des aveux qu’on ne fait qu’au docteur ou au confesseur. Puis on rentre au salon, et le Hollandais change soudain de ton, disant tout haut qu’il vient d’avoir le bonheur d’apercevoir des merveilles : le prétendu docteur n’était autre que M. Goy, qui avait tenu sa promesse de mystifier la dame. Celle-ci se fâcha, et M. Goy paya la plaisanterie d’une détention de quelques jours.

On raconte quelque aventure où la Gourdan, « la petite comtesse », a sa part, car, parmi les convives, qui ne connaît point la célèbre entremetteuse de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, la « première abbesse de Paris », qui a des relations si étendues ? On la plaint, si quelque éclat, malgré sa prudence, risque d’interrompre sa carrière, mais on sait bien qu’elle a assez de protections intéressées et d’entregent pour se tirer des plus mauvais pas. Soit en amateur, soit en chercheur blasé de secrets d’amour, soit en associée d’un moment, soit en solliciteuse, en une heure d’embarras, qui, homme ou femme, n’a pas eu recours à ses bons offices ?

Ou bien l’on parle, avec un reste de surprise, de cette jolie fille, à qui, même dans ce milieu, on reprochait d’être trop facile, la petite L’Ange, qui venait parfois s’asseoir à la table, mais à la dernière place, et qui est aujourd’hui Mme du Barry, déjà installée à Versailles, en passe d’être présentée, et dont la prodigieuse fortune ne s’arrêtera plus…

« Chut ! dit le gazetier Marin, à la fois loquace et prudent, avec son fort accent provençal, songez plutôt, Mesdames, que tous les espoirs vous sont désormais permis… »

Les propos deviennent lestes, si quelque grâce spirituelle excuse parfois leur licence : le siècle n’a plus guère qu’une politesse extérieure. Du moins une « belle impure » (le mot est d’époque), même lorsqu’elle fait sans mystère commerce de ses charmes, reflète-t-elle volontiers, aux heures de liberté le ton, les goûts, les curiosités de la société véritable.

À défaut d’un roi de France, le jeune roi Christian VII de Danemark qui vient faire visite à Louis XV et séjourne ensuite quelque temps à Paris, est fort circonvenu. On loue beaucoup dans les complaisantes relations de son voyage, son désir de s’instruire, l’intérêt qu’il porte à tout ce qui est nouveau pour lui, son attention éclairée dans l’examen des travaux des manufactures, l’à-propos de ses réponses aux compliments des académiciens, qui tiennent séance en son auguste présence, ses mots, qui vont au cœur du peuple, dont la badauderie est ravie, voire ses malices. Comme, sur la route de Fontainebleau, on l’acclame, même sans le voir, il met la tête à la portière de son carrosse et répond aux cris de : Vive le roi : « Mes enfants, je viens de le voir, il se porte bien ! » Mais l’histoire officielle ne fait pas mention de toutes les façons dont il s’instruit. Mlle Duthé est de celles qui concourent à donner à ce prince scandinave, un peu trop vanté déjà et qui devait faire pauvre figure dans les annales de son royaume, une idée parfaite de toutes les distractions de Paris. Au demeurant, il a un peu trahi la bonne opinion qu’on avait de lui, et l’une de celles qui lui ont tenu compagnie aura quelques raisons de dire que des rois ne donnent pas toujours l’impression de la toute-puissance. Christian VII a auprès de lui son médecin, dont les services discrets lui sont souvent utiles ; ce médecin est un assez bel homme, dont personne alors ne retient le nom : il s’appelle Struensee. Deux ans plus tard, Struensee sera le ministre omnipotent du Danemark, gouvernera libéralement au nom de son souverain, vite tombé dans une sorte d’imbécillité, sera aimé de la reine Mathilde, ayant l’horreur et le dégoût de son époux ; quatre ans plus tard, victime d’une conjuration de palais, il périra sur l’échafaud…

M. Armés a été ravi un moment à Rosalie Duthé par Mlle Dervieux, qui songe déjà à son hôtel de la rue Chantereine et qui l’a joint à la troupe illustre de ses adorateurs contribuant à le construire, mais le négociant bordelais revient, tôt repentant, rue Saint-Pierre, et il expiera cette fugue par le don de diamants et celui d’un carrosse. Ce sont les éternelles petites comédies : M. Armés se persuadera qu’il a été un grand ingrat de ne pas se laisser bafouer, implorera son pardon de s’être aperçu, à la fin, qu’il était outrageusement trahi, se laissera prendre à quelques larmes feintes, s’enorgueillira de la tendresse dont il se croit l’objet, et à peine est-il réinstallé que ce sera lui qui subira les plus amers reproches, s’il ose hasarder quelques réflexions sur les assiduités du chevalier de Clermont, attaché au duc d’Orléans, ou sur les trop fréquentes visites que Mlle Duthé fait, rue Saint-Avoye, au duc de la Trémoïlle. Il faudra longtemps avant que les yeux de cet autre Turcaret se dessillent complètement et qu’il retourne à Bordeaux, un peu étrillé, mais où, en passant sous silence ses mésaventures, il se pourra donner le prestige d’un homme à grandes bonnes fortunes.

On comprendra qu’il serait téméraire autant que vain de prétendre donner une chronologie minutieusement exacte de ces liaisons de Mlle Duthé ; au reste quelques-uns de ses amis se retrouveront à différentes époques ayant, à ce qu’il semble, gardé d’heureux souvenirs ; il ne s’agit ici que d’évoquer, par quelques traits significatifs, une clientèle galante.

Faut-il croire que, en 1770, elle eut la fantaisie de se mêler presque de politique, en allant trouver Choiseul, déjà menacé par le parti qui obtint sa chute, en se piquant de lui pouvoir rendre des services ? Le comte Jean du Barry, qu’elle rencontrait chez ses amies, ne se gênait point pour parler des complots ourdis contre le ministre. Y avait-il, de la part de Mlle Duthé quelque désir de jouer un rôle, puisque la petite L’Ange en jouait bien un, et considérable, à présent. Était-ce (car tout est possible chez une femme) entraînement généreux, vanité de se donner quelque importance à ses yeux ? Ce n’était point, en tout cas, la galanterie qui la menait chez Choiseul, non à Versailles, mais en son hôtel de la rue de la Grange-Batelière : l’homme d’État, s’il avait grand air, était fort laid. Il eut en cette circonstance l’esprit qu’il fallait avoir ; le ministre éconduisit cette alliée volontaire, un peu trop neuve sans doute en matière d’intrigues autour d’un portefeuille, mais il eut les plus aimables attentions pour la jolie femme.

« Mais monseigneur, dit Mlle Duthé, j’étais venue pour faire de la diplomatie.

– Et moi, dit Choiseul, je ne voudrais pas partir sans avoir fait un peu de l’amour. »

Le lendemain, Mlle Duthé recevait un cabaret de porcelaine de Sèvres à six services : dans chacun d’eux il y avait un bijou de prix, et, par une délicatesse de vrai grand seigneur, ne voulant point paraître rémunérer une démarche qui avait été désintéressée, le cabaret était plein de pièces d’or étrangères, pouvant, s’il plaisait qu’on le comprît ainsi, passer pour des curiosités.

Les Mémoires contemporains ne laissent pas de décocher des flèches acérées contre Mlle Duthé, en l’atteignant dans sa beauté même. « Une blonde fadasse, une figure moutonnière, qui n’annonce aucune pétulance », dit le successeur de Bachaumont. « Une beauté froide et muette qui n’inspire rien, dit de son côté l’Espion anglais… il y a beaucoup plus de vanité que d’autre sentiment de la part de ceux qui se disputent ses faveurs… » Mais ces assertions peuvent être entachées de partialité, elles peuvent avoir été inspirées dans un camp rival. L’inspecteur Marais, bon juge, la déclare « une des plus belles filles de Paris, grande, très bien faite, fort blanche, la figure la plus aimable, une très belle chevelure ». Contre ces médisances, il y a surtout le témoignage de ses portraits, s’il ne suffit pas de la liste de ses admirateurs, gens de goût délicat ; il y a même la conversion de ses détracteurs.

Ce fut le cas du marquis de Sillery-Genlis, qui se prit de passion pour Mlle Duthé, jusqu’à la folie, et c’en était bien une que d’éprouver, à propos d’elle, les pires tourments de la jalousie. Le marquis de Genlis faisait profession de scepticisme, et, depuis qu’il avait rompu avec Mlle Danozanges, dont il avait meublé la maison de la rue de l’Arbre-Sec, il se piquait de garder sa liberté, de ne se plaire qu’à des passades, et il raillait ceux qui se laissent prendre en des filets. Il criblait notamment d’épigrammes Mlle Duthé et acceptait volontiers la légende qui la représentait comme assez pauvre d’esprit. Il ne se laissa pas moins « enferrer de la première force », dit Marais, et Mlle Duthé « lui fit payer cher le ton avantageux qu’il avait pris dans le passé. »

Le marquis de Sillery-Genlis était le beau-frère de Mme de Genlis : elle a tracé de lui ce portrait, et l’on sait qu’en dépit de ses leçons de morale, elle savait au moins distinguer une agréable figure d’homme : « Le marquis avait une belle taille, ainsi que son frère, mais il se tenait mieux, et je n’ai jamais vu de tournure plus noble, plus leste et plus élégante… Ses traits étaient beaux et l’ensemble de sa figure séduisant. Rien ne décelait chez lui le goût de la licence : il avait le ton le plus décent. Ses plaisanteries étaient toujours fines, mesurées et délicates. Il a passé pour un esprit supérieur : c’est ce qu’il n’avait pas ; il n’avait que des saillies et un grand usage du monde, mais il mêlait à tout une nuance d’ironie et un très léger persiflage qu’il mit à la mode, mais que personne n’a su employer avec autant de grâce ; cette manière n’avait en lui rien d’offensant ; c’était son genre de gaîté, la méchanceté ne s’y mêlait jamais ; ce ton moqueur le rendait piquant… »

Au demeurant, parfaitement écervelé. Mais toute sa frivolité ne devait pas l’empêcher d’être épris à la fureur de Mlle Duthé, qui le laissa se ruiner, mais qui lui rendit assurément quelque tendresse, autant qu’il était en elle d’en donner.

M. de Genlis avait galamment commencé sa carrière. Le sort l’avait comblé : à quinze ans, il avait hérité d’une des plus belles terres du royaume, et M. de Puisieux, son tuteur, très aimé du roi, l’avait fait faire colonel. M. de Puisieux le dirigeait vers une grande carrière militaire et vers un grand mariage. Mais à dix-sept ans, M. de Genlis s’était déjà livré à toutes les extravagances. Un peu plus tard, il perdait au jeu, en une nuit, cinq cent mille livres contre le baron de Vioménil. M. de Puisieux se fâcha, cette fois, obtint une lettre de cachet et fit enfermer le jeune colonel au château de Saumur, où il resta cinq ans, « une année par chaque cent mille francs ».

Il ne sortit du château de Saumur qu’avec un goût plus vif pour le plaisir dont il avait été longtemps privé, et le mariage qu’on lui avait fait contracter n’était pas pour le guérir beaucoup ; il avait d’ailleurs prévenu sa femme qu’il ne fallait promettre que ce qu’on pouvait donner et c’est pourquoi il ne lui promettait que l’attachement dont il était susceptible. Ce fut, un peu plus tard, un ménage d’amis, tout au moins. Il fut bien aise que la marquise lui dit un jour, au Vauxhall où elle apercevait Mlle Duthé, que sa maîtresse était jolie. Au Longchamps de 1772, la voiture à l’anglaise de Mlle Duthé, livrée rouge galonnée d’argent, six chevaux « bien élégants et bien pomponnés », suivait immédiatement, par un hasard qui ne laissa pas d’être remarqué, le carrosse de la marquise de Genlis.

M. de Genlis était devenu si ombrageux, en ce qui concernait Mlle Duthé qu’il demandait à Marais des « observateurs » qui lui rendissent compte de sa conduite. Il arriva à ce frivole marquis de se rendre importun, en devenant sérieux, et les « entresols » de la rue des Bons-Enfants où il avait donné tant de soupers galants ne virent plus celle qui s’était d’abord presque attendrie de sa jalousie, et à qui elle devenait fatigante. Il est vrai que M. de Genlis avait fait de si grandes dépenses qu’il était à bout. Il semble cependant, que Rosalie Duthé mit quelque ménagement dans la rupture et une manière de loyauté qui n’en était pas moins cruelle. Elle lui donnait pour successeur un fastueux Anglais, milord Eggremont, qui la mit en goût pour les étrangers de qualité.

Un autre fervent de Mlle Duthé, ce fut M. de Durfort, liaison dont une chanson, sur l’air Si le roi m’avait donné… a consacré le souvenir. Cette chanson faisait plaisamment allusion à de notables mariages de la main gauche.

Bouillon est preux et vaillant
Il aime Laguerre !
À tout autre amusement
Son cœur la préfère,
… À Durfort, il faut Duthé
C’est sa fantaisie,
Soubise, moins dégoûté
Aime La Prairie…

Mlle Laguerre, qui a laissé sa légende de bacchante, figure ronde et vermeille, – vermeille comme le vin pour lequel elle avait un goût décidé – avait mené loin le duc de Bouillon, qui avait mangé pour elle près d’un million en trois mois. Mlle La Prairie figurait dans le sérail du prince de Soubise.

M. de Durfort paraît avoir marqué aussi dans l’existence de Mlle Duthé ; ils eurent certainement du goût l’un pour l’autre, un goût qui dura à travers mille infidélités des deux côtés, et qui prit la forme d’une amitié capable de complicités. M. de Durfort qui hérita du titre de duc, a aussi un bout de croquis dans les Mémoires de Mme de Genlis, et bien que très superficiellement dessinée, la silhouette est amusante : « M. de Durfort est assurément l’homme de la société que pousse le plus loin l’exagération de démonstration et d’expression. L’ambassadeur de Suède, louant un jour un air de l’opéra nouveau, ajoutait : « Cet air est véritablement divin. – Qu’appelez-vous divin, dit M. de Durfort ; non seulement il est divin, mais il est… » Il fut forcé de s’arrêter, maudissant la langue française qui ne lui fournissait pas une expression plus juste que le mot « divin ». Eh bien, cet homme si enthousiaste ne sait pas la musique, ne l’aime point, ne l’écoute point. Il est à cet égard ainsi que sur toutes les choses qui le transportent. Il est plus facile de feindre le délire que le sentiment. »

Avant un héritage qui le remit à flot et une réconciliation à laquelle il fut tenu avec la duchesse sa femme, il avait eu ses heures de gêne. Il y a trace d’une sorte de crise pour Mlle Duthé : à ce moment elle a dû renoncer à ces carrosses pour lesquels elle eut toujours une grande fantaisie et mettre ses bijoux en gage. J’ai prononcé le mot de « complicité » tout à l’heure. Une étrange comédie, assez représentative du temps, se dessine, d’après les notes des inspecteurs de police. Il apparaît que M. de Durfort n’est pas étranger à la connaissance que fait Mlle Duthé d’un gentilhomme polonais, assez bien argenté, M. de Matowsky, poussant aussitôt sa pointe. Il n’est pas impossible que M. de Durfort ait été prévenu du moment où il trouvera son ami dans les bras de sa maîtresse. Grande colère feinte de la part de M. de Durfort, qui poursuit M. de Matowsky en chemise, jusque dans la rue, à telles enseignes qu’il doit réclamer, en se faisant connaître, l’assistance du guet. Mais voici M. de Matowsky piqué de jeu, engagé d’honneur, d’ailleurs, à réparer ce que les bontés de Mlle Duthé ont fait perdre à celle-ci, à se substituer à son protecteur. Durant ce temps, et attendant assez patiemment, pour renouer avec son amie, que le Polonais se soit ruiné à son tour, M. de Durfort se console avec Mme