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Extrait : "Le 31 octobre au soir, après avoir échangé à la gare de Lyon les derniers adieux et les derniers serrements de mains, nous filions à toute vapeur vers Marseille... La nuit fut froid et les carreaux du coupé-lit gelèrent. À Lyon, nous eûmes un véritable temps de Toussaint : ciel bas et gris, atmosphère chargée de brumes épaisses, ville enveloppée de brouillard..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
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Seitenzahl: 580
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335054521
©Ligaran 2015
Photographie de l’auteur.
À mes compagnons de voyage Édouard H. Krafft Charles Kessler – Louis Borchard
C’est à toi, mon frère, et à vous, mes amis, que je dédie affectueusement ce volume.
Il contient les lettres que j’ai adressées aux miens pendant ce long et beau voyage de dix-huit mois, au cours duquel nous avons gaiement visité l’Inde anglaise, Ceylan, la Cochinchine, Java, la Chine, le Japon et l’Amérique.
Écrites sous vos yeux, et pourtant encore inconnues de vous, ces lettres raviveront bien des impressions que nous avons partagées, et fixeront à jamais dans votre mémoire des souvenirs précieux. Je me tiens donc pour assurer que vous leur ferez bon accueil.
Mais comment les recevra le grand public qu’elles ont en même temps la témérité d’aborder ?
Il a déjà entre les mains tant d’ouvrages du même genre, plus sérieux et plus spéciaux, que la publication de ces pages presque intimes, tracées au jour le jour et sans visées déterminées, lui paraîtra peut-être une superfluité.
Puisse-t-il cependant les accueillir avec sympathie ! Je l’espère, parce qu’à notre époque le goût des voyages, des études et des entreprises qui s’y rattachent, se développe de plus en plus en France, et que les plus modestes efforts faits pour favoriser ces tendances semblent mériter quelque indulgence en raison même de la sincérité avec laquelle ils sont tentés.
Certes, ils ne sont pas assez nombreux encore les Français qui, profitant de leur fortune et de leur indépendance, ou qui, encouragés par leurs familles trop souvent craintives, se décident à parcourir l’univers. Ne les compte-t-on pas trop facilement aussi ceux qui, libres d’appréhensions pour la plupart mal fondées, vont chercher dans nos propres colonies et dans ces centres lointains, où l’idiome anglais règne maintenant sans partage, l’activité et la prospérité que tant d’étrangers savent y trouver ?
Si le récit de nos pérégrinations pouvait, pour sa faible part, contribuer à faire sortir de notre vieille Europe une jeunesse trop hésitante, et à stimuler l’intérêt que, de nos jours, chacun devrait consacrer à des questions devenues universelles, j’aurais atteint mon but. Dans ce cas, je n’estimerai heureux d’avoir retiré de l’ombre, à laquelle je les avais tout d’abord destinés, ces simples « Souvenirs de notre Tour du Monde ».
HUGUES KRAFFT.
Le 31 octobre au soir, après avoir échangé à la gare de Lyon les derniers adieux et les derniers serrements de mains, nous filions à toute vapeur vers Marseille…
La nuit fut froide et les carreaux du coupé-lit gelèrent. À Lyon, nous eûmes un véritable temps de Toussaint : ciel bas et gris, atmosphère chargée de brunies épaisses, ville enveloppée de brouillard. Mais dans la Cannebière, au milieu de son tohu-bohu cosmopolite, autour du port enchevêtré de mâts et de cordages, sur la route de la Corniche que nous avons parcourue, gais comme des collégiens en vacances, le changement de décors était complet, et ces notes nouvelles nous ont paru comme un avant-goût charmant de celles qui nous attendent au loin.
Le soleil donnait de tout son plein et scintillait à nos pieds sur la nappe bleue de la Méditerranée ; nous nous réchauffions à ses rayons bienfaisants en oubliant les frimas du Nord ; et les mille petits soucis de ce grand départ s’effaçaient vite sous l’empire de cette première impression méridionale, remplie de promesses riantes.
Le 3 novembre eut lieu notre embarquement sur ce bateau des Messageries maritimes, le Péluse, employé aux traversées de Marseille à Alexandrie. De bonne heure nous avions envoyé à bord nos nombreux bagages : les fauteuils-pliants achetés sous la voûte de l’hôtel de Noailles, objets indispensables à tout voyage en mer ; les malles grandes format et les petites malles plates destinées à la cabine, toutes en solide cuir noir et plus ou moins doublées de zinc. Ces colis, suivant l’habitude adoptée par les Anglais, ont été munis de tous les signes extérieurs propres à les rendre au plus vite reconnaissables. Ils portent de larges bandes circulaires, peintes à nos couleurs, des numéros d’ordre, nos noms en toutes lettres, et des inscriptions spéciales faites en anglais, telles que : Cabin, – Wanted on voyage.
Je n’essayerai pas de décrire le désordre de la dernière demi-heure… Tout fut prêt cependant à midi un quart. Aussitôt la cloche retentit, et le Péluse se mit en marche pour sortir majestueusement du port.
Appuyés tous trois à la balustrade de l’arrière, nous pûmes contempler longtemps le beau panorama de la rade, les découpures des côtes se détachant sur le ciel, puis Notre-Dame de la Garde dominant le promontoire semé de pins et de claires murailles. Vers cinq heures, un étroit ruban de terre s’apercevait encore à notre gauche, mais déjà loin… bien loin ! et nous murmurions en le regardant un suprême « au revoir », empoignés, malgré nous, par ce sentiment indéfinissable, mélange de regrets pour les choses aimées que l’on quitte et de désirs pour cet inconnu si charmeur et pourtant si incertain…
Notre première soirée à bord fut ennuyeuse et triste. Dîner de table d’hôte, voisins maussades, crainte du mal tant redouté, perspective peu attrayante de tous les emprisonnements successifs qu’il faudra subir sur les divers océans du globe… tout cela nuisait à notre entrain ! Nous n’avons ni l’un ni l’autre le pied marin, témoin nos défaillances régulières entre Calais et Douvres ! Jusqu’à présent pourtant, tout va bien et nous commençons à croire, comme on le prétend, que la traversée de la Manche possède sur toute autre l’avantage d’être particulièrement désagréable. Quant à moi, je réalise ce qui, récemment encore, m’eût semblé impossible : je vous écris ces lignes au bord de l’étroite table du salon, sans que ma main vacille, sans que ma tête tourne ou que mon estomac crie grâce. On s’habitue au balancement inévitable d’un bateau comme à l’exiguïté d’une cabine.
La nôtre n’est véritablement pas grande. Elle mesure tout au plus deux mètres carrés, et contient quatre couchettes superposées deux par deux ! Quand l’un de nous se meut dans le petit espace libre du milieu, les autres n’ont qu’à rester cois dans leurs tiroirs, sinon sortir… Et cependant, nous sommes relativement très fortunés : car nous avons payé la quatrième couchette et nous restons au moins entre nous. Le Péluse est bondé : certains passagers couchent jusque sur les divans du carré des cabines et sur les canapés du salon. Caisses et paquets encombrent tous les coins ; garçons et femmes de chambre sont sur les dents.
Cinq repas et collations charment la monotonie du voyage : déjeuner-volant servi jusqu’à huit heures ; grand déjeuner à la fourchette et au vin à neuf heures ; lunch froid à midi et demi ; dîner à cinq heures, et finalement le thé du soir. Avec un pareil choix de réconfortants on passe une partie de son temps à manger et à digérer ; puis, dans les intervalles de siestes, on cause, on lit, on fume, en variant l’installation des fauteuils-pliants, ces petits domaines indépendants dont on ne tarde guère à apprécier les avantages. La note bruyante est fournie par une dizaine d’enfants accompagnés d’autant de bonnes ou de gouvernantes. En gros total nous sommes environ une centaine de passagers de première classe.
À quelques exceptions près, tout ce monde va à Alexandrie, où le Péluse arrivera après sept jours de voyage, soit le 9 novembre. Le lendemain, nous nous réembarquerons à Suez sur un bateau anglais de la Compagnie Péninsulaire et Orientale (P. and O.), à destination directe de Bombay. C’est là que nous rejoindra Louis, attardé encore par ses adieux à Pétersbourg et réduit à faire seul le trajet de la Russie aux Indes par voie d’Odessa, Constantinople, Suez. Ainsi, dans quelques semaines seulement, notre quatuor sera au complet. Avouez que le rendez-vous assigné comme point de départ de nos communes pérégrinations est assez original !
Le 5 au matin nous étions devant Naples pour un arrêt de quelques heures. Nous nous sommes hâtés d’aller à terre et de fuir la cohue de marchands divers qui ne tardèrent pas à envahir le pont. Mais sur le quai ce fut bien pis : assauts de bouquetières fleurissant malgré nous nos boutonnières, de gamins remplissant nos poches de boîtes d’allumettes ou se bousculant en tas pour nous ouvrir une portière de voiture… et les mendiants, cette kyrielle de mendiants nous accostant de toutes parts !
Pilotés par un cicérone à mine assez suspecte, nous avons visité rapidement les principaux monuments, en passant par une quantité de rues étroites et affreusement pavées ; puis, pressés par l’heure, nous avons regagné notre habitation flottante en compagnie d’une superbe botte de roses marchandée una lira à un bambin qui poursuivait notre voiture et en voulait dix fois autant. À bord, la foule des marchands n’a déguerpi qu’à la dernière minute, et les musiciens venus pour nous charmer par un concert vocal et instrumental nous ont poursuivis en barque aussi loin qu’ils ont pu. Le chef de la bande, un petit bonhomme à voix éraillée, se démenait dans son canot comme un possédé, brandissant du bras droit un parapluie collecteur, gesticulant du bras gauche et dansant sur place, en hurlant entre chaque couplet de sa chanson : « Allegro la mousique ! – bonne voyatche ! – donnez la mousique ! »
Tout le répertoire y passa, depuis la Santa Lucia jusqu’au Funiculi, funicula ; et tandis qu’on redemandait l’Addio mia bella Napoli, le Péluse creusait un profond sillon bleu, s’éloignant rapidement de la lumineuse et vaste baie, où flottaient, comme autant de gigantesques papillons, des barquettes aux ailes blanches…
Quel débarquement que celui d’Alexandrie ! Aussitôt que le Péluse fut arrêté, grouillèrent subitement, venus on ne sait d’où, des centaines de canots bondés de moricauds aux costumes bigarrés : ce furent des fez, des fez à ne plus les compter ! En même temps s’éleva un tumulte épouvantable de cris et de hurlements qui partaient d’une mêlée effroyable de parents, d’amis, de drogmans, de garçons d’hôtel, de portefaix, de passagers dégringolant dans leurs barques, d’Arabes escaladant pieds nus les cordages et les barres d’appui.
Stoïquement nous avons surveillé nos bagages, ne descendant qu’après un amarrage et un va-et-vient de deux grandes heures, guidés par un interprète italien que nous avions demandé d’avance par lettre, sur la recommandation d’un collègue du Cercle. À la douane, le tumulte fut plus effrayant encore ! Et c’est à moitié assourdis que nous nous sommes arrêtés au bureau des passeports, dans une poussée de colosses bronzés, tout ruisselants et surchargés de colis.
De là à l’hôtel le chemin est véritablement abject. Ce ne sont que ruelles bordées de baraques dégoûtantes, devant lesquelles croupissaient des indigènes et des étalages où fourmillaient par myriades de vilaines mouches noires. Des bouffées de ménagerie traversaient l’air chaud. Mais la scène changea sur la grande place où se trouve l’hôtel de l’Europe, au seuil du quartier moderne.
Le train pour Suez devant partir aussitôt après l’arrivée de la malle de Brindisi, nous étions sur le qui-vive, et il fallut condenser en un seul après-midi toutes nos explorations égyptiennes.
Le soleil brûlait fort, de sorte que nous avions endossé nos vêtements légers et étrenné nos pith-hats, ces chapeaux-casques aussi disgracieux qu’indispensables. Du reste, nous ne prétendions et ne prétendons encore pas à des mines séduisantes, car, avec nos mentons hérissés de petites pointes en brosse, nous sommes dans une période tout à fait ingrate pour nos avantages extérieurs. L’excellent Monsieur de Marseille qui nous pria, au restaurant, de lui confirmer qu’il venait de gagner un pari en soutenant que nous étions bien trois officiers de cavalerie, ne songerait jamais à nous faire passer pour tels maintenant. Après tout, il avait deviné presque juste !…
Amaturi, notre interprète, nous a guidés religieusement vers la colonne de Pompée, pour nous montrer la ville d’Alexandrie dans toute sa monotone étendue ; puis il nous conduisit au jardin Antoniades, après une longue promenade sur le bord d’un bras étroit du Nil. À gauche, une suite de jolies villas claires, des murs enguirlandés de feuillages grimpants et de fleurs bariolées, des grilles se découpant sur des plantations admirablement vertes ; à droite, un horizon plat de bois de palmiers et de petits villages : tel fut le chemin qui nous mena jusqu’au plus beau et plus connu des jardins d’Alexandrie, que le propriétaire ouvre au public tous les jeudis et dimanches. La végétation y est merveilleuse et s’étale dans des parterres superbes ; on y voit autant de jardiniers et de gardiens que d’arbres et de chemins.
Mais aussi quel contraste entre une oasis de ce genre et les affreuses routes grises qui ramènent à la ville ! Quels nuages de poussière s’élèvent des ornières sablonneuses, enveloppant les voitures et les piétons, les équipages élégants aux janissaires armés, précédés des saïs traditionnels, et les petits ânes qui trottinent philosophiquement, la croupe chargée d’un cavalier aux longues jambes pendantes, et les flancs battus raide par les âniers qui courent derrière.
Le soir nous sommes allés dans un établissement où nous espérions naïvement voir des aimées ! Mais, ô progrès ! Il n’y avait que des billards et un de ces orchestres trop connus de « Dames viennoises »!…
Le 10, nous dormions profondément quand Amaturi vint nous réveiller en sursaut et nous annoncer que la malle de Brindisi était arrivée. Force fut de nous hâter et de courir au quai, où en fin de compte nous dûmes attendre patiemment le départ du train, qui ne s’ébranla que deux heures et demie après le moment annoncé.
L’organisation de ce service laisse d’ailleurs fort à désirer : on n’enregistre même pas les bagages des voyageurs qui, comme nous, se joignent aux through passengers de Londres à Suez. Toutes les malles sont jetées pêle-mêle dans des fourgons, sans qu’on y appose la moindre étiquette et sans qu’aucun reçu n’en soit délivré aux propriétaires, qui peuvent se dire trop heureux quand leurs colis ne sont pas éparpillés de tous côtés.
Le trajet jusqu’à Suez devrait se faire en dix heures. Je ne sais s’il est possible de l’accomplir dans ce laps de temps, en tout cas nous ne sommes arrivés qu’à onze heures du soir, après de nombreux retards. En route le paysage et son animation contribuèrent cependant à nous faire prendre patience, au moins jusqu’à la tombée de la nuit.
Pendant la moitié du trajet, la ligne traverse des contrées fertilisées par les débordements du Nil, dont le courant bienfaisant a créé au milieu des sables une luxuriante végétation. Une route, réduite en certains endroits à la largeur d’un sentier, court parallèlement à la voie ferrée. Là règne le mouvement le plus étonnant, mouvement auquel ne pourrait même se comparer le trafic d’un jour de marché sur un grand chemin d’Europe. Piétons isolés ou groupés par bandes, hommes à cheval ou à âne, caravanes de chameaux se suivent ou se croisent incessamment, tandis qu’au bord du chemin se reposent ici et là des voyageurs fatigués. De rares femmes passent, vêtues de noir ou de bleu foncé, et visage découvert. Dans les champs de maïs on aperçoit de nombreux travailleurs, des bergers gardant des troupeaux de moutons noirs ; çà et là, dans les eaux jaunes du fleuve, des bœufs se baignant jusqu’au mufle. Les villages qui émergent de ces plaines fertiles laissent cependant une impression misérable qui fait ombre sur la gaieté générale du tableau. Leurs cabanes de terre brune, percées à peine de petites ouvertures, ressemblent à autant de taupinières, et tout ce qui les entoure est malpropre, écœurant. Des pigeons seuls, avec leur blanc plumage, apparaissent comme une note pure au-dessus de ces habitations tristes et délabrées…
J’aime mieux ne pas parler des repas que l’on nous servit en route à deux reprises, à midi et à cinq heures : j’en dirais trop de mal.
Ce fut après la seconde de ces haltes que le chemin de fer quitta la région du Nil pour s’engager dans les sables. La nuit tomba rapidement, et bientôt la lune vint de ses pâles reflets éclairer le désert, tandis que nous nous endormions dans les fauteuils de notre pullman-car, bondé d’Anglais et d’Anglaises.
Je vous ferai grâce de la série de vexations et d’ennuis de toutes sortes que nous avons endurés à Suez, à la gare maritime de la Compagnie P. and O. Je les résumerai en vous disant que pendant trois longues heures nous eûmes à subir une vraie torture avivée encore par le flegme des rares employés britanniques et le charabia insupportable d’Arabes avides de bakchiches. Amaturi lui-même ne savait plus où donner de la tête. Tous nos Anglais s’empilaient dans un steamer colossal amarré au quai. Quant au nôtre, on nous le désignait à deux ou trois milles en mer, mais on ne nous indiquait pas le moyen de l’atteindre, et dans le désordre occasionné par le transbordement des innombrables sacs des malles de l’Australie, des Indes, de tout l’Extrême Orient, il n’y avait plus ni barques ni rameurs à notre disposition. Ce ne fut qu’après de longs pourparlers, et grâce au caprice subit d’un sous-directeur du trafic, qu’il nous fut possible de nous embarquer sur un petit remorqueur qui nous conduisit avec nos bagages, assez heureusement repêchés dans plusieurs fourgons, vers le Zambesi. On nous y attendait depuis la veille, et peu s’en était fallu qu’on n’eût pris la mer sans nous !
Le Zambesi, parti de Southampton le 27 octobre, et arrivé à Suez par Gibraltar et Malte, ne portait depuis le commencement de son voyage que des passagers à destination de Bomba), et nous fûmes seuls à les joindre en route. Certains farceurs du bord nous ayant annoncés comme trois clergymen, nous excitâmes à ce titre la curiosité générale, et notre entrée au breakfast du matin fit sensation. Quant à nous, ne soupçonnant même pas l’intérêt que nous éveillions, nous avons failli être pris du mal de mer à ce moment même et pour tout de bon : les tables, les passagers, les serviteurs, tout nous semblait danser une sarabande étourdissante sous le balancement continu de grands éventails d’étoffe qui pendaient au plafond du salon.
Assis sous la brise caressante de ces pankas, que nous retrouverons dans tous les pays chauds, nous n’avons pas tardé à en constater Futilité et l’agrément. Le système en est à la fois simple et ingénieux : ce sont de longues traverses de bois, garnies de volants d’étoffe et mises en mouvement au moyen de cordes que tirent méthodiquement des serviteurs spéciaux. Il paraît que dans le sud des Indes ces pankas fonctionnent jour et nuit, ce qui ne doit pas être superflu, si l’on en juge par l’accablante chaleur que nous subissons déjà. Bien que le pont du navire soit transformé en tente énorme, interceptant les ardeurs du soleil, nous étouffons. Les courants d’air eux-mêmes sont oppressants.
À Aden, nous sommes restés quelques heures en rade, mais personne n’est allé à terre. Pendant que nous contemplions le morne rocher brun, dénudé, sur lequel tranchent des murailles blanches, nous avons reçu la visite de marchands juifs, sales au suprême degré. Ils venaient offrir aux passagers des plumes d’autruche. En même temps des bataillons de gamins, noirs comme de l’encre, s’ébattaient autour de notre bateau en faisant les plongeons les plus extravagants, à la recherche de petites pièces qu’on leur jetait au fond de la mer. Ils n’en avaient jamais assez, et ne cessaient de hurler en mesure des : Haver dive, o’ho ! Haver dive, o’ho !… très divertissants.
Depuis Aden la chaleur est devenue moins forte, grâce à la mousson nord-ouest, qui nous favorise. Cependant la vie à bord est restée ce qu’elle était auparavant, calme et monotone ! Aucun entrain parmi les vingt passagers qui composent notre « société ». Il y a un révérend à mine rébarbative, un vieux colonel qui a la manie de prendre des notes de toutes les paroles qui frappent ses oreilles, un jeune couple qui se dispute à tout instant, et plusieurs dames à demi muettes, – de bonheur, je l’espère, – car elles vont aux Indes retrouver leurs époux !
Une seule personne est amusante, et nous espérons bien la revoir à Lucknow, où son mari a le grade de général. C’est une de ces Anglaises d’âge incertain ou plutôt trop certain, très vive, très gaie, un peu railleuse, et ultra-coquette. De cheveux très noirs, de taille un peu forte, elle porte toujours du bleu ciel ou du rose, et se couvre de dentelles et de fleurs. Dès les premières heures du matin elle apparaît en petit bonnet élégant et en peignoir prétentieux. Le deuxième jour de notre embarquement elle nous appelait déjà « ses enfants », her children, et nous nommait par nos prénoms. Vous ne vous étonnerez donc pas qu’elle soit devenue depuis lors notre « tante ».
Suivant la coutume établie dans tout milieu anglais qui se respecte, chacun se met en toilette pour le dîner : les dames affectent une certaine élégance et se parent de robes à traîne, tandis que les hommes endossent tous un vêtement noir. Dans la soirée, on se rassemble sur le pont comme dans un salon et l’on fait cercle autour du piano. L’instrument musical sert alors à toutes sortes d’exercices vocaux et digitaux ; il accompagne même la danse, car, malgré le haut degré de température, nous dansons !… les dames anglaises ayant une passion très grande pour la valse et la polka. Souvent cependant nous leur échappons pour aller regarder du haut de la rampe les phosphorescences magnifiques de la nappe noire et calme du golfe d’Oman.
Les six ou sept enfants qui nous accompagnent sont gardés par des bonnes appelées yalis, petites femmes couleur chocolat clair, drapées de burnous blancs bordés de rouge, et portant aux chevilles comme aux bras quantité d’anneaux et de bagues. Avec les lascars de l’équipage elles représentent à bord l’élément indien. Ces matelots sont de petits hommes grêles, à barbe pleine ; leur costume est composé d’un pantalon étroit, d’une longue chemise serrée aux hanches par un fichu de couleur, et d’un turban rouge. Ils vont partout nu-pieds.
Les dimanches à dix heures tous ces hommes sont passés en revue par le capitaine et les officiers. Le bateau prend alors un air de fête et, l’inspection terminée, le révérend célèbre le service divin, auquel assistent tous les passagers. Tandis que sous le ciel clair le navire chemine doucement, ce culte dominical ne manque pas de solennité, au milieu de la solitude imposante de l’Océan.
Cependant l’aspect le plus curieux du pont est bien celui du soir, lorsque vers dix heures, après l’extinction des lumières, tous les gentlemen ont la faculté de s’y présenter vêtus du costume de nuit appelé paejamah, usité universellement dans les climats chauds, et qui consiste en un pantalon et une veste de légère flanelle. Les cabines sont généralement si peu habitables que presque tout le monde (les dames même assez souvent) couche à la belle étoile. Les stewards font une installation générale de matelas et de couvertures sur les planchers et les prises de jour, de sorte qu’à un moment donné tout le pont se trouve transformé en dortoir. Je connais des gens cependant qui n’affectionnent pas ce campement, et qui craignent le serein, fort traître pour les rhumatismes : d’ailleurs le pont est envahi dès l’aube par une compagnie de lascars, munis de balais et de grands seaux, et leur ardeur matinale dérange impitoyablement les dormeurs.
Nous voici arrivés sains et saufs en Hindoustan.
Ma dernière lettre a été terminée à la hâte peu d’instants avant le départ de la malle d’Europe, dans les bureaux somptueux du Comptoir d’Escompte, premier but de nos courses à Bombay. Nous étions déjà entrés en rade la veille au soir, mais nous avons couché encore une fois à bord, préférant éviter une installation nocturne à Watson’s Esplanade Hôtel.
C’est à la fin de notre dîner du 23 que le Zambesi s’arrêta, et que tout bruit cessa subitement avec tout mouvement, pour nous donner le sentiment si bienfaisant de l’arrivée à bon port. Ce sentiment n’est surpassé que par celui qu’on éprouve au moment où le pied pose de nouveau à terre ; ce dernier ne se décrit pas. Il faut en avoir eu soi-même l’émotion pour le comprendre : on débarque avec l’orgueil d’un conquérant.
Plusieurs maris montèrent à bord en même temps que les employés de la douane et se donnèrent la joie d’emmener immédiatement leurs familles respectives. En présence de tant de départs nous n’avons pu résister à la tentation d’atterrir le soir même, et nous sommes partis en bande pour une courte tournée dans la ville, afin de retenir nos logements. Le débarcadère s’appelle Apollo-Bunder : de là jusqu’à Watson’s Hôtel il n’y a que cinq à dix minutes de marche. Durant ce court trajet nous avons eu tout de suite un résumé des premières impressions : atmosphère agréable et remplie des senteurs musquées qui se dégageaient des arbres et des plantes environnantes, tièdes caresses d’une faible brise à laquelle se mêlait la musique perçante de cri-cris invisibles ; puis devant nous, sur une vaste place illuminée, l’universel tramway rempli de voyageurs enturbannés…
Le lendemain matin, la visite de nos petits colis faite à bord fut aussi désagréable que possible, à cause de l’insistance curieuse et naïve des douaniers, de grands Hindous habillés à l’européenne. Tout leur parut mystérieux, jusqu’à mes couleurs et mon appui-main, qu’ils prenaient pour une baguette de fusil ! Quant à nos grandes malles, elles furent emmenées au Custom-home avec nos revolvers et tous les objets suspects. Mais un employé du Comptoir nous aida à les retirer sans ennuis.
Notre hôtel est une immense construction presque neuve, entièrement entourée de larges terrasses le long de ses quatre étages. Les chambres y sont très élevées, mais dépourvues d’élégance et de papiers de tenture. Les murs de séparation ne vont pas jusqu’au plafond, et il reste en haut un espace libre d’environ 50 centimètres, destiné à établir un courant d’air général dans la largeur de tous les étages. Le mobilier est simple, passablement fatigué, et soumis comme les effets des voyageurs aux caprices des rats, qui semblent s’attaquer de préférence aux chaussures. Une façade de l’hôtel commande la mer ; aussi les chambres y sont-elles le plus recherchées.
Le personnel régulier est composé d’indiens de Goa, échantillons mi-portugais de la population mitigée de cette colonie ; ils parlent tous anglais et portent des vêtements blancs de coupe moderne. À côté d’eux on voit dans toute la maison une foule de boys (domestiques) particuliers, personnages indispensables dans ce pays où chaque saheb ne peut s’empêcher d’avoir un esclave individuel, destiné à le suivre comme une ombre. Ce dernier couche la nuit sur le seuil de la porte de son maître, ne le quitte dans la journée que pour aller prendre sa nourriture, et le sert exclusivement à tous les repas, même à ceux qu’il accepte chez des amis. De cette façon, la salle à manger, où se balancent d’immenses pankas, devient littéralement bondée au breakfast de neuf heures, au tiffin (lunch) de deux heures et au dîner de sept heures et demie. En faisant une moyenne générale, on trouverait alors plus d’un domestique pour chaque voyageur.
Pour le moment nous nous passons encore de ces personnages et n’en prendrons qu’en commençant notre voyage à l’intérieur. Nous aurons ainsi plus de loisir pour en trouver de bons, chose qui ne paraît pas être toujours facile.
Depuis le premier jour de notre arrivée nous avons sillonné, et nous continuons à sillonner la ville dans tous les sens.
Bombay est une cité de 800 000 habitants (dont un centième d’Européens), située sur une grande île et reliée au continent par le pont des lignes ferrées qui partent d’ici pour le nord, le centre et le sud de l’Inde. Le quartier le plus moderne, le Fort, où se concentrent les bâtiments du Gouvernement, les bureaux, notre hôtel, etc., se termine par le quai d’Apollo-Bunder, déjà nommé. Au nord s’étend la native town, vivante et colorée ; à l’ouest, Malabar-Hill, longue colline baignée par la mer sur deux côtés. Elle est le centre des villas européennes, joliment disséminées dans de riants jardins, où vivent tous les résidents qui veulent fuir la température étouffante de la ville. Costumes indigènes à part, le Fort est décidément tout ce qu’il y a de moins couleur locale : les larges rues et les vastes places, les constructions luxueuses en style gothique, les colonnades imposantes, l’éclairage au gaz et à l’électricité, les magasins somptueux largement approvisionnés des objets les plus nouveaux et les plus chers, tout cela forme un ensemble européen qui serait complet si les couleurs vives des turbans indigènes ne venaient y jeter une note orientale.
Quant au confort habituel de la vie journalière, nous pouvons en juger autant par l’installation très soignée des clubs, dont on nous a nommés membres temporaires, que par l’arrangement de plusieurs habitations privées. Partout les dispositions sont prises en vue de combattre la chaleur par le plus de courants d’air possibles, dans des appartements énormes, généralement de plain-pied, percés de nombreuses portes et fenêtres, et entourés de vérandas.
Partout la domesticité est innombrable, puisqu’il s’agit, même pour un train de maison ordinaire, de légions de serviteurs plus ou moins paresseux, voués à des attributions exclusives dont rien ne les ferait démordre. C’est ainsi qu’il faut des Musulmans pour le service de la cuisine et de la table, parce que les Hindous pratiquants ne veulent pas toucher à la nourriture européenne. Il est vrai que le salaire de tout ce monde est comparativement peu élevé : les gages d’un maître d’hôtel musulman ne dépassent pas 18 à 20 roupies (40 à 45 francs), tandis qu’un employé infime, tel qu’un coupeur d’herbe pour les chevaux, n’est payé que 4 à 5 roupies par mois, soit 12 francs pour nourrir femme et enfants !
Les routes qui réunissent Malabar-Hill à Apollo-Bunder s’animent de nombreux véhicules, surtout après quatre heures, quand le soleil, très fatigant jusqu’à cette heure, a diminué d’éclat et qu’une promenade en voiture devient vraiment délicieuse. Tout le monde élégant circule alors en équipages corrects, des calèches ou de grands landaus attelés de chevaux australiens, et dont les cochers et les sais porteurs de chasse-mouches sont vêtus de robes serrées ayant la couleur de la livrée, et coiffés de turbans plats à galons d’or. À certains jours, et quand la musique joue, on fait corso devant le restaurant du quai et le Yacht-Club, tout récemment terminé.
Parmi nos lettres de recommandation, il y en a beaucoup qui nous ont valu des visites ennuyeuses, et voilà tout. Après avoir naïvement imaginé que certaines de ces lettres nous ouvriraient toutes grandes telles ou telles portes, il a fallu vite reconnaître que dans une ville immense comme Bombay, où il débarque tant de voyageurs, les résidents accueillent peut-être encore plus froidement qu’ailleurs les inconnus qu’on leur envoie trop souvent. Je dois même dire qu’ici nous sommes le plus aimablement reçus chez les personnes dont nous avons à attendre le moins de prévenances.
Ayant beaucoup de temps à nous, nous passons fréquemment par la ville indigène, où l’animation la plus vive règne le matin surtout, au réveil de la population hindoue. Mais comment vous décrire l’aspect bariolé de toutes les rues principales, des rues secondaires et des petites ruelles aux hautes maisons claires, et toutes grouillantes d’une foule compacte en vêtements blancs et en coiffures rouges, allant et venant devant les boutiques et les bazars ! Il y a de tous côtés une telle infinité de turbans divers qu’il faudrait des études spéciales pour en approfondir l’origine et la signification ! Comment ranger cette foule incomprise par castes de Brahmines, de Chêtris, de Waïshias et de Soudras ? Les coiffures les plus pittoresques et les plus extravagantes défilent les unes après les autres, tantôt enchevêtrées en mélange d’étoffes rouge et or, tantôt ornementées d’appendices bizarres qui surgissent sur les occiputs. Sur dix de ces Hindous à turbans, on en voit huit ou neuf avec des anneaux d’or dans la partie supérieure de l’oreille et portant sur leur front brun des peintures mystérieuses, tracées en petits ronds, en raies blanches, rouges ou jaunes au-dessus de leurs yeux noirs. Les rares femmes qui marchent dans la rue ont toutes des anneaux dans le nez et aux oreilles, des quantités de bagues et de bracelets clinquants aux mains et aux pieds. Seuls les enfants du peuple sont dépourvus de vêtements. Ils trottinent à droite et à gauche, remarquables par la proéminence de leur ventre monstrueux, ou passent languissamment placés à califourchon sur la hanche maternelle et maintenus dans les plis d’une grande draperie. Vers le soir commence aussi le mouvement des voitures des riches indigènes, des Banians et des Parsis, retournant de leurs comptoirs à leurs demeures ombragées de palmiers. On voit circuler alors des femmes enveloppées, adossées au fond de leurs gans à volets de bois, et accompagnées d’enfants somptueusement habillés, dont les grands yeux brillants illuminent de petits visages pâles.
Bombay possède deux curiosités principales : l’île d’Elephanta, célèbre par ses temples creusés dans le roc, et les tours du Silence. C’est là que la tribu des Parsis porte ses morts.
Les Parsis descendent des Perses, ainsi que l’indique leur nom, et représentent une caste nombreuse, très distincte de tous les habitants de l’Inde et vouée au culte de Zoroastre. En leur qualité d’adorateurs du feu, leur culte les empêche de brûler leurs morts. Qu’en font-ils ? Ils les donnent en pâture à des vautours. Chaque Parsi se trouve donc un beau jour inhumé par petits morceaux dans une centaine d’estomacs d’oiseaux carnassiers !
Le domaine des vautours est situé au sommet de Malabar-Hill, dans un vaste enclos, beaucoup moins lugubre que ne le représente l’imagination. On y pénètre en passant sous des tonnelles enguirlandées de fleurs aux vives couleurs. Au bout d’une prairie dépourvue de petite végétation mais plantée de palmiers, se dressent cinq grosses tours rondes, ouvertes par le haut, élevées de huit mètres environ. Les vautours sont assoupis sur les crêtes des murailles ou sur les branches des arbres voisins, où ils forment de grosses grappes hideuses. Des nuées de corbeaux jaloux voltigent autour d’eux. Personne, sauf deux hommes spéciaux qui font le service des morts, n’entre dans ces tours ou ne peut en approcher, pas même les Parsis. Les visiteurs, assez déçus d’être ainsi maintenus à distance, ne voient donc rien et doivent se contenter d’inspecter un petit modèle en plâtre, que leur montre le gardien de l’endroit. On voit ainsi de quelle manière les tours sont partagées en trois cercles successifs, pour les hommes, les femmes et les enfants, que les porteurs y déposent sur des grillages de fer. Il paraît qu’au bout d’une heure il ne reste d’un Parsi défunt que les os.
Du haut de ce plateau, la vue sur Bombay est si belle et si étendue, la nature y prend dans l’après-midi de si jolis tons purs et transparents, que les impressions mélancoliques produites par une coutume si répulsive s’effacent bientôt devant un panorama aussi imposant.
En quittant ces lieux, nous avons vu un convoi de Parsis qui gravissaient l’escalier d’entrée. Tout de blanc vêtus, ils défilèrent lentement devant nous, et disparurent dans l’intérieur de leur territoire…
Question d’enterrement à part, les Parsis sont des personnages très modernes et très instruits. Ils se croient bien supérieurs à tous les Hindous, affectent des tendances occidentales, et tiennent le grand commerce entre leurs mains. Extérieurement ils se ressemblent tous beaucoup. Ils ont des traits réguliers, et le teint simplement basané, portent favoris et moustaches, et se vêtent de longs surplis noirs. Plusieurs d’entre eux occupent des positions exceptionnelles et ont été anoblis par la Reine.
Si les Parsis professent à l’égard de leurs morts une bizarre philosophie, les Hindous, qui ont la plus grande horreur de verser le sang d’une bête quelconque, et ne tueraient pas plus un oiseau qu’un gros quadrupède, poussent le respect pour la vie animale jusqu’à l’absurde. Nos sociétés protectrices seraient-elles satisfaites cependant de cette sollicitude outrée en parcourant, comme nous venons de le faire, le fameux hôpital créé pour les animaux ? J’en doute. Rien ne saurait donner une idée des misères rassemblées dans ce grand espace divisé en parcages, comme un jardin zoologique, où une foule de pauvres bêtes maigres et repoussantes tirent en longueur une existence piteuse. On voit là des singes éclopés, des chiens infirmes, des volailles boiteuses, des bestiaux à trois jambes, etc. Quelle écœurante promenade !
Nous avons assisté ces jours derniers à deux spectacles purement indigènes : une représentation donnée dans un théâtre hindou, et une soirée de mariage chez un riche Banian.
Au théâtre nous n’avons tout naturellement pas compris un seul mot de la pièce, mais l’intrigue était limpide comme de l’eau de roche : il s’agissait d’un prince amoureux d’une beauté indigène, représentée par un homme costumé en femme (puisque ici le sexe fort monte seul sur les planches). Ce prince envoie à sa belle une bande de chanteurs chargés de lui faire une déclaration. Le message, psalmodié sur une mélodie plaintive à donner la migraine, dure bien un quart d’heure, tandis que la princesse et ses suivantes, raides comme des piquets, écoutent debout, au milieu d’un magnifique jardin. Pendant la scène suivante, qui se passe dans une forêt, la princesse se promène sur un éléphant en carton ; un tigre en carton attaque l’éléphant, mais l’amoureux, qui jusqu’à ce moment dramatique avait aussi l’allure d’un personnage de carton, survient à temps pour occire le tigre et sauver son adorée. Sur quoi grande scène de bonheur dans un décor orné de chaises rangées en demi-cercle, bénédiction du brahmine et reprise des douces mélodies par les mélancoliques chanteurs. Les nouveaux époux éprouvent eux-mêmes le besoin de se joindre à ces interminables litanies, mais c’est plus terrible encore que tout le reste. Tandis que leurs voix nasillardes, montées sur un diapason suraigu, se fatiguent en trilles et en roulades, ils se tiennent une oreille et penchent la tête en prenant les expressions les plus languissantes.
Nous croyons la pièce finie par cet heureux mariage, mais point du tout. Surviennent un complot ourdi par un rival et découvert par le serviteur du rajah, puis la fuite de ce dernier et de sa femme, au grand désespoir du traître, qui ne trouve plus que le cercle de chaises délaissées ; ensuite une grande scène d’infortune jouée par le couple poursuivi, qui se promène en négligé dans une autre forêt et se livre à une nouvelle succession de discours et de jérémiades ! Au bout d’une demi-heure ils s’en vont pour de bon ; mais que voit-on ? Un petit paquet blanc déposé par eux au milieu de la scène ! C’est l’enfant du malheur, le rejeton abandonné des nobles époux !…
Pour le coup, nous en avons assez, et nous nous sauvons à la hâte, craignant d’assister encore à la vie entière de ce nouveau et inattendu personnage.
M. Gokuldas Iagmahondas est un Banian bien placé qui célébrait hier les épousailles de sa fille Vihilitka. Cette jeune personne, de douze à treize ans, devait se marier deux jours plus tard, mais, suivant la coutume, elle était déjà liée à son fiancé depuis sa première enfance. Ici les parents cimentent de bonne heure les futures unions de leurs enfants.
Ainsi que l’usage le veut, M. Gokuldas avait envoyé des invitations aux négociants étrangers de la ville. Mais ces cérémonies, très longues et fatigantes, exclusivement célébrées entre hommes, passent pour si ennuyeuses que personne n’y retourne deux fois. Ce fut un de nos amis de Bomba, comme nous cravaté de blanc, qui nous conduisit au jardin étincelant de lampes vénitiennes où avaient lieu les fêtes. M. Gokuldas, très flatté de notre visite, vint à notre rencontre sur le perron de l’habitation, et nous conduisit cérémonieusement au milieu de l’assemblée, vers de grands sofas jaunes rangés le long des murs. On nous apporta des fleurs et l’on arrosa d’eau de rose nos pauvres pantalons noirs, tandis que, pour avoir l’air moins ridicules avec nos petits bouquets plantés dans chaque main, nous les portions fréquemment à nos narines. Entre-temps deux bayadères laides comme les sept péchés capitaux et emmitouflées de la cheville à la tête exerçaient leurs gosiers par des vocalises stridentes et monotones en prenant des airs très malheureux, et frappaient en cadence le sol de leurs pieds garnis de grelots bruyants. Les Hindous présents, vêtus de larges robes blanches empesées, coiffés de mitres noires ou de turbans disparates, semblaient s’ennuyer autant que nous.
Après une heure d’audition, nous avons pris congé, assurant au maître de céans que sa soirée avait été charmante !
Bombay nous possède déjà depuis plus de huit jours, et nous avons hâte de partir pour l’intérieur, demain 3 décembre nous nous mettrons en route. Louis nous est arrivé le 29, à bord d’un énorme steamer, le Surat, rempli de cent cinquante passagers. Il n’a fait que toucher à Constantinople et à Smyrne, mais il a pu s’arrêter deux jours au Caire. Nous voici donc au complet, et nous venons de tracer les bases définitives de notre itinéraire. Nous consacrerons trois mois à la partie nord des Indes, rayonnant d’abord autour de Bombay pour visiter les fameux temples souterrains d’Ellora, puis la colonie portugaise de Goa ; ensuite nous nous acheminerons par la nouvelle ligne de chemin de fer du nord vers Jaïpur, Delhi, Lahore, Agra, pour gagner ensuite Calcutta par Lucknow et Bénarès.
Le choix de notre personnel est fait. Charles a engagé un grand Indien de Goa qui parle un peu anglais et qui se nomme Antonio de Souza. Il pose, à l’instar de la plupart de ses compatriotes, pour un descendant, de main gauche, de quelque seigneur lusitanien : ce qui ne l’empêche pas de marcher nu-pieds et d’accepter pour salaire la somme de 18 roupies par mois. Édouard a pris un Madrassi de la plus noire espèce, appelé Lutchmiah, qui se coiffe d’un grand turban sombre et roule de gros yeux farouches. J’ai moi-même un Hindou de Bombay, assez brun de peau, homme entre deux âges, à l’air assez doux et qui porte le nom suave de Lalla Mokhan. Il a déjà voyagé beaucoup avec d’autres sahebs et parle l’anglais couramment. Avec les 25 roupies que j’ai dû lui promettre (ses concurrents avaient des prétentions bien plus élevées et des quantités de certificats moins authentiques), il s’habille et se nourrit à son compte. Selon l’usage je lui ai alloué une somme supplémentaire de 20 roupies (deux fois trop sans doute), pour lui fournir le warm-clothing dont il aura besoin dans le nord. Louis possède la perle de la bande. Il a eu la chance de rencontrer sur son steamer un nommé Will qui a déjà fait deux fois le voyage que nous nous sommes tracé, et qui parle cinq ou six langues. Tandis que nous congédierons nos boys à notre départ des Indes, il conservera Will pour la durée entière de nos pérégrinations, en qualité de valet personnel pour lui-même, et de courrier pour toute la compagnie.
Notre équipement général est terminé. Malgré nos provisions, trop complètes sous bien des rapports et que nous aurions pu faire sur place beaucoup plus rationnellement qu’à Paris et à Londres, il nous a fallu commander diverses choses imprévues : tout d’abord ces costumes blancs, composés d’un pantalon et d’une jaquette de forme militaire avec col droit serrant le cou, costumes universellement portés ici et qui dispensent de faux-cols et de manchettes ; puis, un stock nouveau de chemises spécialement confectionnées pour ce pays bienheureux où les blanchisseurs, messieurs les dhobi-whallahs, ont pour habitude invétérée de laver le linge en le frappant sur des pierres à coups redoublés (système barbare qui dès la première lessive transforme en loques informes les effets les plus neufs) ; enfin, un assortiment complet d’oreillers et de couvertures ouatées, compagnons indispensables du touriste dans l’Inde, où les lits sont réduits à leur plus simple expression.
Malgré la vieille amitié qui nous unit, nous avons pris des dispositions pour assurer une bonne entente permanente entre nous quatre. Il est convenu que nous mettrons aux voix toutes les décisions graves, et que pour les autres éventualités nous tirerons au sort, laissant ainsi au soin du hasard le droit de favoriser tel ou tel d’entre nous pour tous les petits avantages courants, meilleures places de wagon, meilleures chambres, meilleures cabines, etc., etc… Louis a accepté les fonctions assujettissantes de caissier, contre versements périodiques de nos contributions aux dépenses communes : votre serviteur a été chargé de prendre notes, croquis et photographies ; Édouard et Charles ont pour mission de nous tenir tous en bonne humeur et joyeuse composition.
Et maintenant en route pour Ellora !…
Pour aller à Ellora, il s’agit de prendre le chemin de fer du Great Indian Peninsular (ligne de Bombay-Allahabad-Calcutta) jusqu’à Nandgaon. Partis à six heures du soir, nous arrivions là-bas à deux heures du matin, après avoir accompli le trajet dans un wagon à vaste compartiment, muni de lits-banquettes et d’une toilette adjacente.
De Nandgaon à Ellora, le voyage devrait pouvoir se faire en sept heures de voiture ; mais nous avons eu besoin de près du double de temps pour arriver à bon port. Et quels ennuis en route ! Froid vif de la nuit, chaleur étouffante du jour, véhicules atroces, manque de provisions, poussière aveuglante, flegme inénarrable et charabia exaspérant des cochers indigènes ! La route est vraiment abominable, et les petites voitures appelées tongas, que fournit le maître de poste de Nandgaon, donnent des secousses telles, que l’on ne conçoit pas comment des dames peuvent s’aventurer par ici. Ces tongas sont montées sur deux roues, comme un dog-cart, et portent des capotes de toile au-dessus de quatre places, disposées dos à dos. Elles sont tirées par de petits chevaux, changés tous les six milles, attelés comme des bœufs sous un large joug en bois et qui refusent régulièrement de démarrer.
Exténués de fatigue et de soif, poudreux comme des meuniers, nous arrivions enfin en haut du plateau de Rozah, qui s’étend en une vaste plaine aride, portant un petit village, plusieurs tombes musulmanes et deux bungalows (bungalow ou bangla en hindoustani signifie, en général, maison à l’usage des étrangers).
Décidément les Anglais sont partout. Même ici, où nous aurions pu nous croire au bout du monde, la première personne que nous avons rencontrée est un ingénieur architecte écossais. Grâce à lui nous avons trouvé à nous caser deux par deux dans les banglas en question.
Le premier appartient au Nizam d’Haïderabad, prince musulman, le plus puissant des gouvernants indépendants protégés par l’Angleterre, et sur le territoire duquel nous nous trouvions. On l’attendait prochainement pour un pèlerinage qu’il devait faire vers ce lieu rempli de monuments vénérés, et l’on construisait à ce moment une grande annexe à son bangia, car il viendra avec une suite de deux cents femmes, – pas les siennes, puisqu’il a seulement dix-sept ans, mais les femmes de son père défunt. Heureuses belles-mères !
Le second bungalow sert exclusivement aux officiers anglais d’Aorangabad (la station militaire la plus proche) comme pavillon de chasse au centre d’une contrée fertile en panthères, sangliers et toutes sortes de petit gibier. Ancienne tombe d’un saint musulman, cette habitation est tout au moins originale avec sa coupole en dôme et ses terrasses crevassées, peuplées de petits lézards et d’écureuils passés à l’état d’animaux domestiques. Son unique pièce est divisée par une cloison en salle à manger et chambre à coucher. Elle contient un mobilier assez primitif : une petite bibliothèque à laquelle les passants sont priés de contribuer, et deux de ces fameux lits inhospitaliers, simples canevas de toile tendus sur quatre poteaux.
Après le bruit de Bombay, quel calme dans cette solitude et dans cette atmosphère vivifiante, froide même la nuit ! De la hauteur du plateau aux herbes jaunâtres, la vue est triste et sévère, mais superbe dans son originalité ! Elle domine une vaste plaine qui s’appuie à droite à une longue chaîne de montagnes bleues et roses, découpées en formes anguleuses, et se perd à gauche en jungles sans fin.
Les temples souterrains (les célèbres caves d’Ellora) s’étendent au nombre de trente-six environ, sous le sol du plateau même, dans les flancs rocheux et abrupts duquel ils ont été creusés sur une longueur de plusieurs kilomètres. Des semaines entières ne suffiraient pas pour les visiter en détail, et M. Burgess, qui a fait une excellente notice historique sur ces spécimens de l’architecture religieuse des grandes époques bouddhiques et brahmines, n’y a pas passé moins d’un an à les étudier.
Photographie de MM. Bourne et Shepherd, à Calcutta
Notre tournée aurait donc pu s’éterniser. Mais nous nous sommes bornés à inspecter à fond une demi-douzaine des caves les plus curieuses, guidés par le thassildar (juge du district), un Parsi au service du Nizam. Malgré l’intérêt incontestable de l’une d’elles, Carpenter’s Cave, qui rappelle d’une manière frappante la structure d’une église catholique avec nef centrale, voûtes ogivales, balcon au-dessus du portail d’entrée, ce que nous avons le plus admiré, c’est l’imposante splendeur du grand temple monolithe de Kaylasa.
Cette roche colosse, unique au monde, qui renferme en elle tout un labyrinthe de colonnades, de vestibules, de chapelles et de sanctuaires, est isolée de tous côtés des flancs de la montagne. Derrière elle s’élève un immense pan de granit noir, taillé à pic, et dans les fentes duquel de petites perruches vertes viennent s’accrocher. Les coupoles supérieures du temple correspondent au point, le plus élevé du plateau de Rozah, tandis que ses portiques d’entrée donnent sur la plaine d’Ellora, où sont semés de gros arbres touffus à côté de constructions en ruines, demeures des brahmines mendiants qui gardent ces parages. Pour façonner ce monument extraordinaire, les constructeurs ont dû, à l’envers de toutes les règles habituelles, non pas monter l’œuvre de bas en haut, mais la former de haut en bas, puis la creuser ensuite en mille détails mystérieux.
Comment dépeindre la richesse d’invention, la perfection de travail répandus sur ces profusions de sculptures étonnantes, statues énormes de Brahma, de Vichnou et de Siva, divinités béates ou monstrueuses, scènes allégoriques de toutes sortes en reliefs merveilleusement fouillés, éléphants de toutes tailles et en toutes positions, courant sur les frises, trônant dans les cours, ou supportant par centaines sur leurs puissantes échines les fondements mêmes de ce rêve de pierre ! Ma main se déclare incapable de vous initier aux surprises et à l’admiration dont ont joui nos yeux.
Le 6 décembre nous reprenions la route de Nandgaon, afin d’être à Bombay en temps voulu pour le départ du steamer de Goa, sur lequel nous avions déjà retenu nos places. Notre retour à Nandgaon fut presque aussi fatigant que le trajet de l’avant-veille, car il fallut nous contenter d’une seule tonga et d’un véhicule d’un nouveau genre appelé sigrum, espèce de petit omnibus traîné par… devinez quoi ?… des bœufs ! Nous avions laissé la tonga à nos hommes, à cause de la poussière, mais notre boîte valait-elle mieux ? Si les bœufs de ce pays passent pour avoir l’habitude de trotter, leur trottinement, à en juger par celui des nôtres, ne peut jamais devenir un trot bien « enlevé ». Encore faut-il voir l’automédon indigène se démener pour obtenir de temps en temps le petit trot en question ! Le larynx, la langue et les bras d’un de ces individus doivent s’user vite à un pareil métier.
Sans les tongas de la malle, que nous avons pu attraper aux deux tiers du chemin, nous ne serions jamais arrivés à temps.
Le 7, notre embarquement sur le Kerbella (steamer de la British India C° qui fait seul le service régulier entre Bombay et Calcutta, en touchant à tous les ports des côtes de Malabar et de Coromandel) nous donna l’occasion de nous fâcher pour de bon avec ces criards d’Hindous. Ces individus peuvent devenir par moments absolument exaspérants, et mettent une telle persistance à vous hurler aux oreilles les mêmes offres de service, qu’il faut avoir recours à la force brutale pour se débarrasser d’eux. Ainsi, au moment de choisir une chaloupe pour gagner notre steamer, il y avait autour de nous une telle multitude d’énergumènes rivaux, que nous dûmes appeler à notre aide un agent de police et les disperser à coups de canne impitoyablement distribués. Au bateau ce fut encore pis : le Kerbella était en plein chargement, et les barques vides qui encombraient les abords de la passerelle ne voulaient pas nous faire place ; il y avait un tohu-bohu, des cris, des disputes dont vous ne pouvez-vous faire d’idée. Encore un peu, et nous coupions toutes les cordes d’amarrage gênantes ; mais de nouvelles volées de coups de bâton suffirent…
Le 9, à quatre heures du matin, après une traversée des plus calmes, nous nous trouvions devant le fort de Goa, à l’entrée de la rivière qui mène à Pangim ou Nova-Goa, la capitale actuelle, située à deux heures de la côte. Notre promenade en canot fut charmante. Nous assistions au lever du jour tout en longeant de verdoyants rivages bordés d’une superbe végétation de palmiers, et vers lesquels descendaient des collines dont les pentes étaient entièrement couvertes d’arbres aux grosses touffes arrondies. Çà et là apparaissait au milieu du feuillage quelque tourelle blanche où tintait une cloche matinale, appelant à la première prière les fidèles de cette colonie christianisée.
À Goa tout est portugais et catholique. On s’y trouve à mille lieues des Anglais et de leur organisation. Dans les rues calmes et presque vides de la petite ville, devant ses maisons claires aux volets verts, règne une note d’isolement et de tranquillité modeste qui contraste singulièrement avec l’aspect du grand centre voisin. Beaucoup d’indigènes portent des habillements européens ; les plus pauvres seuls circulent presque sans vêtements, mais ils ont tous au cou des colliers de corail et des amulettes. Aussi ne voit-on plus de types purement hindous, plus d’oreilles, de nez percés, plus de signes cabalistiques ni de crânes demi-rasés sous des turbans multicolores. On sent que sur cette population plus douce, mélangée de sang occidental, a passé un souffle de civilisation chrétienne, quelque superstitieux qu’il ait été.
Les environs de Pangim sont ravissants, en particulier sur les bords de la rivière bleue qui serpente dans un cadre superbe, tranchant avec la couleur rouge des routes dures et les teintes azurées des horizons montagneux. À une heure de distance de la nouvelle ville nous avons visité la cathédrale et le couvent de Bom-Jésus, où repose, au milieu d’une ornementation surchargée de faux marbres et de plâtres dorés, le sarcophage de saint François-Xavier, le grand apôtre de ces contrées. Ces monuments sont les seuls restés conservés du Vieux-Goa, dont les ruines poétiques, éparpillées dans les bois, dorment sous les ronces et les palmiers d’une végétation plus que séculaire. En contemplant les vestiges de la puissante cité d’autrefois, on y retrouve le triste reflet des anciennes gloires de la colonie, alors que les Portugais étaient les maîtres des Indes.
Le 12 nous avons quitté l’hôtel Gomès, et le Sirdhana, autre vapeur de la British India C°, nous a ramenés à Bombay où nous sommes depuis le 13. Sir James Ferguson, le gouverneur de la province, était de retour d’un voyage d’inspection, de sorte que nous avons pu enfin lui présenter notre lettre d’introduction. Il nous a d’abord reçus au secrétariat quelques moments avant le premier lever de la saison, grande réception officielle où devaient défiler toutes les notabilités anglaises et hindoues, et nous a invités à dîner séance tenante.
Government House est situé dans un quartier de Bombay appelé Parrel, à trois quarts d’heure de voiture du Fort. Arrivés exactement à huit heures, nous avons été accueillis par l’aide de camp de service, un grand Anglais en uniforme (petite jaquette rouge et pantalon noir à bande d’or), qui nous présenta aux autres convives, au nombre de dix environ. Le gouverneur fit son apparition à huit heures un quart précises ; sur quoi on passa à la salle à manger, où le dîner fut présidé par miss Ferguson, qui remplaçait sa mère souffrante.
Photographie de l’auteur.
La soirée, sur laquelle semblait peser l’étiquette d’un cérémonial assez froid, se termina de bonne heure ; mais sir James, qui est un homme très affable et sympathique, fut tout à fait charmant à notre égard. Il nous invita pour tiffin à ses bureaux et nous promit des lettres pour tous les officials des villes du nord de son district que nous allons traverser, c’est-à-dire Ahmedabad, Ajrmir, Jaipur, Delhi, Agra.
Munis de ces précieuses recommandations, nous partirons ce soir, non sans avoir déjà une modification à enregistrer dans l’organisation de notre petite troupe. En effet, Édouard vient de congédier son fauve, après l’avoir rossé d’importance à Goa. Il l’a remplacé par un esclave appelé Sama, dont l’air ahuri fait prévoir de nouvelles difficultés. Combien de temps pourrons-nous garder les nôtres ?…
Partis de Bombay le 16 au soir, nous étions arrivés à Ahmed abad le lendemain matin de bonne heure sans nous être arrêtés à Baroda, la capitale d’un prince indépendant, le Guikowar. Ce rajah prépare actuellement des fêtes magnifiques pour célébrer sa majorité ; mais les invitations pour ces festivités sont tellement demandées qu’il n’est plus temps d’en obtenir.
Les wagons du Bombay, Baroda and Central India Railway sont organisés comme ceux de la ligne d’Allahabad, et munis de vitres à gros verre bleu ou vert foncé et de volets en bois pour garantir du soleil. L’heure des gares se règle d’après celle de Madras, qui avance de trente minutes sur celle de Bombay.
À Ahmedabad (les Anglais disent Aimaidaibaide) nous nous sommes installés dans des tentes plantées au milieu de la cour de la gare, meublées du strict nécessaire, et garnies à souhait de fine poussière grise. Nos repas étaient servis dans le refreshment room de la station. Malheureusement le collector (receveur des finances) était absent. Son premier subordonné, l’assistant collector, nous offrit à tiffin à sa place et nous délégua un de ses employés hindous pour nous conduire aux principaux monuments, tels que la grande mosquée, Jama-Musjid, la mosquée de Rani-Sipri, le mausolée de Shall Alam, les trois portes ou Tin-Darwaza, etc.
Ahmedabad (ville fondée en 1411 et depuis 1817 entre les mains des Anglais) est renommée pour ses vestiges de l’architecture musulmane des quinzième et seizième siècles. Mais leur état actuel est tellement négligé et délabré que, pris dans leur ensemble, ils font un bien piteux effet. Pas le moindre entretien, la moindre réparation dans ces écroulements et ces crevasses, riches en herbes jaunies, et peuplés de perruches et de loirs agiles. Combien paraissent plus poétiques nos vieilles ruines d’Europe enguirlandées de feuillages et de lierres séculaires, en comparaison de ces murailles émiettées, grillées par un soleil brûlant dans un site dénudé et monotone !
Au milieu de ce délabrement général on remarque d’autant mieux les sculptures merveilleuses des marbres blancs, découpés à jour en mille dessins variés, sur les parois massives, les portes, les fenêtres et les clôtures. Deux grands panneaux surtout, enclavés dans les murs du Ruby Bastion, ou Manek Buraj, sont admirables de travail fin et délicat.