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Extrait : "Il y a déjà trois ans que j'ai demandé et obtenu la disponibilité de mon grade de Ministre plénipotentiaire, à la suite de ma mission d'envoyé extraordinaire à Rome. Depuis 1849, je n'ai cessé d'étudier sous toutes ses faces une question qui avait déjà occupé mon esprit, pendant que nous formions en Égypte, il y a vingt ans, nos liens d'amitié."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
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Seitenzahl: 726
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À M. S.W. Ruyssenaers, consul général des Pays-Bas, en Égypte.
Paris, 8 juillet 1852.
Il y a déjà trois ans que j’ai demandé et obtenu la disponibilité de mon grade de Ministre plénipotentiaire, à la suite de ma mission d’envoyé extraordinaire à Rome.
Depuis 1849, je n’ai cessé d’étudier sous toutes ses faces une question qui avait déjà occupé mon esprit, pendant que nous formions en Égypte, il y a vingt ans, nos liens d’amitié.
J’avoue que mon entreprise est encore dans les nuages et je ne me dissimule pas que, tant que je serai seul à la croire possible, ce sera comme si elle était impossible.
Pour la faire accepter par le public, il faudra une base qui manque. C’est pour avoir cette base que je demande votre coopération.
Il s’agit du percement de l’isthme de Suez, auquel on a songé depuis le commencement des temps historiques, et qui, par cela même, est regardé comme inexécutable. On lit, en effet, dans les dictionnaires de géographie, que le projet aurait été exécuté depuis longtemps, s’il ne devait pas rencontrer des obstacles insurmontables.
Je vous envoie un mémoire, résultat de mes anciennes et de mes nouvelles études. Je l’ai fait traduire en arabe par mon ami Duchenoud, le meilleur interprète du Gouvernement. C’est un document tout confidentiel ; vous jugerez si le vice-roi actuel, Abbas-Pacha, est homme à en comprendre l’utilité pour l’Égypte, et s’il est disposé à concourir à son exécution.
Au même.
Paris, 15 novembre 1852.
Lorsque vous m’avez écrit qu’il n’y avait aucune chance de faire accepter par Abbas-Pacha l’idée du percement de l’isthme de Suez, j’ai communiqué mon projet à un financier de mes amis, M. Benoit Fould, qui devait s’associer à une opération ayant pour but de créer, à Constantinople, un Crédit mobilier. Il a été frappé de la grandeur de l’entreprise et de l’avantage qu’il y aurait à comprendre, parmi les concessions à demander à la Turquie, le privilège de l’exécution du canal de Suez.
Le négociateur envoyé à Constantinople rencontra des difficultés qui firent renoncer au projet. Un des arguments qui lui furent opposés était l’impossibilité de prendre l’initiative d’un travail à exécuter en Égypte, où le vice-roi avait seul la faculté de l’entreprendre.
Dans cette situation, je laisse dormir mon mémoire sur le percement de l’isthme, et, en attendant des temps plus propices, je m’occuperai d’agriculture et de la construction d’une ferme modèle, dans une propriété que vient d’acquérir ma belle-mère, madame Delamalle.
Au même.
La Chénaie, 15 septembre 1854.
J’étais occupé, au milieu de maçons et de charpentiers, à faire élever un étage au-dessus du vieux manoir d’Agnès Sorel, lorsque parut, dans la cour, le facteur postal, apportant le courrier de Paris. Les ouvriers me passèrent de main en main mes correspondances et les journaux. Quelle ne fut pas ma surprise, en lisant la nouvelle de la mort d’Abbas-Pacha et de l’avènement au pouvoir de notre ami de jeunesse, l’intelligent et sympathique Mohammed-Saïd ! Je descendis bien vite des hauteurs de mes constructions, et je m’empressai d’écrire au nouveau vice-roi pour le féliciter. Je lui rappelai que la politique m’avait fait des loisirs dont je profiterais pour aller lui présenter mes hommages, dès qu’il me ferait connaître l’époque de son retour de Constantinople, où il devait aller recevoir son investiture.
Il ne tarda pas à me répondre, et me fixa le commencement de novembre pour notre rencontre à Alexandrie. Je veux que vous soyez un des premiers à savoir que je serai exact au rendez-vous. Quel bonheur de nous retrouver ensemble sur notre vieille terre d’Égypte ! Pas un mot à qui que ce soit du projet de percement de l’isthme, avant mon arrivée.
À madame Delamalle, à Paris.
(Journal.)
Alexandrie, 7 novembre 1854.
Le paquebot des Messageries le Lycurgue m’a débarqué ce matin, à huit heures, à Alexandrie. L’ami Ruyssenaers, consul général de Hollande, et le ministre de la Marine Hafouz-Pacha, sont venus me prendre de la part du vice-roi. Je suis monté dans une voiture de la cour, qui devait me conduire dans une des villas de son Altesse, située à une lieue d’Alexandrie, sur le bord du canal Mahmoudié.
Je trouvai, en arrivant, rangé sur les marches de l’escalier, tout un personnel de serviteurs, qui me saluèrent par trois fois en étendant leur main droite jusqu’à terre et la reportant ensuite à leur front. C’étaient des Turcs et des Arabes. En tête se trouvaient un valet de chambre grec et un cuisinier marseillais nommé Ferdinand.
Voici la description de mon habitation, que j’avais vu construire autrefois par M. de Cerisy, célèbre ingénieur de nos constructions navales, fondateur de l’arsenal d’Alexandrie, d’où il a fait sortir en peu de temps douze vaisseaux de ligne et douze frégates. M. de Cerisy a beaucoup contribué, sous Méhémet-Ali, à l’affranchissement de l’Égypte. Le pavillon principal est situé au milieu d’un jardin délicieux, entre deux avenues ; l’une donnant sur la plaine d’Alexandrie, du côté de la porte de Rosette, l’autre, sur le canal Mahmoudié. Il servait, il y a quelques jours encore, à la princesse qui a donné dernièrement à Saïd-Pacha un fils nommé Toussoum. Les appartements de réception et la salle à manger sont au rez-de-chaussée ; au premier, le salon est très gai, il est entouré de riches divans et a, par quatre grandes fenêtres, la vue des deux avenues ; à la suite est la chambre à coucher avec un lit ouaté à baldaquin ; les rideaux sont en beau lampas jaune brodé à fleurs rouges et à franges dorées. Il y a, en outre, intérieurement, des doubles rideaux en tulle broché. À la suite de la chambre, un premier cabinet de toilette dont les meubles, garnis de parfumerie, sont en palissandre et marbre ; au fond un second cabinet non moins élégant, ayant sur une tablette un grand bassin avec son aiguière en argent ; à des portemanteaux pendaient de longues serviettes moelleuses à broderies d’or.
Je venais de faire l’inspection de mon appartement, lorsque sont entrés des intimes du vice-roi. Je les fis causer sur les habitudes de Saïd-Pacha, depuis son avènement, sur ses goûts, les tendances de son esprit, sur les personnes qui l’entouraient, sur celles qui paraissaient être, dans ce moment, en faveur ou en défaveur, toutes choses qu’il est bon de connaître à l’avance, lorsqu’on est l’hôte d’un prince. Ces messieurs me dirent que, depuis son retour de Constantinople, il avait souvent parlé de ma visite, en entretenant son entourage de son ancienne amitié pour moi. Je fus prévenu qu’il m’avait attendu pour m’emmener avec lui au Caire, voyage qu’il doit faire par le désert, le long de la chaîne lybique, à la tête d’un corps d’armée de 10 000 hommes. Ce voyage sera certainement intéressant, il durera de huit à dix jours. Le départ est arrêté pour dimanche prochain.
Je vois arriver un supplément de serviteurs. Ce sont : un kaouadji bachi (cafetier en chef), accompagné de plusieurs aides et un chiboukchi bachi (chef des pipes), escorté de quatre acolytes avec leurs insignes, consistant en une douzaine de longues pipes à gros bouts d’ambre garnis de diamants. Du reste, la mission de ces personnages n’est pas une sinécure, car, dans une maison confortable de grand seigneur turc, les pipes et les petites tasses de café (findjanes) se succèdent et se renouvellent à chaque visite.
Un officier du vice-roi m’est ensuite envoyé et m’annonce que Son Altesse me recevra, à midi, à son palais de Gabbari.
J’ai pensé que, justement parce que j’avais connu le prince lorsqu’il se trouvait dans une autre position, il convenait de lui témoigner cette déférence respectueuse que le cœur humain accepte toujours avec plaisir
J’ai ajusté sur l’habit noir les plaques, les décorations et un grand cordon.
Le vice-roi m’a reçu avec effusion. Saïd-Pacha me parla de ses souvenirs d’enfance, de l’appui que je lui avais quelquefois donné contre les sévérités de son père, des persécutions qu’il avait subies et de ses malheurs sous le règne d’Abbas-Pacha, enfin de son désir de faire le bien et de rendre la prospérité à l’Égypte. Je le félicitai de ses intentions, ajoutant que si la Providence avait confié le gouvernement le plus absolu de la terre à un prince qui avait acquis dans sa jeunesse une solide instruction et qui, plus tard, avait été rudement éprouvé par la mauvaise fortune, c’était pour un grand but, et que j’étais convaincu qu’il justifierait sa mission.
Il fut question de la prochaine excursion militaire dans le désert, parmi les tribus d’Arabes Bédouins, et il fut convenu que je serais du voyage sans avoir à m’occuper d’aucun préparatif.
En rentrant à mon pavillon, à onze heures du soir, je trouvai mon personnel rangé dans l’ordre déjà indiqué ; le chef cuisinier me montra une table dressée avec luxe, à plusieurs couverts et ornée de fleurs. Il me dit que l’ordre était donné pour que tous les jours la même table fût servie, matin et soir. Je lui répondis que je profiterais seulement de cet ordre pour les déjeuners et que j’allais me retirer dans mon appartement. Deux estafiers s’offrirent pour me soutenir en montant l’escalier, brillamment illuminé. Je me laissai faire pour la première fois avec gravité et sang-froid, ainsi qu’il convenait à l’ami d’un souverain, qui doit paraître habitué à recevoir de pareils hommages.
Le 8 novembre.
Je me lève à cinq heures du matin. J’ouvre les deux fenêtres de ma chambre, vers lesquelles pendent des branches d’arbres que mes connaissances en botanique ne me permettent pas de nommer ; l’air est embaumé par les fleurs de ces arbres et par les jasmins qui bordent l’avenue donnant sur le canal ; au-delà du canal on voit, quoique le soleil ne soit pas levé, le lac Maréotis, au-dessus duquel passe une légère brise d’une fraîcheur fort agréable.
Je vais faire une visite matinale au vice-roi. Mohammed-Saïd, dès qu’il apprend mon arrivée, sort de ses appartements. Nous nous étendons sur un moelleux divan, dans une galerie ouverte sur le jardin. Après avoir pris la pipe et le café, le vice-roi me mène au balcon de la galerie pour me montrer un régiment de sa garde, qui doit l’accompagner en voyage. Nous allons ensuite essayer dans le jardin des pistolets revolvers que je lui ai apportés de France.
Notre promenade terminée, je lui dis que je devais le quitter pour recevoir chez lui des personnes que j’avais invitées en son nom. Il me remercia de faire si bien les honneurs de ma maison.
Je rends visite, dans le voisinage de ma campagne, à Halim-Pacha, frère du vice-roi. Ce jeune prince parle notre langue avec facilité et élégance. Cavalier et chasseur, il m’a dit qu’en cette double qualité, il se trouvait déjà, d’après ce qu’on lui avait rapporté, en confraternité avec moi. Il doit être du voyage au désert, où il fera conduire ses équipages de chasse au faucon et au lévrier. Ses armes et ses gens seront à ma disposition.
Le 9 novembre.
Visite matinale au vice-roi, au palais de son père, à Raz-el-tyn, sur la pointe du port. C’est là qu’est son divan de réception officielle. Il me fait assister à la première audience du nouveau consul général de Sardaigne, qui avait à lui présenter ses lettres de créance.
Après l’audience, nous entrons dans les appartements réservés, où nous avons une très longue et très intéressante conversation sur les meilleurs principes de gouvernement, mais où il n’est pas dit un mot du canal de Suez, sujet que je ne veux entamer qu’à coup sûr, et lorsque la question sera assez mûre pour que le prince puisse adopter l’idée comme lui appartenant plus encore qu’à moi-même.
Je devais agir avec d’autant plus de prudence que Ruyssenaers se rappelait lui avoir entendu dire, avant son avènement au pouvoir, que son père, Méhémet-Ali, auquel on avait proposé le percement de l’isthme de Suez, y avait renoncé, à cause des difficultés que pourrait lui susciter l’Angleterre, et que, quant à lui, s’il devenait jamais vice-roi d’Égypte, il ferait comme son père.
Ce précédent n’était pas encourageant, mais j’ai la confiance que je réussirai.
Le 11 novembre.
Le vice-roi m’envoie un beau cheval anézé qu’il a fait venir de Syrie. Je suis prévenu qu’il y a, ce matin, une revue de troupes dans une plaine, entre Alexandrie et le lac Maréotis. Je monte sur mon coursier et je vais rejoindre le vice-roi ; Soliman-Pacha commande les manœuvres ; on fait l’exercice à feu. Dans un temps de galop, le prince voit se détacher de sa giberne un gland de diamants, il ne veut pas qu’on le ramasse et nous continuons notre course.
Le 12 novembre.
Le vice-roi m’annonce qu’il va, le jour même, mettre ses troupes en marche pour le voyage au Caire. Il donne l’ordre à son aide de camp de me conduire demain matin à sa première étape.
Le 13 novembre.
J’ai quitté, ce matin, à six heures, le pavillon du vice-roi, monté sur le cheval dont il m’a fait cadeau, suivi d’un autre cheval conduit en main, de deux chameaux portant mes bagages, accompagné de deux Kawas à cheval et de deux Saïs à pied. Rendez-vous avait été donné à Zulfikar-Pacha au palais de Gabarri, d’où nous devions, en faisant le tour du lac Maréotis, aller rejoindre le quartier général du vice-roi. Pour ne pas retarder notre marche, nos chameaux et nos bagages furent placés sous la conduite d’un Kawas. Après avoir laissé à notre droite les anciens bains de Cléopâtre et la tour des Arabes, nous arrivâmes à un puits autour duquel le vice-roi avait, la nuit précédente, placé son campement. Il était parti, à quatre heures du matin, pour traverser le lac dans une partie à peu près desséchée. En suivant les traces des roues de sa voiture qui avaient laissé de profonds sillons dans des endroits où nos chevaux enfonçaient, nous avons pu remarquer que le passage des troupes avait dû être difficile. Pendant toute la route, j’ai entretenu Zulfikar-Pacha, que j’avais connu autrefois, lorsqu’il était le camarade d’enfance de Mohammed-Saïd, de mon projet, dont il comprit l’importance pour l’Égypte ; il me promit de profiter de son intimité avec le vice-roi pour chercher à préparer son esprit et à le rendre favorable à mes propositions.
Après la traversée du lac, nous entrons dans cette partie du désert lybique qui, dans l’antiquité, a été un pays habité et civilisé et qui, depuis la conquête arabe, a été abandonné à quelques tribus de Bédouins. On voit de temps en temps, autour d’anciens puits, ces tentes noires en poil de chameau dont parle l’Écriture, et qui sont encore les mêmes en Palestine, en Syrie, en Arabie et sur toute la côte d’Afrique, depuis l’Égypte jusqu’au Maroc.
Le ciel se couvre un peu, une petite brise nous donne plus de fraîcheur que de l’autre côté du lac. J’assiste à une scène du désert. Un chien est occupé à dépecer un animal mort ; à quelques pas de lui se promènent gravement, sans se déranger à notre approche, des oiseaux de proie attendant leur tour.
Il est onze heures ; Zulfikar et moi, nous prenons, tout en cheminant, du biscuit et des bâtons de chocolat, qui remplaçaient avec avantage dans nos fontes des armes inutiles.
D’une hauteur, nous apercevons le camp du vice-roi. Un Bédouin dit que nous y serons dans une demi-heure, mais, ici comme partout, les paysans donneurs de renseignements abrègent les distances. Je juge que nous en avons au moins pour deux heures. Ne redoutant ni la chaleur ni l’exercice, je poursuis avec plaisir ma route, sans mettre pied à terre.
Nous arrivons au camp à deux heures et demie ; le vice-roi fait sa sieste ; une tente est préparée à côté de la sienne pour Zulfikar-Pacha et pour moi. On y a installé un lit en fer avec un bon matelas, une couverture en soie ouatée, une natte, des pliants et une table en acajou.
On nous apporte la pipe et le café, puis on nous présente des bassins et des aiguières en argent ; on nous asperge d’eau de rose ; c’est la cérémonie qui précède le repas.
On nous sert une collation sur un plateau que soutient un escabeau et autour duquel nous prenons place. Sept à huit plats se succèdent. Je me disposais à me servir de mes doigts, comme mon compagnon, lorsqu’on met devant moi un couvert complet : cuillère, fourchette, couteau et assiette en porcelaine de Sèvres. Nous nous conformons à la prescription du prophète ; il n’y a pas de vin, et nous nous contentons d’une excellente eau dans laquelle surnagent des morceaux de glace.
La musique militaire nous annonce le réveil du vice-roi ; je sors de ma tente au moment où il sort de la sienne ; il m’appelle et nous entrons chez lui. Il me raconte comment il a fait traverser le lac à son artillerie, courant à cheval, d’une batterie à l’autre, excitant et encourageant chacun, car tout le monde l’ayant prévenu qu’il ne pourrait jamais franchir ce passage, il avait mis son amour-propre à le traverser. Il était fort gai. Nous restâmes plus de deux heures à causer tout seuls sur beaucoup de sujets qui m’intéressèrent vivement et qui, en définitive, avaient pour objectif, d’une manière générale, de chercher à illustrer le début de son règne par quelque grande et utile entreprise. Le prince me prêta beaucoup d’attention et me montra une complète confiance. Le temps passa rapidement. Nous fûmes avertis, par la cérémonie des ablutions, que l’heure du dîner était venue.
Le dîner fini, un courrier venant d’Alexandrie apporta au vice-roi sa correspondance de Constantinople, arrivée par un de ses bateaux à vapeur. Il se fit lire ses lettres par Zulfikar-Pacha, et à mesure, il me traduisait ce qu’elles contenaient.
C’étaient des dépêches de son agent à Constantinople et de Reschid-Pacha, le grand vizir. Parmi ces dépêches il m’en montra une, me disant qu’elle lui était écrite directement par la favorite du sultan, avec des remerciements pour un cadeau de 150 000 piastres. La lettre faisait, en outre, de la part de Sa Majesté impériale, des compliments sur la bonne tenue des troupes égyptiennes dernièrement envoyées en Turquie.
Les nouvelles de Sébastopol vont jusqu’au 2 ; la ville n’était pas encore prise. Les amiraux auraient déclaré aux généraux de terre que dans un mois la mer ne serait plus tenable. Cette circonstance allait provoquer une attaque décisive qui coûterait de dix à quinze mille hommes aux armées alliées. Je quittai le vice-roi à dix heures du soir.
Nous devons rester ici trois jours pour attendre deux régiments d’infanterie qui nous arrivent demain et deux régiments de cavalerie qui nous rejoindront après-demain.
Le 14 novembre.
Je suis sur pied, à cinq heures du matin. Les soldats commencent à sortir de leurs tentes. Le ciel est pur et encore étoilé. La lune éclaire une vaste plaine qui, malgré sa nudité, ne manque pas de charme.
Je vais souhaiter le bonjour au vice-roi dont j’entends la voix. Nous fumons une pipe, nous prenons le café et nous montons à cheval pour aller au-devant des deux régiments attendus. Ces troupes paraissent bientôt, elles sont fraîches et en bon état. Parties hier matin d’Alexandrie, elles n’avaient, pour chaque homme, que trois biscuits. Les Arabes ont une grande sobriété et ne s’en portent que mieux. La revue passée, chacun de nous rentre sous sa tente.
Je suis interrompu par la visite du prince Halim-Pacha, frère du vice-roi, qui est venu planter sa tente à une lieue de notre campement. Il m’annonce que des Bédouins, envoyés par lui à la découverte, l’ont prévenu qu’à deux ou trois heures de marche ils connaissaient des troupeaux de gazelles. Il organisera une chasse pour le jour où nous nous mettrons en route.
Il est dix heures, le vice-roi nous fait prévenir que le déjeuner est servi ; nous nous rendons dans sa tente avec Halim-Pacha.
On amène ensuite les chevaux du prince Halim qui retourne à son campement. Chacun se retire. Je fais seller mon cheval et je parcours au galop les terrains plats et les rares collines qui entourent le camp. D’un côté, le désert s’étend à perte de vue ; de l’autre, il est limité par le lac Maréotis, et plus loin par la mer. Je fais lever sous les pieds de mon cheval un gros chacal qui avait sans doute établi là son point d’observation pour venir, la nuit, rôder autour du camp et y trouver sa pâture ; je le poursuis pendant dix minutes à fond de train, je le touche presque du bout de ma cravache et je le perds bientôt au milieu des broussailles.
À mon retour, je trouve le vice-roi devant sa tente ; je mets pied à terre et je vais avec le prince jusqu’à un obusier qu’il avait fait placer pour atteindre une cible à 450 mètres. Plusieurs obus ont été lancés sans résultat. Deux compagnies de chasseurs ont également essayé, mais quoique les tireurs aient approché du but, ils ne l’ont point touché.
La nuit arrive, les feux du bivouac s’allument. La musique du vice-roi joue des airs et des marches de tous les pays, y compris la Marseillaise et l’hymne de Riégo. Les Égyptiens, le peuple le plus gai de la terre, se forment en rond devant leurs tentes, et chantent, en frappant des mains en cadence, les airs de leur pays. Le vice-roi qui n’a pas d’appétit, probablement parce que ses artilleurs n’ont pas fait preuve d’adresse, se retire chez lui et envoie son dîner dans ma tente.
Le 15 novembre.
À cinq heures du matin, je n’étais pas encore habillé. Qui m’aurait vu, devant ma tente, avec ma robe de chambre rouge, semblable à la pelisse d’un chérif de la Mecque, faisant mes ablutions jusqu’au coude, m’aurait pris pour un vrai croyant, et, du temps de l’inquisition, j’aurais été brûlé vif, car vous savez que, parmi les cas qui provoquaient les tortures et les autodafés, figurait en première ligne le lavage des bras jusqu’au coude.
Le camp commence à s’animer, la fraîcheur annonce le prochain lever du soleil. Je me couvre de vêtements plus chauds que ma robe de chambre et je reviens à mon observatoire. Quelques rayons de lumière commencent à éclairer l’horizon ; à ma droite, l’orient est dans toute sa limpidité ; à ma gauche, l’occident est sombre et nuageux.
Tout à coup, je vois apparaître, de ce côté, un arc-en-ciel aux plus vives couleurs, dont les deux extrémités plongeaient de l’ouest à l’est. J’avoue que j’ai senti mon cœur battre violemment et j’ai eu besoin d’arrêter mon imagination qui voyait déjà, dans ce signe d’alliance dont parle l’Écriture, le présage de la véritable union entre l’Occident et l’Orient du monde et le jour marqué pour la réussite de mon projet.
Le vice-roi m’aide à sortir de mes réflexions. Il s’avance vers moi. Nous nous souhaitons le bonjour par une bonne et franche poignée de main à la française. Il me dit qu’il a le projet de faire, ce matin, une partie de la promenade dont je lui avais parlé la veille, afin de voir, des hauteurs, toutes les dispositions de son camp. Nous montons à cheval, précédés de deux lanciers et suivis de l’état-major. Arrivé à un point culminant, dont le sol est parsemé de pierres signalant d’anciennes constructions, le vice-roi trouve cet endroit très convenable pour préparer le départ du lendemain. Il envoie un aide de camp pour faire diriger de ce côté sa tente et sa voiture, espèce d’omnibus traîné par six mulets et disposé en chambre à coucher. La voiture est enlevée au galop par les mules jusqu’au haut de la colline. Nous nous asseyons à son ombre. Devant nous, le vice-roi fait élever par ses chasseurs un parapet circulaire formé de pierres ramassées sur le sol. On pratique une embrasure et l’on y place un canon qui salue le reste des troupes arrivant d’Alexandrie et dont les têtes de colonnes apparaissent au-delà du camp.
Il est dix heures et demie ; le vice-roi ayant déjeuné avant la promenade, je vais en faire autant avec Zulfikar-Pacha. En quittant le vice-roi, je veux lui montrer que son cheval, dont j’ai éprouvé les solides jarrets pendant ma première journée de voyage, est un sauteur de première force ; tout en le saluant, je fais franchir d’un bond le parapet de pierres par mon anézé et je continue mon galop sur le penchant de la colline jusqu’à ma tente. Vous verrez que cette imprudence a peut-être été une des causes de l’approbation donnée à mon projet par l’entourage du vice-roi, approbation qui était nécessaire. Les généraux qui sont venus partager mon déjeuner m’ont fait compliment, et j’ai remarqué que ma hardiesse m’avait considérablement grandi dans leur estime.
J’avais jugé que le vice-roi était suffisamment préparé, par mes précédentes conversations générales, à reconnaître l’avantage qu’a tout gouvernement à faire exécuter par des compagnies financières les grands travaux d’utilité publique. Guidé par l’heureux pressentiment de l’arc-en-ciel, j’espérais que la journée ne se passerait pas sans qu’une décision fût prise au sujet du percement de l’isthme de Suez.
À cinq heures du soir, je remonte à cheval et je retourne dans la tente du vice-roi, escaladant de nouveau le parapet dont je viens de parler. Le vice-roi était gai et souriant ; il me prend par la main, qu’il garde un instant dans la sienne, et me fait asseoir sur son divan à côté de lui. Nous étions seuls ; l’ouverture de la tente nous laissait voir le beau coucher de ce soleil dont le lever m’avait si fort ému, le matin. Je me sentais fort de mon calme et de ma tranquillité, dans un moment où j’allais aborder une question bien décisive pour mon avenir. Mes études et mes réflexions sur le canal des deux mers se présentaient clairement à mon esprit, et l’exécution me semblait si réalisable que je ne doutais pas de faire passer ma conviction dans l’esprit du prince. J’exposai mon projet, sans entrer dans les détails, en m’appuyant sur les principaux faits et arguments développés dans mon mémoire, que j’aurais pu réciter d’un bout à l’autre. Mohammed-Saïd écouta avec intérêt mes explications. Je le priai, s’il avait des doutes, de vouloir bien me les communiquer. Il me fit avec beaucoup d’intelligence quelques objections auxquelles je répondis de manière à le satisfaire, puisqu’il me dit enfin : « Je suis convaincu, j’accepte votre plan ; nous nous occuperons, dans le reste du voyage, des moyens d’exécution ; c’est une affaire entendue ; vous pouvez compter sur moi. » Là-dessus, il fait appeler ses généraux, les engage à s’asseoir sur des pliants rangés devant nous et leur raconte la conversation qu’il vient d’avoir avec moi, les invitant à donner leur opinion sur les propositions de son ami. Ces conseillers improvisés, plus aptes à se prononcer sur une évolution équestre que sur une immense entreprise dont ils ne pouvaient guère apprécier la portée, ouvraient de grands yeux en se tournant vers moi, et me faisaient l’effet de penser que l’ami de leur maître, qu’ils venaient de voir si lestement franchir à cheval une muraille, ne pouvait donner que de bons avis. Ils portaient de temps en temps la main à la tête en signe d’adhésion, à mesure que le vice-roi leur parlait.
On apporta le plateau du dîner et, de même que nous avions tous été du même avis, nous plongeâmes nos cuillères dans la même gamelle, qui contenait un excellent potage. Tel est le fidèle récit de la plus importante négociation que j’aie jamais faite et que je ferai jamais.
Vers huit heures, je pris congé du vice-roi qui m’annonça le départ pour le lendemain matin, et je rejoignis mon campement. Zulfikar-Pacha, en me voyant, devine mon succès et partage ma satisfaction. Camarade d’enfance du vice-roi et son plus intime confident, il m’avait puissamment aidé, pour amener le résultat auquel nous venions d’arriver.
Je n’étais pas disposé au sommeil ; je me mis à crayonner mes notes de voyage et à donner le dernier coup de lime au mémoire improvisé que m’avait demandé le vice-roi, et qui était déjà préparé depuis deux ans.
Voici ce mémoire, adressé du camp de Maréa, le 15 novembre 1854, à S.A. Mohammed-Saïd, vice-roi d’Égypte et dépendances :
La jonction de la mer Méditerranée et de la mer Rouge, par un canal navigable, est une entreprise dont l’utilité a appelé l’attention de tous les grands hommes qui ont régné ou passé en Égypte : Sésostris, Alexandre, César, le conquérant arabe Amrou, Napoléon Ier et Mohammed-Ali.
Un canal communiquant par le Nil avec les deux mers a déjà existé dans l’antiquité, pendant une première période dont on ne connaît pas la durée, sous les anciennes dynasties égyptiennes ; pendant une seconde période de 445 ans, depuis les premiers successeurs d’Alexandre et la conquête romaine, jusque vers le quatrième siècle avant l’hégire, et enfin, pendant une troisième période de 130 ans, après la conquête arabe.
Napoléon, dès son arrivée en Égypte, chargea une commission d’ingénieurs de rechercher s’il serait possible de rétablir et de perfectionner cette voie de communication. La question fut résolue d’une manière affirmative, et lorsque le savant M. Lepère lui remit le rapport de la commission, il dit : « La chose est grande ; ce ne sera pas moi qui, maintenant, pourrai l’accomplir, mais le gouvernement turc trouvera peut-être un jour sa gloire dans l’exécution de ce projet. »
Le moment est arrivé de réaliser la prédiction de Napoléon. L’œuvre du percement de l’isthme de Suez est certainement destinée, plus que toute autre, à contribuer à la conservation de l’Empire ottoman, et à démontrer à ceux qui proclamaient naguère sa décadence et sa ruine, qu’il possède encore une existence féconde, et qu’il est capable d’ajouter une page brillante à l’histoire de la civilisation du monde.
Pourquoi les gouvernements et les peuples de l’Occident se sont-ils réunis pour maintenir le Grand Seigneur dans la possession de Constantinople, et pourquoi la puissance qui a voulu menacer cette situation a-t-elle rencontré l’opposition armée de l’Europe ? Parce que le passage de la Méditerranée à la mer Noire a une telle importance, que la puissance européenne qui en deviendrait maîtresse dominerait toutes les autres et renverserait un équilibre que tout le monde est intéressé à conserver.
Que l’on établisse sur un autre point de l’Empire ottoman une position semblable et encore plus importante, que l’on fasse de l’Égypte le passage du commerce du monde par le percement de l’isthme de Suez, et l’on créera en Orient une double situation inébranlable : car, pour ce qui concerne le nouveau passage, les grandes puissances européennes, par la crainte de voir l’une d’elles s’en emparer un jour, regarderont comme une question vitale la nécessité d’en garantir la neutralité.
M. Lepère demandait, il y a cinquante ans, dix mille ouvriers, quatre années de travail et 30 à 40 millions pour la restauration de l’ancien canal indirect ; il concluait à la possibilité du percement direct de l’isthme de Suez à Péluse.
M. Paulin Talabot, l’un des trois célèbres ingénieurs choisis, il y a dix ans, avec MM. Stephenson et Negrelli, par une société d’études du canal des deux mers, avait adopté la voie indirecte d’Alexandrie à Suez, en profitant du barrage pour la traversée du Nil. Il évaluait la dépense totale à 130 millions pour le canal et à 20 millions pour le port et la rade de Suez.
M. Linant-Bey qui, depuis trente années, dirige avec habileté des travaux de canalisation en Égypte, qui a fait sur les lieux, de la question du canal des deux mers, l’étude de toute sa vie et dont l’opinion mérite une sérieuse attention, avait proposé de trancher l’isthme sur une ligne presque directe dans sa partie la plus étroite, en établissant un grand port intérieur dans le bassin du lac Timsah, et en rendant abordable aux plus grands navires les passages de Péluse et de Suez sur la Méditerranée et sur la mer Rouge.
Le général du génie Gallice-Bey, auteur et directeur des fortifications d’Alexandrie avait, de son côté, présenté à Mohammed-Ali un projet de percement de l’isthme conforme au plan proposé par M. Linant-Bey.
M. Mougel-Bey, directeur des travaux du barrage du Nil, ingénieur en chef des ponts et chaussées, avait également entretenu Mohammed-Ali de la possibilité et de l’utilité du percement de l’isthme de Suez, et en 1840, sur la demande de M. le comte Walewski, alors en mission en Égypte, il fut chargé de faire en Europe des démarches préliminaires auxquelles les évènements politiques ne permirent pas de donner suite.
Un examen approfondi déterminera celui des tracés qui conviendra le mieux, mais l’entreprise étant reconnue exécutable, il n’y a plus qu’à faire choix du meilleur projet.
Toutes les opérations à entreprendre, quelques difficiles qu’elles soient, ont cessé d’effrayer l’art moderne. Leur réussite ne peut plus être mise en doute aujourd’hui : c’est une question d’argent que l’esprit d’entreprise et d’association ne manquera pas de résoudre, si les bénéfices qui devront en résulter sont en rapport avec la dépense.
Il est facile de démontrer que la dépense du canal de Suez, en admettant le devis le plus élevé, n’est pas hors de proportion avec l’utilité et les profits de cette grande œuvre, qui abrégerait de plus de moitié la distance des principales contrées de l’Europe et de l’Amérique, pour se rendre dans les Indes
Mohammed-Saïd a déjà compris qu’il n’a pas d’œuvre à exécuter qui, par la grandeur de l’utilité de ses résultats, puisse entrer en parallèle avec celle que je lui propose. Pour son règne, quel beau titre de gloire ! pour l’Égypte, quelle source intarissable de richesses ! Les noms des souverains égyptiens qui ont élevé les Pyramides, ces monuments de l’orgueil humain, restent ignorés. Le nom du prince qui aura ouvert le grand canal maritime sera béni de siècle en siècle jusqu’à la postérité la plus reculée.
Le pèlerinage de la Mecque assuré en tout temps, et devenu facile pour tous les Musulmans ; une impulsion immense donnée à la navigation à vapeur et aux voyages de long cours ; les pays qui bordent la mer Rouge et le golfe Persique, la côte orientale d’Afrique, l’Inde, le royaume de Siam, la Cochinchine, le Japon, le vaste empire de la Chine, les îles Philippines, l’Australie et cet immense archipel vers lequel tend à se porter l’émigration de la vieille Europe, rapprochés de près de 3 000 lieues du bassin de la Méditerranée ainsi que du nord de l’Europe et de l’Amérique, tels sont les effets soudains, immédiats du percement de l’isthme de Suez.
On a calculé que la navigation de l’Europe et de l’Amérique, par le cap de Bonne-Espérance et le cap Horn, peut entretenir un mouvement annuel de 6 millions de tonneaux, et que sur la moitié seulement de ces tonneaux, le commerce du monde réaliserait un bénéfice de 150 millions de francs par an, en faisant passer les navires par le golfe Arabique.
Il est hors de doute que le canal de Suez donnera lieu à une augmentation considérable de tonnage, mais en comptant seulement sur 3 millions de tonneaux, on obtiendra encore un produit annuel de 30 millions de francs, par la perception d’un droit de 10 francs par tonneau, qui pourrait être réduit en proportion de l’augmentation de la navigation.
En terminant cette note, je crois devoir appeler l’attention de Votre Altesse sur les préparatifs qui se font actuellement en Amérique pour établir, entre l’océan Atlantique et l’océan Pacifique, de grandes voies de communication, et sur les résultats qu’aurait pour le commerce du monde et, par suite, pour l’avenir de la Turquie, l’ouverture de ces voies nouvelles, si l’isthme qui sépare la Méditerranée de la mer Rouge devait rester longtemps encore fermé au commerce et à la navigation.
N’est-ce pas un signe que le moment de traiter la question de l’isthme de Suez est arrivé ? N’en faut-il pas conclure que cette grande œuvre, bien autrement importante pour l’avenir du monde, est désormais à l’abri de toute opposition sérieuse et que les tentatives qui auraient pour but d’en amener la réalisation seront soutenues par la sympathie universelle et par le concours actif et énergique des hommes éclairés de tous les pays.
Signé : FERDINAND DE LESSEPS.
L’emplacement de Maréa où nous sommes campés, appelé Gheil en arabe, garde quelques vestiges d’antiquités. J’ai remarqué plusieurs fûts de colonnes et une vaste citerne à moitié démolie, ayant une douzaine d’arceaux en ogive ; toutes les collines environnantes sont parsemées de pierres de taille. L’eau est abondante et très bonne. Ibrahim, personnage très officieux, qui mérite une mention particulière, s’était empressé d’aller en puiser à la citerne. Cet individu me paraît représenter très bien le côté rusé et intéressé de l’Arabe familiarisé avec l’Européen. Il avait rencontré Clot-Bey sur la place d’Alexandrie, avait prétendu qu’il avait été soigné autrefois par lui et avait déclaré qu’il s’attachait à son service. Il était donc venu au camp, avec le nouveau maître auquel il s’était imposé. Dès qu’il me vit arriver, il s’aperçut que je jouais le premier rôle dans l’entourage du vice-roi. Ses attentions passèrent de mon côté ; il me dit que « j’étais dans son œil », qu’il s’attachait à moi et qu’il était décidé à ne pas me quitter tant que je resterais en Égypte. Cette conversion brusque, dont je fis part à mes compagnons, ne me donnait pas une opinion favorable de la moralité d’Ibrahim, mais il était si attentif pour tout ce dont nous pouvions avoir besoin, du matin au soir, si intelligent dans son service, que nous lui laissâmes le soin, qu’il s’était déjà attribué, de présider à tous les détails de notre campement, de faire lever la tente au départ, de la faire charger sur les chameaux avec les bagages, de la faire dresser et disposer avant notre arrivée à l’étape suivante, où il devait nous attendre pour nous présenter, à notre descente de cheval, de l’eau fraîche et une tasse de café.
Le 16 novembre.
Je me lève avec le jour. Ibrahim, l’oreille au guet, m’apporte la bassine, l’aiguière et le savon. Il n’y a encore aucun mouvement autour de nous et la tente du vice-roi, qui est ordinairement enlevée la première, est toujours debout. J’écris en France pour vous envoyer la bonne nouvelle. Zulfikar-Pacha fera partir un courrier à dromadaire pour Alexandrie. J’arrange mes affaires dans ma valise, ne laissant ce soin à personne, je fais plier mon lit, mes chevaux sont sellés et m’attendent, tenus par les saïs. Je vais aux informations chez le vice-roi. Il me retient à déjeuner. Pendant qu’on nous sert le café, un coup de canon annonce l’ordre de lever le camp. En un instant nous voyons enlever et charger sur des chameaux des milliers de tentes. Cette caravane passe la première devant nous, elle tourne le dos au lac Maréotis et prend la route du désert, faisant bientôt l’effet d’un long ruban qui se déroule au loin. Les régiments d’infanterie se forment sur trois colonnes, flanquées de tirailleurs, suivies de l’artillerie et de la cavalerie. Le vice-roi monte à cheval ; je suis à sa droite ; Selim-Pacha, son général de cavalerie, est à sa gauche. Ce Selim-Pacha est un des anciens élèves de l’école de Giseh ; je l’avais vu débuter, en 1833, sous les ordres du colonel français Varin. Nous quittons, au galop, le mamelon où nous nous trouvions, pour nous placer sur un plateau situé en face ; l’armée défile au-dessous de nous entre deux buttes ; les soldats poussent des hourrahs et agitent leurs fusils lorsqu’ils passent devant le vice-roi ; le soleil fait briller les armes ; un escadron de cuirassiers, avec l’ancien casque sarrasin, a surtout une tenue remarquable. Les brunes figures des Arabes font très bien sous le casque. Le défilé terminé, nous allons prendre la tête de l’armée, précédés d’une douzaine de cavaliers bédouins servant d’éclaireurs et de guides ; de nouvelles acclamations saluent le vice-roi et se mêlent aux musiques militaires. Ces lieux n’avaient pas vu d’armée en marche depuis l’expédition du général Bonaparte. Nos braves soldats de la République avaient éprouvé bien des fatigues et des privations là où nous faisions une promenade militaire, avec tout le confortable possible, à un demi-siècle de distance.
Nous prenons la direction Est. Le vice-roi, après deux heures de marche, ordonne une halte autour d’une construction servant de tombeau à un marabout, feu le cheik Abou-Hadidja. On prend une demi-heure de repos.
Le vice-roi fait avancer sa voiture-chambre à coucher. Comme l’allure des troupes ne leur permettait pas d’arriver à la prochaine étape, avant la nuit, je prends les devants à cheval, avec Zulfikar-Pacha
Nous arrivons, au moment du coucher du soleil, à Gavazi, petit village habité par une population mixte d’Arabes bédouins et de fellahs.
Le vice-roi n’arriva, avec ses troupes, que deux heures après nous ; il m’envoya demander comment je me trouvais ; lui, il allait se reposer et m’enverrait son dîner auquel travaillait, à la lueur d’une douzaine de machallas ou torches, une escouade de vingt-cinq à trente cuisiniers et marmitons. J’allai voir ce laboratoire en plein air. Trois rangées de chaudières, alignées sur des sillons creusés en terre, composaient l’appareil que chauffaient des fagots étendus dans les creux. Ce genre de fourneaux n’est pas économique pour la combustion du bois ; mais il est promptement établi.
Je rentre dans ma tente où l’on nous sert le dîner. Zulfikar-Pacha et les principaux officiers généraux viennent y prendre part. Le repas fini, on enlève la table et notre tente devient salon. Elle est d’ailleurs un peu le rendez-vous de l’état-major ; on y vient aux informations, on y fait le kief ; Zulfikar-Pacha y tient la correspondance, ouvre les lettres du vice-roi, reçoit les courriers, les expédie et donne les ordres, au nom du prince.
Le 17 novembre.
À sept heures, le vice-roi était sur pied devant sa tente, voisine de la nôtre. Je vais au-devant de lui ; il me dit que les trompettes de la cavalerie, campée trop près de lui, l’ont désagréablement réveillé de fort bonne heure. Il va faire planter sa tente à cent mètres plus loin. Il veut d’ailleurs avoir de l’espace devant lui pour y placer des cibles et faire tirer ses artilleurs et ses chasseurs.
Cette journée est nécessaire pour faire reposer les troupes, qui peuvent se baigner et laver leurs effets dans le canal. Je laisse le vice-roi à ses préparatifs, et après une promenade à cheval, je viens le trouver, lorsqu’il est occupé à faire exercer ses tirailleurs sur une cible distante de 500 mètres.
Aucun des chasseurs n’avait encore touché ; je prends la carabine des mains de l’un d’eux ; je leur montre comment ils doivent tenir leur arme pour viser, la crosse bien appuyée à l’épaule, ayant soin de ne pas lâcher la détente par une secousse brusque, comme ils faisaient. L’officier m’engage à joindre l’exemple au précepte ; je frappe le but au milieu. Le vice-roi fait alors apporter sa carabine de fabrique allemande ; je l’essaie, et j’atteins le but, du premier coup. Je ne recommence pas, de peur de compromettre la réputation de bon tireur que je viens d’acquérir.
Je rentre dans ma tente, où le déjeuner nous attendait. Après le déjeuner, nous faisons cercle devant la tente. Le cheik Masri, qui avait donné au vice-roi des preuves de dévouement, lorsqu’il était persécuté par Abbas-Pacha, et que, depuis son avènement, il avait attaché à sa maison, nous raconte la guerre qui a eu lieu, il y a six mois, entre une grande tribu de la haute Égypte et celle des Ouled-Ali, dont il fait partie. La tribu des Ouled-Ali campe dans les déserts s’étendant depuis le lac Maréotis au bord de la mer, jusqu’aux frontières de Tripoli. Elle vient cultiver les terres limitées par les derniers canaux qui séparent le désert des provinces de la basse Égypte. Pour 50 000 âmes, elle compte 10 000 fusils. Les Ouled-Ali s’attendant à une attaque de leurs ennemis, lancés contre eux par la politique d’Abbas-Pacha, avaient formé un corps de 6 000 hommes et d’un certain nombre de femmes, dont la mission consiste à exciter les combattants parleurs chants et leurs cris. Dans l’action, elles sont montées sur des chameaux et sont plus exposées que les hommes. Les Ouled-Ali se retranchèrent au moyen de sacs de terre et de fascines, près du village de Hoche où nous devons aller demain. Là, ils attendirent leurs adversaires, qui perdirent dans leur attaque 200 hommes. Du côté des Ouled-Ali, il y eut quatre femmes et trois hommes tués. Les Bédouins de la haute Égypte s’enfuirent et ne revinrent plus.
Le 18 novembre.
Départ, deux heures avant le jour. Le vice-roi était déjà en route. Nous le rejoignons, à dix heures du matin, à Hoche, où il nous attendait sous la tente du gouverneur de la province. Dans ce village se sont rassemblés plus de cent chefs bédouins de la tribu des Ouled-Ali. Ils sont tous d’une haute stature et ont les traits fins et intelligents. Les troupes arrivent ; les tentes se dressent. Il fait une terrible chaleur ; tout le monde cherche l’ombre.
Le chef qui commandait, pendant le combat dont je viens de parler, nous rend visite, accompagné de son fils, grand garçon de six pieds de haut comme lui. Le prince Halim-Pacha se joint à nous. Nous avons laissé à droite le pays des Gazelles ; ce serait trop loin pour y aller, et je tiens à ne pas me séparer du vice-roi, avec lequel j’aime à causer, voulant profiter de la facilité que me donne le voyage d’être seul avec lui, plusieurs fois par jour.
Nous repartons à trois heures avec le vice-roi ; les troupes restent à Hoche. Des Bédouins nous précèdent, d’autres nous escortent à droite et à gauche. Ils lancent de temps en temps leurs chevaux, évoluent et tirent des coups de fusil. Ils font ce qu’ils appellent la fantasia.
Nous arrivons à Zaoui-el-Khamour, au coucher du soleil. Le vice-roi, dont les heures de repas sont très irrégulières, m’engage à ne pas l’attendre et charge Zulfikar-Pacha de me faire apporter le dîner. Nous nous installons dans notre tente où Ibrahim avait fait mettre tout en ordre. Vers neuf heures, je me disposais à me reposer, lorsque j’entends des chants de femme mêlés au son des tambours de basque et des castagnettes métalliques. Paolini-Bey vient me chercher de la part du vice-roi, qui a permis à des almées, venues de la ville voisine, de se livrer à leurs exercices. Le vice-roi me fait asseoir à côté de lui sur son divan ; les almées sont accroupies en cercle sur le tapis, l’une d’elles est très richement vêtue. « Cette coquine, me dit le vice-roi, a sur elle pour plus de dix mille francs de broderies et de bijoux. » Les chants recommencent. Ce sont des strophes improvisées en l’honneur du prince. De temps en temps, le kaouadji bachi (chef cafetier) se place devant les chanteuses en les frappant sur la joue, comme on le ferait à un enfant, et leur faisant avaler des sucreries et des sirops. Après les chants, deux almées se lèvent, se placent en face l’une de l’autre, comme les ballerines espagnoles, et exécutent leurs danses. Deux autres almées succèdent aux premières, après quoi la troupe vient défiler devant le vice-roi, lui baise respectueusement les pieds et est congédiée.
Le 19 novembre.
On se met en marche à sept heures. À neuf heures, halte. Le vice-roi laisse le cheval et monte dans sa voiture. Nous prenons les devants avec Halim-Pacha. Nous arrivons, vers midi, devant Yahoudié, village tout à fait égyptien. Nous passons sur une digue pour atteindre un petit îlot au milieu d’une plaine cultivée et à moitié inondée. Nous aurons là un site ombragé qui nous sera fort agréable. Nous y parvenons, en traversant un terrain où nos chevaux enfoncent un peu. L’endroit est délicieux : des tamaris, des sycomores, des saules, des mûriers entourent une pièce d’eau et forment un petit-bois circulaire. Le charme de cette oasis offre un grand contraste avec les buttes de sable que nous venons de parcourir et qui vont causer beaucoup d’embarras pour le passage de l’artillerie.
À deux heures, nous voyons, de l’autre côté de la digue, le vice-roi à cheval, suivi de son bataillon de chasseurs. Les bagages avaient précédé, les tentes étaient déjà dressées au milieu des dunes de sable. Je vais retrouver la mienne où commençait à se reposer Zulfikar-Pacha. Le vice-roi, fatigué, s’était retiré chez lui. Je vais ensuite le voir ; nous restons ensemble une heure. Il a donné l’ordre de faire réunir sur le Nil, près de Neguileh, où nous serons demain, une dizaine de bateaux à vapeur. Il me prévient qu’à bord de son steamer j’aurai à lui donner lecture, à tête reposée, de mon mémoire sur le canal de Suez et de mon projet de firman de concession.
Le vice-roi devait se coucher de bonne heure pour être prêt le lendemain de grand matin. Je le quitte et trouve dans ma tente Halim-Pacha et les généraux avec lesquels nous dînons.
Le 20 novembre.
Le vice-roi ne s’est pas levé aussitôt qu’il l’avait dit. Il est vrai que, la veille, sa soirée n’avait pu être aussi tranquille qu’il l’espérait. On était venu l’avertir que l’artillerie ne pouvait pas franchir les dunes de sable. Une douzaine de chevaux étaient déjà morts de fatigue ; il envoya du renfort et, à force de bras et de mules, on réussit à sortir de ce mauvais pas.
À huit heures, on ordonna les préparatifs du départ. Pendant qu’on plie notre tente, un aigle vient planer au-dessus de nous. Zulfikar-Pacha me fait remettre son fusil ; j’ajuste l’aigle qui tombe à mes pieds. Si je cite ce fait, insignifiant par lui-même, c’est qu’il doit avoir de l’influence sur l’opinion publique en Égypte pour le succès de mon entreprise.
Nous montons à cheval avec le vice-roi. Après une demi-heure de marche sur une digue, nous mettons pied à terre, à l’entrée d’un village et à l’ombre de deux immenses sycomores, ayant autour de nous de vastes tapis de verdure, car c’est le moment où le blé est en herbe. Le vice-roi est pris d’un fort rhume, je l’engage à se reposer dans sa voiture, il suit mon conseil. Je vais rejoindre Halim-Pacha qui a choisi, pour arriver au Nil, un chemin plus court que celui pris par les troupes. Une demi-heure de galop me suffit pour le rencontrer et continuer avec lui jusqu’au mouillage de l’escadrille de bateaux à vapeur. Je revois avec plaisir le beau fleuve qui, dit-on, attire irrésistiblement les étrangers ayant bu une seule fois de son eau. Un canot nous conduit au yacht à vapeur du vice-roi que son prédécesseur Abbas-Pacha avait fait construire en Angleterre, au prix de 2 500 000 fr. Rien ne peut donner l’idée du luxe des dispositions, des peintures et de l’ameublement de ce bâtiment : des portes en chêne et en citronnier, des serrures et des charnières en argent massif, des médaillons représentant des fleuves et des animaux, peints par des artistes distingués, des escaliers à rampes et à balustrades en argent, des divans garnis d’étoffes en drap d’or, un salon d’une quarantaine de pieds de long ; salle à manger, boudoir, cabinets, chambre à coucher, meublés comme dans le plus beau palais. Tout cela est vraiment éblouissant.
On nous annonce l’arrivée du vice-roi. Nous allons le recevoir à l’échelle. Je parcours de nouveau avec lui son palais flottant. Il me dit : « Vous pensez bien que je n’aurais pas fait cette folie, mais j’en profite. » Il met à ma disposition, pendant les deux ou trois jours que nous devons rester sur le Nil pour attendre et faire diriger les troupes sur le Caire, son ancien bateau à vapeur el Ferusi (la Turquoise). Il donne à Halim-Pacha, pour sa résidence, un autre bateau à vapeur. Il me fait embarquer dans son canot pour aller prendre possession de mes appartements de la Turquoise. Mon salon a une longueur de douze pas, il est entouré d’un vaste divan orné de ces belles étoffes de Lyon à brocart d’or ; au fond une chambre à coucher ; à droite, en entrant, un cabinet de toilette ; à gauche, un autre cabinet ayant pour parquet une grande plaque de marbre blanc. Clot-Bey, Hassan-Pacha et deux généraux occupent d’autres pièces. Nous nous réunissons au salon où l’on nous sert un bon dîner à la turque.
Le 21 novembre, sur le Nil, près de Néguileh.
Je vais, le matin, faire visite au vice-roi, mon mémoire dans ma poche ; je lui en donne lecture, il m’indique quelques passages à retrancher. Je lui donne également lecture du projet de firman de concession. Approbation complète.
Je rends visite au prince Halim-Pacha. Conversation sur sa famille. Il m’aidera à opérer la réconciliation d’Achmet-Pacha, prince héritier, et du vice-roi. Nous allons ensuite chez Mohammed-Saïd où nous déjeunons. Nous arrangeons une partie de chasse dans une île voisine de Néguileh. Le vice-roi, qui veut nous accompagner, fait chauffer son bateau à vapeur. Nous descendons et nous parcourons à cheval l’île que l’on disait habitée par des sangliers. Ces animaux n’y viennent probablement que la nuit, car nous voyons leurs traces assez fraîches, mais nous n’en rencontrons pas un seul.
Nous nous embarquons de nouveau et nous revenons à notre précédent mouillage. Un vapeur venant du Caire avec des passagers d’Alexandrie, fait débarquer Moustafa-Pacha, frère d’Achmet-Pacha et neveu du vice-roi. Le vice-roi l’invite à continuer le voyage avec nous. Il lui parle de mon projet et l’engage à prendre connaissance de mon mémoire. Nous nous retirons à bord de la Turquoise.
Le 22 novembre.
Conversation avec Moustafa-pacha sur le canal des deux mers. Ce prince est très intelligent et très instruit ; il s’exprime en français comme un Parisien. Nous allons déjeuner à bord du bateau du vice-roi.
S.A. me prévient que la Turquoise recevra, dans la soirée, des troupes, et qu’elle partira dans la nuit pour le Caire avec les autres vapeurs, à l’exception du sien qui se mettra en route le lendemain. J’y fais transporter mes effets.
Le 23 novembre.
En montant de bonne heure sur le pont, Moustafapacha me prie de lui lire mon mémoire. Il me paraît très satisfait, se montre grand partisan de l’entreprise et dit qu’il y engagera des capitaux.
Le vice-roi monte en ce moment sur le pont et nous fait entrer dans son salon. Il ouvre lui-même la conversation sur le canal. Il me demande quel est l’ingénieur qui devra commencer à s’occuper des études préparatoires sur le terrain. Je réponds que ce devra être Linant-Bey, auquel il conviendra d’adjoindre Mougel-Bey ; qu’il y aura ensuite à faire examiner leur rapport par des ingénieurs anglais, allemands et français dont les travaux seront soumis à la commission que je présiderai, et qui déterminera le tracé le plus convenable. Le bateau se met en marche pendant que nous déjeunons.
Le soir, nous nous arrêtons une heure pour passer le barrage, à la lueur des torches. Nous arrivons à Boulac, à onze heures. Nous passons le reste de la nuit à bord.
Le 24, au Caire.
Je me lève à six heures du matin. Le vice-roi était déjà parti incognito pour la citadelle. Il avait chargé Zulfikar Pacha de me dire d’attendre une voiture qui devait me conduire au palais des muçafirs (étrangers), près de la mosquée de Setti-Zéneb (Sainte-Zénobie), où des appartements m’étaient réservés. À sept heures, arrive sur le quai une grande berline à quatre chevaux et deux chiaous (officiers de la maison du vice-roi), avec leurs insignes consistant en une canne à pommeau avec chaînette d’argent. Je me fais arrêter près de la place de l’Esbékié, devant la maison de Linant-Bey qui se jette dans mes bras, au moment où je lui apprends que le percement de l’isthme de Suez, depuis si longtemps rêvé par lui, va devenir une réalité, par la décision du vice-roi. Je monte chez Mme Linant, que j’avais mariée, étant consul de France au Caire, et que depuis lors je n’avais pas revue.
Lubbert-Bey, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, qui habite le voisinage, apprend mon arrivée et me rend visite chez Linant. Lorsque je suis venu pour la première fois, comme élève consul à Alexandrie, en 1832, Lubbert était l’ami et l’hôte de mon bien-aimé chef, M. Mimaut, qui a été un des agents diplomatiques les plus distingués de la France. Je n’oublierai jamais que M. Mimaut, le grand ouvrage de l’expédition d’Égypte à la main, m’initia à l’étude du canal des deux mers, au sujet duquel j’avoue avoir été jusque-là dans l’ignorance la plus complète.
Il faut que j’aille prendre possession de ma nouvelle demeure ; mon brillant équipage m’y conduit, et j’y fais une entrée solennelle, au milieu d’une haie de mamelouks et de serviteurs. Le nazir (intendant) du palais, respectable effendi à barbe grise, ressemblant à un portrait de François Ier, se précipite à la portière, au moment où je vais descendre, me soutient sous le bras, et me conduit ainsi dans les appartements où nous suivent les chiaous et les gens de la maison. Le palais des muçafirs était la résidence de l’Institut d’Égypte, du temps de l’expédition française. C’est là que se réunissait la commission des savants chargés du rapport sur le canal des deux mers. Singulière coïncidence qui, après cinquante ans, rend les mêmes lieux témoins de la réalisation d’une œuvre qu’ils avaient pu étudier, sous l’inspiration du grand homme du siècle. Je suis prévenu que j’ai à ma disposition vingt chevaux à l’écurie, dont dix de voiture et dix de selle, un grand coupé doré de cérémonie, la berline, une calèche et un mylord.
Le déjeuner est servi sur une table à douze couverts.
Le vice-roi m’avait recommandé d’aller le plus tôt possible voir M. Bruce, agent et consul général d’Angleterre, de lui faire part de l’intention de Son Altesse de faire percer l’isthme de Suez, et de lui communiquer mes documents relatifs au canal. Je fais atteler le mylord et je me rends chez M. Bruce.
J’ai eu avec lui une conférence de deux heures. Il m’a déclaré que, ne pouvant pas encore parler au nom de son gouvernement, auquel il rendrait compte de ma visite, il ne craignait pas cependant de me manifester son opinion personnelle, de laquelle il résultait que du moment où il n’y avait, dans cette affaire, ni intervention ni influence d’une puissance quelconque, et qu’il s’agissait de capitaux libres devant s’engager dans une entreprise autorisée par le chef du pays, il ne pouvait prévoir aucune opposition de la part de l’Angleterre. Je lui répondis que je le pensais ainsi, et que l’affaire, autrefois si grave, de l’ouverture de l’isthme de Suez, dégagée aujourd’hui des difficultés politiques qui l’avaient obscurcie, devenait une simple question de possibilité d’exécution et de capitaux à trouver. Quant à la possibilité d’exécution, des hommes de science ont déjà prononcé et prononceront encore, et en ce qui concerne les capitaux, ils ne feront certes pas défaut à une œuvre qui, non seulement enrichira le commerce du monde, mais encore sera, d’après les calculs les plus modestes, une spéculation profitable aux actionnaires.
Il reste convenu avec M. Bruce que je lui écrirai, en lui envoyant copie de mon mémoire et du projet de firman. Je fais connaître au vice-roi les détails de cette conférence dont il est satisfait.
Kœnig-Bey, l’ancien précepteur du vice-roi, devenu son secrétaire des commandements, est chargé de traduire en turc les documents relatifs au canal.
Le 25 novembre, Caire.
Le vice-roi m’avait engagé, sans m’en dire le motif, à me rendre à la citadelle, à neuf heures du matin. J’entre dans le grand divan. Le vice-roi est assis au même endroit où son vieux père Méhémet-Ali m’avait souvent reçu, et où il me raconta un jour sa tragédie du massacre des mamelouks. Tous les fonctionnaires devaient, ce jour-là, complimenter le vice-roi, à l’occasion de son arrivée dans la capitale. J’entrai en même temps que les consuls généraux des diverses puissances. M. Sabatier n’était pas encore arrivé d’Alexandrie, où il venait de se marier.
À peine les consuls en uniforme avaient-ils pris place sur le divan et fait leurs compliments, que le vice-roi, à ma grande surprise, a l’heureuse inspiration d’annoncer publiquement qu’il est résolu à faire ouvrir l’isthme de Suez par un canal maritime, et à me charger de constituer une compagnie de capitalistes de toutes les nations, à laquelle il concédera le droit d’exécuter et d’exploiter cette entreprise. Il ajoute en s’adressant à moi : « N’est-ce pas que nous allons faire cela ? » Je prends alors la parole et je commente brièvement la déclaration du prince, en lui laissant la spontanéité et le mérite de la décision du projet, et en ayant bien soin de ménager les susceptibilités étrangères.
Le consul général d’Angleterre avait une attitude un peu embarrassée.
Le consul général des États-Unis d’Amérique, auquel le vice-roi avait dit : « Eh bien, Monsieur de Léon, nous allons faire concurrence à l’isthme de Panama et nous aurons fini avant vous », avait au contraire pris son parti en brave et répondu de manière à faire supposer une opinion favorable.
Les consuls se retirent. Je reste avec le vice-roi. Il est frappé de la coïncidence de mon habitation dans le local de l’ancien Institut d’Égypte, où ont été faites les premières études du canal des deux mers. Il appelle quelques intimes pour leur en faire part. Il se félicite de la déclaration faite aux consuls. Je lui dis que je n’aurais pas osé la lui conseiller, mais que je croyais qu’il avait pris le meilleur parti pour couper court à beaucoup d’objections et de difficultés, en saisissant tout d’un coup l’opinion publique d’un projet dont l’utilité générale est incontestable. Il me répondit : « Ma foi, je vous avoue que je n’y avais pas beaucoup pensé ; c’est un acte d’inspiration ; vous savez que je ne suis guère disposé à suivre les règles habituelles et que je n’aime pas à faire les choses comme tout le monde. »