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Près de deux cents romans, huit mille personnages cadrés dans mille huit cents lieux de par le monde, dix mille rencontres féminines, trois mille pages de souvenirs...Ces chiffres ne signifient rien si on ne raconte pas comment le garçonnet, puis le jeune journaliste de Liège est devenu l’un des romanciers les plus lus, traduits et adaptés à l’écran, ni comment il s’est fait le créateur de Maigret et de cette atmosphère si caractéristique qui absorbe le lecteur dès la première page. En quittant la Belgique, en découvrant Paris, la France, les États-Unis, le monde entier, en voulant vivre mille existences différentes, Georges Simenon n’a cessé d’élargir ses cercles de vie. Sans se couper de ses racines, il a dépassé l’écrivain local et l’auteur de romans populaires qu’il a été pour devenir le romancier universel qui se penche, avec empathie, sur « l’homme de partout ».
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Seitenzahl: 227
Veröffentlichungsjahr: 2017
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Jean-Louis Lahaye présente
Renaissance du Livre
Avenue du Château Jaco, 1 - 1410 Waterloo
www.renaissancedulivre.be
FB Renaissance du Livre
@editionsrl
Jean-Louis Lahaye présente
Sur les traces de Georges Simenon
www.rtbf.be/boutique
Couverture et mise en pages : [nor]production
www.norproduction.eu
Rédacteur : Michel Carly
Relecture : Christelle Legros La plume alerte !
Photo couverture : © Rue des Archives Paris France
Photo Jean-Louis Lahaye : © Jean-Miceh Byl
ISBN : 9782507055431
© Renaissance du livre, 2017
Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.
AVANT-PROPOS
Georges Simenon.
L’écrivain aux 500 millions de livres.
L’homme aux multiples femmes – dont la célèbre Joséphine Baker.
Le romancier à la pipe, papa du célèbre commissaire Maigret.
Un nombre inégalé d’adaptations cinématographiques.
Tant d’aventures incroyables pour un seul homme ? Oui, ce fut aussi ma réaction en me penchant sur le cas Simenon.
À ce stade-là, la légende a dépassé l’homme. Et dans toute légende, il y a une part de réalité et une part fantasmée.
Le grand public ne connaît que le personnage cosmopolite, mondain et festif sans se douter que la vie du “p’tit Sim”, c’est bien plus que cela.
En suivant son fils John sur le tournage d’une adaptation de La Nuit du carrefour, aux côtés du nouveau visage du commissaire Maigret - j’ai nommé l’acteur britannique Rowan Atkinson ou Mr Bean -, j’ai découvert l’intimité d’un homme profondément humain.
Car une part de lui est restée le gamin de Liège du début du XXe siècle. Et c’est en cherchant dans son passé liégeois que l’on saisit l’œuvre du « Belge bondissant » (selon l’expression du biographe Pierre Assouline).
Et cela, beaucoup de simenoniens passionnés l’ont compris. Qu’il s’agisse de l’acteur Bruno Solo ou de l’ancien commissaire de la police judiciaire de Liège, tous parlent de Simenon comme d’un fin observateur des grandes passions humaines.
Un vrai plaisir que de partir sur les traces d’un homme qui déclarait qu’il aurait pu basculer du côté criminel, au même titre que ses personnages, s’il n’était pas devenu romancier.
Comme on plonge dans l’un de ses romans, j’ai plongé dans la vie du vrai Simenon. Et je vous invite à en faire autant.
Jean-Louis Lahaye
« Où vont tous ces mots qu’on imprime ? Avant, je répondais nulle part. »
« Dieu sait ce qu’on trouvera encore à écrire à mon sujet en parlant de mes romans. »
G. Simenon, Quand j’étais vieux.
Assis devant le clavier
Pourquoi voulez-vous que ça commence autrement ?
Des feuilles. Une machine à écrire. Des pipes alignées.
Des crayons finement taillés. Une pièce, un bureau clos. Un « Ne pas déranger » accroché à la poignée de la porte. Parfois des rideaux tirés pour se soustraire à la météo extérieure. Le silence. Six heures du matin.
Tout le monde dort encore dans la maison.
Assis, Simenon.
La peur, le trac. Parfois une pilule antistress dans la poche de la chemise.
Assis devant le clavier. Les premiers mots percutent le papier. Un personnage surgit.
Un nouveau roman…
Alors le pavé de la rue se laque de pluie. Silhouettes de réverbères. Les talons des filles crépitent comme la machine à écrire. À l’instant même, un policier, raccommodeur de destinées, allume sa pipe. Un saxophone rauque, des danseuses nues, un cabaret qui farde une ruelle de Liège ou la nuit de Pigalle. Et voilà qu’on balance un cadavre qui boit le crachin, bouche ouverte, devant un hôtel de passe. Atmosphère, atmosphère… Le long d’une phrase gicle une voiture de truands américains. Et c’est déjà du Simenon.
Quelque part, du côté de nulle part, un canal s’éclaire pour la première éclusée. Les mots sur la page blanche n’oublient pas le brouillard qui rampe ni les chalands qui se cherchent.
Des hommes, des femmes vont aussi se chercher dans les bars de New York, de Fécamp ou de Panamá. Sur l’oreiller d’un hôtel miteux, l’éclairage n’accroche qu’une valise moche et un verre de vin posé sur le hasard. Des sirènes de bateaux éveillent La Rochelle, un tram sonnaille du côté d’Outremeuse.
Simenon s’est glissé dans la peau d’un autre. Tout à l’heure, son chapitre terminé, il aura perdu jusqu’à huit cents grammes de sueur. Six à huit mille mots par jour. Onze à treize jours par roman. On y souffre. Lui aussi : écrire dans la joie, répète-t-il, quelle foutaise ! Le roman est déjà un miroir, on y meurt, on y ment, on y tente d’aimer, on y empoisonne l’ennui avec de faux départs. Parfois quelqu’un passe la ligne et risque sa peau.
Chaque mot pulsé par les touches est choisi, dépouillé, devient une matière vivante. Et dire que certains en doutaient : « Gallimard disait que j’écrivais comme un porc1 ! » Une robe entre dans le champ, Simenon accroche du soleil à un verbe ou à un rare adjectif. En dépit de sa légende, il affectionne la lumière diaphane des impressionnistes. Il imagine un parquet qui grince dans l’odeur des fruits mûrs, l’été est un compotier tiède, une abeille hésite à franchir la fenêtre ouverte.
Les personnages aussi, mais c’est la vie qu’ils hésitent à franchir. Et voilà le romancier qui épluche leur destin avec un couteau de plus en plus effilé, qui tranche au cœur, qui fouille sous la peau, qui dénude nos noyaux d’orgueil et de lâcheté, de naïveté et de faiblesse.
Il lui arrive aussi de caresser mot à mot des corps qui se nouent dans des chambres anonymes. Des amants se brûlent, la tendresse mouille les yeux d’une fille. Voici des mères castratrices et des compagnes tendres. Des femmes libérées dans des appartements de luxe, des héroïnes matures qui exigent de la vie un dernier amour et cachent dans leur verre de whisky l’oubli de leurs rides.
Tel est l’univers consacré de Simenon.
On l’imagine toujours sous la pluie, entre un port breton débarbouillé de tempêtes et un canal qui se languit en Champagne. Quelquefois, on l’attend dans une nuit de carrefour, photographié par Doisneau. Mais ce n’est pas si simple. La légende suscite des mensonges. Simenon écrit aussi des romans de soleil. Il invite des canotiers qui s’endimanchent à Joinville. Il voile de buée un couple qui se laisse glisser au fil de l’eau en jouant des chansons tendres sur un vieux phonographe. Il lui arrive même de nous rappeler sa Belgique de tarte au riz, de « fritures » et d’« aubettes », de corons et de charbonnages.
De 1931 à 1972, il écrira 192 enquêtes de Maigret et romans de la destinée. Parfois neuf par an, comme en 1937.
Il donnera vie à neuf mille personnages, cadrés dans mille huit cents lieux différents de par le monde. Tous ces lieux sont réels, il les a connus, vécus, absorbés comme une éponge. Un exploit ? Simenon, un phénomène littéraire ? Pas du tout, précise-t-il : « Stendhal a écrit La Chartreuse de Parme en six semaines et il n’avait pas de machine à écrire ! »
Comment le garçonnet de Liège, le journaliste en herbe est-il devenu le romancier universel que nous allons découvrir ? Comment est survenu cet auteur belge, le plus lu, traduit et adapté à l’écran de son siècle ?
Enquête. Enquête sur un créateur d’enquêtes, alors qu’il a toujours asséné : « Je ne suis pas un romancier policier. Je ne l’ai jamais été2. »
Enquête. Et pour cela, Simenon nous conseille : « Il est difficile d’écrire une biographie sans aller à Liège. »
1.
ENFANT DE LIÈGE
(1903-1918)
« Étant donné que mon métier est de rendre ce que j’ai absorbé, il est évident que, dans ce que je rends,
il y a beaucoup de Liège. »
Simenon, Le Patriote illustré, 12 novembre 1967
Février 1903. À l’époque, on écrit Liége, l’accent grave sera officialisé en 1947.
Léopold II règne sur un pays qui s’agite. De nombreuses bombes anarchistes secouent la Belgique. Entre 1891 et 1911, la Cité ardente est ravagée par des vagues d’attentats. On imagine mal que les jeunes années de Simenon coïncident avec de graves bouleversements sociaux et de la rage ouvrière. Les socialistes, entrés à la Chambre, luttent pour le suffrage universel. Émeutes et grèves.
La Belgique ne possède pas encore l’État du Congo, propriété de son souverain ; elle ne l’annexera qu’en 1908. Le Royaume est puissant, riche de son énorme potentiel industriel, dynamique grâce à ses pionniers et ses ingénieurs. La Fabrique nationale de Herstal produit des armes pour le monde entier, dont un million de pistolets Browning. On en retrouvera parfois dans les mains des criminels alpagués par Maigret. Le gouvernement hausse les taxes sur l’eau-de-vie, l’alcoolisme est devenu une question politique et sociale.
1903 : Paris termine la ligne 2 de son métro. C’est aussi l’année du premier tour de France et du premier vol d’un des frères Wright.
Liège, donc, 12 février 1903. Il pleut noir. Il fait froid, mouillé, visqueux. Désiré Simenon fait les cent pas dans la rue Léopold. Un bec de gaz tous les cinquante mètres, un cercle jaune qui emballe du brouillard. Les tramways qui passent arrachent des étincelles. Au bout des pavés, la Meuse et le pont des Arches. Il est cinq heures de l’après-midi. Il est minuit. Plus de passant. La vie est là-haut, au deuxième étage du 26 [aujourd’hui, 24], sans eau ni gaz.
Minuit dix enfin. Georges Joseph Christian Simenon pousse son premier cri un vendredi 13, au-dessus de la chapellerie Cession-Denoël, dans un appartement d’une rue commerçante, c’est-à-dire « nulle part », avouera-t-il plus tard.
Désiré se précipite. Il pleure, happe le bonheur, sa femme Henriette lui a donné un fils. La sage-femme se retire, elle se nomme Pholien comme l’église un peu plus loin en Outremeuse, comme le fameux pendu d’un des premiers « Maigret ». Par superstition, l’enfant est déclaré né le jeudi 12. Mettons fin à une légende : ce n’est pas Henriette qui l’a voulu, mais son mari qui « a eu peur » et « a osé mentir à l’hôtel de ville, il était plus pointilleux que moi3. »
Le petit Georges ouvre les yeux sur une ville de 166 000 habitants où les chevaux de fiacre font sonner leurs fers sur les pavés encadrés de touffes d’herbe. Peu ou pas d’automobiles. Il ne cessera d’y entrebâiller, jour par jour, lieu par lieu, sa sensibilité, une sensibilité et une curiosité illimitées qui pétriront cette pâte humaine qui le fera écrivain.
Suivre le petit Georges, comme nous allons le faire, dans les divers quartiers de Liège, c’est déjà comprendre ce qu’il va devenir, mais aussi ouvrir des passes secrètes vers certains de ses futurs romans. Lire Simenon, c’est très souvent lire Liège.
Cinq mois après sa naissance, Henriette et Désiré emménagent à cent mètres, rue de Gueldre, au numéro 5 actuel. Le 28 avril 1905, c’est le grand passage : traverser le pont des Arches par-dessus la Meuse signifie quitter un centre-ville impersonnel pour gagner ce quartier qui va faire du garçonnet un enfant d’Outremeuse. Outremeuse existe par ses « petites gens », ces personnes mêmes que le romancier invitera dans ses romans. Il se rapprochera d’elles, surtout en vieillissant, « parce que je sens que c’est mon monde à moi aussi et parce que c’est le monde de la vérité », écrira-t-il dans sa Lettre à ma mère de 1974.
Encore aujourd’hui, Outremeuse a du caractère, du charme, du silence et de la poésie à foison. Le jeune ménage s’y installe d’abord au 3, rue Pasteur, que l’on découvre encore au 25, rue Georges-Simenon. Christian y naît le 21 septembre 1906 et est baptisé à Saint-Nicolas, l’église de leur paroisse. Car, très vite, le petit Georges comprendra qu’Outremeuse se divise en deux, ceux de Saint-Nicolas et ceux de Saint-Pholien. Les gosses des deux paroisses entretiennent d’ailleurs une guerre digne de celle des boutons. Conflit tribal qui se joue parfois trottoir contre trottoir. On n’est pas sûr que le petit Simenon y ait fait le coup de poing, mais il y a peut-être été tabassé. Pour mieux éclairer cette hostilité, les deux églises se dressent toujours sur le canevas du quartier, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre.
« Pour ma part, en tout cas, mes souvenirs d’enfance sont invariablement ensoleillés4. » Ainsi va se tisser en Outremeuse une vie affective et familiale, le petit Georges s’y glisse comme dans un cocon douillet. Première école, Sainte-Julienne des Sœurs de Notre-Dame de 1906 à 1908 où il apprend à lire et écrire à trois ans, et études primaires à l’Institut Saint-André des Frères des écoles chrétiennes jusqu’au 30 juillet 1914. C’est en face de cet établissement que sa mère décide de venir s’installer dès le 6 février 1911, au 53, rue de la Loi, sous prétexte de se rapprocher de l’école de Georges. Pur prétexte, puisque cinquante mètres séparent les deux adresses. Encore une fois, Désiré n’a pas droit au chapitre : l’objectif d’Henriette est de louer dans cette maison plus vaste des chambres à des locataires d’origine russe, polonaise, juive ou même belge, étudiants, universitaires ou ingénieurs en stage dans les industries du bassin liégeois.
Confiné dans les certitudes chrétiennes, calfeutré dans les parfums d’encens et de prières, le petit Georges est tel que sa mère l’a voulu : un enfant de chœur qui se lève à l’aurore pour aller servir la messe, entre autres, à la chapelle de l’hôpital de Bavière. Servir la messe, c’est déjà cristalliser des souvenirs de matins frisquets qu’il réservera aux enfants de chœur de L’Affaire Saint-Fiacre et du Témoignage de l’enfant de chœur. Maigret, lui aussi, sera enfant de chœur dans sa jeunesse…
L’univers du gosse Simenon est minuscule. Mais il ne passe pas son enfance comme les autres petits garçons. Il possède cette sensibilité qu’ignorent les autres gamins de sa rue. Il se réfugie dans l’imaginaire, l’explore, y engrange ces riens qui feront sa poésie et ses atmosphères. Il s’invente des paradis, les rues sont des mappemondes, les chambres des levers de soleil, les échoppes des croisières.
Découverte encore quand il se rend, avec ses parents, dans la boutique de sa tante Maria en Coronmeuse. Là, au bout de la ville, en bord de canal où s’arriment deux cents péniches flanc contre flanc, sa tante exploite un magasin pour bateliers dans une odeur de genièvre, de résine et de goudron de Norvège. Les mariniers entrent, y lampent un verre d’alcool et repartent vers des ailleurs. Ce sont ces odeurs, ce sont ces ailleurs qu’aspire le jeune Simenon. C’est à Coronmeuse que l’enfant imaginatif capte le vertige de naviguer, demeure fasciné par la magie des écluses, entrevoit déjà les silhouettes de mariniers qu’il croisera au fil de ses voyages. Plus tard surgiront ces hommes du canal dont il peuplera Le Charretier de « la Providence », Chez les Flamands, L’Écluse n° 1,etc.Il hume aussi le marché du quai de la Goffe comme une gourmandise, cueille une mémoire d’images simples, jouit de l’intimité de l’air dans les chambres où sa mère fait le ménage. Il y a là « une tache de soleil, vivante aussi, comme une bête sans chair », se souviendra-t-il dans Pedigree. Sur les pavés de la rue, il suit la frontière mouvante entre ombre et soleil, celle-là même que suivra Maigret sur son bureau du quai des Orfèvres. À quelques pas de la rue de la Loi, le tram sonnaille et coupe en deux la place du Congrès. Ces trams colporteront leur lanterne jaune dans Pedigree comme dans Le Locataire.
Entre ses parents, sa vie n’a encore aucune inquiétude. Son père est employé dans un bureau d’assurances, rue Sohet, près de la gare des Guillemins. Henriette a été vendeuse à l’Innovation avant son mariage. Deux êtres, deux familles, deux sensibilités, deux clans, deux types de cuisine.
Par contre, leurs origines se coudoient. Leurs ancêtres sont de cet espace de frontières anciennes entre principauté de Liège et duché de Limbourg. La famille maternelle, riche de treize enfants, plonge ses racines dans un plat pays mouillé d’irrigations, buriné par le vent que Simenon ressuscitera dans La Maison du canal. Dans cette maison, on devine des malchances, des malheurs, des conflits, des réussites fluctuantes, des secrets de famille occultés. Pas étonnant que plus tard, dans les années 1930, Simenon sera attiré par le plat pays charentais, jusqu’à y résider et y acheter sa première demeure. Il y retrouve un ciel à la Vermeer.
Henriette, sa mère, va devenir le modèle de tant de personnages féminins de ses romans. À la fois fière et humble, anxieuse, soucieuse de bien faire, économe, comptant ses sous. Une « pelote de nerfs » traumatisée par les déboires de sa famille. Pathologiquement angoissée, de toute évidence frustrée amoureusement et sexuellement, elle est un rempart de conformisme et se réfugie dans la piété. Elle impose à sa maisonnée cette rigueur morale et ses propres décisions.
Son image, bien sûr, nous sera transmise par son fils aîné. Car Georges Simenon va traîner toute sa vie un douloureux « mal de mère ». Il s’est toujours senti privé d’amour au profit de son frère cadet Christian, le préféré d’Henriette. D’où ce cri, cet appel qu’il arrache à lui-même dans Lettre à ma mère qu’ilécrit en 1974, peu après le décès d’Henriette : « Tu me regardais avec un mélange d’indifférence et de tendresse. Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant. […] Tu t’es toujours méfiée de tout le monde et de moi en particulier. »
LIÈGE CÔTÉ MÈRE
Connaîtrons-nous, un jour, la vérité d’Henriette ?
A-t-elle eu, comme nous tous, un côté sombre et une face claire ? Son image n’a-t-elle pas été figée sur le négatif imprimé par son fils ?
De toute évidence, elle a été courageuse dès son enfance, devant faire face à une situation familiale difficile, appauvrie, déstructurée. Écoutons-la donner sa version des faits à ce propos : « Je me reproche de ne pas avoir parlé de la famille à mes enfants car, dans bien des cas, Georges n’a rien compris. Mon père s’appelait William, en français Guillaume, père de dix enfants et atteint d’un cancer du fumeur à cinquante ans […] Seule, moi, j’avais six ans, j’ai subi toutes les misères de chacun et pour finir, j’ai assisté à leur roman et leur fin de vie […]. J’aurais voulu cacher ces désastres, ces misères que je ressens doublement5. »
Pierre Nisolle, étudiant universitaire à qui Henriette louait une chambre, raconte que cette dernière avait pleuré en découvrant comment son fils l’avait mise en scène dans son roman Pedigree : « Pedigree,c’est bon pour les chiens ! » s’écriait-elle. Il n’empêche que l’étudiant, dans ses souvenirs, nous la dépeint « bigote, pingre, autoritaire, intervenant dans la vie d’autrui, estimant que son fils avait toujours mené une vie dissolue ». Une honte pour la famille !
Elle ne croira jamais à son talent, être romancier n’est pas, à ses yeux, un honorable moyen de gagner sa vie. Elle aurait voulu le voir embrasser une carrière ecclésiastique ou devenir fonctionnaire ! Pour elle, c’était une solution plus rassurante… qui lui permettait surtout de le garder sous son contrôle. Tandis que le voir écrire, voyager, sortir la nuit, rencontrer dix mille femmes… !
Denyse Simenon, seconde épouse du romancier, confiait à Doringe, relectrice de son mari : « Henriette a pour son fils une indifférence de pierre6 ! »
Dans les années 1960, Georges tentera de « faire la paix avec sa mère après tant de périodes conflictuelles », se rappelle Pierre Nisolle. Mais elle accueillera Georges venu la voir dans ses derniers instants par un désolant : « Pourquoi es-tu venu, fils ? »
Désiré, lui, est brave, philosophe, arpenteur de vie simple, résigné, chaleureux, heureux de son sort, dominé par les crises de nerfs de son épouse. Le personnage de Maigret lui doit beaucoup, à commencer par son équanimité, son amour de la déambulation, sa faculté de comprendre et de ne pas juger. Dès l’enfance, le petit Georges vouera une vénération indéfectible à celui qui l’appelait « fils ». Mais chez les Simenon, on ne dit ni papa ni maman. Les mots et les déclarations d’amour ne sont pas de mise, ce n’est d’ailleurs pas l’époque. Le romancier avouera avoir gardé « la pudeur Simenon » :
« Qu’est-ce que la pudeur Simenon ? En voici un exemple : après vingt ans de mariage, j’ai entendu ma mère dire à mon père : Écoute, Désiré, il y a vingt ans que nous sommes mariés et tu ne m’as jamais dit : ma chérie, je t’aime. Mon père l’a regardée, très tendrement, et lui a répondu avec la plus grande simplicité : Mais tu es là ! C’est tout. C’est notre façon de nous manifester7. »
L’enfant d’Outremeuse élargit son cercle. Il va souvent rêver sur un banc de la place du Congrès, ronde comme un sein de femme. Justement. C’est à cet endroit précis que va naître le mythe de la femme au peignoir bleu entrouvert, vision majeure de son érotisme, apparition ressuscitée par la suite dans plus de vingt romans. Ce jour-là, il joue avec son frère, sur cette place où s’élève aujourd’hui le buste du romancier. Jeu d’enfant qui le pousse vers l’angle de la rue de la Commune. Il voit s’avancer, sur le trottoir où il s’amuse, une femme d’une trentaine d’années, belle brune au teint mat, aux cheveux croulants, en peignoir de soie bleue jeté à la diable sur du linge de dentelle. Diablesse aux seins nus : ce sont les premiers que l’enfant entrevoit. Il se souviendra toujours de cette nudité qu’il a entraperçue, de la demeure cossue où l’envoûteuse loue des chambres à des étudiants avec entrée et sortie libres. Ainsi ses locataires, à l’inverse de ceux de sa mère, peuvent recevoir des filles. Ainsi il y a un autre univers.
Que dire de ce que lui réservent les filles du quartier et les autres ?
Dans les ruelles louches d’Outremeuse, il est attiré par ces pauvres fillettes de prolétaires qui l’aguichent avec leurs fesses nues. Rentré chez lui, il y a la sensualité de certaines locataires de sa mère, comme cette Pauline qui se poudre et se parfume. Comme cette Lola à la paisible beauté d’odalisque qui va et vient dans la maison à demi nue, laissant dans l’air des sillons parfumés de péché. Il devine toute une vie faite de volupté et de langueur. On retrouvera ces aguicheuses dans ses romans à consonance liégeoise comme Pedigree, Le Locataire et Crime impuni. Elles se glisseront aussi dans la peau de Nouchi du Relais d’Alsace comme dans celle des deux Hongroises impudiques qui attendent le mâle dans Cécile est morte.
Il est déjà loin le moment où il était amoureux fou d’une petite fille aux yeux clairs qui lançait des pétales de rose lors de la procession. Pour la séduire, il rédigeait des petits papiers avec des « je », des « vous » et des « aime ». Chaque dimanche, il se précipitait pour sortir le premier de la messe à l’église Saint-Nicolas et semer derrière lui ses petits messages : « Je n’espérais pas qu’elle allait se baisser pour les ramasser. Je ne le souhaitais même pas, car j’aurais eu honte. À mes yeux, c’était quand même un contact8. »
1914. La guerre. Le monde change. Son regard sur les adultes aussi. Avec le conflit sont apparus les privations, les trafics, les réverbères occultés, les odeurs d’uniformes.
La guerre à onze ans.
Il est entré en octobre au collège des jésuites Saint-Louis en vue d’embrasser une carrière sacerdotale. Les professeurs lui inculquent le refus de la chair, la flétrissure du péché. Mais la vie va lui apprendre qu’on peut embrasser de bien plus suaves engagements.
Les vacances d’été ignorent la guerre de Guillaume II. Le jeune garçon mêle tout : la foi, les fleurs, les filles. Mais, en août 1915, en vacances à Embourg, une « grande fille de quinze ans » lui révèle l’union heureuse de deux corps. Il l’appellera Renée dans Pedigree.
Le seul récit qu’il nous a laissé de cet instant demeure la plus belle scène d’amour jamais écrite par Simenon. Il a quarante ans quand, dans la troisième partie de Pedigree, il se souvient. Il a douze ans et demi dans le texte, il vient de finir sa sixième Latine. Renée et lui ont couru, se sont cachés dans un bois. Il se griffe à un massif de houx en voulant lui cueillir quelques branches. Il saigne, comme les lèvres de la fille, comme les baies de la houssaie : « Laisse-moi t’essuyer, laisse-moi faire, les femmes sont faites pour soigner les hommes ! » C’est une splendide brune à chair dorée, ses longs cheveux noirs bouclés caressent la peau du jeune Simenon. Premières lèvres qui s’écrasent sur sa bouche, premier « tu m’aimes bien ? » chuchoté au féminin, premiers halètements murmurés. Elle est contre lui, sur lui, le corps dur. Il se tend, il va crier, il n’y a plus de temps.
Cette fille plus mûre que ses quinze ans, dont nous n’avons, hélas, jamais retrouvé ni la trace ni le nom, va imprégner ses jeunes années.
Désormais, il ne vivra plus que pour cela. Et tant pis si les jésuites lui serinent que l’acte de chair est péché, qu’il ravale l’homme, que la damnation éternelle est au bout du plaisir. La sexualité va mettre le feu à sa révolte. Casser la boîte douillette où se confinait son enfance. La vie, vite la vie !
Et pour l’instant, sa vie se prénomme Renée. Mais on oublie souvent de raconter l’épilogue. Si Renée est si habile initiatrice, c’est qu’elle multiplie les expériences. À la rentrée, un Simenon en culottes courtes change d’établissement pour se rapprocher de l’école de Renée. Il grimpe la rue Saint-Gilles vers le collège Saint-Servais, à l’autre bout de la ville.
Un soir d’octobre, il attend sa belle brune, le cœur battant. Elle est là, sous un bec de gaz, avec une servante qui porte ses livres et cahiers. La bonne s’éloigne, Renée tourne à gauche dans une rue obscure, il la suit, les genoux tremblants, il a envie de crier. Mais là, contre un mur, Renée vient de se blottir entre les bras d’un homme, et le couple déjà frôle les maisons, vers d’autres sensualités.
Faut-il déceler dans cette trahison la future attitude de Simenon à l’égard des femmes ? Est-ce aussi simple ? Rien n’est encore joué, tout est encore à vivre !
2.
JEUNESSE INTENSE
D’UN PETIT JOURNALISTE BELGE (1919-1922)
« Vois-tu, mère, il n’y a que deux sortes de gens
sur terre : les fesseurs
et les fessés. Je préfère être du côté des fesseurs. »
Simenon à sa mère Henriette, cité dans Un homme comme un autre, Tout Simenon, Omnibus, t. 26, p. 485.