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Extrait : "À cinq heures, après sa promenade au Bois, dans sa molle victoria, au trot cadencé des alezans, Mme Arsène Goulart recevait. Le tableau de la semaine était invariable. Lundi, les dames patronnesses de l'Œuvre de l'Œuf à la coque, dont elle était la présidente d'honneur : petit salon."
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Seitenzahl: 225
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335055894
©Ligaran 2015
À cinq heures, après sa promenade au Bois, dans sa molle Victoria, au trot cadencé des alezans, Mme Arsène Goulart recevait. Le tableau de la semaine était invariable. Lundi, les dames patronnesses de l’Œuvre de l’Œuf à la coque, dont elle était la présidente d’honneur : petit salon. Mardi, grand salon : des vieux messieurs de diverses académies, des jeunes gens mûrs écrivant dans des revues graves, tenaient de doctes propos dont elle recueillait le bienfait sous forme d’un discret assoupissement que l’on feignait de ne pas remarquer.
Le mercredi, elle recevait son médecin dans son boudoir et l’accablait du récit de maux imaginaires ou réels ; Jeudi, grand nettoyage des bibelots : des gants sales aux mains, elle astiquait elle-même les objets d’argent les plus précieux de ses vitrines. Vendredi, repos à la chambré, examen des comptes et migraine. Samedi, jour des parents riches ; et dimanche, jour des parents pauvres.
Seuls, la maladie ou l’accident dérangeaient l’orbe de ces habitudes, que sa volonté impérieuse dictait, et qu’appliquait, avec une régularité d’automate, le personnel domestique, depuis Mlle Zoé Lacave, dame de compagnie, jusqu’au petit groom, Alfred.
Aujourd’hui, l’hôtel de l’avenue Kléber somnole dans la touffeur du calorifère : un silence quasi religieux baigne l’escalier blanc à tapis pourpre, l’antichambre, sur les banquettes de laquelle les deux valets de pied, en livrée bleu de roi et mollets de soie, se figent, tels des mannequins de cire. Nul coup de timbre ne partira de la loge pour annoncer des importuns. Sur la convalescence de Mme Goulart, au sortir d’une grippe infectieuse, une consigne inflexible veille.
Dans la chambre à coucher spacieuse – tapisseries royales et meubles de musée – au crépuscule assombri qu’éclaire le reflet des braises d’une monumentale cheminée, Mlle Zoé Lacave, vêtue de gris sombre, range sans bruit des papiers et ; passe et repasse devant les vitrines comme une grande chauve-souris. On n’entend que le souffle gras de la dormeuse.
Soupirs, bâillements, Mlle Zoé, sur la pointe du pied, s’approche. Une voix forte lui ordonne d’allumer.
Au-dessus du divan, une grappe de raisin en cristal tamise une clarté douce.
Accotée sur un tas de petits coussins, une fourrure de vison sur les genoux, semblable à une idole monstrueuse, Mme Goulart réclame le lunch.
Correct comme un diplomate de la grande école, sous sa couronne de cheveux blancs, le vieux maître d’hôtel apporte sur un plateau des sandwiches au gruyère, des barquettes de foie gras, des petits pâtés chauds, des toasts, du chocolat mousseux, du jus d’ananas.
Au mépris des recommandations du médecin, Mme Goulart se sert d’abondance. Zoé Lacave hasarde une timide remontrance et s’attire un brutal :
– La paix, hein !
Mme Goulart boit et mange. Il semble que la masse de son visage s’épaississe et que l’énormité de son corps s’accroisse. Elle a un nez bulbeux, de terribles yeux verts, une mâchoire de dogue et un triple menton. La résurrection de son énergie a quelque chose de redoutable. On peut lire sur ses traits un égoïsme farouche qui proclame : « Moi ! Moi ! » Un Moi passionné auquel elle sacrifierait tout l’univers.
Effacée, les épaules basses, Zoé Lacave, humble et pourtant menaçante d’un arriéré de rancunes et d’humiliations, la regarde dévorer et semble, devant ces bonnes choses interdites, déguiser de l’envie et du dégoût. Trois tasses de chocolat engouffrées assurent à Mme Goulart un réconfort chaleureux. Elle murmure un :
– Ah ! ça va mieux !
ZOÉ LACAVE (l’air attendri). – Si vos neveux de Vertbois vous voyaient ainsi, comme ils seraient heureux !
MADAME GOULART (bourrue). – Il n’y a pas de quoi. Comment me verraient-ils, d’ailleurs, puisqu’ils sont à Biarritz et n’ont pas daigné accourir me soigner ?
ZOÉ LACAVE.– M. de Vertbois avait la goutte et Mme la comtesse son asthme.
MADAME GOULART.– Ne prenez pas leur défense ! Les Vertbois sont des égoïstes. Tous mes parents sont des égoïstes. En est-il un seul qui m’ait témoigné le chagrin ou l’intérêt que lui inspirait ma maladie ?
ZOÉ LACAVE, – Mais tous, madame, tous ! Vos neveux Girolle, votre nièce La Clabauderie, les jeunes Teulette, et tous ces messieurs du mardi et ces dames patronnesses !
MADAME GOULART, Ouin ! Ouin ! Ouin ! parlez toujours, Zoé ; vous m’instruisez ! (Elle attaque et savoure un petit pâté à la viande.) Personne ne m’aime. Vous pas plus que les autres !
ZOÉ LACAVE.– Oh ! Pouvez-vous dire !
MADAME GOULART.– Je sais ! je sais : je suis bonne pour entretenir les espoirs cupides de mes héritiers. La tante Million, comme ils m’appellent ! Eh bien, qu’ils prennent garde ! Entendez-vous ? Qu’ils prennent bien garde ! Mon testament n’est pas encore fait. Et il pourra y avoir bien des surprises au jour de ma mort.
ZOÉ LACAVE.– M. et Mme Girolle sont venus deux fois par jour prendre de vos nouvelles.
MADAME GOULART.– Le beau mérite ! Ils habitent à la porte.
ZOÉ LACAVE.– M. Girolle vous a envoyé douze bouteilles du vin phosphoré Vigor-Lux.
MADAME GOULART.– Pour m’empoisonner. Qu’on jette cette-saleté ! Elle ne lui a rien coûté d’abord. Le pharmacien qui a lancé cette drogue est le beau-frère de la sœur de la tante de la petite Girolle.
ZOÉ LACAVE.– Mlle de La Clabauderie a apporté pour vous une chancelière en peau de veau garnie de lapin blanc qu’elle a faite elle-même.
MADAME GOULART.– Quelle se tienne les pieds chauds avec ! Je n’ai que faire de ses cadeaux.
ZOÉ LACAVE.– Enfin, les Teulette, votre neveu et sa femme…
MADAME GOULART.– Le petit rapin ? Ce sont les moins mauvais. Mais quels bohèmes ! Ils n’auront rien de moi et crèveront sur la paille.
ZOÉ LACAVE.– J’ai mis à part des monceaux de lettres et de cartes de visite.
MADAME GOULART.– Je verrai cela un autre jour. Quel temps fait-il ? Naturellement ! Il pleut. Je me sens mal. J’ai des étouffements. Pourquoi m’épiez-vous avec cet air niais ?
ZOÉ LACAVE (inquiète, la regarde étendre la main vers une soucoupe de salade russe). – Madame, ne craignez-vous pas ?…
MADAME GOULART (repoussant la soucoupe, sans y toucher). – Si, il est infect, ce lunch ! Je suis abominablement mal servie. Personne ne me soigne et tout le monde me vole. Quand je pense au prix de la petite cervelle de mon déjeuner ! Et les haricots verts, parlons-en, des haricots verts ! Tout augmente dans des proportions effroyables : c’est ma ruine. Fournisseurs et domestiques s’entendent. Je nourris des faquins et des pécores à ne rien faire, Zoé !
ZOÉ LACAVE.– Madame ?
MADAME GOULART.– Retenez ce que je vous dis. Un de ces jours, je ferai place nette. Ouste ! Tout le monde dehors ! J’irai vivre à l’hôtel, comme les Américains. Il fait froid, Sonnez pour qu’on remette des bûches ! Non, mettez-les vous-même, Relevez mes coussins ! Soulevez-moi ! Comme vous avez la main lourde ! Doucement, aïe !
ZOÉ LACAVE.– Voilà : êtes-vous bien ?
MADAME GOULART.– Non. Pourquoi serais-je bien ? J’ai trop chaud. Entrouvrez la fenêtre. Pas tant ! Un peu plus ! Décidément, vous n’êtes plus bonne à rien, Zoé !
Mme Goulart repousse du pied sa fourrure, et son coude impatient culbute, sur le guéridon, une tasse qui tombe et se casse. Cris inarticulés, menaces, grand désespoir, tandis qu’ulcérée et stoïque Zoé Lacave, à genoux, étanche le tapis.
M. de Vertbois et la comtesse revenaient d’une excursion en auto avec des amis, le long de cette belle route qui, d’Hendaye à Bayonne, unit les aspects agrestes aux magnifiques horizons de mer.
Sous les voiles et le cache-poussière qui enserraient la maigre forme de Mme de Vertbois, sous les fourrures et le masque de casseur de pierre qui faisaient ressembler ML de Vertbois à un Saturnien ou à un Marsien, nul ne les eût reconnus.
Mais quand l’auto s’arrêta, le long des arceaux de la rue la plus vivante de Bayonne, devant une pâtisserie, les Vertbois, dépouillés de leur enveloppe poudreuse, apparurent dans la-sèche simplicité de leur grâce aristocratique : lui, très chauve, nez aquilin, petites moustaches teintes, un menu corps assez racé ; elle, jaune, longue, toute en profil et semblable à une belette extrêmement distinguée.
Déposés par l’auto hospitalière qui repartait sur un échange de : « Alors, c’est convenu !… Ici. Dans une heure. » M. et Mme de Vertbois s’assirent à une petite table, commandèrent, elle, un chocolat chaud velouté de crème fouettée, lui, un lemon-squash. Et, après un silence qui pouvait signifier aussi bien des préoccupations divergentes que l’ennui sans paroles d’une intimité blasée, ils échangèrent les propos suivants :
M. DE VERTBOIS (il parle avec une politesse raffinée, et semble sucer ses mots comme des bonbons anglais). – Votre chocolat, Aglaure, me paraît de bonne mine. Me trompé-je en le supposant à la cannelle et de marque espagnole ?
MADAME DE VERTBOIS.– Vous ne vous trompez pas, Norbert. Et votre citronnade ?
M. DE VERTBOIS.– Délicieuse.
Silence. Un pli soucieux vient à son front.
MADAME DE VERTBOIS (maternelle). – Vous ne redoutez pas le courant d’air de ces arcades ?
M. DE VERTBOIS (avec la sollicitude due au souvenir d’une dot considérable, dont il ne reste plus que des débris). – Et vous, chère amie, pour vos bronches ?
MADAME DE VERTBOIS.– Nullement. Ce chocolat m’a fait grand bien. Je vais me réchauffer en terminant mes courses. Ma liste ? La voici : rubans, mercerie, papier à lettres…
M. DE VERTBOIS.– Moi, le pharmacien pour vos granules, et le photographe, pour le développement de nos derniers kodacks.
Nouveau silence préoccupé.
M. DE VERTBOIS (avec une fausse allégresse). – C’est égal ; la bonne idée que nous avons eue de ne pas nous prêter aux exigences de la tante Arsène ! Voyez, Aglaure : ici, temps superbe, une vie des plus agréables. L’auto des bons Puybergue est excellente et leur hospitalité parfaite. À Paris, il fait noir, froid, boueux. Vous n’avez plus le moindre accès d’asthme, ni moi le plus petit élancement de goutte. Je me loue d’avoir vaincu votre répugnance à quitter Paris.
MADAME DE VERTBOIS.– Oui, mais la tante ?…
M. DE VERTBOIS.– Quoi donc, ma chère ? La tante par-ci, la tante par-là ! Il faudrait être toujours à ses pieds, vivre dans son ombre, approuver tout ce qu’elle dit, ne respirer que dans la mesure où elle le permet ! Mais, dites-moi, sommes-nous liés par contrat à elle ?
MADAME DE VERTBOIS. Plût à Dieu ! Vous direz ce que vous voudrez, Norbert : je crois que nous avons commis une imprudence en nous éloignant.
M. DE VERTBOIS.– Pas du tout. Il faut savoir se faire regretter. Nous lui manquerons, soyez-en sûre. Rien de mieux.
MADAME DE VERTBOIS.– À moins qu’elle ne nous en garde de l’aigreur, ou, ce qui serait pire, qu’elle nous oublie.
M. DE VERTBOIS.– Vous ne vous rendez pas assez justice, ni à moi ; souffrez que je vous le dise. Nous sommes indispensables à la tante.
MADAME DE VERTBOIS.– Oh !
M. DE VERTBOIS.– In-dis-pen-sa-bles ! Elle nous reverra avec cent fois plus de plaisir après cette fugue. D’ailleurs, que risquons-nous ? La brave Zoé nous tient au courant.
MADAME DE VERTBOIS (sans conviction). – Ou… i… i.
M. DE VERTBOIS (guilleret et supérieur). – Allons, faites vos courses sans vous tourmenter. Au revoir, ne vous fatiguez pas trop.
À quatre heures et demie, l’auto stoppe dans la même rue, devant une autre pâtisserie. Le baron de Puybergue, grand, gros, barbu, rougeaud, comme il sied à un gentilhomme-fermier, attablé, savoure un cocktail. Il sourit aux Vertbois qui débouchent chacun de son côté.
M. DE PUYBERGUE.– Exactitude militaire. Vous avez tous vos paquets ? Vous n’avez rien Oublié ? Alors, je vous enlève !
Le moteur ronfle et, à grande allure coupée de déchirants coups de sirène, l’auto les ramène à Biarritz.
Dans le petit salon mis à leur disposition, et attenant à leurs chambres, les Vertbois aperçoivent, sur un guéridon, leur courrier, arrivé en leur absence.
MADAME DE VERTBOIS.– C’est plus fort que moi. Je suis inquiète. Est-ce un pressentiment ? Norbert, nous aurions dû rentrer à Paris dès que la tante a été malade.
M. DE VERTBOIS (il a pris les journaux et les lettres). – Ne vous frappez donc pas. Justement ! L’écriture de Zoé.
MADAME DE VERTBOIS.– Ah ! mon Dieu ! Lisez vite, mon ami !
M. DE VERTBOIS.– Je lis :
« Je tiens ma promesse, monsieur le comte, en venant vous raconter les derniers évènements. Ils vous surprendraient si vous ne saviez quelle capricieuse fantaisie régit les actes de Mme Goulart, et combien elle se plaît à déjouer toutes prévisions.
Votre tante a décidé brusquement de partir pour la Côte d’Azur et d’y louer une villa : ce qu’elle a fait incontinent. Par une singularité de son caractère qu’expliqué aussi le conseil du médecin – cessation de visites et absence de tout surmenage – elle a choisi une très petite et inconfortable bicoque, bâtie en plâtras, où les trois domestiques qui nous ont accompagnées campent au sous-sol et geignent du matin au soir. J’ai, pour ma part, attrapé des rhumatismes. Mais de cela, elle n’a cure, et rien que pour nous faire enrager, elle affronte avec intrépidité les cheminées qui fument et les vents coulis des portes et fenêtres.
Inutile de vous attester, monsieur le comte, que j’ai fait tous mes efforts pour décider Mme Goulart à préférer Biarritz, qui lui offrait l’avantage de votre présence et vous permettait, sans changer vos habitudes, de témoigner à votre tante cet intérêt attentif dont le manque actuel est un de ses imaginaires et acrimonieux griefs. Mais je me suis heurtée à une opiniâtreté invincible, et, en ce qui vous concerne, à des jugements aussi injustes que défavorables.
Ce qui m’inquiète, je ne puis vous le cacher : c’est que les cousins Colembert, revenant d’Algérie et de Tunisie, se sont annoncés à Mme Goulart, qui a paru ravie et les attend demain à déjeuner.
Vous connaissez leur don d’intrigue. Agissez donc, monsieur le comte, au mieux de vos inspirations, et veuillez, ainsi que Mme la comtesse, me croire votre fidèle servante.
ZOÉ LACAVE. »
MADAME DE VERTBOIS, atterrée. – Ah ! Norbert, mon pressentiment.
M. DE VERTBOIS.– Diable ! Diable ! Ces Colembert qui ont l’air de porter un nom de fromage et qu’elle ne pouvait souffrir. Voilà qui est fâcheux ! Diable !
Dans les salons de jeux de Monte-Carlo, Mme Goulart promenait un visage réprobateur. Elle tenait les assistants pour de purs imbéciles, bien bons de perdre leur argent. Quant à elle, pas si bête !
Les Colembert marchaient dans son sillage, échangeant derrière son dos, de temps à autre, un regard complice.
Gras et rose, les cheveux blond paille et une large barbe, son ventre en futaille cuirassé d’un gilet blanc, sur lequel s’épanouissait la double chaîne d’or de la montre, vêtu d’homespun moutarde, des souliers jaunes aux pieds, ces souliers américains qui font bosse et que borde un promenoir, le cousin Médéric se dandinait, content de l’excellente bouillabaisse dont il venait, à Beaulieu, de régaler la tante, et enchanté de la vie qu’il savourait pour ses surprises et son imprévu : la vie tantôt propice à ses desseins et tantôt bouleversée de catastrophes qu’il déchaînait par son audace et supportait avec flegme.
Un zoologiste l’eût classé entre le commis voyageur et le bookmaker. Il avait le ton persuasif de l’homme qui vous agrippe le bras et se cramponne au bouton de votre habit. La tante subissait sa faconde, tour à tour conquise ou révoltée, et ne sachant si elle l’aimait ou l’exécrait.
Mélanie Colembert, bouffie, rougeaude, hilare, sanglée d’une robe violette à revers rouges d’un goût riche et odieux, roulait des regards expressifs vers les tables chargées d’enjeux.
Une ou deux fois par jour, son espoir enterrait la tante, sans méchanceté, mais parce que cette prévision lui semblait naturelle et conforme à l’ordre des choses. Crédule aux inventions admirables de son mari, associée à ses magnificences (auto au mois, palaces, bijoux et robes) et à ses dégringolades (l’autobus, les bouillons économiques et le garni pauvre), elle, aspirait au repos bien gagné d’une fin de vie prospère.
Mme Goulart, cependant, arpentait la salle, et le ricochet de la bille virevoltant dans le cercle brouillé des couleurs l’attirait comme un aimant.
Jouerait-elle ? Ne jouerait-elle pas ? Jouer, c’était le désaveu de ses principes, l’immoralité de Risquer son argent : oh ! pas grand-chose ; ce n’est pas elle qui lancerait les louis à la volée. Ne pas jouer, c’était perdre l’occasion, peut-être, d’un bénéfice immédiat. Ce gros monsieur, oui, là, venait de gagner un tas d’or. Il riait d’aise en bourrant ses goussets.
Elle hésita, s’arrêta derrière la table et le gros monsieur. Colembert guettait cet instant.
MADAME GOULART.– Il faut pourtant que je joue les cinq francs que cette sotte de Zoé m’a confiés. Oh ! elle va les perdre, c’est sûr ! Et ce sera bien fait !
COLEMBERT.– Où allez-vous les placer ?
MADAME GOULART.– Elle m’a dit : sur le rouge.
MADAME COLEMBERT.– Prenez plutôt les douzaines.
MADAME GOULART.– Non. Elle m’a dit : rouge. Où ai-je fourré sa pièce ? C’était un Léopold. Et ça, c’est un Napoléon III.
MADAME COLEMBERT.– C’est toujours cent sous.
MADAME GOULART.– Oui ; Tenez, Médéric, je n’ai pas le bras assez long : placez les cent sous de Zoé, et allons-nous-en.
COLEMBERT.– Voilà : sur le 27 !
MADAME GOULART. Vous êtes fou ! Un numéro plein ! Elle a dit : sur le rouge.
COLEMBERT, avec certitude. – Le 27 va sortir.
On entend la voix sacramentelle : « Rien ne va plus !
Et après un court silence d’angoisse, la voix proclame un chiffre que la tante Million n’entend pas, et d’autres mois que suit un va-et-vient d’écus, de louis, ratissés ou envoyés.
COLEMBERT.– Vous avez gagné !
MADAME GOULART, stupéfaite. – Non ?
COLEMBERT.– Si.
MADAME GOULART.– Retirez vite !
COLEMBERT, péremptoire. – Je laisse. Le 27 va encore sortir !
MADAME GOULART.– Médéric, ne tentez pas la chance ! C’est déjà merveilleux que Zoé ait gagné avec une pièce de cent sous à moi, encore !… car elle était à moi, cette pièce.
COLEMBERT.– Le 27 est ressorti. Je ramasse.
Il dépose dans les mains frémissantes de la tante Million une petite poignée de pièces d’or.
MADAME COLEMBERT.– Oh ! Médéric a toujours la chance quand il joue pour les autres !
Mme Goulart, fascinée, immobile, se penche vers la table. Elle épie tous ces visages attentifs, le regard fixe d’une jeune femme décalée, les pattes de crabe d’un vieil homme chauve ; sidérée d’émotion, la tentation de jouer et de gagner encore la tenaille.
MADAME GOULART, qui referme son réticule. – Tiens ! la voilà, la pièce de Zoé, l’effigie de Léopold.
Son regret est évident, son arrière-pensée transparaît.
MADAME COLEMBERT.– Puisque vous avez joué avec votre pièce, le gain est vôtre.
MADAME GOULART, dont le visage exprime une cupidité monstrueuse et ineffable. – Vous croyez ?… Peut-être ?… Il est certain que Zoé voulait que je joue sa pièce à elle.
COLEMBERT.– Et pas une autre.
MADAME COLEMBERT.– Et sur le rouge. Pas ailleurs.
COLEMBERT.– Donnez. Je vais me conformer aux instructions de Zoé. Je place son Léopold sur le rouge.
MADAME GOULART.– Cette pauvre Zoé… Est-il juste que ?…
COLEMBERT, décisif. – Nous devons remplir notre mandat. Voilà, j’en étais sûr. Elle a perdu.
MADAME GOULARD.– Elle n’a jamais eu de chance ! Chaque année, elle joue sa pièce de cent sous, et la perd.
COLEMBERT.– Mais vous, vous avez la veine, je le sens, Confiez-moi un louis.
MADAME GOULART, épouvantée. – Non, non !
COLEMBERT.– Mélanie vous l’a dit. Je gagne toujours pour les autres.
MADAME GOULART, serrant son réticule sur son cœur. – Non, non, vous reperdriez. Allons-nous-en !
MADAME COLOMBERT.– Vous perdez peut-être une fortune. Quand Médéric a la veine !
COLEMBERT.– Oui, l’inspiration, Fiez-vous à moi.
MADAME GOULART.– Allons-nous-en. La chance a tourné.
COLEMBERT.– Ne me donnez rien. Voici un louis, à moi. Je vous le prête. Si vous gagnez, tout est pour vous, sauf mon louis que je me rembourse.
MADAME GOULART.– Ah ! bon ! Comme cela.
COLEMBERT, lançant son louis. – Les douze premiers !
Il a gagné et transporte son gain sur les douze derniers ! Il gagne et mise le tout sur les douze moyens. Encore gagné.
MADAME GOULART, éperdue de joie et de crainte. – C’est trop beau ! C’est impossible ! Vous allez reperdre. Vous jouez comme un fou ! Ce n’est pas amusant. Risquez seulement cent sous à la fois !
COLEMBERT, magnifique. – Voulue voudriez pas ! Je mets sur un numéro plein.
Il gagne.
Nouveaux douzièmes.
Il perd.
Nouveau plein. Il gagne, laisse la somme et regagne.
Hauts, bas, revers, triomphe. Mme Goulart, tour à tour rouge, verte, hagarde, les jambes molles, le souffle coupé, assiste à cette bataille d’un homme contre le destin. Elle risque de s’évanouir, quand Colembert, retiré du jeu et sa caisse faite, reprend son louis et lui tend le tas d’or et de billets.
COLEMBERT.– Cinq mille sept cent vingt francs !
MADAME GOULART, s’en saisissant, éperdue. – Filons ! Filons ! Filons !
Sortie sensationnelle.
Mademoiselle Zoé Lacave, Poste restante, Nice-Cimiez (Alpes-Maritimes).
« L’inquiétude de Mme de Vertbois et la mienne grandit de jour en jour, ma chère Zoé. Se peut-il que, sous l’influence détestable des Colembert, notre tante, notre excellente tante Arsène méconnaisse notre dévouement et bafoue notre fidélité ?
Quoi ! Un esprit vigoureux comme le sien, et qui se flattait de ne subir d’empreinte de personne, se laisse mener à l’aveuglette par ces sonores et vides intrigants !
Tout ce que vous me mandez, avec une précision de détails dont je vous sais le plus grand gré, nous déconcerte et nous indigne. L’asthme de Mme de Vertbois s’en trouve si fâcheusement impressionné qu’il n’est guère d’instant où elle ne suffoque : poudres au datura et gouttes de lobélie sont impuissantes à conjurer cette nouvelle crise.
De mon côté, je souffre d’une recrudescence de rhumatismes, si bien que nous ne pouvons profiter de l’offre des Puybergue, qui projettent de rejoindre la Côte d’Azur en passant par Pau, Toulouse, Carcassonne et Nîmes. Un délicieux voyage, qui nous rapprochait de la tante en un moment si opportun !…
Quel regret d’y renoncer ! Renoncer, alors que les Colembert font la pluie et le beau temps, disposent, tranchent, ordonnent. Je connais le pèlerin : je me le représente avec son gros ventre et ses yeux en boules de loto. Je contemple, à travers votre dernière lettre, ce maître Jacques improvisé, régnant à l’office autant qu’au salon.
Je le vois apprenant à la cuisinière la recette de cette soupe aux moules dont vous dites que la tante eut l’imprudence de se régaler. Je le vois, apothicaire officieux, concentrer ce jus de pruneaux dont vous m’assurez qu’elle se trouve si merveilleusement. Je le vois, nettoyant de ses propres mains la petite chienne Bijoute, avec ce savon de sa composition qui tue les puces et empeste le muguet. Charlatan, qui veut se rendre indispensable !
Et il y réussit, par malheur, déterminé qu’il est à entraîner la crédulité de la tante vers quelque spéculation désastreuse, quelque commandite déplorable, vers le gouffre final d’un de ces innombrables krachs dont il a la spécialité.
Mais il ne gardera pas longtemps le champ libre ! À l’heure qu’il est, nos cousins les Girolle, prévenus par mes soins, vont arriver à Nice. Ne soyez pas trop surprise de me voir appeler à la rescousse des combattants, dont en toute autre circonstance j’eusse écarté le concours. Le danger nous presse et l’union fait la force.
Vous connaissez l’humeur belliqueuse de Girolle et l’acidité corrosive de Mélanie Girolle. Les Colembert, battus en brèche, ne pourront, je l’espère, tenir longtemps contre ces tenaces rivaux.
Sur ce, ma bonne Zoé, guérissez vite cette fluxion que vous devez à l’humidité de votre chambre. Mme de Vertbois joint ses bons souvenirs aux miens, que je nuance d’un respect.
NORBERT DE VERTBOIS. »
P.-S. – Tenez-moi au courant de l’arrivée des Girolle et des premières escarmouches.
Le jour où Zoé Lacave alla, non sans se retourner plus d’une fois, par crainte d’être épiée, retirer cette lettre au guichet de la poste restante, les Girolle prenaient d’assaut un compartiment de secondes du train de nuit Paris-Nice.
Pendant un long moment, M. Girolle, qui était petit et rageur, crâne chauve et barbiche grise, se colleta avec les valises et le filet, tandis que Mme Girolle, mince et jaune, déplorait la lenteur de leur fiacre, le manque de porteurs, l’excédent de bagages, l’afflux des voyageurs et les petits pois de son dîner qui passaient sans bonne grâce.
M. Girolle, dont l’aménité n’est pas la qualité foncière, ronchonne depuis qu’ils ont quitté la maison. Entre sa femme et lui, l’incompatibilité d’humeur n’a jamais causé qu’une scène, farcie d’aigreurs et convulsée de reproches. Une seule. Elle dure depuis vingt-cinq ans.
MADAME GIROLLE.– Tu as mal placé le sac de nuit. Il va tomber.
M. GIROLLE.– Qu’il tombe ! Tu n’avais qu’à ne pas prendre tant de petits colis. Es-tu sûre que le compte y est ?
MADAME GIROLLE.– Oui. Si tu n’as rien laissé dans la voiture.
M. GIROLLE.– J’y ai du mérite… Attends ! (Il tire son mouchoir et époussète les coussins.) At… At… Atchoum !
MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que tu as à éternuer ?
M. GIROLLE.– Tu le vois ; j’enlève les microbes !
MADAME GIROLLE.– Et tu en remplis ton mouchoir.
M. GIROLLE.– Tu n’es jamais contente.
MADAME GIROLLE.– Ta peur des microbes est risible !
M. GIROLLE.– Ton dédain du péril est inepte ! Allons, bon ! Tu as écorché la valise neuve en l’arrachant brusquement du fiacre.
MADAME GIROLLE.– Parle donc ! Tu as aplati mon carton à chapeau !
M. GIROLLE.– Aussi, a-t-on idée d’emporter une pareille roue de moulin ?
MADAME GIROLLE.– Je ne t’ai pas empêché, moi, de prendre deux complets, un pyjama et ton smoking, qui remplissent toute ma valise.
M. GIROLLE.– Et toi, avec tes robes ! Pour fermer la malle, le concierge a dû monter dessus.
MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que c’est que, cette loque que tu sors ?
M. GIROLLE.– Mon vieux foulard noir, pour m’envelopper la tête quand je dormirai.
MADAME GIROLLE.– Joli !
M. GIROLLE.– Autant que tes bigoudis, le matin !… Attends ! (Il reprend son mouchoir.)
MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que tu vas essuyer, encore ?
M. GIROLLE.– Les carreaux. Tout à l’heure, la trépidation nous fera avaler leur poussière.
MADAME GIROLLE.– Ma parole ! Tu vois des microbes partout !
M. GIROLLE, se fourrant dans la bouche une pastille de menthol. – Je ne t’en offre pas ?