Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire - Ligaran - E-Book

Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire E-Book

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Extrait : "Si nos philosophes et nos savants arrangeaient un monde à leur guise, comme le paysan de la fable, il est à croire que, voulant y faire entrer un être dont les facultés intellectuelles trancheraient tout à fait avec celles des animaux, ils lui donnent une organisation par laquelle il différerait autant des animaux les moins éloignés de lui, que le type du vertébré diffère du type de l'insecte, ou que le type du mammifère diffère du type de l'insecte..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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LIVRE IVLes sociétés humaines
Chapitre premier

DU MILIEU SOCIAL, ET DE L’HUMANITÉ, DANS SES RAPPORTS DE CONFORMITÉ ET DE DISCORDANCE AVEC LE PLAN GÉNÉRAL DE LA NATURE VIVANTE.– PLAN DU PRÉSENT LIVRE.

321. – Si nos philosophes et nos savants arrangeaient un monde à leur guise, comme le paysan de la fable, il est à croire que, voulant y faire entrer un être dont les facultés intellectuelles trancheraient tout à fait avec celles des animaux, ils lui donneraient une organisation par laquelle il différerait autant des animaux les moins éloignés de lui, que le type du vertébré diffère du type de l’insecte, ou que le type du mammifère diffère de celui de l’oiseau. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’a procédé le grand ouvrier, et il lui a plu de disposer d’un autre artifice, plus détourné à ce qu’il nous semble, pour atteindre le but sans dévier, plus qu’il ne le fallait, des lois générales.

Des modifications dans l’organisation et dans l’instinct, de la valeur de celles qui, à d’autres étages de la série zoologique, distinguent dans le même genre ou dans la même famille les espèces sociables de celles qui ne le sont pas, ont fait de l’homme, tel que le naturaliste peut l’envisager, un animal sociable. Et cet instinct de sociabilité qui, lorsqu’il apparaît accidentellement, sporadiquement aux étages inférieurs de la série, produit des phénomènes aussi singuliers que la monarchie des abeilles ou la république des fourmis, venant à reparaître brusquement, ou sans transition de quelque importance, juste au sommet de la série, en coïncidence avec quelques perfectionnements d’organisme qui n’auraient zoologiquement qu’une valeur secondaire, y détermine l’évolution de ce grand phénomène que l’on appelle l’HUMANITÉ.

Dès-lors le philosophe doit cesser de s’étonner s’il y a tant de conformités d’organisation entre un homme et un grand singe et tant de distance entre les facultés de l’homme et celles du singe : non que la Nature et son Auteur aient dérogé au plan général, au point de renoncer au parallélisme de développement entre l’organisation et les facultés ou les fonctions, mais parce que, pour l’homme, par une exception toute singulière, un moyen terme, un véritable médiateur est venu s’intercaler entre l’organisme individuel et les facultés individuelles. Ce moyen terme, ce médiateur n’est autre que le milieu social, où circule cette vie commune qui anime les races et les peuples : et il faut les perfectionnements de l’organisation sociale, opérés dans des circonstances propices, sous l’influence de ce principe de vie, pour aboutir à donner aux facultés de l’homme individuel des perfectionnements qui nous étonnent à bon droit, et qui seraient en effet inexplicables par le seul organisme individuel. Non seulement il est vrai de dire, comme on l’a dit de tout temps, que l’homme est fait pour la vie sociale, attribut qui lui est commun avec d’autres espèces ; mais il est aussi vrai de dire que l’homme individuel, avec les facultés perfectionnées qu’on lui connaît, est le produit de la vie sociale, et que l’organisation sociale est la véritable condition organique de l’apparition de ces hautes facultés : proposition qui n’a point d’analogue pour les autres espèces vivantes.

Si la perfectibilité individuelle appartient à l’homme à un degré remarquable, quoique bien limitée par la courte durée de son existence individuelle, elle n’est pas non plus absolument étrangère à l’animal, ni à la plante, qui même témoignent d’une tendance à la transmission héréditaire des qualités acquises par l’individu : mais la perfectibilité de l’homme, dont on parle tant, qui a fait concevoir tant d’espérances et former tant de rêves, est tout autre chose. Celle-ci implique surtout l’idée du perfectionnement progressif des générations successives ; elle n’est donc que la suite et le résultat indirect de la perfectibilité des sociétés humaines : de sorte que, pour en étudier convenablement le principe et les conditions essentielles, il faudra s’attacher, non à l’organisme individuel, non aux vertus cachées du principe de la vie individuelle, mais à l’organisation sociale et aux conditions beaucoup plus apparentes de son développement.

322. – Afin d’échapper au reproche de ravaler trop la condition de l’homme, en le comprenant dans leurs classifications du règne animal, les naturalistes ont quelquefois mis en avant l’idée d’un quatrième règne de la Nature ou d’un règne humain : mais, ce ne serait exprimer convenablement, ni la participation de l’homme individuel à la nature animale, ni la quasi-parenté, au point de vue zoologique, entre l’espèce humaine et quelques espèces voisines, ni surtout les caractères qui mettent un abîme entre l’humanité et la création animale. La seule supériorité des instincts de l’homme et des facultés qui en dérivent immédiatement, supériorité qui se montre encore au sein des sociétés les plus grossières, ne suffirait pas pour constituer dans la Nature un règne distinct et contrastant avec les autres règnes. Que si l’on tient compte de l’état auquel l’homme est parvenu après une longue culture, au sein de sociétés perfectionnées, il ne s’agit plus d’un nouveau règne de la Nature : il s’agit d’un ordre de faits et de lois qui contrastent avec tout ce que nous connaissons des faits et des lois de la Nature vivante. Il y a une plus profonde distinction entre l’humanité ainsi envisagée et le règne animal, qu’entre celui-ci et le règne végétal. Les lois du monde humain ou de l’humanité peuvent être mises alors en opposition avec les lois de la Nature vivante (végétale ou animale), comme celles-ci peuvent être mises en opposition avec les lois de la matière ou du monde inorganique. Aussi entendons-nous sans cesse opposer en ce sens l’homme à la Nature, la puissance et les œuvres de l’un à la puissance et aux œuvres de l’autre. Tantôt l’homme se pose superbement comme le roi de la Nature ; tantôt il se plaint douloureusement d’en être le jouet et l’esclave. De telles prétentions et de telles plaintes indiquent bien d’autres rapports que ceux qui naîtraient du simple voisinage entre les membres d’une communauté, soumis aux mêmes lois et relevant de la même autorité.

Cet orgueil se montre-t-il partout au même degré ? ces plaintes se font-elles entendre partout avec la même vivacité ? Non certainement, et par conséquent il faut bien qu’il y ait un état social dans lequel l’homme se rapproche davantage des conditions de la Nature. L’idée d’un état de nature n’est donc pas chimérique, quoiqu’il soit chimérique de prétendre fixer distinctement toutes les conditions de l’état de nature, sans quoi l’homme cesserait d’être un homme, même au sens zoologique, c’est-à-dire une créature à la fois plus souffreteuse et plus industrieuse qu’une autre, pouvant trouver dans un surcroît d’industrie des moyens de s’accommoder à des situations plus variées. Tandis que le castor maçonne partout sa demeure de la même manière, et que chaque espèce d’oiseaux, dans l’habitation plus ou moins circonscrite que lui a donnée la Nature, construit partout son nid avec les mêmes matériaux, le sauvage construira sa hutte, ici avec telle espèce de matériaux, là avec telle autre, selon les matériaux mis à sa disposition et selon les exigences du climat, comme aussi d’après les instincts de sa race, qui peuvent suffire pour expliquer la préférence donnée à tels matériaux ou à telle forme, et dont la variabilité d’une race à l’autre, quand il s’agit de détails aussi subordonnés, n’a rien qui semble déroger au plan général. Je ne dirai donc pas que des peuplades sauvages sont sorties de l’état de nature, parce qu’elles se construisent des huttes et que chaque peuplade a adopté pour sa hutte un type différent : mais au rebours, quand je vois une ville d’un million d’habitants, avec ses places, ses rues, ses quais, ses promenades, ses marchés, ses édifices, ses fontaines, ses égouts, ses becs de gaz, ses magistrats et ses agents de police, je comprends fort bien que je suis complètement sorti de l’état de nature, et que je suis entré dans un ordre de faits qui n’a rien de commun avec ceux dont le naturaliste s’occupe.

323. – Les langues et la manière de les apprendre peuvent nous fournir un autre exemple non moins frappant. L’enfant bégaie d’abord, et bientôt parle sa langue maternelle que lui enseigne sa mère ou sa nourrice, sans science, sans méthode, ou par une de ces méthodes dont la Nature a le secret et que nous ne savons pas rédiger. L’homme apprend naturellement à parler sa langue maternelle, comme il apprend naturellement à marcher, parce qu’il lui est aussi naturel de parler que de marcher. Les animaux à qui la marche est naturelle, mais non la parole, apprennent naturellement à marcher, tandis qu’ils ne peuvent apprendre naturellement à parler : toutefois, quoique l’homme soit, parmi les animaux, le seul qui parle, et que cette singularité suffise pour constituer une grande supériorité, on n’en reconnaît pas moins la marche de la Nature, aussi bien pour une chose dont la Nature n’offre pas d’exemples hors de l’espèce humaine, que pour des choses qui sont communes à l’homme et à d’autres espèces animales.

Un pauvre sauvage, fait prisonnier par une peuplade ennemie, échappe au massacre, et bientôt apprend à parler la langue de la tribu à laquelle il s’est rattaché. Les mœurs des autres espèces animales ne peuvent nous offrir, non seulement rien de semblable, mais rien d’analogue, du moins tant qu’elles ne sont pas soumises au joug de l’homme. Déjà cette manière d’apprendre une langue, comparée à la manière dont l’enfant apprend à parler sa langue maternelle, nous donne l’idée d’une déviation sensible de la marche de la Nature et de ses procédés généraux.

Que sera-ce, si nous nous représentons un écolier bégayant une langue morte, un savant apprenant une langue étrangère, à l’aide de grammaires et de dictionnaires, en faisant des versions et des thèmes, en expliquant des textes ou en déchiffrant des inscriptions ? Il ne s’agit plus ici d’une simple déviation des procédés ordinaires et des lois générales : il s’agit d’artifices, de méthodes, de procédés dont rien dans l’ordre naturel ne pourrait nous donner l’idée. Il y a là un tout autre ordre de phénomènes, de faits et de lois.

Dans un état de civilisation tel que le nôtre, à peine l’enfant sait-il parler, qu’on s’occupe de lui apprendre à lire et à écrire : et pourtant, qui s’aviserait de dire que l’écriture est naturelle comme la parole, ou que la parole est artificielle comme l’écriture ? Les logiciens peuvent bien dans leurs dissertations abstraites mettre sur la même ligne, comme autant de systèmes de signes conventionnels, la parole et l’écriture : mais chacun sent qu’il y a de la vie dans la parole, dans le langage, et qu’il n’y en a point dans le signe écrit (211). L’un est bien l’œuvre de l’homme, le produit de ses combinaisons réfléchies : l’autre est une manifestation de cet instinct mystérieux qui conduit pareillement à leurs fins tous les êtres vivants, quoique par des voies différentes, selon le degré de perfectionnement des organes et des facultés dont ils sont doués.

324. – Si l’étendue des terres habitables avait été plus circonscrite, il n’y aurait rien de surprenant à ce que l’on trouvât partout l’homme en possession de l’écriture et du même système d’écriture, dès la plus haute antiquité : en conclurait-on que l’usage de l’écriture est un des caractères naturels de l’espèce humaine, et que l’homme est sorti des mains de la Nature avec l’usage de l’écriture ? Nullement, pas plus qu’on ne doit regarder l’attachement du chien pour l’homme comme un des caractères naturels de l’espèce, quoique partout le chien ait été assujetti à l’homme et que l’on ne retrouve plus l’espèce dans son état vraiment naturel. Au contraire, la parole doit être regardée comme un caractère naturel de l’espèce humaine, non pas précisément parce que l’on a trouvé partout, et dès les temps les plus anciens, l’homme en possession du langage, mais parce que la parole a tous les caractères d’une faculté naturelle. La conclusion ne changerait pas, quand même il serait établi qu’à une époque reculée, antérieurement à l’ordre actuel des choses, l’homme a pu et dû se trouver dans un état plus voisin de la nature animale, n’ayant pas encore l’usage de la parole. Cela prouverait que l’espèce n’est point invariable dans la totalité de ses caractères et qu’elle a varié, mais ne changerait rien à la caractéristique de l’espèce actuelle. Quand les naturalistes distinguent, pour les autres espèces, les résultats de la culture d’avec la constitution naturelle de l’espèce, ils n’affirment pas que l’espèce naturelle a été affranchie de toute mutation dans un ordre de choses antérieur : ils déterminent et caractérisent les espèces actuelles, en évitant ou en ajournant les questions d’un autre ordre, qui concernent le mode de dérivation, de formation ou de création des espèces.

À l’égard des espèces domestiques, les naturalistes ont un critère certain pour distinguer ce qui fait partie de la constitution naturelle de l’espèce, d’avec ce qui est le produit d’une culture artificielle : il ne s’agit que d’abandonner l’espèce à elle-même, et de voir quels sont les caractères qui persistent et quels sont ceux qui disparaissent. En l’absence même de ce critère décisif, un certain tact que donne la longue habitude des mêmes choses leur permettrait de faire le même départ avec une grande probabilité (267). Il paraît en effet bien difficile d’user d’un tel critère pour l’espèce humaine ; et néanmoins aucun naturaliste ne mettrait en doute que des enfants abandonnés en bas âge dans quelque île déserte, ne vinssent à bout de s’entendre plus tard au moyen d’un langage, très grossier d’abord, et que le temps perfectionnerait : tandis que des siècles pourraient s’écouler avant que quelqu’un de leurs descendants n’inventât à nouveau un système artificiel d’écriture.

325. – Nous pourrions prendre d’autres exemples encore. À peine une peuplade de sauvages s’est-elle formée, que tous, par instinct, reconnaissent le commandement d’un chef, l’autorité d’un conseil d’anciens ou de braves. Toutes les espèces animales qui vivent en société ou par troupe, en font presque autant ; on reconnaît encore ici, avec quelques perfectionnements de plus, dus à la supériorité des facultés intellectuelles de l’homme, la marche habituelle de la Nature. Il est vrai que plus tard, les circonstances aidant, ce simple début mènera aux constitutions politiques, aux formes et aux fictions monarchiques et parlementaires : mais alors nous serons entrés en plein dans ce monde artificiel que l’industrie et l’intelligence humaine ont fini par créer, et qui ne ressemble pas plus au monde sorti des mains de la Nature, que le régime d’un canal avec ses biefs et ses écluses ne ressemble au régime d’un fleuve.

Personne aujourd’hui ne confond les chants des poètes que la Nature inspire et que la mémoire recueille dans l’enfance des sociétés, alors que les livres et l’écriture même sont choses inconnues, avec la poésie étudiée, cultivée, telle qu’on la connaît aux époques littéraires. À l’une et à l’autre date il peut y avoir des choses mauvaises ou médiocres et des œuvres admirables. Les bardes du Nord chantaient à la manière d’Homère, et ils ne nous ont pas laissé de monuments qu’on puisse mettre à côté de l’Iliade. Virgile n’est pas moins admiré qu’Homère : mais, depuis que nous sommes revenus, à force d’expérience acquise et d’observations accumulées, à un sentiment plus juste de la Nature et de l’antiquité, on trouverait plus raisonnable d’établir un parallèle entre Virgile et Voltaire ou Gœthe, que de comparer le poète de la cour d’Auguste au barde d’Ionie. Il y a des fruits excellents que la Nature produit toute seule sous un ciel propice : il y en a d’autres qu’elle ne produit pas et pour lesquels il faut l’art du jardinier, quoique la Nature fournisse encore l’étoffe et les forces aveugles dont l’art dispose pour les produire. Telle est à peu près la différence entre la poésie des âges primitifs et celle des âges littéraires.

Le même contraste se ferait sentir, si l’on comparait les coutumes naïves des peuples primitifs au droit savant et compliqué, résultant des travaux des jurisconsultes, des publicistes et des philosophes ; les manifestations instinctives du sentiment religieux aux rituels rédigés par des collèges sacerdotaux ou aux formules dogmatiques composées par des théologiens.

Ce n’est donc pas sans raison que l’on a opposé l’homme de la Nature à l’homme modifié par la société et modifiant à son tour les êtres sur lesquels s’étend son empire. On n’a eu que le tort d’employer le plus souvent, dans un but déclamatoire, des termes auxquels il était facile d’attribuer un sens vraiment philosophique et même scientifique.

326. – Dans le monde humain, tel qu’il s’offre aujourd’hui à l’observation du philosophe, il y a à considérer le mode d’existence de l’homme individuel, tel que le milieu social l’a façonné, et le mode d’existence des sociétés humaines dont le principe se trouve dans l’instinct de sociabilité que la Nature a départi à l’homme individuel. Puis il faut distinguer, aussi bien pour l’homme individuel que pour les sociétés humaines, ce qui est soumis aux lois générales par lesquelles sont régis tous les êtres vivants, tous les phénomènes de la vie, et ce qui déroge essentiellement aux lois de la Nature vivante. Considérons d’abord à ce point de vue l’homme individuel dont nous devons avoir une connaissance, sinon plus claire, du moins plus immédiate.

Nous savons (205) que le caractère le plus, apparent des phénomènes vitaux consiste dans la succession des âges. Or, cette succession s’observe-t-elle pour toutes les facultés de l’homme et pour tous les produits de ces facultés ? Évidemment non. Tandis que la force, l’énergie, le courage, la sensibilité, la mémoire, l’imagination et si l’on veut le génie passent par ces périodes, la loi n’est plus la même pour ce que l’on nomme la raison, la sagesse, la science. Ces précieux dons s’accroissent encore quand l’homme vieillit par tous les autres côtés. Vainement objecterait-on qu’il vient une époque de décrépitude où la raison, la sagesse, la science s’éteignent à leur tour, où l’homme ne vit plus que d’une vie machinale : car, d’abord, il ne faut pas confondre la décadence ou l’abolition d’une faculté par suite de maladies ou d’autres accidents organiques, avec la décadence ou l’abolition résultant de la vieillesse générale de l’organisme ; et ensuite, il est bien clair que l’exercice des fonctions vitales et organiques est la condition indispensable de l’exercice de toutes les autres facultés de l’homme, aussi bien de la raison, de la sagesse, de la science, que du courage et de l’imagination. Mais, l’ensemble des observations n’indique pas, d’un côté comme de l’autre, une connexion immédiate, essentielle et nécessaire. La vivacité des passions, le feu de l’imagination, l’exaltation de la sensibilité et même l’enthousiasme de l’âme se rattachent à certains états de l’organisme, quelquefois comme cause, plus souvent comme effet, et toujours en vertu d’une sympathie manifeste, de quelque part que vienne l’ébranlement primitif. Mais, s’il est vrai qu’il faut au moins que le savant se trouve dans un état de santé passable pour pouvoir se livrer à ses travaux, on ne s’avisera pas de chercher dans le résultat de ses travaux la trace de son tempérament, l’indice de son état de santé : on n’y reconnaîtra que l’influence des idées qui lui sont familières et qui l’ont guidé dans des recherches antérieures.

327. – Tandis que toute théorie de la sensibilité, de l’imagination et des passions, où l’on ferait abstraction des observations et des données physiologiques, serait une théorie privée de ses supports naturels, la logique n’a pas le moindre besoin de prolégomènes empruntés à la physiologie. Tous les progrès faits et à faire dans l’anatomie du cerveau n’y changeront pas un iota. Nous pouvons affirmer que ce qui rend pour nous une proposition certaine, probable la rendrait certaine, probable au même degré, pour les intelligences ayant les mêmes connaissances que nous, quoique physiologiquement constituées tout autrement que nous. Avec quelques circonvolutions de plus ou de moins dans le cerveau, on deviendra peut-être incapable d’étudier la géométrie : mais, si l’on reste capable de l’étudier, on retombera certainement sur les mêmes théorèmes par lesquels Euclide et Archimède ont passé. Il se peut que certaines races d’hommes soient incapables de produire des géomètres : toutefois, si elles ne sont pas frappées à cet égard de stérilité, il est sûr qu’on ne verra pas se former chez elles une autre géométrie que la nôtre, dont les théorèmes ne cadreraient pas avec nos théorèmes. Au contraire, par suite des différences de constitution organique, elles pourraient avoir une poésie, des arts, et même des idées philosophiques et religieuses qui ne ressembleraient pas plus aux nôtres, que leurs langues ne ressemblent à la nôtre.

En voyant, d’une part, combien sont compliquées, particulières et spécifiques les conditions, organiques d’où dépend pour nous le jeu de la pensée, d’autre part combien il y a de généralité et de simplicité dans les lois, dans les rapports que la pensée saisit, nous ne pouvons reconnaître ici le genre de subordination qui subsiste entre la cause et l’effet. Et c’est ainsi qu’il faut concevoir que l’homme est conduit, par l’exercice même de quelques-unes de ses facultés vitales, jusque dans un monde intelligible, gouverné par d’autres lois que celles qui régissent les phénomènes de la vie.

328. – Nous avons montré dans un autre ouvrage quelles sont les conditions fondamentales de la science humaine et de nos méthodes en général. Nous avons fait voir qu’elles tiennent à la discontinuité des signes artificiels qui fixent les idées, les notions acquises, les règles de tout genre ; et que de cette fixité résulte la possibilité du progrès indéfini, ou du moins d’une durée indéfinie, lesquels d’un autre côté supposent la suppression, la neutralisation de tout ce qui tient à la sensibilité, à l’imagination et à la vie. Ce que l’homme fait et ce dont il trouve au besoin le modèle en étudiant les phénomènes purement physiques, et ce que la Nature vivante ne sait ou ne veut pas faire, c’est ce qui se fait par logique et méthode, par géométrie et calcul, par combinaison et disjonction d’éléments juxtaposés : ce que la Nature fait et ce que l’homme ne peut pas faire, ou ce qu’il ne fait qu’instinctivement, par une expansion de la vie qui est en lui, c’est ce qui résiste à l’analyse ou ce que l’analyse détruit ; ce qui ne se construit point par synthèse proprement dite, ou par le rapprochement artificiel d’éléments épars, mais ce qui résulte du développement d’un germe, sous l’influence de causes extérieures d’excitation, par l’action d’un principe interne d’organisation et de mouvement, dont l’homme a le sentiment ou la perception confuse, sans en avoir une idée précise et fixe, sur laquelle il puisse raisonner.

329. – De là le désaccord et la singularité d’un être qui appartient à la Nature vivante, et que la Nature a muni de facultés susceptibles de se développer, dans certaines circonstances exceptionnelles, d’une manière anormale, contrairement au plan suivi par elle pour tous les êtres vivants : de telle sorte que cet être si étrange puisse se croire parfois le maître ou le rival de la Nature elle-même. Tel est l’HOMME.

De là vient aussi sa misère : car, ce que cet être intelligent sait le mieux, les seules choses qu’il sache à proprement parler, c’est ce qui s’éloigne le plus de sa propre nature, comme être doué de sensibilité et de vie.

De là enfin son penchant au surnaturel et au merveilleux, qui charme son imagination, exalte sa sensibilité, et à quelque hauteur que la pensée s’élève, y répand la vie, en l’absence de laquelle toutes les spéculations de la raison ne tournent qu’à l’affliction d’esprit.

Cette définition devenue fameuse de nos jours dans une certaine école : « l’homme est une intelligence servie par des organes,» n’a donc que le petit inconvénient de supprimer la vie, en mettant directement aux prises l’intelligence et le mécanisme. Mieux vaudrait la vieille définition scolastique « l’homme est un animal raisonnable, » si elle ne semblait impliquer que l’homme n’est supérieur aux animaux que par la raison, tandis qu’il y a en lui des sentiments, des passions, des instincts, des facultés qui ne relèvent pas de la raison, et qui suffiraient pour assurer sa prééminence. Est-ce que l’amour de la gloire, est-ce que l’enthousiasme et l’imagination poétique dépendent de la raison ? Craignez bien plutôt de soumettre toutes ces grandes et belles choses au creuset de la raison, si vous ne voulez les voir d’abord se flétrir et se dessécher.

330. – Ce que nous disons de l’homme individuel s’applique bien mieux encore aux sociétés humaines. Les sociétés, plus encore que les individus, comportent en certaines choses le progrès indéfini, et moyennant des circonstances favorables une durée indéfinie. Mais, ce qui peut y être affranchi de la fatale loi des âges, ne l’est que par une fixité de principes et de règles incompatible avec les phases du mouvement vital. Ainsi s’établit un ordre de faits sociaux qui tend à relever, omisse medio, des principes ou des idées purement rationnelles auxquelles était consacré notre premier livre, et qui nous ramène à une sorte de mécanique ou de physique des sociétés humaines, gouvernée par la méthode, la logique et le calcul (210 et 212) : en sorte que ce qui s’appelle proprement une civilisation progressive n’est pas, comme on l’a dit si souvent, le triomphe de l’esprit sur la matière (ce qui n’aurait, nous l’accordons, que de bons côtés, quoique cela sente un peu son gnosticisme), mais bien plutôt le triomphe des principes rationnels et généraux des choses sur l’énergie et les qualités propres de l’organisme vivant, ce qui a beaucoup d’inconvénients à côté de beaucoup d’avantages. Voilà la thèse dont la suite de cet ouvrage doit être le développement et la justification.

Les sociétés humaines sont tout à la fois des organismes et des mécanismes. On ne peut les assimiler exactement, ni les choses qu’elles produisent, surtout dans leurs phases finales ; à un organisme vivant : mais on se tromperait encore plus si l’on méconnaissait, dans leurs premières phases, leur grande ressemblance avec un organisme vivant ; et ce n’est pas une des moindres conquêtes intellectuelles des temps modernes, que d’avoir enfin saisi cette ressemblance, malgré la grande dissemblance des conditions où nous sommes aujourd’hui placés nous-mêmes.

L’avènement du règne de l’idée dans les sociétés humaines n’y détruit pas les forces instinctives, pas plus que les fonctions vitales ne s’arrêtent chez l’homme entièrement absorbé par les travaux de l’esprit ou voué au culte d’une idée : mais l’idée régnante est comme une forme qui, une fois bien arrêtée, s’assujettit de plus en plus les forces instinctives, en leur imposant le cadre où doivent ultérieurement se déployer leur activité propre et leur vertu opérative.

331. – Ce qui est pour l’individu un acte réfléchi, délibéré, accompli en conformité d’une idée dont il a conscience, peut avoir les caractères d’un acte instinctif, quant à son influence sur la vie sociale de l’être complexe dont l’individu fait actuellement partie. Ainsi, un ambitieux politique sait très bien ce qu’il fait en poursuivant pour son propre compte le pouvoir, la fortune, la gloire : et en même temps il se trouve qu’il a travaillé, le plus souvent à son insu, à l’accomplissement de certaines destinées sociales dont on ne devait avoir que beaucoup plus tard, ou même dont on n’a pas encore la nette perception. Voilà ce que le grand Orateur a exprimé par ces mots restés célèbres : « L’homme s’agite et Dieu le mène. » Les anciens disaient : Deus anima brutorum.

Partout où l’instinct opère dans les œuvres collectives de l’homme et dans l’organisation des sociétés humaines, d’une manière incompréhensible pour nous, nous qualifions cet instinct de divin, et nous sommes portés à y reconnaître la manifestation d’un pouvoir supérieur et invisible. Le poète, l’artiste sentent un Dieu qui les inspire. On a regardé Dieu lui-même comme l’auteur des langues primitives, comme le premier instituteur du langage humain : et l’on a eu toute raison, si par là on a entendu exprimer que la première organisation des langues s’est faite par un travail instinctif dont, ni les individus, ni les sociétés ne se rendaient compte, et qui a donné à la chose produite les caractères merveilleux des autres produits de l’instinct dans l’économie vivante (211). Écoutons sur ce point l’un des plus éminents linguistes que l’Allemagne ait produits. « Je ne crois pas, dit Guillaume de Humboldt, qu’il faille supposer chez les nations auxquelles on est redevable de ces langues admirables, des facultés plus qu’humaines, ou admettre qu’elles n’ont pas suivi la marche progressive à laquelle les nations sont assujetties : mais je suis pénétré de la conviction qu’il ne faut pas méconnaître cette force vraiment divine que recèlent les facultés humaines, ce génie créateur des nations, surtout dans l’état primitif où toutes les idées et même les facultés de l’âme empruntent une force plus vive de la nouveauté des impressions, où l’homme peut pressentir des combinaisons auxquelles il ne serait jamais arrivé par la marche lente et progressive de l’expérience… S’il est impossible de retracer sa marche, sa présence vivifiante n’en est pas moins manifeste. Plutôt que de renoncer, dans l’explication de l’origine des langues, à l’influence de cette cause puissante et première, et de leur assigner à toutes une marche uniforme et mécanique qui les traînerait pas à pas, depuis le commencement le plus grossier jusqu’à leur perfectionnement, j’embrasserais l’opinion de ceux qui rapportent l’origine des langues à une révélation immédiate de la Divinité. Ils reconnaissent au moins l’étincelle divine qui luit à travers tous les idiomes, même les plus imparfaits et les moins cultivés. »

332. – Chaque fois que des intelligences vraiment supérieures ont pénétré dans le jeu des institutions et l’agencement des formes politiques, elles ont pareillement reconnu l’insuffisance de toutes explications purement logiques, de toutes données purement rationnelles ; elles ont aussi fait appel à un principe divin, c’est-à-dire à des instincts supérieurs dont Dieu a doué l’homme pour l’accomplissement de ses destinées sociales, et qui créent, conservent, réparent l’organisme social, comme d’autres forces instinctives créent, conservent, réparent d’autres organismes vivants. « Il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, » a dit l’Apôtre : entre tant de commentaires d’un texte si fameux, nous choisirons, à titre d’échantillon, l’un des plus récents, donné par l’un de nos contemporains les plus illustres, comme penseur et comme homme d’État.

« Cromwell, dit M. Guizot, n’était point un philosophe ; il n’agissait point d’après des vues systématiques et préméditées ; mais il portait dans le Gouvernement les instincts supérieurs et le bon sens pratique de l’homme marqué de la main de Dieu pour gouverner. Il avait vu à l’épreuve cet arrogant dessein de créer, par la seule volonté populaire ou parlementaire, le Gouvernement tout entier ; il avait lui-même audacieusement poussé à l’œuvre de destruction qui devait précéder la création nouvelle ; et au milieu des ruines faites de ses mains, il avait reconnu la vanité de ces téméraires expériences ; il avait compris que nul Gouvernement ne peut être l’ouvrage de la seule volonté des hommes ; il avait entrevu dans ce grand travail la main de Dieu, l’action du temps et de toutesles causes étrangères à la délibération humaine. Entré, pour ainsi dire, dans le conseil de ces puissances supérieures, il se regardait, par le droit de son génie et de ses succès, comme leur représentant et leur ministre… »

Voilà certes un beau langage, et qui mieux est, un langage vrai, en ce sens que, plus l’homme s’élève dans l’échelle de la moralité, plus il est tenu de revêtir d’attributs moraux la puissance supérieure par laquelle il sent que ses destinées sont gouvernées. Il nous est bien naturel et bien consolant de croire que la Providence divine ne s’applique pas de la même manière à régler le sort d’une fourmilière, les aventures d’une peuplade d’anthropophages et les destinées d’un grand empire, et d’exprimer à notre façon, par la variété des formes de notre langage, cette diversité dans le mode d’application. Ce que nous appelons la puissance de la Nature, là où un but moral n’apparaît pas, nous l’appelons la main de Dieu, là où nous sommes frappés surtout du sort réservé à des millions de créatures dont l’intelligence et le sens moral sont les plus nobles attributs (319). Mais il n’en reste pas moins évident que le caractère essentiel et constant de ces causes supérieures que signale l’éloquent publiciste, est de demeurer étrangères à la délibération humaine ; d’opérer sans préméditation, instinctivement ; et de faire de cette manière (comme tous les instincts) ce que la seule raison humaine est incapable de faire par des vues méthodiques et des combinaisons réfléchies. En d’autres termes, cela signifie que l’art humain n’a pas le pouvoir de créer la vie de toutes pièces, d’infuser le principe de vie là où il n’est pas, mais uniquement celui de diriger, dans une certaine mesure, la vertu opérative des instincts vitaux. Ainsi simplifiée (et, si l’on veut, rabaissée), la proposition sera vraie pour l’organisation politique la plus grossière, pour celle d’une horde barbare, comme pour ces grands corps de nations, à la tête desquels figurent les grands personnages que l’on peut qualifier de représentants ou de ministres de la Providence, vu l’importance de leur rôle dans l’ordre des faits moraux et des idées morales.

L’idée se trouve à la fois au-dessus et au-dessous de l’instinct : la force ou la vertu opérative appartenant surtout à l’instinct, tandis que l’idée est surtout la conception d’une forme. Et de même qu’un rapport abstrait se dégage à la longue des nombres de la statistique, toute élimination faite des causes qui ont opéré activement pour la détermination de chaque fait particulier (63), de même il doit arriver à la longue que l’idée ou la condition formelle prévale sur l’instinct : sur les instincts supérieurs, nobles ou délicats, comme sur les instincts animaux et grossiers ; et qu’ainsi il y ait à certains égards un abaissement, à d’autres égards un perfectionnement dans les conditions de l’humanité.

333. – Il faut remarquer l’artifice par lequel la Nature emploie comme force instinctive, dans l’organisme social, ce qui est pour l’individu un acte d’intelligence et de volonté réfléchie. Elle nous offre d’autres exemples de cette espèce de rabaissement des fonctions de la vie, dans le passage des organismes composants aux organismes composés (212). Chaque polype est un animalcule et le polypier est une sorte de végétal. Dans le mystère de la génération, le spermatozoaire figure aussi comme un animalcule ayant sa vie propre et indépendante, laquelle néanmoins n’a d’autre but que celui d’intervenir dans la reproduction d’un être de nature supérieure, concurremment avec d’autres appareils organiques privés de vie indépendante et de motilité propre (257).

La société ne pense pas, comme l’individu, à l’aide d’un cerveau unique ; et néanmoins, quand les sociétés en sont à cette phase où les idées les gouvernent, principalement ou en grande partie, la puissance divine trouve encore le moyen de réaliser le phénomène de l’idée, de la connaissance réfléchie et consciente d’elle-même, aussi bien pour les sociétés humaines que pour l’homme individuel ; et elle a pour cela différents artifices. À une certaine époque de la vie des peuples, elle produit ce que l’on appelle des grands hommes, qui sont grands (suivant une remarque déjà ancienne) parce qu’ils joignent à des facultés personnelles éminentes le bonheur d’avoir une organisation intellectuelle et morale parfaitement en rapport avec les besoins, les tendances, les dispositions de la société, au temps et dans le pays où ils vivent : de sorte qu’ils ont tout ce qu’il faut pour en devenir momentanément la monade dirigeante, l’archée ou le moi (297). Et plus tard encore, l’idée est devenue tellement distincte ; sa fixité, sa précision l’ont tellement rendue susceptible d’une transmission identique d’individu à individu ; les moyens de transmission sont devenus si commodes, si multipliés, si rapides, que les sociétés peuvent subir le gouvernement des idées, sans même avoir besoin de grands hommes.

334. – Tout ce jeu des sociétés humaines, jeu mélangé d’organisme et de mécanisme, et qui mérite tant d’attirer l’attention du vrai philosophe, n’exige pas qu’on se mette en frais de métaphysique, ni surtout d’ontologie (320). Il n’en est point à cet égard de la nature des sociétés humaines comme de celle de l’homme individuel, objet principal et constant de la spéculation ontologique. De tout temps les philosophes et les moralistes ont parlé de la dualité de la nature humaine, mais en se plaçant à des points de vue différents. Aristote, après avoir distingué dans l’homme le corps (αῶμα) et l’âme (ψυχὴ), distingue dans l’âme deux parties, l’une privée de raison et qu’il nomme l’appétit (ὄρεξις), l’autre raisonnable et qu’il appelle l’intelligence (υοῦς) : ce qui rentre bien dans la distinction établie plus haut entre ce qui relève et ce qui ne relève pas des lois générales de la vie : mais la notion des substances, telle que la plupart des modernes l’ont entendue, s’accommodait mal de cette distinction plus ancienne, et l’a fait tomber en discrédit. C’est alors qu’on a opposé l’intelligence à la matière, l’âme (ou la substance pensante) au corps ou à la substance étendue. D’autres, plus soucieux de distinctions morales que de distinctions ontologiques, opposent la chair à l’esprit, les instincts de la bête aux aspirations du principe divin (qui sont aussi des instincts, mais d’une nature supérieure), les impulsions d’une fatalité aveugle aux déterminations d’une énergie libre. Nous ne discutons aucune de ces divisions, de ces antithèses, qui toutes ont leur fondement et leur vérité relative : la nôtre ne procède, ni d’une ontologie douteuse, ni du désir (d’ailleurs si respectable) d’expliquer ou de confirmer une doctrine morale ; nous n’entendons qu’invoquer une idée propre à expliquer ou à relier un grand nombre de faits : ce sera à nous de la justifier en montrant qu’elle remplit ce but, sans prétendre que le résultat (en le supposant obtenu) doive infirmer la valeur d’autres distinctions dont le but est différent.

335. – Remarquons que ces philosophes, ces moralistes qui insistent tant, chacun dans leur sens, sur la dualité de la nature humaine, se préoccupent surtout de l’homme individuel et de ses destinées comme être individuel. Loin de nous la pensée de les en blâmer, puisque la loi morale a surtout pour objet de gouverner l’être individuel, la personne vraiment morale, et que les destinées de la personne morale peuvent en un sens avoir plus de prix que les destinées d’une race, d’une nation, de l’espèce tout entière, lesquelles ne sortent pas des limites d’un monde sensible et passager. Nous tenons seulement à faire comprendre que, par cela même, leurs classifications, leurs divisions, leurs antithèses échappent au contrôle de l’observation scientifique ou historique, ainsi qu’aux règles de critique, ex analogia universi. Car, à prendre les choses scientifiquement et historiquement, ce n’est que par la culture sociale et par la tradition historique que se développent, de la manière la plus variable, les facultés supérieures de l’homme. Quand on étudie dans son organisation, dans ses instincts, l’animal que la Nature seule a façonné, on fait de la science : car, l’organisation et les instincts de l’animal sont l’organisation et les instincts de l’espèce, sauf des déviations accidentelles de nulle importance, et l’espèce même reste invariable dans le temps qu’embrassent nos observations. Mais l’homme individuel, au point de vue de la science, n’est qu’une pure abstraction. Où le prenez-vous ? À quelle époque a-t-il fait son apparition dans le monde ? À quelle race appartient-il ? Dans quel milieu s’est-il formé ? Il faut donc considérer, non plus l’homme individuel, mais l’humanité, si nous voulons saisir un principe de distinction qui ait vraiment une importance capitale et qui comporte une preuve, au point de vue scientifique et historique.

Non seulement le moraliste, le prédicateur, le mystique, l’ascète, mais encore le poète, le romancier, le dramaturge fouillent, chacun à leur manière, et au besoin en mettant de côté toute métaphysique, cette inépuisable mine qu’on appelle l’âme humaine, le cœur humain, la nature de l’homme. La littérature et en grande partie l’art tirent de là leur aliment, aussi bien que la religion : la science, la philosophie des sciences n’ont pas grand-chose à y voir. Se figure-t-on les subtiles analyses d’un moraliste ou d’un romancier, coordonnées en systèmes scientifiques ? Donc, puisque nos recherches, déjà bien assez variées, ont pour objet la philosophie des sciences et les idées qui président à la coordination scientifique, nous n’aurons point à nous occuper de toutes ces spéculations sur la nature morale de l’homme, envisagé dans son mode d’existence individuel et personnel : mais en revanche il rentre essentiellement dans notre sujet de tenir compte de tous les éléments de la nature humaine qui se traduisent en faits sociaux sur lesquels la science et l’histoire ont prise, et que doivent éclairer la philosophie des sciences et la philosophie de l’histoire.

336. – Voilà pourquoi nous allons parler des sociétés humaines dans ce quatrième livre, à la suite de celui qui avait pour rubrique LA VIE ET L’ORGANISME : de cette manière aucune analogie n’est rompue ; le même fil scientifique continue de nous guider ; la disposition sériale se poursuit et en même temps le cycle s’achève, de manière à nous donner l’idée d’un tout parfaitement lié et continu. Nous retrouvons à propos de la formation et de la distribution des races humaines, avec leurs langues et leurs instincts divers, grossière ou relevés, des questions de même ordre que celles qui s’agitent à propos des autres espèces vivantes. Nous sentons l’action des mêmes causes, dont les unes vont en s’affaiblissant, et les autres en se prononçant davantage, jusqu’à ce que nous voyions nettement prédominer un autre ordre de phénomènes, mais qui n’a pour nous rien d’étrange, car il repose sur des principes avec lesquels l’étude des règles fondamentales de la raison et des lois les plus générales du monde physique nous a déjà familiarisés.

Après cette vue d’ensemble, il s’agit de savoir dans quel ordre nous procéderons, bien sommairement encore (notre cadre et aussi nos forces nous en font une loi), à une discussion plus détaillée. On ne doit pas s’attendre à trouver ici toute la rigueur logique que comporte l’enchaînement de certains rapports abstraits : tout se mêle et s’entrelace, dans la trame de la vie des peuples et dans le déroulement de leurs destinées, plus encore qu’ailleurs ; il suffit d’adopter un ordre qui ne fasse point par trop violence aux connexions les mieux marquées.

337. – Et d’abord les questions à examiner en premier lieu, comme tenant de plus près à celles qui nous ont occupés précédemment, sont évidemment celles qui ont trait à la diversité des races humaines, aux principes de cette diversité et à la valeur des caractères différentiels qui les séparent.

Il n’est pas moins évident que toutes ces questions conduisent à des questions analogues, en ce qui concerne plus particulièrement la formation des langues et les lois de leur développement.

Après les langues, rien ne paraît tenir plus intimement à la constitution intellectuelle et morale de l’homme que les instincts religieux ; la durée des religions est comparable à celle des langues, ce qu’on ne peut dire d’aucune autre institution sociale ; enfin c’est par les religions, comme par les langues, que certains peuples privilégiés ont étendu leur influence bien au-delà du cercle de leurs destinées propres, et contribué sur la plus vaste échelle aux progrès de l’humanité : tout semble donc indiquer que, dans ce recensement rapide, les instincts religieux et les idées religieuses doivent venir après les langues.

Nous placerons ensuite les observations générales auxquelles donnent lieu les mœurs et les idées qui sont le fond de la morale proprement dite.

En contact intime avec les mœurs et les idées morales, et notamment avec l’instinct de la coutume et l’idée du devoir, le sentiment et l’idée du droit s’en distinguent pourtant par des caractères propres, par des tendances organiques mieux marquées, qui donnent à l’institution juridique, chez les peuples appelés à la développer, une vie et une existence plus indépendantes.

La coutume et l’idée juridiques contiennent en quelque sorte la coutume et l’idée politiques, comme le genre contient l’espèce. Sans doute on ne peut concevoir les sociétés humaines sans une ébauche de gouvernement qui est le lien, au moins extérieur, de l’unité sociale ; et à ce titre les instincts et les idées politiques sembleraient devoir venir, même avant les religions, si ce n’est avant les langues. Sans doute aussi, des liens politiques (souvent très durs) s’observent chez des peuples qui n’ont guère développé l’instinct ni cultivé l’idée du droit : mais il est bien certain également que les formes politiques ne peuvent sortir de cette rudesse barbare, plutôt que primitive, qu’autant qu’elles se rattachent à l’idée du droit et en en suivant les diverses évolutions. Nous devrons insister sur ces évolutions successives qui déterminent finalement l’apparition d’une idée nouvelle, celle d’une administration des intérêts sociaux, indépendante des formes politiques.

Ceci annoncera au lecteur que nous entrons dans un ordre de faits qui sont loin d’avoir (au moins lorsqu’ils parviennent à un degré de développement, suffisant pour leur donner une valeur philosophique) la même universalité, la même ancienneté que les précédents, et qui appartiennent à ce que l’on appelle une civilisation avancée. Notre méthode nous conduira donc à énumérer et à discuter les principes des sciences qualifiées d’économiques, qui ont pour objet essentiel les lois sous l’empire desquelles se forment et circulent les produits de l’industrie humaine, dans des sociétés assez nombreuses pour que les individualités s’effacent, et qu’il n’y ait plus à considérer que des masses soumises à une sorte de mécanisme, fort analogue à celui qui gouverne les grands phénomènes du monde physique.

Enfin, après avoir successivement passé en revue (autant que le permet un cadre si resserré) toutes les grandes institutions sociales, et mis en relief leurs principales connexions, il nous restera à établir une comparaison du même genre entre l’art, la science, l’industrie, que l’on ne peut plus considérer comme des institutions sociales, mais qui n’en sont pas moins les formes les plus distinctes et les plus importantes de l’activité humaine, au sein des sociétés perfectionnées.

Tel est le plan que nous nous proposons de suivre dans ce quatrième livre.

Chapitre II

DES IDÉES D’ESPÈCE ET DE RACE, APPLIQUÉES À L’HOMME ET AUX SOCIÉTÉS HUMAINES.– DE L’ANTHROPOLOGIE ET DE L’ETHNOLOGIE.

338. – De tout temps les hommes se sont préoccupés de la question de savoir jusqu’à quel point ils devaient se considérer comme parents ou comme étrangers les uns aux autres. Pendant longtemps, le sentiment de la parenté, de la consanguinité de tous ceux qui parlent la même langue, observent les mêmes rites et les mêmes coutumes, conserve une très grande énergie : comme aussi, par contre, le mépris et l’aversion pour les populations étrangères, réputées barbares parce qu’elles ne parlent pas la même langue, impies parce qu’elles n’adorent pas les mêmes dieux, grossières parce qu’elles n’ont pas les mêmes mœurs, inspirent une sorte de répugnance pour toute idée de parenté ou de consanguinité avec elles. La cosmogonie indigène ne s’occupe pas de leur origine, ou, si elle s’en occupe, c’est pour expliquer à sa manière le sceau de réprobation qu’elles portent. Si, par la vertu du mythe, ces étrangers sont encore des parents dans un sens animal et grossier, ils sont au moins sortis de la famille : ce sont des parents déshérités et désavoués. Les institutions religieuses, en se développant et s’organisant selon le mode antique, d’après les idées de pureté et d’impureté, ne font que renforcer l’idée d’une séparation originelle entre les peuples ou même entre les castes qui parlent la même langue, qui se trouvent, sinon fondues ensemble, du moins juxtaposées et enchevêtrées au point de former un même peuple.

Plus tard, d’autres institutions religieuses dont le principe est essentiellement différent et que nous nommerons des religions prosélytiques, produisent un effet tout contraire : elles tendent à réunir dans une même foi et dans l’attente de destinées communes ceux qu’avaient tenus séparés les uns des autres la disparité de leurs rites grossiers ou l’hétérogénéité de systèmes religieux plus profonds ; et elles ne peuvent atteindre ce but sans s’appuyer sur l’idée d’une fraternité originelle entre tous les hommes, exprimée de manière à la rendre saisissante et populaire.

Mais de plus, et indépendamment de toute influence religieuse, le propre d’une civilisation progressive est de détendre les liens de solidarité qui tiennent à la conformité du langage, du culte, des mœurs, des institutions, et de faire de plus en plus prévaloir ce qu’il y a d’universel dans la nature humaine, sur ce qui est propre à chaque temps, à chaque lieu, à chaque classe, à chaque nationalité. Une fois que les sociétés sont entrées dans cette phase, il faut donc que les hommes inclinent de plus en plus à mettre l’idée de l’humanité au-dessus de l’idée de toute nationalité particulière, et même au-dessus de l’idée de toute confraternité religieuse. En langage moderne, cela s’appelle philanthropie, et la philanthropie n’est pas quelque chose qu’il faille ridiculiser, malgré l’abus qu’on en a fait.

339. – Nous venons d’indiquer pourquoi l’on ne peut agiter, même avec la plus grande impartialité scientifique, la fameuse question de l’unité de l’espèce humaine, du principe de la diversité des races humaines, sans éveiller les susceptibilités religieuses et philanthropiques : non que l’on tienne précisément à la formule scientifique de l’unité d’espèce, mais parce qu’on y associe mentalement une autre idée qu’embrasse sans peine l’imagination des hommes les plus dépourvus de culture scientifique ; à savoir l’idée de la descendance d’un couple unique. Et pourtant, dans l’ordre des faits naturels dont la science s’occupe, il n’y a non plus de raison pour admettre à l’égard de l’espèce humaine l’hypothèse de la descendance d’un couple unique, que pour l’admettre à l’égard de toute autre espèce vivante. Tous les chênes de même espèce seraient-ils tous issus du même gland, et toutes les abeilles de la même mère abeille ? En faudra-t-il dire autant pour toutes les innombrables espèces végétales et animales, et pour chacune des créations qui caractérisent les étages géologiques (288)? D’un autre côté, ceux qui se font (dans l’intérêt d’une certaine solution scientifique ou philosophique) les champions de la science ou de la philosophie, auraient vraiment mauvaise grâce à réclamer auprès des gardiens de la tradition de plus promptes concessions, quand la science et la philosophie sont encore si peu sûres de leurs procédés et de leurs conclusions.

Déjà l’on s’est concilié à propos de questions astronomiques, de questions géologiques où la philanthropie n’avait rien à voir, et qui d’ailleurs n’intéressaient pas au même degré la tradition religieuse : la conciliation s’opérera aussi, je n’en doute pas, sur le terrain de l’anthropologie et de l’ethnologie (294); mais il est dans l’ordre qu’elle soit plus tardive. Abordons donc à notre tour, puisque notre sujet nous y force, et abordons avec toute liberté d’esprit ces questions délicates. Séparons ce que l’Auteur des choses a lui-même si visiblement séparé, l’ordre naturel et l’ordre surnaturel ; vénérons ce qui doit être vénéré, et ne risquons pas de le profaner en le mêlant à nos discussions scientifiques.

340. – Si l’on prend pour définition de l’unité spécifique des races l’aptitude à des unions hybrides, possédant la fécondité et la transmettant dans un nombre illimité de générations (263 et suiv.), la question de l’unité des races humaines se trouve tranchée par un fait notoire, à savoir par la fécondité des unions entre races aussi disparates que la race européenne, et les races nègre, hottentote, américaine. Reste une question accessoire, très intéressante au point de vue de la physiologie seulement, celle de savoir si la race métisse peut se conserver indéfiniment avec ses caractères mitoyens, ou si, en l’absence de toute nouvelle infiltration du sang de l’une des races composantes, les produits des unions métisses finiraient par revenir à l’un des deux types primitifs. On allègue des observations dans un sens et dans l’autre ; et assurément, s’il était prouvé que le type métis ne peut pas se perpétuer indéfiniment, malgré le cantonnement des produits, et malgré la persistance indéfinie du pouvoir prolifique dans les générations successives, ce serait l’indice que la Nature a marqué par des traits plus profonds, sinon la séparation, du moins la distinction des races humaines : mais le fait seul de l’aptitude à une reproduction indéfinie suffirait pour établir entre toutes les races humaines un rapprochement bien plus grand que celui qui existe entre les espèces animales les plus voisines, qui ne peuvent par leur mélange donner lieu qu’à des produits d’une fécondité limitée. Ce serait déjà un soutien physique suffisant de l’idée sainte d’humanité, telle que tendent à la faire prévaloir les doctrines religieuses et morales les plus dignes de nos respects.

À cette preuve si forte de l’étroit rapprochement des races humaines, qui devient une preuve décisive de l’unité spécifique, si l’on donne de l’unité spécifique la seule définition précise ou logique qu’il soit possible d’en donner (263-266), les partisans de l’unité joignent un argument qui n’a guère moins de force. Ils demandent aux adversaires de vouloir bien s’entendre sur l’énumération distincte et la caractéristique précise des races qui deviendraient les véritables unités du naturaliste, à la place de la grande unité qu’ils préconisent. Et comme tant de travaux entrepris depuis un siècle n’ont pu aboutir ni à une énumération constante, ni à une caractéristique fixe ; comme les uns réunissent ce que les autres séparent et séparent ce que les autres réunissent, on en conclut avec grande apparence de raison, que les races humaines ne comportent ni dénombrement formel ni caractéristique précise, ce qui ne laisserait plus subsister, dit-on, que l’idée d’une espèce unique.

341. – Enfin, comme le succès encourage, on va encore plus loin et l’on dit : Les différences d’une race à l’autre, sont de l’ordre de celles que l’on rencontre entre individus de la même race, et de celles que produisent, soit les accidents de la génération, soit les changements prolongés d’influences climatériques et surtout de genre de vie. Elles sont absolument comparables à celles que l’éducation et la culture produisent dans nos races domestiques. Nous ne repoussons l’idée d’une transformation des unes dans les autres que parce que notre attention est frappée du contraste des termes extrêmes, par exemple de l’européen et du nègre. Il est vrai que le nègre, transporté à Saint-Pétersbourg, reste nègre, si la phtisie ou la pleurésie ne le tuent pas, et que l’européen transporté dans les régions tropicales y reste blanc, s’il ne meurt pas du choléra ou de la fièvre jaune : mais, concevons que la peuplade nègre, originaire de Guinée, ait fait une longue étape dans le Soudan, puis au pied de l’Atlas, puis dans le Tell, puis en Espagne, ou qu’inversement la race blanche se soit avancée par longues étapes, des régions tempérées jusqu’à l’équateur, en modifiant progressivement aussi son genre de vie ; et l’hypothèse de la transmutation progressive, tout en restant une hypothèse, n’aura plus rien qui choque le bon sens : or, nous avons des motifs d’y tenir, tant qu’on ne nous en prouvera pas l’impossibilité par raison démonstrative.

C’est ici que, pour notre propre compte, nous nous voyons obligé d’abandonner les partisans de l’hypothèse. On a un bon moyen de prouver a posteriori l’identité des races artificielles que l’homme a créées : c’est de les abandonner à elles-mêmes, auquel cas toutes périssent, ou retournent promptement à un type unique, le même partout et qui ne peut être que le type primitif de l’espèce ; et si par hasard le type auquel toutes retournent se modifie d’un lieu à l’autre, les légères différences dénotent une influence naturelle et locale sur le type primitif, tout à fait indépendante des procédés artificiels qui avaient constitué les races domestiques. Rien d’analogue ne s’observe à l’égard des races humaines. Certaines différences d’une race à l’autre, quelle qu’en soit la cause originelle, se sont consolidées au point qu’il n’y a plus aujourd’hui aucun moyen d’opérer la transmutation d’une race dans l’autre. On a sur tous les points du globe, par suite de migrations certainement très anciennes ou de causes primordiales tout à fait cachées, des exemples nombreux de races très distinctes, vivant côte à côte depuis un temps très long, malgré l’identité des influences extérieures. Les différences dans le genre de vie, entre peuplades également grossières, ne peuvent expliquer les différences physiques et psychologiques qu’on y observe ; elles en sont la conséquence, loin d’en être la cause. Malgré l’influence d’une civilisation de plusieurs milliers d’années et les prodigieux changements qu’elle a dû apporter dans le genre de vie, les traits du Chinois accusent encore aujourd’hui ses liens de parenté avec d’autres peuples qui n’ont pas reçu la même culture ; les traits de l’ancien Égyptien rappellent le type africain tel qu’on l’observe chez des peuples restés sauvages : ni le Chinois, ni l’Égyptien ne se sont rapprochés du type européen par une si longue culture, de manière à faire perdre la trace des différences originelles qui les séparent. On cite à la vérité un ou deux exemples de pareilles transmutations de type : les Magyars, les Osmanlis, qui, en se fixant sur le terrain de la civilisation européenne, auraient pris le type européen, et ne témoigneraient plus que par le langage, de leur affinité originelle avec les races finnoise ou turke ; mais ces exemples sont bien douteux, précisément parce que les circonstances de l’enclave et d’autres renseignements historiques permettent d’expliquer le même résultat par une infiltration de sang étranger, très compatible avec la permanence de l’idiome. Est-ce que nous ne parlons pas un patois de la langue latine, sans avoir dans nos veines une goutte de sang latin ? Il n’y a nul parallèle à établir entre ces exemples douteux, péniblement recueillis, et les exemples nets, frappants, qui s’offrent d’eux-mêmes à l’appui de la thèse contraire.

Quant à cette circonstance, que l’on trouverait chez les peuples de toute race, des déviations individuelles du type de la race, (physiques ou psychologiques, peu importe) poussées au point de rapprocher des individus appartenant aux races les plus dissemblables, elle ne prouve pas plus contre la distinction originelle des races, que les cas de monstruosité proprement dite (qui rappellent au sein d’une espèce le type d’une espèce voisine, ou même parfois le type d’une espèce très éloignée), ne prouvent contre la distinction originelle des espèces. On comprend que, la parenté entre les races humaines étant bien autrement étroite que la parenté entre espèces (congénères ou non congénères), ce qui passe avec raison dans un cas pour une monstruosité, le plus souvent incompatible avec l’entretien de la vie de l’individu, ne soit plus dans l’autre cas qu’une rareté, parfaitement compatible avec toutes les conditions d’existence (269).

342. – Nous n’hésiterons donc pas à admettre qu’il y a dans la famille humaine des différences de races, différences que l’on ne peut point assimiler à celles que nous créons par l’éducation et la culture au sein de nos espèces cultivées, mais qui sont au contraire permanentes, natives et originelles, en ce sens que l’art n’en peut point créer, et que la Nature n’en crée plus de semblables dans les circonstances actuelles, quoiqu’elle ait dû avoir (il faut bien que tout le monde le reconnaisse) des moyens de les produire et de faire sortir les types les uns des autres, dans des circonstances différentes. En tant que natives et originelles, au sens qui vient d’être expliqué, de pareilles différences entre les races humaines, que l’on ne pourra plus comparer aux différences entre les races domestiques, se trouveront comparables aux différences spécifiques, quoiqu’elles n’aient, ni la même profondeur, ni probablement le même âge. Et en effet, si l’espèce humaine a apparu la dernière (ou l’une des dernières) parmi les espèces supérieures, comme on a tant de raison de l’admettre, il paraît très conforme à l’ordre général que les mêmes causes qui produisaient plus anciennement des distinctions spécifiques, n’aient produit plus tard que des distinctions en races permanentes, avant d’arriver à l’ordre final dans lequel il ne semble pas qu’il se produise, même des races permanentes, quoiqu’on puisse encore faire varier artificiellement les circonstances et les milieux, au point de produire des déviations de types qui simuleraient les différences natives et originelles d’un autre âge, même les différences spécifiques, si elles n’étaient entièrement dépouillées de l’attribut de la permanence.