Tribord et Bâbord - Ligaran - E-Book

Tribord et Bâbord E-Book

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Extrait : "Vers l'année 1810, Jean Tulipeau était revenu à Rouen, sa partie, après avoir reçu, dans une des plus glorieuses batailles de l'Empire, une blessure grave qui avait mis le ministère de la guerre dans l'obligation d'accorder à ce serviteur, encore jeune, une modeste retraite de capitaine, grade immédiatement supérieur à celui qu'il avait acquis à l'armée. Les épaulettes de lieutenant de la jeune garde, trois blessures de premier ordre..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

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Seitenzahl: 247

Veröffentlichungsjahr: 2015

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Le roman de huit jours
I

Vers l’année 1810, Jean Tulipeau était revenu à Rouen, sa patrie, après avoir reçu, dans une des plus glorieuses batailles de l’Empire, une blessure grave qui avait mis le ministère de la guerre dans l’obligation d’accorder à ce serviteur, encore jeune, une modeste retraite de capitaine, grade immédiatement supérieur à celui qu’il avait acquis à l’armée. Les épaulettes de lieutenant de la jeune garde, trois blessures de premier ordre, une mention honorable au Moniteur, et l’espoir d’obtenir un jour la décoration de la Légion-d’Honneur, tels étaient les avantages les plus positifs qu’eût retirés Jean Tulipeau des dix-huit à vingt années qu’il avait noblement consacrées à la défense de son pays.

Une fois rendu à ses foyers et à ses pénates, notre capitaine retraité, resté presque sans famille et sans patrimoine aucun, ne prit guère d’autre peine que de dépenser le plus joyeusement possible, avec quelques amis aussi insouciants que lui, la faible rente trimestrielle que lui faisait ponctuellement la munificence rémunératrice du gouvernement. Mais comme les ressources qu’il puisait à chaque terme et avec la plus scrupuleuse exactitude dans sa pension, ne suffisaient que fort médiocrement aux besoins que lui avaient fait contracter les habitudes que l’on se crée assez ordinairement dans la vie des camps, notre officier était fort souvent conduit à faire à la bourse de ses camarades, des emprunts dont sa délicatesse ne laissait pas que de gémir fort douloureusement quelquefois. Un parent fort éloigné, un de ces cousins sans conséquence dont la race collatérale ne tarit jamais, le seul proche enfin qu’il eût conservé, le voyant réduit, par la prodigalité de ses penchants et l’oisiveté de son existence, à la situation la plus gênée, lui conseilla de prendre un parti décisif, désespéré, pour rétablir l’équilibre, un peu dérangé, de ses affaires.

– Jean, lui dit un jour ce parent, il faut te marier.

– Et à qui veux-tu que je me marie ? lui demanda Jean, qui jamais encore ne s’était imaginé que quelque femme que ce fût pût vouloir se charger de faire légitimement son bonheur et sa fortune.

– À la veuve de ce teinturier en rouge des Indes, qui vient de laisser une place vacante, répondit le parent de Tulipeau.

– Et qui me présentera à cette veuve ? dit Jean en se papillotant le bout de la moustache d’un air déjà moitié vainqueur.

– Moi ! répliqua le conseiller officieux. Madame veuve Trionnet a tout au plus trente-huit ans, quelques amis même ne lui en donnent que trente-sept. Elle n’est pas belle, il est vrai, mais elle a pour elle un caractère excellent qui rachète et au-delà ce qui peut lui manquer du côté des avantages insignifiants de la figure. C’est elle qui, du vivant de son mari, menait les affaires de sa maison, que l’on cite pour une des premières de Rouen dans la teinturerie. Pas d’enfants, un établissement tout monté et en bon train, voilà son avoir. Plus d’état, pas mal de dettes et Sainte-Pélagie en perspective, voilà le tien. Et crois-tu qu’en faisant une bourse commune de ce que tu possèdes, et des ressources que peut t’offrir madame Trionnet, tu risquasses de passer un si mauvais marché ?

– Non, reprit Tulipeau, ce n’est pas de faire un mauvais marché que j’ai peur, mais c’est de ne pas réussir à conclure celui que tu me proposes, que je tremblerais. Et puis, vois-tu, c’est que tel que je me connais, je suis si timide et si gauche avec les honnêtes femmes, que je craindrais d’être repoussé avec perte par la veuve du teinturier en question.

– Mais si je me charge de tout bâcler entre toi et madame Trionnet, excepté, s’entend, ce qui, une fois le mariage en bonne voie d’arrangement, ne regardera plus que toi ?

– Ah ! dans ce cas-là, on pourrait peut-être se hasarder à te laisser attaquer la place. Mais c’est qu’on la dit si à l’aise, cette grosse teinturière !

– Et toi si gêné dans tes comptes-courants ! Est-ce qu’une femme riche n’est pas toujours faite, d’ailleurs, pour l’homme qui n’a plus le sou ? Prépare-toi dès aujourd’hui même à être présenté à la veuve inconsolable que je vais te charger de consoler en deux temps, trois mouvements. L’établissement de l’Eau-de-Robec demande un maître, la veuve réclame un nouveau mari. Tu seras bientôt mari et maître de la veuve et de l’établissement, et après avoir teint glorieusement tes mains dans le sang des ennemis de ta patrie, il ne te restera plus qu’à les teindre dans le rouge des Indes de la femme adorée qui va faire ta félicité et ta petite fortune.

Le soir même de cette conversation, notre officier se laissa docilement présenter par son parent chez la teinturière de l’Eau-de-Robec. Tulipeau, sans être très remarquablement beau ni trop invinciblement aimable, avait à peu près dans sa figure et sa conversation tout ce qui plaît assez ordinairement aux femmes peu distinguées ; et malgré la timidité que le capitaine en retraite se flattait d’avoir conservée en face des beautés honnêtes, il se montra si galant dans cette première entrevue, que son parent lui assura que pour peu qu’il continuât à tirer parti de ses avantages personnels auprès du sexe, il réussirait à subjuguer, en moins d’une semaine, le cœur de la riche industrielle. Tulipeau, enhardi par ce pronostic flatteur, renouvela ses visites, devint de plus en plus pressant auprès de sa conquête ; et comme il y avait dans son fait beaucoup plus de calcul égoïste que de véritable entraînement, il fit ce qu’il appelait le siège de sa citadelle avec une exactitude si militaire, qu’il finit par arracher à la belle assiégée la promesse d’une reddition complète pour le moment où le temps du veuvage, strictement exigé par les lois, lui permettrait de convoler à un second hyménée. Au bout d’une année de deuil, madame Trionnet, en effet, accorda publiquement et solennellement sa main à celui qui lui avait fait oublier, en moins de trois mois, le souvenir du défunt ; et un bon contrat de mariage, dressé sous l’empire du régime communal, vint sceller le bonheur du capitaine retraité, en lui offrant le moyen de payer ses petites dettes arriérées et d’autres, en même temps que la tranquille possession d’un établissement connu, achalandé et en pleine prospérité.

L’union presque fortuite dont nous venons de retracer brièvement l’histoire fut douce et paisible, comme toutes ces sortes de mariage dans lesquels les époux mettent en commun des goûts sages et modérés, et non ces passions orageuses qui troublent si souvent la sérénité des jeunes époux. On sait assez, d’ailleurs, que de tous les maris qui font la gloire de l’hyménée, il n’en est guère qui puissent être cités avec plus d’avantage que les anciens militaires, sous le rapport de l’excellence des qualités conjugales. En voyant même quelquefois la résignation de caractère que tous nos vieux guerriers apportent généralement dans la pratique de leurs devoirs matrimoniaux, on serait tenté de supposer que la vie des camps contribue plus qu’on ne le pense à les préparer et à les initier à la stricte observation des vertus domestiques. Satisfait de trouver dans son nouvel état et auprès de sa laborieuse épouse l’aisance qui lui permettait de se livrer à son penchant assez prononcé pour une existence commode et uniforme, Tulipeau se soumettait sans peine à la domination que sa femme exerçait autour d’elle pour la prospérité de son établissement. Seulement, lorsqu’un débiteur difficile ou récalcitrant s’avisait de laisser languir une facture ou un billet déjà échu, le chef nominal de la teinturerie redevenait le belliqueux officier d’autrefois pour intervenir dans des débats dont il avait jusque-là négligé fort souvent tous les petits détails ; et c’est alors que madame Tulipeau s’applaudissait, avec un noble orgueil d’épouse, d’avoir su donner, comme elle le disait ingénument, un porte-respect à son commerce, et un ministre de la guerre aux affaires de sa maison. Mais à ça près des occasions assez rares où la présence toute virile de M. Tulipeau était invoquée pour soutenir l’honneur de la raison sociale, son rôle fictif de gérant d’établissement industriel le réduisait, sous le point de vue commercial, à la nullité d’action la plus complète. Cette situation passive qui s’accordait assez bien, au reste, avec le peu de goût de M. Tulipeau pour les travaux mercantiles, avait cela de bon pour sa fierté même, qu’elle lui permettait d’attribuer son incapacité ou son dédain pour les tracasseries du négoce aux habitudes qu’il avait contractées dans l’ancienne profession qu’il exerçait avant de devenir teinturier. Aussi aimait-il à rappeler avec autant de vanité, que de complaisance, même à tous ceux qui étaient le moins tentés de l’oublier, le temps où, à la tête de sa compagnie, il parcourait l’Europe en superbe vainqueur à la suite du grand homme dont il avait partagé la gloire beaucoup plus que la fortune. M. Tulipeau, en un mot, était déjà le type de ces respectables vétérans que nous avons vus depuis lui, chercher à relever, par l’éclat de leurs prouesses passées, l’inexpérience un peu humiliante qu’ils devaient apporter dans les professions industrielles que la paix les avaient condamnés à embrasser, par résignation bien plus que par entraînement spéculatif.

Un évènement heureux, que M. Tulipeau avait osé prévoir sans réussir à faire partager sa confiance à son épouse, vint mettre le comble à la félicité de ce couple fortuné. Au bout de treize mois de mariage, madame Tulipeau, qui jusqu’à cette époque avait, comme une autre Sara, gémi de son infécondité conjugale, mit au monde une jolie petite fille, à laquelle son mari, dans sa vénération pour l’Empereur, voulut donner le nom de Napoléona. Pour les jeunes époux, la naissance d’un premier enfant n’est qu’un lien de plus à ajouter aux liens qu’ils ont déjà puisés dans leur mutuelle tendresse. Pour les époux dont l’hyménée n’a couronné que fort tard les paisibles feux, la naissance inespérée d’un enfant est le signe de la résurrection d’un sentiment sur lequel les cœurs attiédis n’ont plus guère le droit de compter. M. et madame Tulipeau, qui depuis leur union n’avaient été qu’affectueux et bons l’un pour l’autre, devinrent tendres jusqu’à la passion dans leurs relations intimes, quand une fois ils purent s’abandonner ensemble au plaisir de se voir renaître dans le fruit d’un amour un peu suranné. Le mariage, quelques motifs que veuillent lui assigner la cupidité ou les conventions sociales, n’a qu’un but selon la nature. Ce but, les époux Tulipeau venaient de l’obtenir ; ils n’avaient plus rien à demander au ciel que la conservation de leur fille chérie ; et le ciel, après avoir pris soin de combler des vœux qu’ils avaient à peine osé lui adresser, se plut à veiller sur le don précieux qu’il avait daigné leur faire dans son ineffable munificence.

La petite Léona, car c’était là le nom abréviatif que par mignardise la famille avait adopté pour Napoléona, la petite Léona ; avons-nous dit, élevée sous les yeux de sa mère et presque dans les bras de son père, croissait en gentillesse et en beauté. Une robuste nourrice avait été appelée près du berceau de la petite héritière, pour lui donner le lait qu’elle aurait en vain demandé au sein maternel. À trois ou quatre ans, Léona était la plus charmante enfant qu’on pût voir. À sept ou huit ans, ce n’était plus qu’un joli enfant gâté, et l’on sait assez ce que sont les enfants gâtés des gens enrichis. À douze ou treize ans, c’est-à-dire à cet âge de transition où les petites filles commencent à devenir de jeunes personnes, Léona n’avait encore appris qu’à faire céder à tous ses caprices, l’humeur débonnaire de l’auteur de ses jours et la volonté, cependant moins facile, de la tendre madame Tulipeau. Les mères de famille, quelque faiblesse qu’on leur suppose dans l’accomplissement des devoirs les plus difficiles de la maternité, ont quelquefois un instinct qui les pousse à s’imposer, dans l’intérêt de leurs enfants, des sacrifices dont les hommes sont presque toujours incapables.

– Jean, dit un jour madame Tulipeau, à son mari, il est temps que nous nous séparions pour deux ou trois années de notre chérie.

– Et pourquoi cela ? répondit à son épouse le vieux soldat qui déjà avait deviné l’intention de la mère de Léona, n’y-a-t-il pas à Rouen dispensions où notre petite pourra recevoir l’éducation que nous voulons lui donner ?

– Non, reprit avec trouble madame Tulipeau. Les jeunes personnes destinées à tenir un certain rang dans le monde ne doivent pas être élevées dans la ville qu’habitent leurs parents. Il faut, si tu m’en crois, envoyer Léona à Paris. Tous nos amis m’ont conseillé de prendre ce parti dans l’intérêt de notre enfant, quelque chose qu’il puisse en coûter à notre attachement pour elle.

– Il est vrai, répliqua Tulipeau en s’armant d’une belle résolution, il est vrai que tous les anciens de la grande armée, envoient leurs filles à la Légion-d’Honneur, et que là elles reçoivent, à ce qu’on dit du moins, une éducation digne d’elles. Mais par malheur pour nous et pour votre fille, jusqu’ici, malgré mes démarches et les titres que me donnent mes vieux services, je n’ai pas encore acquis les droits de faire entrer Léona dans un des pensionnats du gouvernement.

– Et que nous importe cela ! reprit madame Tulipeau avec un air de fierté. N’avons-nous pas, en payant, les moyens de faire donner à notre enfant une éducation aussi brillante que celle qu’elle recevrait à votre Légion-d’Honneur, où l’on élève, pour en faire de grandes dames, de pauvres jeunes personnes qui rentrent dans le monde avec beaucoup d’orgueil et pas le sou !

– Il est vrai qu’avec de la fortune on peut toujours se passer des bienfaits de l’État. Mais tu contiendras aussi que si les jeunes personnes reçoivent ailleurs une éducation aussi belle que celle qu’on leur donne à la Légion-d’Honneur, il n’en est pas moins honorable de pouvoir dire en sortant de Saint-Denis : J’ai été élevée aux frais du gouvernement, en récompense des services que mon père a rendus à l’Empereur !

– Sans doute, sans doute pour la gloire ; mais l’essentiel de tout ceci est que tu aies la force de te séparer de notre chérie au moment où il faudra la mettre dans une bonne maison d’éducation pour les jeunes demoiselles.

– La force ! reprit Tulipeau en essuyant une larme et en relevant sa moustache. La force, je l’aurai !… Mais cela ne m’empêche pas de dire que si j’avais pu obtenir une bourse ou seulement une demi-bourse à Saint-Denis, j’aurais eu dix fois plus d’énergie encore pour supporter cette séparation momentanée que tu crois si nécessaire au bonheur de notre Léona.

Quelques jours après avoir pris l’héroïque détermination de conduire lui-même la victime dans un des meilleurs pensionnats de Paris, le père de Léona reçut, parmi les épîtres qui composaient la correspondance qu’il était chargé de décacheter, une lettre adressée à sa femme et qui, sous la date de Saint-Malo, contenait les mots suivants :

MA CHÈRE TANTE,

Si vous vous êtes quelquefois souvenue de moi, vous n’apprendrez pas sans plaisir que j’ai aussi pensé à vous, et que je vous félicite d’avoir épousé en secondes noces, un brave et digne militaire. Ayant eu dernièrement occasion de faire un coup d’éclat en course, on m’a demandé, à mon arrivée à Saint-Malo, ce que le gouvernement pourrait faire d’agréable pour moi ; et comme j’ai appris par des amis que votre mari, malgré ses blessures, n’avait pas encore la croix, j’ai répondu que je désirais que le capitaine Mars Tulipeau de Rouen fût décoré. On m’a bien promis là-dessus que mes vœux seraient exaucés, et j’y compte. Quant à ce qui me regarde, je vous apprendrai que je sois content de mon sort, et que je repars dans deux ou trois jours pour continuer dans l’Inde le métier que j’ai commencé.

Veuillez bien avoir la bonté d’embrasser pour moi votre mari que je ne connais pas encore, et tous vos petits enfants si vous en ayez.

Je vous embrasse aussi de même, quoique d’un peu loin. Je suis et serai toujours avec tendresse et respect,

Votre affectionné neveu et ami,

Auguste LEFÉBURE,

Lieutenant à bord du corsaire le Brasier.

Saint-Malo, ce 12 juillet 1812.

 

– Quelle énigme renferme cette lettre ? Demanda Tulipeau à sa femme, après avoir lu à haute voix l’étrange épître.

– Comment ce pauvre petit Auguste est encore vivant ! s’écria madame Tulipeau en arrachant la lettre des mains de son mari, et sans trop s’embarrasser de répondre à la question qui venait de lui être adressée.

– Mais encore une fois, reprit M. Tulipeau, dis-moi, ma bonne amie, ce que peut signifier ce que je viens de lire, et ce que c’est que ce M. Auguste Lefébure, dont je n’ai jamais encore entendu prononcer le nom ?

– Auguste Lefébure, répondit enfin madame Tulipeau, est le fils d’une de mes demi-sœurs que j’ai perdue longtemps avant notre mariage. C’est ce pauvre petit jeune homme qui, parti orphelin à l’âge de douze ou treize ans, a, depuis la mort de ses parents, couru les mers pour se faire un état, et qui maintenant, à ce qu’il paraît, est devenu quelque chose de bon au moment où je croyais ne plus jamais entendre parler de lui.

– Ah ! en effet ! il me semble me rappeler maintenant que tu m’as raconté une ou deux fois l’histoire de ce malheureux enfant !… Voyez cependant comme le hasard amène souvent les choses les plus extraordinaires ! Recevoir de la main d’un pauvre jeune homme, que tout le monde avait oublié, la décoration que l’on a toujours refusée à mes anciens services. Ah ! si la croix de la Légion pouvait m’arriver avant l’époque où il nous faudra sérieusement penser à mettre notre fille en pension !

L’espérance que le petit Auguste avait fait concevoir à M. Tulipeau ne tarda pas à se réaliser. Une lettre de la Chancellerie de la Légion-d’Honneur, annonça à l’heureux aspirant au titre de chevalier, qu’il venait d’être porté sur la liste des membres de l’ordre. Aussitôt le nouveau décoré, pour mettre à profit les bonnes dispositions que la fortune semblait avoir manifestées en sa faveur, écrivit au ministre de la guerre pour réclamer non plus une demi-bourse, mais bien une bourse tout entière pour sa fille dans une des maisons d’éducation du gouvernement ; et comme la double qualité de Légionnaire et de capitaine en retraite pour blessures, donnait au solliciteur un droit incontestable à la seule récompense qu’il se contentait de réclamer, la réponse du ministre ne se fit pas longtemps attendre. Mademoiselle Napoléona Tulipeau venait d’être admise au pensionnat impérial de Saint-Denis. La joie, et il faut bien le dire aussi, la vanité du père de Léona une fois satisfaite, ne connurent plus de bornes ni de frein. En se voyant comblé presque coup sur coup, et sans pouvoir presque respirer d’aise, des bontés du gouvernement impérial, le brave homme eut un moment l’orgueilleuse idée d’abandonner avec dédain la teinturerie qui avait fait jusque-là, et d’une manière plus certaine que la munificence du gouvernement, le bonheur et la sécurité de sa vie. Mais madame Tulipeau, laissant passer sagement cette première effervescence d’un enivrement dont elle était loin de partager toutes les illusions, sut ramener bientôt l’esprit de son facile époux, à des réflexions plus sensées et à des pensées plus calmes. La teinturerie de l’Eau-de-Robec reprit ses travaux journaliers comme par le passé, et M. Tulipeau, qui ne demandait pas mieux que d’aller inaugurer sa croix dans les rues de la capitale, fut chargé de la mission de conduire à Saint-Denis mademoiselle Léona, devenue pensionnaire et élève de la Légion-d’Honneur.

Quatre années s’étaient écoulées depuis l’entrée de mademoiselle Tulipeau à Saint-Denis, et pendant ce temps, des évènements qui avaient marché encore plus vite que l’éducation de notre jeune personne, étaient venus modifier singulièrement, en France, la tournure des choses et l’allure ordinaire des idées du pays. La restauration s’était faite ou plutôt nous avait été amenée par la sainte alliance et les cosaques. M. Tulipeau, livré tout entier à l’amertume de ses souvenirs bonapartistes, n’avait pu voir sans irritation, les filles de l’ancienne noblesse, redevenue la seule noblesse du jour, envahir le tranquille pensionnât de Saint-Denis, Léona, disait-il souvent à son épouse, n’est plus à sa place dans une maison où le jésuitisme des Bourbons est parvenu à corrompre jusqu’à l’esprit des petites demoiselles. Il faut la rappeler au milieu de nous pour la préserver de l’atteinte des mauvais principes ou pour la soustraire du moins à l’humiliation de se voir préférer toutes les descendantes des vieux voltigeurs de Louis XIV.

– Mais crois-tu, mon ami, répondait madame Tulipeau à son mari, que l’éducation de cette enfant soit assez faite, pour que nous puissions la reprendre sans nous exposer à nuire à son avenir ?

– L’éducation d’une jeune personne, répliquait M. Tulipeau, est toujours assez faite quand il faut retirer la brebis saine du milieu du troupeau galeux. Depuis longtemps tu m’as dit que tu voulais renoncer au commerce, pour aller vivre avec les vingt mille livres de rentes que nous avons ramassées, dans le bien que tu as acheté au Pont-de-l’Arche. Tu sais combien ce projet de retraite m’a toujours souri, à moi surtout qui n’ai jamais pu me plier aux tracasseries des affaires… Cédons notre fonds : établissons notre camp au Pont-de-l’Arche, et puis reprenons notre fille ; car sans elle, il n’y aurait pour nous ni repos ni joie dans la solitude que nous nous sommes ménagée pour nos vieux ans. C’est quand l’âge arrive, qu’il faut se hâter de jouir des derniers instants qui nous restent pour faire encore quelque chose de bien dans ce bas-monde.

Le conseil du mari fut écouté, goûté et suivi. La teinturerie fut cédée à bon prix à un acquéreur solide. Un vieux château passablement restauré, reçut, dans les environs du Pont-de-l’Arche, sur les bords riants de la Seine, le couple qui l’avait acheté d’un propriétaire aux trois quarts ruiné ; et, la jeune et jolie Léona, l’unique objet des vœux et des préoccupations des deux honnêtes époux, fut rappelée de Saint-Denis pour venir, prendre possession de la petite principauté que ses parents lui avaient préparée dans le pays où ils s’étaient décidés à venir couler leurs derniers jours.

L’arrivée de la petite châtelaine devint un évènement pour la société encore toute bourgeoise du Pont-de-l’Arche, ravie de pouvoir étudier avec curiosité si ce n’est même avec malignité, les effets de l’éducation qu’on recevait à Saint-Denis. Léona, jolie comme on l’est à dix-huit ans, éblouit d’abord, par la facilité et l’éclat de son babillage, les jeunes personnes avec lesquelles elle partagea bientôt la gloire de donner le ton au beau monde du pays. L’aisance de ses manières à un âge où les demoiselles de province n’apportent ordinairement dans la société que la modestie ou la gêne de leur maintien, la fit citer comme un petit prodige. Un talent assez remarquable sur le piano, et une voix qui ne manquait ni d’élévation ni de justesse, lui valurent même ce qu’on appelle, dans les petites villes, des succès d’artiste. De la curiosité que mademoiselle Tulipeau avait excitée dès son apparition, on passa à l’engouement, et pendant quelques mois on eut la bonté de croire, au Pont-de-l’Arche, que la cour seule était digne de posséder le trésor que l’arrondissement avait eu le bonheur et l’audace de dérober à la capitale.

Parmi les timides adorateurs que l’astre naissant avait enchaînés sur sa trace, et pour ainsi dire entraînés dans son orbite, un jeune homme avait paru devoir remporter sur ses nombreux rivaux l’avantage de fixer l’attention un peu dédaigneuse de la splendide divinité. Alfred Desmarres, rendu depuis peu à ses pénates roturiers, était un beau cavalier chez lequel, disait-on, un mérite peu commun devait racheter la médiocrité de la naissance et l’exiguïté de la fortune. Fils unique d’un ancien maître-de-pont, le jeune Alfred avait reçu ou plutôt conquis dans un collège de Paris, une éducation qui pouvait le faire prétendre à tout, dans un siècle où la capacité personnelle tendait visiblement à devenir la première condition d’avancement. Un extérieur avantageux, une instruction variée, une précoce habitude ou plutôt un tact instinctif des hommes et des choses, telles étaient les qualités que l’on distinguait en lui, sans qu’il cherchât à en tirer parti ou même vanité ; car par une bizarrerie qui ne s’explique pas, mais qui se laisse remarquer, aujourd’hui surtout, dans les natures supérieures, Alfred Desmarres, portait avec lui une mélancolie ou un abandon qui jusque-là paraissait l’avoir éloigné de toute prévoyance sérieuse sur son avenir. Ses manières insouciantes, le ton de sa conversation, le genre de sa mise plus élégante que recherchée ; tout en lui, en un mot, portait l’empreinte d’une sorte de dégoût ou d’indifférence pour toutes les choses extérieures. Alfred Desmarres était enfin un de ces jeunes hommes que l’on dirait blasés sur tout au début de la vie, et qui pourraient à bon droit passer pour nés ennuyés, comme d’autres passent pour être nés peintres, poètes ou musiciens.

Une circonstance sur laquelle la malignité des habitants du Pont-de-l’Arche, n’avait eu garde de fermer les yeux, tendait encore à jeter sur l’existence d’Alfred Desmarres, cet air de mystère et d’étrangeté qui suffit toujours pour piquer la curiosité publique, si ce n’est même pour éveiller les soupçons de la médisance. On avait remarqué que malgré la modicité bien connue de la fortune de ses parents, le fils de l’ancien maître-de-pont du pays, se livrait à un genre de vie qui devait s’accorder assez peu avec la stricte économie qu’aurait dû lui imposer sa position ; et l’on ne s’expliquait pas bien nettement comment ce jeune homme sans biens, sans état, et presque sans ressources, pouvait, sans contracter de dettes, faire face aux dépenses assez considérables que nécessitaient l’entretien de deux chevaux, celui d’un domestique et le soin d’une toilette toujours conforme au goût le plus nouveau, malgré le peu de prix que l’aimable fashionable semblait attacher à briller par un ridicule asservissement aux frivolités de la mode. Le vieux père et l’humble mère d’Alfred, qui jusqu’à l’arrivée de leur fils n’avaient vécu qu’avec la plus grande simplicité, s’étaient même vus tout à coup appelés par la libéralité de leur enfant, à partager ce qu’on appelait sa bonne et énigmatique aisance ; et ce n’était pas, je vous assure, un médiocre sujet de conjectures et de commentaires pour le pays, que cette petite révolution survenue si subitement dans les destinées de la pauvre famille des Desmarres. Les plus indulgents, parmi les témoins de cette heureuse transformation, avaient la bonhomie d’attribuer un si rapide changement à la munificence discrète d’un riche protecteur que le jeune homme passait assez vaguement pour s’être fait pendant son séjour à Paris ; et comme nous ne voulons tenir compte, pour le moment, que de l’opinion la plus bienveillante qu’eût inspirée à ses contemporains, le héros de notre petite histoire, nous ferons grâce au lecteur, des soupçons moins favorables qu’avait fait naîtra l’espèce de faste que la jalousie des autres élégants de l’endroit reprochait tout bas à leur brillant antagoniste.

Quoiqu’il en soit, Alfred et Léona, s’étaient vus attirés l’un vers l’autre par cet entraînement quelquefois fort innocent que l’on prend assez volontiers, dans le monde, pour de la sympathie chez les jeunes gens qui semblent faits pour se comprendre au premier mot et se deviner à la première vue. Il y a d’ailleurs chez les personnes élevées à Paris, une espèce de solidarité qui tend toujours à les rapprocher dès qu’elles se rencontrent en face de cette société de province qui, soit à tort ou à raison, passe pour être en hostilité permanente avec le ton et les manières des habitants de la capitale. Réunis dans les mêmes soirées, appelés à partager les mêmes plaisirs et poussés à la nécessité de faire cause commune pour résister à l’espèce de prévention qui commençait à s’élever contre eux, Alfred et Léona se trouvèrent bientôt conduits par la supériorité même qu’on leur accordait généralement, à se regarder comme les deux seuls êtres qui pussent s’entendre et se convenir.

Trop inexpérimentée encore pour prévoir le danger de cette situation, Léona se laissait aller au plaisir de se voir courtisée par un jeune homme à la mode, sans s’imaginer que quelqu’un pût lui demander compte d’une prédilection qu’elle ne cherchait à cacher à personne. Trop adroit déjà pour ne pas pressentir tout l’avantage qu’il pourrait tirer de la facilité avec laquelle Léona paraissait accueillir ses hommages, Alfred ne cherchait rien tant que les occasions de faire éclater à tous les yeux, le penchant qu’il feignait d’éprouver pour l’aimable et belle héritière. Avec moins de légèreté et de franchise qu’elle n’en avait dans l’esprit et le caractère, Léona se fût certainement compromise, abandonnée qu’elle était par la faiblesse de ses parents, à tous les caprices de son imagination. Mais assez inconstante et assez sincère pour ne rien éprouver de sérieux, et pour avouer tout ce qui lui passait par le cœur et par la tête, elle échappait, par l’innocence même de son cœur et l’imprévoyance de sa conduite, aux périls qu’auraient dû lui faire courir son imprudence et sa jeunesse. Les femmes incapables d’un sentiment tendre et profond sont plus sûrement armées contre l’audace des séducteurs que les vertus les plus fortement éprouvées. Et quel moyen la séduction la mieux conduite pourrait-elle employer pour pénétrer un peu avant dans ces âmes superficielles sur lesquelles la passion ne fait, pour ainsi dire, que glisser ?

Mais quelque inaccessible que fût resté le cœur de Léona aux efforts que l’avantageux Alfred faisait pour triompher de son indifférence ou pour compromettre sa légèreté, il s’en fallait beaucoup que tout le monde rendît à la jeune fille la justice quelle aurait pu trouver dans le témoignage de sa propre conscience, pour peu qu’elle se fût trouvé réduite au malheur de l’interroger. La candeur avec laquelle elle se livrait au danger de paraître encourager les assiduités de Desmarres ne servait qu’à donner une vraisemblance plus probable aux torts ou aux inconséquences qu’on ne demandait pas mieux que d’avoir à lui reprocher. Il est si doux et si piquant de faire expier, de quelque manière qu’on s’y prenne, à ceux qui obtiennent quelque vogue dans le monde, les avantages qu’on est forcé de leur reconnaître ! Et ne suffisait-il pas que Léona eût paru d’abord accueillir, sans trop de répugnance, les hommages d’Alfred, pour qu’elle passât, dans l’opinion même de celles qui se disaient ses amies, pour avoir encouragé secrètement les prétentions de l’homme qui ne se donnait pas même la peine de cacher ses espérances ! C’est à rendre nécessaire le mariage qu’il ambitionne, disait-on, que vise Alfred ; et pour la réputation même de leur fille, ajoutait-on, les parents de Léona seront bientôt forcés d’accorder sa main à l’heureux mortel qui a trouvé le moyen de faire à la fois les affaires de son amour-propre et celles de sa fortune.