Trouble dans le mérite - Frantz Lys - E-Book

Trouble dans le mérite E-Book

Frantz Lys

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Beschreibung

"Trouble dans le mérite" propose une analyse critique de la notion de mérite en tant que construction sociale, révélant ses liens étroits avec le capitalisme et son rôle dans la légitimation des inégalités. Cet essai met en lumière les promesses non tenues de la méritocratie et son pouvoir d’occulter les causes réelles des injustices sociales. Perçu comme objectif, le mérite s’appuie en réalité sur des rapports de force historiques au bénéfice des classes dominantes. Frantz Lys en examine les contradictions internes et les effets sociaux, faisant du mérite un instrument de disqualification plutôt qu’un levier d’égalité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Frantz Lys est enseignant en philosophie et s’investit activement dans la transmission de la pensée critique auprès de publics variés. Son parcours en lycée professionnel l’a amené à approfondir sa réflexion en sciences de l’éducation. Il intervient également en formation du travail social, où il enseigne les sciences sociales. Auteur de plusieurs ouvrages, dont un manuel consacré à la recherche en travail social, il propose ici un essai qui déconstruit les notions de mérite et de méritocratie.

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Seitenzahl: 323

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Frantz Lys

Trouble dans le mérite

Essai

© Lys Bleu Éditions – Frantz Lys

ISBN : 979-10-422-7557-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Avant-propos

Dans le propos qui va suivre, il sera parfois fait référence à des philosophes. Quoi qu’on en pense, ils ont porté à un niveau conceptuel et rationnel les préoccupations ordinaires des êtres humains de leurs époques. Les questions de la justice nous traversent tous, et les philosophes ont tenté de construire des systèmes permettant de rendre compte de manière organisée de ces considérations, qu’ils élèvent de la doxa au concept. Il ne s’agit pas de considérer qu’en tant que philosophes, ils aient raison et possèdent la science infuse. Mais force est de constater qu’à chaque fois qu’on réfléchit sur ces questions, ils reviennent toujours dans les discours et les analyses actuels.

Par exemple, les étudiants en droit, arrivés à un niveau supérieur d’études (pour devenir juge, par exemple) – celui dans lequel ils interrogent les fondements du droit et du juste après les années d’études sur la positivité du droit – sont confrontés aux auteurs, à la théorie et aux concepts de justice « formés » par Aristote.

Nous nous en sommes tenus à ces repères en faisant référence uniquement à des philosophes « très connus » et universellement reconnus. Il s’agit moins de les convoquer comme garants d’une autorité de savoir que comme référence fermement inscrite dans nos cultures conscientes et inconscientes.

Les sociologues, quant à eux, bénéficient d’une moindre imprégnation culturelle, alors que, de la même manière, certains comme Bourdieu, Durkheim, Weber, Paugam ou Touraine constituent des références scientifiques incontournables pour penser le réel social. Ils sont plus récents dans nos repères culturels et intellectuels et ne connaissent pas l’issue iconologique populaire1 des « grands » philosophes. Il est, en outre, assez surprenant (euphémisme) de voir le peu de considération dont ils bénéficient dans nos systèmes éducatifs. Imaginez l’agriculteur qui implorerait des puissances cabalistiques pour que poussent ses semences au lieu de tenir compte des connaissances des lois de la nature, telles qu’elles ont été établies dans les sciences de la vie et de la terre2. À certains égards, nos institutions éducatives s’en tiennent toujours à des incantations mystiques de ce type concernant les modes d’enseigner, contre toute raison scientifique. Néanmoins, le propos qui suit n’est pas un commentaire des auteurs ni une thèse qui nécessite de les avoir lus pour être comprise. Ils ne seront donc convoqués qu’à titre de témoignages sérieux, même si, rappelons-le, derrière le philosophe se cachent souvent des intentions théologiques ! La théorie des idées chez le premier de tous (Platon) en est un exemple magistral !

Nous donnerons une bibliographie sommaire en fin d’ouvrage à titre de « dette » morale, sociale, cognitive et culturelle.

Introduction

En toute justice, chacun doit-il recevoir ce qu’il mérite ? Avant de pouvoir répondre à cette question, encore faudrait-il s’assurer que le mérite soit bien un principe de justice sans équivoque !

Il existe des domaines de la connaissance et de l’action pour lesquels la quête de vérité ou le besoin de soutenir son universalité se heurtent inéluctablement à l’empire de la subjectivité et de la mauvaise foi. Les proxénètes patentés du mensonge ne tarissent pas de discours trompeurs et contradictoires pour séduire tout autant les masses laborieuses que les « maîtres » avides de gloire et de pouvoir sans partage. Nous parvenons, malgré tout, au milieu de cette tempête d’allégations hypocrites, à établir quelques principes sur lesquels les esprits semblent s’accorder et s’apaiser. Or, il ne s’agit que de principes « spéculatifs ». Sitôt que nous cherchons à identifier des occurrences factuelles, l’agitation reprend et ce que nous tenions pour vrai s’évapore : la beauté apparente des discours se révèle comme un maquillage grossier derrière lequel se cachent les intérêts particuliers les plus inavouables. Plus particulièrement, dès que nous cherchons à définir le contenu extensif de ces principes, les difficultés s’amoncellent. Il ne suffit pas que les locuteurs emploient les mêmes mots pour qu’ils désignent les mêmes choses. Les causes de ce phénomène troublant sont de plusieurs types.

Le plus élémentaire repose sur le désaccord qui règne en matière d’interprétation et d’application. Par exemple, nous sommes assez d’accord pour considérer qu’une peine juste est une peine proportionnée à la faute. Mais les difficultés surgissent lorsqu’il s’agit de mesurer la quantité de fautes. La gravité d’une faute n’est ni donnée par la faute elle-même ni inférée de l’analyse de son contenu manifeste : elle n’est pas une propriété intrinsèque de la faute. Ensuite, l’échelle de quantité de peine semble difficile à établir, car sitôt que la nature de la peine change, il devient impossible de comparer entre elles les quantités3 et de hiérarchiser les peines les unes par rapport aux autres.

D’où le second type de cause qui tient à l’incapacité de chacun de se déprendre des cadres mentaux hérités de sa condition et de ses modes de socialisation qui lui font tenir pour des vérités universelles ce qui n’est en réalité que des habitudes4 particulières. Dans notre exemple, c’est l’habitude de voir appliquer telle ou telle peine qui nous fait dire d’une faute qu’elle est plus grave qu’une autre5 et qui tient lieu de vérité universelle comme s’il s’agissait d’une évidence de nature. Ainsi les discussions, les disputes, sous l’apparence d’arguments de la raison, ne s’avèrent, en fait, n’être motivées que par des intérêts (affects) psychologiques. Au milieu des conflits de paranoïa, les illusions les plus puissantes ne s’imposent aux autres pour aussi longtemps que, par une ruse particulière, une autre ne vienne la remplacer.

Le troisième type de cause de ce trouble, politique et rhétorique, quant à lui, est moins aisé à identifier : d’où tenons-nous ces principes ? Sont-ils comme nous le prétendons, sur le mode de la raison, des réalités de nature ou seulement rien d’autre qu’une construction historique et sociale que les rhétoriques du passé et du présent continuent de tenir pour indépassables et essentielles ? S’il est impossible de parvenir à un accord sur leurs contenus extensifs, pourquoi continuons-nous de les défendre ? Ils reposent sur des logiques de domination arbitraire et en particulier sur les discours légitimés par les positions dominantes ou des positions d’autorité. Ce processus rhétorique conduit à la performativité des énoncés.

Par exemple, en matière de justice, l’idée selon laquelle le juste c’est l’égal, comme le disait déjà Aristote, semble un principe indiscutable. Nous trouvons chaque jour des occasions de le faire valoir. Pourtant, lorsque nous nous demandons ce qui doit être égal, rien ne va plus. De quelle égalité parle-t-on ? Quelles sont ces choses qui doivent être égales pour que règne la justice ? Chacun doit-il recevoir la même chose que les autres ou seulement en proportion de ses qualités ou de ses compétences ? Si vous répondez oui à la première question (recevoir la même chose), vous considérez alors que tout le monde devrait toucher le même salaire. Cette idée est-elle seulement encore d’actualité ? Même les moins riches, qui devraient selon le second type de cause défendre cette idée, s’évertuent à justifier son contraire. Le troisième type de cause, qui n’est au fond qu’un cas d’espèce du second type, correspond aux mécanismes de la violence symbolique telle que l’a conceptualisé Bourdieu. C’est alors la seconde réponse (en proportion des qualités) qui triomphe dans l’immense majorité des cas. Mais si vous posez la question de savoir quelles qualités (propriétés) à prendre en considération pour respecter cette distribution proportionnelle, on ne s’accorde plus qu’entre égaux ! Nietzsche disait qu’on ne peut concevoir l’égalité qu’entre gens de même espèce, de même catégorie, de même rang6… Quand la préférence correspond à une loyauté de classe, faut-il préférer ses enfants à ceux des autres, nos amis aux étrangers, nos proches, nos semblables ou ceux de notre classe sociale, quitte à transgresser le principe d’égalité ? Pour ne pas corrompre nos jugements, il faudrait se débarrasser des principes de la Sainte Famille, de la consubstantialité de classe, de l’amour de sa patrie, se dépouiller de nos affects et concevoir les êtres humains comme dans le « meilleur des mondes » : tous parfaitement égaux.

La question du mérite concentre toutes ces difficultés et révèle la dimension performative des discours qui s’en prévalent. Tout le monde s’accorde pour dire que la justice consiste à donner à chacun ce qu’il mérite. Il n’est guère de discours, de jugements ou de décisions qui, directement ou indirectement, explicitement ou implicitement, ne reposent d’une manière ou d’une autre sur cette prémisse. Mais c’est seulement sur le contenu formel de cette vérité que tous s’accordent. Comment évaluer concrètement, mesurer matériellement le mérite de chacun ? À cette question, les réponses trahissent majoritairement (consciemment ou inconsciemment) les positions sociales, économiques, morales, culturelles de ceux qui les défendent. Autrement dit, les intérêts des uns et des autres constituent un fondement encore plus radical que le principe lui-même ; ce qui n’est pas le moindre des paradoxes quand nous considérons que la justice et l’arbitraire sont incompatibles.

Nos sociétés contemporaines occidentales (héritières de la culture chrétienne), comme si tout allait de soi, ont intégré dans leurs discours, dans leurs jugements, dans leurs institutions, jusque dans les formes les plus élémentaires de leurs relations sociales et de leurs pratiques langagières le principe du mérite. Nos sociétés sont méritocratiques : elles prétendent attribuer à chacun, ou chercher à le faire, ce qui lui revient de droit par son mérite. Or, nul, à ce jour, une fois posé ce cadre, n’est en mesure de dire exactement, sans ombrage, sans ambiguïté, sans concession à des flatteries et sans trouble, en quoi il consiste. Et lorsqu’on y parvient par la ruse et la persuasion, nous voyons partout violés les principes défendus.

L’idée contemporaine que nous nous faisons du mérite, quand elle ne traduit pas formellement celle de la justice distributive 7et de son évaluation métrique, ne s’exprime qu’au travers d’usages langagiers où règnent des confusions et des rapports de force, soit parce que les différents usages se contredisent (contradiction logique), soit parce qu’ils désignent des principes ineffectifs dans la mesure où les pratiques sociales censées les actualiser peinent à les respecter ou à les appliquer (contradiction entre les déclarations de principe et les faits).

Nous suivrons donc le plan suivant :

Dans la partie « Théorie », nous étudierons les principes et les discours qui définissent le mérite et verrons quelles apories les hantent.

Dans la partie suivante, nous confronterons la réalité sociale aux déclarations de principe telles qu’elles sont habituellement défendues malgré les apories précédentes. Les pratiques sociales dominantes ne respectent presque jamais les principes sur lesquels elles prétendent s’appuyer. La méritocratie est un mensonge.

Enfin, nous proposerons d’en finir avec les discours du mérite en raison des impasses identifiées dans la première partie et des hypocrisies révélées dans la seconde.

Théorie

Cette partie est consacrée à l’analyse des principes, des discours et de certaines théories.

Mérite comme reconnaissance morale de l’effort

et mérite comme justice distributive

Comme souvent, il nous faut revenir aux premiers penseurs connus qui ont initié la réflexion en la matière. Les analyses d’Aristote, à propos de la justice, continuent d’œuvrer dans nos analyses contemporaines soit parce qu’elles hantent, malgré nous, nos discours, soit parce que les commentateurs la maintiennent dans une tradition inexpiable8.

La vertu pour Aristote consiste à accomplir une essence. Cela implique qu’il existe des conditions de nature, des prédéterminations naturelles dont les humains, pour être reconnus vertueux, doivent s’efforcer de suivre la direction. L’esclave vertueux n’est pas celui qui cherche à sortir de sa condition, mais celui qui accomplit ce que par la nature de sa condition il est prédéterminé à être : un serviteur (servile). Un esclave vertueux doit servir le mieux possible et donner à la servitude une sorte d’éclat moral en se conformant à la lettre de sa fonction. Ainsi, la distribution des biens est elle-même prédéterminée. Reviendra à chacun ce à quoi sa nature le prédispose à condition qu’il l’accomplisse. Ainsi, l’établissement de l’égalité géométrique9, que nous traduisons par mérite, s’obtient par la correspondance exacte entre les prédispositions essentielles et les actions réellement accomplies. Finalement, la justice est ce qui se réalise quand advient l’ordre triomphant des passions. Comme cet accomplissement ne va pas de soi, qu’il n’est pas lui-même déterminé par un ordre naturel nécessaire, puisqu’en un sens l’être humain est un animal qui a le pouvoir de choisir entre différentes alternatives, il doit trouver la force de s’accomplir. Dans cette idée d’accomplissement, on trouve celle d’une force intérieure, autrement nommée volonté. En résistant aux assauts des pulsions désordonnées de son animalité sourde, en les redressant pour actualiser son essence, il élève son âme et mérite ainsi la reconnaissance morale et sociale de sa condition. Il ne s’agit donc pas de mettre cette « volonté » au service d’un changement de condition, mais bel et bien au service de l’ennoblissement de sa condition. Et, contrairement à l’animal purement déterminé par sa nature profonde, l’être humain possède, constitutivement, une raison lui permettant de se donner des lois, des règles, des codes, des normes et des valeurs morales pour organiser sa vie d’être social à la différence des animaux grégaires. L’être humain, pour son bien, doit faire advenir les codes sociaux indispensables à sa nature d’être social (animal politique) : il y est prédisposé, mais le contenu effectif de ces codes ne lui est pas donné originellement comme un fait de nature. De la même manière que les Dieux de l’antiquité n’agissent pas par un décret de leur libre arbitre, car ils accomplissent leur essence et leur fonction, chacun doit apprendre à jouer correctement son rôle. Discuter de l’injustice des positions sociales pour cette époque serait anachronique. L’injustice ne se trouve pas dans les rapports de conditions entre les êtres sociaux. Bien au contraire, l’injustice consiste à s’écarter des rôles respectifs définis par ces conditions. L’injustice est en quelque sorte une violation de l’ordre dit naturel. On est moins enclin à contester la légitimité des positions sociales en elles-mêmes qu’à dénoncer les actions qui ne respectent pas les obligations inhérentes à ces positions. Ainsi, les différents statuts sociaux sont assortis des droits et devoirs spécifiques. L’égalité des droits n’est pas universelle10 : elle ne se comprend qu’à l’intérieur d’une position de classe et ne vaut que pour les membres d’une même classe. C’est toute la logique aristocratique que l’on retrouve dans les fondements de l’ensemble des sociétés civilisées. Chacun doit chercher à accomplir les prédispositions de sa condition sociale. C’est donc l’inégalité des droits qui règne entre les classes, mais une inégalité pensée comme juste puisque les droits inégaux correspondent à des positions sociales conçues en soi comme inégales.

On pourrait croire que la conception du mérite chez Aristote est très différente de la conception morale contemporaine. La posture aristocratique des anciens, si elle concède à chaque classe ses vertus spécifiques et définit en conséquence le mérite de chacun comme ce qui lui échoit en raison de son rang, de sa naissance et de son essence, ne considère pas cela, malgré tout, comme un donné originel, mais comme un attribut à conquérir. L’essence reste à accomplir et c’est en cela que consiste la vertu. L’homme vertueux doit s’efforcer d’accomplir les valeurs morales de sa condition ; il n’est vertueux qu’en raison de l’effort qu’il consent pour accomplir son essence : il lui faut résister à la corruption de son essence occasionnée par les interactions sociales et les passions qui les enflamment. Il ne suffit donc pas d’être prédisposé, il faut réaliser et actualiser cette virtualité.

De tout cela se dégagent plusieurs caractéristiques à propos du mérite, au-delà des spécificités historiques de la conception des anciens.

1- Le mérite résulte de la reconnaissance d’une « force intérieure », sorte de volonté d’accomplissement par laquelle le sujet s’exhorte à suivre des règles reconnues comme bonnes.

2- Le mérite est l’exacte correspondance entre un ordre défini a priori et des faits établis, par une mesure « objective ». La médaille d’or est attribuée au premier, car c’est la règle. S’il a respecté toutes les conditions pour occuper cette position, il mérite sa médaille. Pour mériter la médaille d’or, il suffit d’occuper la position pour laquelle elle est promise, à condition d’avoir respecté les modalités d’accomplissement de l’épreuve. Cette correspondance se présente comme l’actualisation d’une promesse. Cette même promesse fonctionnant comme une dette : je te donnerai ceci en l’échange de cela. Donner à une personne ce qu’elle mérite c’est honorer la promesse faite.

3- On déduit alors que mérite et devoir sont étroitement liés. Celui qui a fait ce qu’il devait faire, mérite de recevoir les biens promis, ou, à tout le moins, ne doit-il pas avoir à supporter un blâme ou une peine. Dans les morales du devoir qui se développeront à partir du XVIIIe siècle, les plus fondamentalistes (comme Kant) considéreront qu’agir par pur devoir n’est pas agir en vue de la reconnaissance sociale de son mérite : cela nous rend simplement dignes du paradis. Le bonheur, comme reconnaissance de notre mérite, est une promesse pour l’au-delà. En cela, cette caractéristique rejoint la première. Car rien ne garantit que l’effort intérieur, la volonté, conduisent à la réussite terrestre. Agir en vue du bien peut passer inaperçu aux yeux de nos semblables, et les meilleures intentions ne produisent pas toujours les meilleurs effets ou, quand c’est le cas, ceux-ci ne sont pas toujours clairement identifiables. La reconnaissance divine et le Jugement Dernier pallieront les obscurités et les imperfections terrestres.

4- Le mérite est l’application de la règle de l’égalité géométrique11 par laquelle chacun reçoit en proportion de ses qualités, de ses compétences, de son utilité, de ses effets, de son importance, de son statut… Il s’agit de la justice distributive pour laquelle l’égalité n’est pas absolue et indépendante des positions sociales : ce qui doit être égal, en toute justice, c’est la proportion entre la mesure des qualités de chacun et ce qu’il reçoit.

L’idée de force intérieure, d’une vertu qui doit être reconnue et gratifiée, se retrouve dans les implicites du mérite contemporain, même si les indicateurs de sa reconnaissance ont évolué au travers du temps. Car l’idée d’accomplissement de soi au profit d’un changement de condition ou d’une rectification de notre condition première semble s’être imposée à nos sociétés contemporaines et démocratiques12. L’idée s’avère séduisante : il est possible pour chacun de sortir de sa condition initiale, de s’élever vers une condition supérieure (réputée telle) et d’obtenir la reconnaissance sociale de son mérite. Si cette considération anime nos principes, dans les faits il se passe autre chose. Car, en principe, le changement de condition objectiverait la détermination de la volonté. Après tout, celui qui obtient ce qu’il était prédisposé à obtenir ou celui qui obtient sans effort tout ce que sa condition lui promet potentiellement n’aurait aucun mérite. La sociologie nous montre qu’en réalité, les déterminants de cet effort pour changer de condition sociale sont enracinés dans les conditions initiales dont on peut théoriquement s’émanciper bien qu’en pratique cela soit difficile : on devient ce qu’on peut. Ce ne sont pas les cas minoritaires de transfuge de classe qui changent la donne générale, car ceux qui occupent les positions avantageuses font tout pour conserver leurs acquis et forment un entre soi peu perméable, un rempart contre les tentatives d’entrer dans leur cercle. La déclaration de principe est rendue inefficiente, pour ceux qui occupent les positions les plus basses, par les logiques de domination.

Voyons cela. Des expressions comme « il est très méritant », « il a beaucoup de mérite », indiquent notre attachement à un principe moral très partagé. Celui qui « fournit des efforts », qui persévère dans son action, luttant contre le découragement et l’abandon, celui qui endure une peine volontairement consentie pour parvenir à de « nobles » fins13, qu’il y parvienne ou non, est dit « méritant ». Ainsi, théoriquement, plus les conditions initiales prédisposent mal la personne à la réussite, plus sa réussite garantira la reconnaissance de son mérite. Celui qui a fait tout ce qui était en son pouvoir n’a pas démérité. Ici, le mérite se mesure moins à partir des résultats obtenus qu’à partir de la quantité de peine endurée, puisque nous admettons qu’à réussir sans peine nous n’avons aucun mérite, sinon très peu. Le mérite revient à celui qui triomphe non pas tant des obstacles qui ralentissent sa progression que des désirs d’abandon quand il fait face à ces obstacles. Tout l’arrière-plan moral et plus particulièrement moraliste repose sur cela. L’homme doit triompher de ses penchants naturels qui l’incitent à minimiser sa peine, comme la paresse par exemple. Le jugement moraliste repose sur le pouvoir d’une volonté émancipatrice : toute notre rhétorique morale sur le travail et sa peine rédemptrice refuse aux oisifs, aux paresseux, aux inactifs, une reconnaissance positive. Sous la plume des enseignants, la notification « manque de travail » équivaut à une condamnation sans appel : celui qui tombe sous cette catégorie ne mérite aucune sorte de mansuétude.

Quels motifs peuvent bien sous-tendre une telle considération, qui prétend valoriser l’effort, la peine, l’engagement, la persévérance14 et l’acharnement indépendamment du seul résultat, quand d’autres discours opposés affirment que « c’est le résultat qui compte » ? Au fond, nul n’ignore que la réussite d’une entreprise tient en grande partie aux circonstances et aux contingences. Comme nous accordons, dans nos jugements, une valeur morale à l’exercice de la volonté, alors qu’elle ne détermine pas à elle seule l’issue de l’action, c’est elle, et elle seule, qui sert de mesure pour le mérite. Si nous définissons la volonté comme l’intention ferme d’agir en vue d’une fin lorsque l’occasion se présente, elle ne se confond pas avec l’action elle-même, et encore moins avec les résultats. Si toute action se situe dans un réseau de séries causales indépendantes, son issue intègre nécessairement les effets combinés de ces séries. L’agriculteur peut perdre sa récolte par les effets des caprices de la météo, alors qu’il a œuvré énergiquement et qu’il n’a pas ménagé sa peine. Si nous devions évaluer son mérite sur le résultat, il serait faible lorsque les conditions météo ont ruiné ses efforts et son travail. Cependant, ce n’est pas pour autant, malgré son mérite reconnu, que nous lui donnerons autant qu’à celui dont la conjoncture a favorisé l’abondance, souvent au prix d’une peine bien moindre, puisque les circonstances lui sont plus favorables. Le ratio travail-bénéfice est plus élevé pour un viticulteur en Champagne que pour un viticulteur à Cahors. Les vins ne jouissant pas de la même notoriété, le prix sur le marché de la bouteille détermine considérablement le ratio travail/bénéfice. L’un et l’autre travaillent la vigne, mais là où quelques hectares suffisent à vivre confortablement, il en faut dix fois plus ailleurs. Le phénomène est encore plus criant si l’on considère qu’un domaine de 1,6 hectare d’un vin « prestigieux », en ne produisant que 6000 bouteilles par an, permet à quelques privilégiés de vivre royalement sans grande peine, pendant que d’autres abîment leur santé sur 80 hectares d’un vignoble moins réputé. On répondra qu’il faut du talent pour valoriser une si petite production, et qu’un sot n’en aurait tiré qu’un vinaigre. Mais si ce talentueux vigneron œnologue, par le hasard des circonstances, avait œuvré à Cahors, il n’aurait pas transformé sa parcelle en mine d’or. Bien entendu, il faut de la compétence, mais elle est bien loin de tout expliquer – et en tout cas pas dans les proportions que nous observons. Le viticulteur de Cahors n’est pas mille ou dix mille fois moins compétent que son homologue de la Romanée-Conti ! Adam Smith, à propos de la valeur des choses, nous a montré la place qu’occupe le caprice, la fantaisie, dans l’établissement de cette valeur, reléguant la raison à sa fonction d’opératrice au service des passions. En compensation de tout cela, pour apaiser l’injustice flagrante, nous avons inventé le « mérite moral » et la fierté qu’en tire l’humble travailleur. On a même inventé des médailles pour cela. La médaille du travail est le pansement moral contre une vie de labeur et de sacrifices.

Qu’est-ce donc que ce mérite condescendant, pour lequel le seul fruit qu’on puisse en espérer est une sorte de déférence sans bénéfice concret ? Les félicitations de ceux qui jugent, sans gratification matérielle. Force est de reconnaître le travail comme une action qui ne garantit pas entièrement la qualité des résultats. Mais à ne rien faire, il ne se passe rien. Il faut donc encourager les « bonnes intentions », car elles ne sont jamais totalement vaines.

Renvoyé du jardin d’Éden, Adam perdit l’insouciance de l’existence. Il lui fallut travailler durement la terre pour en tirer sa subsistance. Partout où l’être humain cultive la terre, elle ne donne pas les mêmes quantités de fruits – et cela indépendamment de la quantité de travail consenti. C’est même souvent inversement proportionnel : en effet, plus les conditions originelles et naturelles sont bonnes, moins le travail a besoin d’être intense. Il faut donc travailler plus dur là où les conditions sont les plus rudes. Ce paradis n’est donc pas perdu pour tout le monde. Certains vivront sans peine. En compensation, on accorda le mérite aux autres… Mais sans jamais redistribuer ou partager les richesses. De sorte que le mérite, équivalent de la justice distributive, fonctionne à l’envers du mérite moral. Ou, devrions-nous dire, alors que le premier garantit l’abondance des biens, l’autre ne garantit qu’une reconnaissance peu coûteuse et purement symbolique.

En reconnaissant le mérite de la personne, au sens moral du terme, la société est dispensée de lui accorder, au sens de la justice distributive, ce à quoi cette personne peut prétendre. En effet, si pour établir l’égalité géométrique nous utilisons le mérite moral comme étalon, plus la personne serait reconnue méritante, plus elle devrait obtenir de biens. Or, comme nous le voyons, ce n’est pas le cas – voire le contraire. Ce mérite moral permet tout au plus d’échapper à la discrimination, à la stigmatisation et à la disqualification sociale qui en résulte. C’est même le moteur principal de cette mécanique. Les injonctions disqualifiantes sont performatives, car toutes nos institutions blâment, condamnent et stigmatisent les paresseux.

Il nous faut nous expliquer sur cette notion de justice distributive, et préalablement dire quelques mots sur le lien de consubstantialité entre justice et égalité.

Justice et égalité

Il semble qu’une idée fasse l’unanimité : le juste c’est l’égal. Les sociétés préoccupées par l’instauration de la justice et les êtres humains15 qui ont grandi sous de tels auspices soupçonnent quelque injustice en présence de certaines inégalités. On retrouve cette attitude chez les enfants qui s’insurgent dans une situation qui ne leur paraît pas égalitaire. Celui qui a commis une faute crie à l’injustice16 lorsqu’il reçoit une punition alors que d’autres, ayant commis la même faute, n’en reçoivent aucune17. L’enfant qui n’obtient pas la même quantité d’un bon dessert que son voisin s’emporte contre cette injustice18. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples dans lesquels le principe d’égalité, même s’il n’est pas objectivement nommé, se tient en arrière-plan de notre sentiment d’injustice comme l’ombre de sa légitimité. On proclame parfois « c’est pareil pour tout le monde » afin de taire les litiges avec cette déclaration d’une égale condition pour tous. Mais les gens ne s’interrogent ni sur les critères qui doivent être pris en compte pour l’évaluation de l’égalité ni sur les mesures qu’il faut effectuer pour établir cette égalité. D’ailleurs, la déclaration « c’est pareil pour tout le monde » met rarement fin aux désaccords ou aux discordes : elle prive momentanément les revendications de leur légitimité, nuance ! Car ce qui doit être égal ne fait pas du tout l’unanimité. Nous sommes face à une dissension entre un accord de principe et un désaccord de fait. Ceux qui croient contester l’idée elle-même ne contestent, en réalité, que la modalité de son application. Par exemple dans le partage d’une récompense collective, certains veulent, en toute justice, que le gain soit divisé en parties égales. Selon eux, chacun doit recevoir la même part que tous les autres membres de la collectivité. Mais d’autres prétendent que celui qui a été plus productif pour la collectivité doit recevoir plus que les moins productifs (« c’est grâce à lui si l’on a gagné »19) : sa part devant alors être égale à son « talent ». Il faut donc préciser ce qui doit être égal pour constituer la justice. D’autant plus qu’on saisit très bien qu’en de nombreuses circonstances nous ne voyons pas nécessairement d’injustice dans des distributions inégales : la part de nourriture donnée à celui qui a moins faim qu’à celui qui a plus faim ne gêne personne. Il serait même étrange ou absurde de donner la même part aux deux. On dit souvent : à chacun selon ses besoins. Tant que chacun reçoit ce qui comble ses désirs, ses attentes, son appétit, cela ne pose aucun problème : personne ne dénonce d’injustice. Les difficultés apparaissent quand l’une ou l’autre des parties estime ne pas avoir reçu ce qu’elle espérait : elle crie alors à l’injustice à cause de l’inégalité de traitement.

Lorsqu’Aristote, en son temps, accorde de nombreux discours à l’élucidation de la notion de justice, il élève à un niveau théorique des principes politiques inscrits dans l’éthos de la civilisation de son époque. Les hommes qui s’évertuent à faire régner la justice dans la cité, en même temps qu’ils prétendent que le juste se trouve dans le respect des lois, attendent que celles-ci défendent l’égalité. Il n’est question de justice (au sens politique) que pour des hommes vivant sous le règne, l’égide et la protection des lois, indispensables pour organiser et régler leurs rapports. Par essence, la loi, comme toute règle, s’applique également à tous ceux qui en dépendent. Comme dans un jeu où les hommes suivent la même règle pour pouvoir jouer, dans la cité, les hommes obéissent aux mêmes lois. Le contraire constituerait une contradiction : une loi personnelle n’est pas une loi, mais un diktat, ou un impératif arbitraire. Ainsi l’expression « à chacun sa loi », prise à la lettre, n’a aucun sens. Ce qu’on nomme « loi » dans une telle expression signifie en réalité « volonté ou désir personnel » et, par suite, s’apparente à l’arbitraire. « À chacun sa loi » ne veut rien dire d’autre que « chacun fait ce que sa volonté ou ses désirs le portent à faire et que ses moyens de les accomplir lui permettent ». Autrement dit, il ne s’agit que de la volonté du plus fort. C’est précisément parce que cela ne correspond pas à l’idée de justice que les hommes attendraient20 des lois qu’elles attribuent à chacun ce que le principe d’égalité leur accorderait. Il n’y a qu’un pas, très théorique, à effectuer pour soutenir que l’idée d’égalité est analytiquement contenue dans celle de justice.

Bien que tout cela se présente à nous comme une évidence, lorsqu’on tente d’observer son application, le terrain que nous investissons paraît miné et l’équivocité gouverne les disputes.

Aristote21 a consacré de nombreuses pages au chapitre V de l’« Éthique à Nicomaque » à la question de la justice. Il nous dit que le juste c’est l’égal. Il dégage ensuite deux sortes d’égalités correspondant chacune à deux formes de la justice. L’une est l’égalité géométrique. Elle correspond à la justice distributive. L’autre est l’égalité arithmétique. Elle correspond à la justice corrective ou commutative. Elle est aussi l’égalité absolue, car elle ne tient pas compte des statuts, des différences, des inégalités de qualités contrairement à l’égalité géométrique.

Pour la première, ce qui doit être égal, ce sont les rapports entre deux termes : c’est l’égalité des proportions. Dans la répartition des biens, des avantages, des récompenses, des gratifications, des honneurs, chacun doit recevoir en proportion de ses qualités exprimées ou essentielles, de ses compétences, de son talent… Les êtres humains n’ayant pas tous les mêmes qualités doivent recevoir en proportion de celles-ci. Soit la variable « qualité » qui peut prendre plusieurs valeurs (Q1, Q2, Q3…) et la variable « gratification » (G1, G2, G3…). Si pour une qualité Q1 on attribue la gratification G1 et pour Q2 on attribue G2 alors, pour que cette répartition soit juste, il faut que Q1/G1 = Q2/G2. Le rapport doit rester constant. Cela paraît assez théorique, mais correspond assez bien, sous une forme rationalisée, à une intuition sociale en matière de justice. À chacun en fonction de son mérite ! Or, Aristote le fait déjà remarquer : nous ne sommes pas tous d’accord, ni sur la manière de le mesurer, ni sur les critères (choix de la variable Q mesurée) pour l’indexer. Nous analyserons cela dans les chapitres suivants avec des exemples concrets.

Pour la seconde, tous les êtres humains, étant pour certaines affaires réputés égaux, sont traités à égalité. Ce qui est égal c’est la part qu’ils reçoivent. Là encore, cela correspond à certaines intuitions sociales. Par exemple, cela se retrouve dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit ». Cette égalité absolue est une égalité entre les « choses » indépendamment des qualités des personnes. Par exemple, comment s’assurer de la justice d’un échange. Comment considérer qu’il est juste d’échanger une armoire contre une bague ? Il n’existe pas de comparaison possible directe, quantitative ou qualitative, entre les deux. Mais si chacun de ces objets est égal à un troisième terme alors ces objets seront déclarés égaux entre eux ; en l’occurrence s’ils valent le même prix (le prix étant le 3e terme). La bague vaut l’armoire si leur prix est le même. Aucune qualité des contractants de l’échange n’entre en considération dans cette équation. De la même manière, les hommes sont égaux par leurs droits,22 alors qu’ils ne le sont pas par leur force, et d’autres de leurs attributs.

Aristote explique qu’au fond l’égalité arithmétique n’est qu’un cas d’espèce de l’égalité géométrique. Ainsi l’idée de justice semble principalement être celle du mérite : chacun doit recevoir ce qui lui est dû, ce qui lui revient de droit. Prenant les faits contingents pour les fondements des principes, nous cherchons à justifier que chacun ne reçoive pas la même chose que les autres en imputant à la nature des êtres un coefficient de proportionnalité. La justice consisterait alors à identifier et connaître ces « proportions » de nature pour trouver l’harmonie parfaite. Une manière pour l’époque d’Aristote de justifier le rang social des individus. Le mérite correspondant alors à l’accomplissement des essences, la bonne tenue de son rang.

Notre époque, du moins en apparence, semble ne plus considérer les choses ainsi. L’idée d’une essentialité de nos statuts sociaux en vertu de laquelle nous sommes, par nature, destinataires de nos avantages, droits et reconnaissances socio-économiques, à condition malgré tout de réaliser notre essence23, n’est plus d’actualité. Les « Droits de l’Homme » sont passés par là et nous avons apparemment abandonné l’idée d’une essence sociale naturelle. Sociologiquement, notre époque n’a cependant rien à envier à celles des anciens. Pour chaque époque, il s’agit de justifier les positions dominantes de fait. Par le passé, cette position dominante était l’œuvre de Dieu ou d’une sorte de nature divinisée. De nos jours, on organise la distribution des statuts socio-économiques et leur accessibilité de telle sorte qu’il soit difficile sinon parfois impossible, pour ceux qui occupent les positions les plus basses d’accéder aux positions les plus favorables. Chacun hérite de conditions sociales qui limitent considérablement son « élévation » aux niveaux bien supérieurs. Les libéraux rétorquent souvent, pour se défendre de perpétuer les inégalités de l’ancien régime, qu’il est possible à chacun de « changer » de statut social parce que personne n’y est « enchainé » par sa naissance. Certes, oui, mais dans l’Antiquité on affranchissait des esclaves et à l’époque féodale, on anoblissait des roturiers. Les discours et les éléments de langage changent, mais les mécanismes profonds demeurent.

Avant de nous consacrer à l’analyse de la justice distributive, attardons-nous sur un aspect particulier de la justice qui est celui de la justice pénale. Elle est révélatrice de la difficulté à proportionner les choses et ce détour met en lumière le spectre de l’arbitraire qui rode derrière de nombreux jugements de justice.

Mérite et punition

Quand nous disons que chacun doit recevoir ce qu’il mérite, pour ce qu’il en est d’un certain nombre de biens, nous faisons implicitement comme référence à une sorte d’« échelle » de distribution par laquelle nous considérons juste que chacun reçoive en proportion de la valeur de ce qu’il produit, de son niveau de compétence ou de la qualité de ses actions voire de sa personne. Cela s’entend autant pour les gains que pour les peines. Pourtant cette référence à une proportionnalité ne vient pas immédiatement à l’esprit : elle se manifeste surtout, et parfois avec véhémence lorsque, bien qu’ayant reçu en retour d’une action ce que nous méritons, nous estimons qu’il ne s’agit pas de tout ce que nous méritons. C’est le sentiment de manque qui fait naître la suspicion d’injustice. Notre attente en termes d’estimation n’est pas satisfaite. Donc, en premier lieu, ce que nous entendons par « obtenir ce que nous méritons » réfère à l’idée d’une réciprocité du type « un bien pour un bien » ou « un mal pour un mal » pensé dans les deux cas comme équivalents. Une action engage des parties sous une forme réciproque. C’est une sorte de dette au sens d’un devoir de rendre. Par exemple, celui qui a commis de bonnes actions mérite qu’on le traite bien en retour.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette réciprocité invoquée ne s’actualise pas systématiquement au sein de nos interactions sociales. Attardons-nous sur cet aspect du mérite comme réciprocité. J. S. Mill24 pose la question de savoir ce que d’ordinaire nous incluons dans l’idée de justice. Généralement, nous dit-il, nous admettons qu’il est juste que celui qui agit bien25