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Extrait: "C'était un grand jour pour maître Gottlieb Kauffmann, notaire de la petite ville de Muhlstadt. Le comte Sigismond d'Hildesheim venait de mourir, et il s'agissait d'ouvrir son testament devant toute sa famille assemblée. Maître Gottlieb, dans une toilette irréprochable, attendait avec impatience l'heure fixée par lui pour cette réunion imposante."
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Seitenzahl: 233
Veröffentlichungsjahr: 2016
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C’était un grand jour pour maître Gottlieb Kauffmann, notaire de la petite ville de Muhlstadt. Le comte Sigismond d’Hildesheim venait de mourir, et il s’agissait d’ouvrir son testament devant toute sa famille assemblée.
Maître Gottlieb, dans une toilette irréprochable, attendait avec impatience l’heure fixée par lui pour cette réunion imposante. Les parents du défunt devaient arriver à midi ; neuf heures sonnaient à l’horloge de l’église voisine, et cependant maître Gottlieb ne tenait pas en place ; il allait de son cabinet à son étude, de son étude à son salon, grondant ses clercs en manière de passe-temps. Plusieurs clients, qui avaient pris rendez-vous avec lui pour l’entretenir de leurs intérêts, s’étaient présentés le matin ; il les avait impitoyablement renvoyés. Une seule pensée occupait son esprit et remplissait son cœur d’un légitime orgueil : c’était lui, maître Gottlieb, qui avait été choisi par le comte Sigismond d’Hildesheim, lui qui avait reçu le dépôt sacré de ses dernières volontés.
Maître Gottlieb avait cinquante ans, l’œil brillant, la bouche épanouie, le nez retroussé, les joues pleines et rebondies ; dame nature, en le créant dans un moment de joyeuse humeur, avait oublié de lui donner le masque de son emploi, la physionomie de son rôle. Quoique gros et court, il était pétulant comme un écureuil. Ses cheveux gris, ramassés sur la nuque et s’allongeant en queue de rat, ajoutaient encore au pittoresque de l’ensemble ; à chacun de ses mouvements, sa queue frétillait d’une oreille à l’autre et manquait rarement d’égayer l’auditoire, tandis que maître Gottlieb lisait d’une voix paterne un acte qui aurait dû être écouté dans un religieux silence. Enfin, le digne homme aimait à boire sec, et chantait volontiers après boire. Au milieu de ces délassements, ses lèvres avaient contracté l’habitude d’un sourire ineffaçable, qui, pendant la lecture d’un testament, pouvait devenir un sérieux embarras. Jamais notaire plus gai ne se rencontra sous le ciel. Qui le croirait, pourtant ? maître Gottlieb avait des ennemis. Les notaires n’étaient pas rares à Muhlstadt ; tous convoitaient la clientèle du château d’Hildesheim. La mort du comte laissait le champ libre à toutes les ambitions ; aussi maître Gottlieb n’avait-il rien négligé pour conserver le plus riche diamant de son écrin, le plus beau fleuron de sa couronne.
Les fauteuils du salon, dépouillés, dès la veille, de la housse qui les protégeait contre l’espièglerie des mouches, étaient rangés en cercle autour d’une table recouverte d’un vieux tapis de velours écarlate ; près de cette table, un fauteuil, placé sur une estrade improvisée, semblait dominer l’assemblée absente. De temps en temps, maître Gottlieb allait s’asseoir sur ce trône d’un jour, et là, seul, sans témoins, il étudiait ses gestes, son attitude, et contemplait avec anxiété son image dans une glace. Il essayait de concilier sur sa physionomie, habituellement joviale, l’expression du regret et de l’obséquiosité ; il voulait que son visage, tout en pleurant le mort, fît aux survivants des offres de service. Moins pour se conformer aux règles de l’étiquette que pour corriger la gaillardise instinctive de son regard, il était vêtu de noir des pieds à la tête ; il avait même poussé le respect jusqu’à remplacer les boucles d’argent de ses souliers par des boucles d’acier bruni. Ce n’est pas tout. Pour flatter les héritiers, dont il voulait obtenir la clientèle, il avait préparé, dans la salle voisine, une élégante collation ; sur la nappe, d’une blancheur éblouissante, étaient disposés avec coquetterie des fruits, des viandes froides et de vieux flacons revêtus d’une poussière séculaire. Rien n’avait coûté à maître Gottlieb pour honorer la mémoire et fêter dignement les héritiers du comte Sigismond.
Le comte Sigismond d’Hildesheim avait été toute sa vie ce qu’on appelle en Angleterre un humoriste, ce qu’en France nous appelons un original. Sterne, à coup sûr, l’eût aimé ; Hoffmann a dû le connaître. Non que le comte Sigismond fût une de ces natures bizarres qui ne sauraient dire un mot ni faire un pas comme personne, et qui, soit instinct, soit calcul, affichent à tout propos leur imperturbable excentricité ; c’était tout simplement un cœur tendre, un esprit rêveur, un de ces caractères doux et mélancoliques dont la naïveté à toute épreuve prend le nom de folie parmi les gens bien élevés. Il avait passé sans bruit sur la terre, il avait glissé comme une ombre.
Une passion unique devait décider de sa destinée tout entière. À l’université d’Heidelberg, étranger aux habitudes de son âge, il fuyait les plaisirs familiers aux étudiants, et n’avait goût qu’à la solitude. Au lieu de s’enfermer le soir dans une taverne pour fumer, boire de la bière, chanter des chansons patriotiques et remettre en question le sort de toutes les monarchies de l’Europe, il allait voir se coucher le soleil. Tous les jours, en toute saison, il sortait le soir de la ville, gagnait la colline prochaine ; puis, quand il avait vu le soleil, tantôt vêtu de pourpre et d’or, tantôt couvert d’un manteau de brume, s’abîmer derrière l’horizon, il revenait à pas lents, prêtant l’oreille aux rumeurs confuses qui remplissent les champs à la tombée de la nuit. Telles étaient les fêtes, les distractions de sa jeunesse : j’en sais de plus coûteuses qui ne les valent pas.
Un soir, comme il rentrait, en traversant un faubourg, il entendit une voix douce et fraîche qui partait d’un rez-de-chaussée. On était au mois de mai ; la fenêtre, ouverte et garnie de fleurs, laissait arriver jusqu’à lui toutes les modulations d’une mélodie délicieuse. C’était un air simple et touchant, grave et triste comme tous les chants primitifs, un de ces airs empreints d’une ineffable mélancolie, dont l’auteur est demeuré inconnu, ou plutôt qui n’ont pas eu d’auteur : mélodies éternelles, premiers chants de la création qu’ont seules retenus les campagnes, et que disent d’une voix lente les laboureurs en creusant leurs sillons. Surpris et charmé, Sigismond s’arrêta : puis il plongea dans la chambre un regard avide et curieux. Une jeune fille était assise au clavecin. À la lueur d’une lampe, il distingua ses traits : elle était belle.
Dès lors, Sigismond n’oublia jamais de s’arrêter devant cette fenêtre. J’en demande pardon au balcon de Juliette, mais le rez-de-chaussée fut de tout temps propice et cher aux amoureux. Tous les soirs, à la même heure, la jeune fille était à son clavecin, ou bien, assise auprès de la croisée, elle brodait à la lueur de la lampe. Caché dans l’ombre, Sigismond s’enivrait tour à tour du charme de sa voix et du charme de sa beauté. Par quelles ruses, par quels stratagèmes en vint-il insensiblement à s’introduire dans la place ? Il n’est pas besoin de le dire : chacun le devine aisément. Un rez-de-chaussée dans un faubourg, une jeune fille, un clavecin, des fleurs, une croisée toujours ouverte, un jeune homme qui passe et repasse, de tout cela on sait ce qu’il advient.
C’était un intérieur modeste, mais élégant dans sa pauvreté ; un goût pur et délicat se révélait dans les moindres choses. La jeune fille vivait seule avec sa mère ; elles avaient connu des jours meilleurs. La guerre, en enlevant le chef de la famille, ne leur avait laissé qu’une pension assez chétive. Elles suppléaient au luxe par la bienveillance, à la richesse par la bonne grâce. Michaële n’avait que seize ans. Elle était belle, de cette beauté mystérieuse, apanage privilégié des êtres condamnés à mourir avant l’âge. Ses grands yeux bleus, ombragés de longs cils, brillaient d’un éclat singulier, rayonnement des âmes qui n’ont que peu de temps à passer sur la terre. La mère conservait encore cette élégance de manières qui survit à la beauté et prolonge la jeunesse au-delà du terme marqué par les années. Sigismond était au berceau lorsqu’il avait perdu sa mère ; son père, dur, sauvage et hautain, ne l’avait jamais attiré. Le jeune étudiant n’avait jamais goûté les joies du foyer domestique. La société de ces deux femmes lui offrait une famille et devait l’enlacer par mille liens invisibles auxquels il se laissa prendre. Michaële était jeune et belle. Sigismond était jeune et beau. Leur amour grandit librement sous l’œil vigilant d’une mère. Si le mystère est doux à la passion naissante, un regard bienveillant, un regard protecteur n’est pas moins doux assurément. Ils s’aimèrent et se promirent d’être l’un à l’autre. Dans leur mutuelle confiance, dans l’enivrement de leur bonheur, ces deux enfants ne prévoyaient pas d’obstacles à leur union. Ce que l’amour a surtout d’adorable, c’est qu’il n’a pas le sens commun.
Cependant la mère de Michaële, qui d’abord avait partagé toutes leurs espérances, ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude en songeant que Sigismond appartenait à une famille dont la noblesse remontait à plusieurs générations. Sigismond s’efforçait vainement de la rassurer ; elle dévorait ses pleurs pour ne pas alarmer sa fille. Ses craintes, hélas ! n’étaient que trop fondées.
Quand Sigismond, en quittant l’université, parla de ses projets, il rencontra dans son père une résistance obstinée, insurmontable, et dut se résigner à les ajourner. Les passions contrariées sont les plus terribles : vouloir désunir deux cœurs sincèrement épris, c’est souffler sur le feu pour l’éteindre. Chaque fois qu’il avait devant lui quelques jours de liberté, Sigismond en profitait pour se rendre en toute hâte à Heidelberg. On pense quelles joies et quelles douleurs ! Michaële ne se plaignait jamais, elle n’avait pour Sigismond que des sourires et de douces paroles ; mais, de même qu’il y a des plantes dont les racines, de plus en plus profondes, font éclater le vase qui leur sert de prison, de même il y a des âmes silencieuses qui minent sourdement et brisent sans bruit leur enveloppe.
Le père de Sigismond mourut. Huit jours après les funérailles, le jeune comte accourait à Heidelberg. Quand il arriva, Michaële était déjà condamnée, condamnée sans retour, sans appel ; trois jours après, il recueillait son dernier soupir. Plus d’une fois, pendant ces trois journées remplies de si cruelles angoisses, la jeune mourante pria Sigismond de redire sur le clavecin la mélodie qui avait donné naissance à leur mutuelle passion. Tous deux aimaient cet air d’une affection enthousiaste. Souvent, en des jours plus heureux, ils l’avaient chanté ensemble, ils l’avaient chanté avec ivresse, avec bonheur, avec reconnaissance ; on eût dit qu’en le chantant ils voulaient remercier Dieu de les avoir rapprochés l’un de l’autre. C’était un air que Michaële, encore enfant, avait appris dans les montagnes du Tyrol, qui s’était gravé dans sa mémoire sans pouvoir jamais s’en effacer, et qu’elle avait retrouvé dix ans plus tard comme si elle l’eût entendu la veille. Lorsqu’elle mourut entre les bras de Sigismond, cette suave mélodie errait encore sur ses lèvres.
La douleur de Sigismond fut immense ; pendant plusieurs semaines il s’abîma dans ses regrets ; quand il sortit de son accablement, le monde entier lui parut désert. Il voulait emmener dans son château la mère de Michaële, et passer près d’elle le reste de sa vie à s’entretenir de l’ange que Dieu venait de rappeler à lui. La mère de Michaële s’y refusa obstinément. Ni larmes, ni prières ne purent vaincre sa résistance.
– Je veux mourir, dit-elle, là où j’ai vécu près de ma fille ; je veux mourir où elle est morte.
Elle mourut peu de temps après ; ce fut Sigismond qui lui ferma les yeux.
Ce dernier devoir accompli, il rentra au château d’Hildesheim, et vécut dans une retraite profonde, absolue, évitant avec soin tout ce qui aurait pu le distraire de sa douleur. S’il rencontrait sur sa route un gentilhomme du voisinage, il le saluait en silence et s’éloignait sans proférer une parole. Vainement les invitations lui arrivaient en foule de tous les châteaux des environs ; vainement toutes les douairières qui avaient des filles ou des nièces à placer essayaient de l’attirer chez elles ; sourd à toutes les avances, il s’enfermait dans son désespoir et ne voulait pas être consolé.
Enfin, quand les premiers transports furent un peu calmés, il essaya de recourir à l’unique soulagement que lui présentât sa pensée ; il voulut redire sur son clavecin l’air tyrolien que chantait Michaële le premier jour qu’il l’avait vue, qu’ils avaient chanté tant de fois ensemble, qu’elle murmurait encore à son heure suprême. Il lui semblait qu’en redisant cet air il réjouirait l’âme de sa bien-aimée, qu’il sentirait cette âme, doucement attirée, accourir et battre des ailes ; mais quand il fut au clavecin, ô surprise remplie d’épouvante ! il eut beau interroger sa mémoire, sa mémoire refusa de répondre. La mélodie s’était envolée avec l’âme de la jeune fille. À plusieurs reprises, il s’efforça de la ressaisir, d’abord avec impatience, puis avec colère, puis enfin avec rage ; inutiles efforts ! la douleur avait tout effacé.
Cette lutte acharnée et toujours impuissante devint une préoccupation, une obsession de tous les instants. Il partit pour le Tyrol ; sur la cime des montagnes, dans le creux des vallées, il prêta l’oreille aux chants des pâtres ; aucune voix ne redisait l’air qu’avait chanté Michaële. Après avoir parcouru la Suisse et l’Italie, il revint en Allemagne, et sa douce folie prit alors une forme nouvelle. Il voyageait à pied, comme un pauvre étudiant, et chaque fois qu’en traversant un village il entendait une voix jeune et fraîche, il s’arrêtait ; dans les villes, sur les places publiques, quand il voyait la foule rangée en cercle autour d’une troupe de chanteurs ambulants, il se mêlait au groupe des curieux, et ne s’éloignait qu’après avoir écouté le répertoire entier de ces virtuoses en plein vent.
Tandis que le comte Sigismond s’acharnait à la poursuite de cette mélodie tyrolienne qui fuyait devant lui comme Ithaque devant Ulysse, il s’occupait bien rarement du soin de ses intérêts, on le comprendra sans peine. Avant de partir pour ses voyages, qui duraient déjà depuis plusieurs années, il avait recueilli et installé dans son château deux vieilles cousines de sa mère : Ulrique et Hedwig de Stolzenfels.
C’étaient deux vieilles filles qui avaient persisté courageusement dans le célibat, n’ayant jamais eu qu’une seule passion, un neveu, assez mauvais garnement, qui les avait ruinées et qu’elles n’adoraient pas moins, sans espoir de le convertir. Depuis quelque dix ans, le neveu Frédéric avait fait à la bourse des deux douairières de si fréquentes saignées, qu’elles n’avaient plus guère à lui offrir que leur affection. Pour lui, à son insu, elles avaient vendu diamants, dentelles et fourrures ; il ne leur restait qu’un très modique revenu, dont elles vivaient à grand peine, et Sigismond, en les recueillant, avait fait plutôt un acte de charité que de courtoisie.
Elles avaient accepté avec empressement l’offre de Sigismond, et croyaient d’abord ne trouver chez lui qu’un asile ; mais en le voyant distrait, préoccupé, rêveur, ennemi de toutes les discussions qui touchaient aux réalités de la vie, elles comprirent tout le parti qu’elles pouvaient tirer d’un pareil caractère. Hautaines, acariâtres, n’ayant jamais fléchi jusque-là que devant les caprices de Frédéric, elles se firent humbles et douces pour Sigismond ; sous prétexte de veiller à ses intérêts, elles s’emparèrent peu à peu de toute l’administration de sa maison. Pour lui laisser, disaient-elles, plus de loisirs, plus de liberté ; elles s’offrirent à compter avec son intendant, avec ses fermiers, si bien qu’au bout de quelques semaines, elles avaient l’air de lui donner l’hospitalité.
Le comte Sigismond à peine parti, Frédéric, en garnison dans une ville voisine, était venu au château, et avait débuté par disposer de tout, comme il eût fait de son patrimoine. Les chevaux, les meutes, les piqueurs, il mettait tout en réquisition et commandait en maître. Les serviteurs, habitués à recevoir les ordres des deux vieilles demoiselles, voyant qu’elles obéissaient à Frédéric, lui obéissaient à leur tour.
Officier dans un régiment de cavalerie, Frédéric était un jeune homme de bonne mine et pouvait se présenter partout avec avantage. Tous ceux qui le voyaient pour la première fois éprouvaient pour lui un sentiment instinctif de bienveillance ; et lors même qu’on avait vécu avec lui pendant quelques mois, qu’on avait appris à le connaître, qu’on avait pu compter ses défauts, on ne pouvait pourtant se défendre de l’aimer. Malgré sa vie dissipée, malgré ses folles dépenses, il relevait toutes ses folies par tant de bonne grâce qu’il réussissait presque toujours à se les faire pardonner. Hedwig et Ulrique étaient en adoration devant lui ; elles n’auraient pas tiré de leur bourse un kreutzer pour un pauvre, et pour lui elles eussent donné sans regret jusqu’à leur dernier thaler. Tout ce qu’elles demandaient en échange de leurs sacrifices, c’était qu’il daignât, de temps en temps, les visiter revêtu de son uniforme. Voir Frédéric en uniforme d’officier de cavalerie représentait à leurs yeux le bonheur suprême ; elles n’estimaient pas que ce bonheur pût se payer trop cher. À cette heure encore, sous le toit d’Hildesheim, elles n’étaient préoccupées que d’une pensée. Le visage pâle et abattu de Sigismond, au lieu d’éveiller en elles une sollicitude maternelle, leur avait inspiré des espérances ambitieuses qui étaient bien loin de leur esprit lorsqu’elles étaient venues s’installer au château. Elles avaient observé le train de vie que menait Sigismond ; elles se disaient qu’en s’obstinant à vivre de cette vie étrange, il ne pouvait atteindre à la vieillesse, qu’il dépasserait à peine la maturité, et, dans ce cas, à quelles destinées Frédéric ne pouvait-il pas prétendre, pourvu que le comte Sigismond consentît à lui laisser une partie de ses domaines ? Et pourquoi ne les lui laisserait-il pas tous ? En bonne conscience, trouverait-il à mieux placer son immense fortune ?
Quant à Frédéric, il ne songeait qu’à vivre joyeusement et ne prenait aucune part à ces projets ; il buvait les vins de Sigismond, estropiait ses chevaux, dépeuplait ses bois, mettait ses meutes sur les dents, et n’en demandait pas davantage ; pourvu que l’avenir ressemblât au présent, il se déclarait amplement satisfait. Quand Sigismond revenait au château pour quelques jours, Frédéric ne changeait rien aux habitudes qu’il avait prises en l’absence de son parent, et celui-ci ne songeait pas à s’en étonner. Le comte vivait tellement en dehors du monde réel, toutes les forces de son intelligence étaient tellement concentrées sur un seul point, qu’il avait à peine conscience du bruit et du mouvement qui se faisaient autour de lui.
Les espérances d’Hedwig et d’Ulrique semblaient près de se réaliser. Sigismond maigrissait à vue d’œil. Il était de retour depuis près d’un mois. Les deux vieilles filles, qui le gouvernaient comme un enfant et régnaient, lui présent, absolument comme en son absence, étaient désormais sûres de l’amener sans luttes, sans efforts, à l’accomplissement de leur volonté. Quelle ne fut pas leur consternation, lorsqu’un jour elles virent arriver au château d’Hildesheim une parente éloignée du père de Sigismond, dont elles n’avaient pas entendu parler depuis longtemps, qu’elles croyaient partie pour un monde meilleur ! La foudre, en tombant à leurs pieds, ne les eût pas frappées de plus de stupeur.
Le major Bildmann, qui avait toujours mené une vie fort déréglée, venait de perdre au jeu ses dernières ressources. Pour échapper au dénuement qui les menaçait, sa femme Dorothée n’avait rien imaginé de mieux que de s’adresser au comte Sigismond. Instruite d’ailleurs de l’établissement des Stolzenfels au château d’Hildesheim, madame Bildmann, en femme prudente, était bien aise d’être sur les lieux pour veiller au grain et prendre sa part du gâteau. Connaissant le cœur excellent, l’inépuisable générosité du jeune comte, elle ne doutait pas qu’il ne lui offrît un asile ; elle ne s’était pas trompée. Chemin faisant, elle avait arrangé dans sa tête un petit roman qu’elle lui débita d’un ton contrit et qu’il accepta comme une très véridique histoire. Elle se garda bien de lui parler des désordres de son mari ; elle mit sur le compte de dépositaires infidèles l’anéantissement complet de son patrimoine. Sigismond se sentit attendri.
– Eh bien, dit-il après l’avoir écoutée en silence, les deux cousines de ma mère occupent l’aile droite du château ; venez avec le major vous installer dans l’aile gauche. Pour l’existence que je mène ici, il me restera bien encore assez de place.
Dorothée ne se fit pas prier. Huit jours après, elle revint avec le major Bildmann et le petit Isaac, affreux marmot dont elle avait oublié de parler.
Le comte Sigismond était déjà parti pour courir après sa chimère.
La stupeur d’Ulrique et d’Hedwig se changea bientôt en sourde colère : qu’on se figure deux pies-grièches en train de plumer un ramier, et qui voient trois vautours s’abattre au milieu de la fête. Pour Frédéric, il eût ri de bon cœur, si madame Bildmann eût été plus jeune et moins laide.
Une haine implacable ne tarda pas à se déclarer entre l’aile droite et l’aile gauche du château, devenues deux camps ennemis. Le comte Sigismond, qui rentrait au gîte de loin en loin comme par le passé, était convaincu qu’il avait chez lui les meilleures âmes de la terre, des hôtes charmants, adorables, des parents dévoués, désintéressés, se chérissant les uns les autres, se partageant avec amour le soin d’embellir sa demeure et d’égayer sa vie solitaire. Les deux vieilles filles, quand il était là, essayaient bien de lui insinuer que les Bildmann n’étaient rien de bon ; de leur côté, les Bildmann ne se gênaient pas pour lui donner à entendre que les Stolzenfels ne valaient pas grand-chose. Tandis qu’ils parlaient Sigismond pensait à son air tyrolien, et les remerciaient, quand ils avaient fini, d’avoir bien voulu faire du domaine d’Hildesheim un séjour enchanté, l’asile des vertus aimables et des tendresses mutuelles.
Un soir, on vit rentrer le comte Sigismond au château. Une joie mystérieuse brillait sur son front et dans son regard ; tout son visage respirait une béatitude céleste. D’un geste, il écarta ses gens qui se pressaient autour de lui, et, sans parler à personne, calme, souriant, plein de sérénité, alla s’enfermer dans sa chambre. Bientôt on entendit le clavecin s’animer et chanter sous ses doigts : Sigismond avait enfin retrouvé l’air qu’il cherchait depuis près de six ans.
Hélas ! le jeune comte ne devait pas jouir longtemps de sa conquête. Dans cette lutte silencieuse, il avait consumé ses forces. D’ailleurs, quel que soit l’idéal que nous poursuivions, la destinée jalouse ne nous pardonne pas de l’atteindre et de le saisir. À quelque temps de là, un serviteur entrait un matin chez le comte. Le clavecin avait chanté toute la nuit, et jamais, depuis son retour, Sigismond n’en avait tiré des accents si pénétrants, des modulations si touchantes. Jusqu’à l’aube, on avait entendu le même air, interrompu par de courts silences. Quand le serviteur entra, Sigismond était encore au clavecin. Une de ses mains, d’un blanc mat, reposait sur les touches d’ivoire ; l’autre pendait languissamment le long de son corps immobile. La tête appuyée sur le dos du fauteuil où il était assis, les yeux fermés, la bouche épanouie en un demi-sourire, il paraissait dormir : il dormait, en effet, d’un sommeil si profond qu’il ne se réveilla jamais.
Le jour même des funérailles, les Stolzenfels et les Bildmann laissaient éclater leurs prétentions, et se préparaient à entamer une guerre sans trêve ni merci. Avec le caractère qu’on lui connaissait, il n’était guère présumable que Sigismond eût fait un testament ; il s’agissait désormais de savoir qui resterait maître du terrain, des Bildmann ou des Stolzenfels. Les deux partis étaient bien décidés à ne rien céder de leurs droits. Les hostilités allaient commencer, et déjà les avoués de Muhlstadt, célèbres dans toute l’Allemagne par leur humeur et leur âpreté processives, se réjouissaient et se frottaient les mains, lorsqu’on apprit que le comte Sigismond d’Hildesheim, un mois avant de rendre l’âme, avait déposé son testament dans l’étude de maître Gottlieb.
Midi venait enfin de sonner à l’horloge de l’église voisine.
À cette heure solennelle, maître Gottlieb se leva brusquement, et courut à la glace du salon pour s’assurer que rien, dans l’économie de sa toilette, ne trahissait le trouble et l’agitation de son âme. Il était encore en contemplation devant son visage, qu’il s’efforçait vainement de rendre majestueux, lorsque la grande rue de Muhlstadt s’ébranla sous les roues d’un lourd carrosse dont l’origine remontait à quelque cinquante ans. Maître Gottlieb, comme réveillé en sursaut, s’élança à la fenêtre. Plus de doute, son espérance n’était pas trompée : les parents, les héritiers du comte Sigismond arrivaient pour entendre la lecture du testament. Oubliant, dans son impatience, sa dignité d’officier public, il se précipita au bas de l’escalier pour recevoir ses nouveaux clients.
Le carrosse venait de s’arrêter. Un laquais, vêtu d’une livrée orange à galons bleus, dont la couleur avait subi les injures du temps, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et deux vieilles filles, dont la plus jeune n’avait pas moins d’un demi-siècle, descendirent l’une après l’autre, en s’appuyant avec dignité sur le bras du galant tabellion. Toutes deux étaient habillées de noir ; leur pas grave et mesuré disait clairement le respect qu’elles avaient pour elles-mêmes et pour la noblesse de leur race. Maître Gottlieb croyait marcher entre deux reines ; il n’avait jamais vu mine si haute, maintien si fier. Il les prit par la main et les introduisit dans le salon.
À peine assises, elles commencèrent l’éloge du défunt et se mirent à vanter sa bonté, sa générosité, son caractère loyal et chevaleresque. Bien que maître Gottlieb ne connût pas la teneur du testament, car le comte Sigismond lui avait remis sous un pli cacheté ses dernières volontés écrites tout entières de sa main, à tout hasard le rusé compère essaya pourtant d’insinuer que le château d’Hildesheim et la meilleure partie des domaines reviendraient nécessairement à ces deux nobles demoiselles.
– Ah ! mon cher monsieur Gottlieb, s’écrièrent à la fois Hedwig et Ulrique, pourquoi Dieu n’a-t-il pas permis qu’il en jouît plus longtemps ? Il faisait tant de bien, il était si aimé ! Il était l’honneur, le soutien de sa famille, la providence des pauvres.
Maître Gottlieb, fidèle au rôle qu’il s’était tracé d’avance, comprit la nécessité de s’associer à leur douleur. Il tira son mouchoir et fit mine d’essuyer ses larmes.
– Vous avez raison, dit-il en s’efforçant de donner à sa voix l’accent du plus profond chagrin : c’était une belle âme, un grand cœur. Il ne vivait pas comme tout le monde ; mais ses bizarreries n’ont jamais fait de mal à personne. Vous avez raison de le pleurer ; tous ceux qui ont connu le comte Sigismond le pleurent comme vous.
Et il porta de nouveau son mouchoir à ses yeux. Une fois en situation, maître Gottlieb sentit se développer en lui une éloquence sur laquelle il n’aurait pas osé compter ; les paroles se pressaient sur ses lèvres.
– Il n’était pas bon seulement, reprit-il d’une voix attendrie, il était juste, il savait reconnaître l’affection qu’on lui portait ; il appréciait, comme il le devait, les soins touchants dont vous l’entouriez. Chaque fois qu’il daignait m’entretenir de ses intérêts et de ses intentions, il me parlait avec émotion de vous, de votre neveu Frédéric.
En entendant ces dernières paroles, Hedwig et Ulrique portèrent sur maître Gottlieb un regard curieux, comme pour lire dans ses yeux la révélation d’un secret qu’il eût été fort embarrassé de leur livrer. Maître Gottlieb, comme un diplomate consommé, demeura impénétrable ; par un raffinement de prudence, il se mordit les lèvres comme s’il eût craint d’en avoir trop dit.
– Vraiment, reprirent les deux vieilles filles avec un accent de componction, il vous a parlé de nous, de notre cher neveu ? Dieu sait que nous n’attendions rien de lui, car c’est nous qui devions partir les premières ; mais Dieu l’a rappelé. Entre quelles mains plus dignes que les nôtres ses domaines pourraient-ils passer ? Nous aurait-il préféré les Bildmann ?
– Comment y aurait-il songé ? répondit maître Gottlieb. Le major est un bourreau d’argent. Si le comte Sigismond avait eu l’étrange pensée de vous préférer les Bildmann, les domaines d’Hildesheim sortiraient bientôt de la famille. Non, non ! c’est impossible. Il connaissait les Bildmann aussi bien que vous les connaissez.