Un maquis dans les cités - André Dartevelle - E-Book

Un maquis dans les cités E-Book

André Dartevelle

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Beschreibung

La résistance à Watermael-Boitsfort, 1940 - 1945 Parti à la recherche de l'activité résistante de son père et des amis de ce dernier, André Dartevelle brosse ici un portrait à la fois rigoureux et attachant de la lutte contre l'occupant à Watermael-Boitsf

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Couverture

Page de titre

Ce livre a été publié avec le soutien et la participation d’Hisciwab, cercle d’histoire locale de Watermael-Boitsfort.

Préface

« Chaque groupe a forgé des résistants d’une grande dimension humaine, morale et politique. […] Nous les avons sortis du néant, nous avons recomposé leur personnalité trait par trait. S’il nous fallait une justification personnelle à ce travail, leur parcours restitué nous la fournirait. »

Ces quelques lignes écrites par André Dartevelle à la fin de ce livre traduisent bien son objectif central : rendre hommage à des femmes et des hommes selon lui injustement oubliés, « se remémorer » leur histoire, selon une expression qui lui semblait bien rendre compte d’une démarche appliquée non seulement à cet ouvrage posthume, mais aussi à l’ensemble de son œuvre.

La raison profonde d’une telle ligne directrice, on la découvre notamment dans un témoignage fourni par Dartevelle pour le film que lui consacre la cinéaste Kita Bauchet quelques mois avant son décès1 : « Personnellement, j’ai été privé du passé […]. Je me suis retrouvé adolescent avec une page blanche derrière moi. Il n’y a pas eu de transmission. Je n’ai pas eu le récit de mes parents sur ce qu’ils avaient vécu. Mon père était résistant, il a été torturé et je n’en savais rien. J’ai dû tout apprendre par moi-même. D’où mon intérêt pour la transmission2. »

Dans ses magnifiques mémoires rédigés vers la même époque, Dartevelle souligne à de multiples reprises l’importance de cette absence de transmission de la mémoire familiale, et en particulier de la mémoire paternelle, pour comprendre son œuvre. Il y met notamment l’accent sur la lourdeur du traumatisme provoqué par le non-dit de la souffrance de son père : « Elles [les affres vécues par son père à la suite de son engagement contre les nazis] pèsent sur tous mes âges. Toute mon existence les délite dans une tentative vaine de métabolisation opiniâtre, entre rejet et intégration3. »

Comme l’écrit encore son ami Hugues Le Paige, « l’œuvre de ce “cinéaste résistant” comme il se définissait lui-même est inextricablement et secrètement liée à une histoire personnelle et familiale dont le cœur est la recherche obsédante et souvent douloureuse de la “parole”4 ». Mais si, dès le début des années 1970, Dartevelle tente avec succès de transcender cette peine par la réalisation de très nombreux reportages et films documentaires permettant aux délaissés de la société et de l’histoire de s’exprimer, il lui faut beaucoup plus de temps pour affronter les fantômes de son propre passé.

Avec la sincérité qui caractérise ses mémoires, il révèle ainsi au crépuscule de son existence : « Pendant trente ans, sa mort [de son père] fut un absolu. Mort. Mort en tant qu’individu le 30 octobre 19565, mort. Mort en tant que mémoire, être dans le souvenir, au long de ces interminables années. Et puis son image m’est revenue et m’a hanté. Il m’avait été rendu avec violence, son fantôme me semblait doté d’une énorme énergie, et ma vie a changé son cours. J’ai fait des films documentaires sur la Deuxième Guerre mondiale, principalement la Résistance. J’ai rouvert ce dossier jauni que ma mère avait conservé dans notre maison. Je me suis embrasé, j’ai tout décortiqué. […] J’ai commencé à écrire l’histoire de son groupe et de lui-même. Mon texte ne naîtra que plus tard. Je n’en ai pas encore fini avec lui6. »

Dans ses démarches pour « en finir » avec son texte, André Dartevelle me contacte au printemps 2011. Historien de formation, il désire cependant soumettre son texte à l’un ou l’autre « spécialiste » de la Résistance en Belgique, sujet sur lequel je travaille depuis le début des années 1980. Je lis avec grand intérêt son manuscrit et nous nous rencontrons pour la première fois à l’été 2011 pour en discuter.

Après quelques échanges épistolaires, la relation se tarit jusqu’à ce qu’en décembre 2014, ma collègue Chantal Kesteloot m’informe de la gravité de son état de santé et de son souhait de léguer ses archives personnelles au CegeSoma, un dossier qui m’incombe en tant que responsable de la documentation dans ledit centre. En outre, elle me transmet la dernière version de son texte sur la Résistance à Watermael-Boitsfort.

Rendez-vous pris, je le retrouve chez lui début 2015. J’y découvre un homme certes diminué par la paralysie qui affecte ses jambes, mais aussi lucide et déterminé à aller jusqu’au bout des objectifs qu’il s’est fixés. Parmi eux, figure le legs en bonne et due forme de ses archives et de sa documentation au CegeSoma. L’opération, préparée de son vivant en étroite concertation avec lui, est exécutée peu après son décès7. Mais Emmanuelle Dupuis, sa discrète et dévouée épouse, me demande alors si je ne connais personne qui pourrait mettre la dernière main au texte sur la Résistance à Watermael-Boitsfort auquel André Dartevelle avait déjà consacré tellement d’énergie et auquel il tenait tant. Et pour cause !

Connaissant la qualité du manuscrit, je n’hésite pas une seconde à me proposer pour cette tâche et à me replonger dans le texte. J’applique pour principe de ne pas toucher au contenu, sauf lorsque je me heurte à des erreurs ou imprécisions flagrantes par rapport au contexte général de l’Occupation, à des jugements manquant quelque peu de nuances et à des digressions non réellement nécessaires à l’exposé. Mais ces cas sont relativement rares. Le travail sur la forme est plus important : j’effectue quelques corrections stylistiques ou orthographiques, et surtout je veille à la cohérence des notes infrapaginales, des appellations des nombreuses structures mentionnées et de la numérotation des différentes parties du texte. Il s’agit donc surtout d’une opération de toilettage.

Le livre que, j’espère, vous prendrez plaisir à lire, est donc bien l’œuvre du seul André Dartevelle. Poussé par la volonté initiale de découvrir le passé résistant de son père, il mène une enquête approfondie qui le conduit à mettre en lumière l’activité des femmes et des hommes qui l’ont côtoyé dans la lutte contre l’occupant et, plus largement, les multiples facettes de la Résistance à Watermael-Boitsfort.

Avouons-le, si cette démarche produit, comme je tenterai de le prouver, un résultat d’une très grande richesse, elle peut aussi prêter le flanc à la critique. Car l’angle d’approche choisi privilégie la Résistance de gauche, et surtout celle de la dissidence socialiste active au sein du Front de l’indépendance (FI), d’où l’auteur fait émerger les personnalités de Jean Jaemaels et de son ami Edmond Dartevelle. Or, le cinéaste-écrivain, s’il reconnaît vouloir d’abord analyser l’histoire du FI dans les cités du Logis et de Floréal où réside notamment Jaemaels, affirme aussi ambitionner de développer son étude à tous les groupes actifs dans la commune.

Mais ce bel objectif, André Dartevelle ne l’atteint que partiellement. En effet, autant pour le FI, et surtout pour ses acteurs domiciliés dans les cités-jardins, il parvient à rassembler une multitude de témoignages oraux et de sources écrites qu’il exploite à merveille, autant pour les autres mouvements, il s’appuie sur des matériaux beaucoup moins riches, ce qui ne lui permet pas une analyse aussi fouillée. Pour preuve, seule une vingtaine de pages leur sont consacrées. Et ce profond déséquilibre par rapport au FI ne peut, à notre avis, s’expliquer uniquement, comme l’affirme André Dartevelle, par la prépondérance du Front dans la commune. Ainsi, l’auteur semble avoir manqué de temps et/ou d’énergie pour se plonger dans les archives des services de renseignement et d’action – dossiers généraux et personnels – conservées au CegeSoma. Idem pour les archives des mouvements de Résistance armée, en particulier celles du Mouvement national belge (MNB ; dossiers personnels) et surtout de l’Armée secrète (AS ; dossiers généraux et personnels) détenues au Centre de documentation de l’armée belge à Evere.

Par ailleurs, André Dartevelle, sans doute mû par le noble idéal démocratique qui l’anime, nous paraît surestimer l’importance de l’antifascisme parmi les valeurs fondatrices de la Résistance. Ou plutôt, il n’accorde pas une assez grande attention au patriotisme et à son pendant négatif, l’esprit antiallemand, qui, même au sein du FI, sont aussi de puissants vecteurs de la lutte contre l’occupant.

Un autre reproche qui pourrait lui être fait est d’avoir privilégié les socialistes dissidents par rapport aux autres groupes présents dans le FI de Watermael-Boitsfort. Cette critique me paraît moins fondée, car s’il est vrai que l’auteur s’étend longuement sur le rôle joué par Jaemaels et ses amis, il ne manque pas de souligner à de multiples reprises la place occupée par les communistes, les catholiques et les libéraux dissidents dans ladite organisation.

C’est même d’ailleurs un des plus grands mérites de l’ouvrage de parvenir à témoigner de manière convaincante du courant profondément démocratique et progressiste qui anime un pan fondamental de la Résistance en Belgique occupée. Car l’enquête menée sur le FI de Watermael-Boitsfort est méticuleuse et irréprochable sur le plan de la critique historique : la confrontation des multiples sources consultées fait en effet l’objet d’une grande application. En outre, Dartevelle a très bien assimilé les diverses études scientifiques réalisées sur le sujet. Enfin, comme tout historien digne de ce nom, Dartevelle veille aussi à bien ordonner son étude, en tenant compte de la chronologie et en passant en revue, outre les diverses composantes du FI, ses divers types d’activité (Solidarité, aide aux réfractaires, presse clandestine et lutte armée).

Outre le travail minutieux de l’historien, on perçoit dans le texte le regard affûté et la verve du journaliste, voire parfois l’acrimonie du révolté face aux injustices de ce monde. Les flèches de Dartevelle ne sont jamais adressées aux résistants, mais aux « planqués » et aux traîtres de l’époque, ainsi qu’à ceux qui n’ont pas voulu entretenir la mémoire de ces opposants ou qui aujourd’hui mettent en péril l’idéal démocratique.

L’étude est solide sur le plan scientifique ; bien servie par un style alerte, elle est aussi attachante. L’auteur suscite en effet une véritable empathie pour les résistants en leur donnant de l’épaisseur par un procédé qu’il décrit dans son introduction : « J’ai doublé le plan du compte rendu historique par un plan où la narration en cours dévoile ses artifices et se regarde dans le miroir. Je décris alors mes démarches, mes sentiments et ceux de mes interlocuteurs, leur attitude, leurs émotions, leurs déceptions […]. Le passage du langage de la distance à celui de la connivence crée une disparité, mais cette difficulté m’a parue enrichissante, elle est ma vérité dans celle de l’histoire. » Les femmes et les hommes sont ainsi révélés avec leurs qualités mais aussi leurs limites ; leur humanité mise en exergue nous les rend plus proches, d’autant que si Dartevelle entre dans l’intimité des acteurs, il le fait toujours avec beaucoup de délicatesse et de respect.

Un autre apport majeur et original de l’ouvrage a d’ailleurs trait à l’analyse du ressenti des résistants et de leurs proches après la guerre. Avec la finesse qui le caractérise, Dartevelle dévoile de grandes souffrances par rapport aux êtres chers perdus (nombre de résistants perdront la vie, en particulier dans les camps de concentration nazis), mais aussi une profonde amertume en lien avec le manque de considération que les combattants de l’ombre ont perçu au-delà de leur entourage immédiat. Cette indifférence, ressentie comme un désaveu, les a amenés, selon l’auteur, à intérioriser le préjugé ambiant qui fait d’eux des acteurs de second rang de l’histoire, et parfois, à faire eux-mêmes barrage à la perpétuation du souvenir de leur action.

Soucieux de comprendre pourquoi, pour reprendre ses termes, « il n’y a pas une politique active de la mémoire [de la Résistance], mais une vague religion publique bloquant toute réflexion », Dartevelle invoque, parmi les éléments d’explication, la difficulté, pour les résistants, d’être à la fois acteurs et historiens, provoquée notamment par leur intériorisation de l’indifférence collective. Il souligne surtout à juste titre comme raison fondamentale, l’incapacité des différentes composantes du FI de jouer un rôle fédérateur après la guerre, car « les amitiés et le compagnonnage ne résistent pas aux nouveaux enjeux apparus à la Libération ». En effet, comme il l’indique, la guerre froide fait oublier la conjoncture de la guerre. En outre, « l’assimilation du Front de l’indépendance au Parti communiste amorce le processus de rejet ». Enfin, « la non-représentation des principales familles politiques, notables en tête, au sein de la Résistance locale pendant la guerre l’achève ».

En soulignant en conclusion qu’« à travers ses élus, c’est toute la collectivité qui aurait dû initier une pédagogie politique. Resituer la faillite des démocraties, la nature du nazisme, souligner l’exemplaire refus de la Résistance […], créer la solidarité autour des victimes », Dartevelle dresse un constat implacable. Mais en même temps, il est probable que l’auteur espère, grâce à son livre, faire infléchir les autorités locales dans le sens de cette « pédagogie ». Une pédagogie qui, cela va de soi, serait orientée vers le présent, comme l’indique ce regret énoncé dès l’introduction de l’ouvrage par un homme épris de justice sociale et de démocratie : « Jamais la Résistance antinazie […] ne serait définie dans son prolongement spirituel comme le droit et le devoir des citoyens de combattre non seulement la dictature, mais aussi leur propre État à partir du moment où il n’assure plus à ses sujets la protection et des conditions de vie décentes ainsi que leur participation à toutes les délibérations qui décident de leur existence et de leur liberté. »

Enfin, par-delà ces enjeux politiques et sociétaux, un des principaux apports de l’ouvrage est de faire (re) découvrir l’histoire récente de Watermael-Boitsfort. En bon historien soucieux de replacer son étude dans son contexte géographique et historique, André Dartevelle a l’excellente idée de dessiner les contours politiques, sociaux, culturels et urbanistiques de la commune, en particulier pour la période qui s’étend du début des années 1920 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ses descriptions des lieux où résident les principaux acteurs du récit – en particulier les cités-jardins du Logis et de Floréal, les quartiers du Dries et du Coin du Balai – sont empreintes d’une telle force évocatrice que le lecteur pourra aisément imaginer ces endroits et ressentir la nostalgie d’espaces alors encore relativement préservés du bruit et du béton qui étreint parfois l’auteur. Et l’évocation, via des mini-narrations, de l’implication dans la lutte clandestine de dizaines d’hommes et de femmes permettra aux lecteurs disposant d’attaches dans la commune de disposer de renseignements inédits sur des personnes de leur entourage proche ou lointain.

En somme, André Dartevelle réussit la prouesse de faire de l’excellente microhistoire en lien avec son passé familial tout en posant des questions fondamentales sur l’héritage de la Résistance et la pérennité de la démocratie. Au fond, dans ce dernier écrit, il reste fidèle à l’état d’esprit qui l’a animé tout au long de sa carrière de cinéaste et qu’il a lui-même décrit dans la formule suivante : « J’ai été poussé à faire certains de mes films à la fois mû par un motif extérieur, l’une ou l’autre circonstance de l’actualité à caractère social [ici, les menaces contre la démocratie, plutôt à caractère politique], et par une impulsion intérieure dominante. […] Ce qui me permettait de revivre un moment de mon passé en lui donnant la forme extérieure d’un film et le prétexte de notre histoire collective et sociale8. » À la réflexion, rarement sans doute, une de ses œuvres n’aura autant correspondu à ces critères qu’Un maquis dans les cités.

Fabrice MAERTENHistorien au Centre d’étudeset de documentation Guerre et Sociétés contemporaines

1 Kita Bauchet, André Dartevelle, une vie contre l’oubli, Bruxelles, asbl Dérives, 2016, 75 min.

2 Kita Bauchet, André Dartevelle, une vie contre l’oubli, dossier de demande d’aide à la production, janvier 2015, p. 14.

3 André Dartevelle, Si je meurs un soir. Mémoires, Cuesmes, éditions du Cerisier, 2015, p. 17.

4 Idem, p. 7.

5 André Dartevelle est né le 21 août 1944. Il avait donc 12 ans au décès de son père.

6 A. Dartevelle, op. cit., p. 42.

7 L’inventaire de ces documents a été achevé en janvier 2018, ce qui les rend désormais accessibles à la recherche.

8 A. Dartevelle, op. cit., p. 7.

Introduction

J’ai écrit cet essai en plusieurs étapes. L’essentiel de mes recherches s’est déroulé de 1994 à 1996 (puis en 2002 et 2012), du moins avec les témoins et les acteurs de la Résistance arrivés à la fin de leur vie. J’ai cumulé son écriture avec la réalisation de trois films documentaires suscités par le même désir de recréer une mémoire vivante des résistants antinazis passés à la trappe de l’histoire. Alors que dans mes films, j’ai donné la parole à trois Partisans armés (PA), des guérilleros de la résistance, dans mon livre, je me suis focalisé sur un lieu, une commune bruxelloise, celle où j’ai vécu mon enfance avec ma famille et où les combattants n’ont laissé aucune trace mémorable : Watermael-Boitsfort. Les films ont été diffusés et le livre est resté inachevé. Le manuscrit n’a été terminé qu’en 2011-2012, mais, pour l’essentiel, il est resté semblable à la première mouture.

Je voulais écrire un essai, un historique du groupe qui avait disputé aux nazis ce banal quartier serré contre la forêt de Soignes et le pays flamand. Mon père avait animé avec des socialistes radicaux une section du Front de l’indépendance (FI), il avait combattu à leurs côtés avec une détermination que ni les conseils de prudence de sa jeune femme ni ses trois enfants n’arrêtaient, avec un jusqu’au-boutisme passionné qu’il manifestait dans ses recherches de savant paléontologue. Il l’a payé cher. Dix ans après la guerre, il mourait sans rien m’avoir appris, soit qu’il me jugeât trop jeune pour en parler avec moi, soit qu’il ne pût s’y résoudre par pudeur. Ses camarades avaient disparu sans laisser d’adresse. Déjà, la répression allemande avait éclairci leurs rangs et les survivants s’étaient tus. De temps à autre, ma mère lâchait un nom, une anecdote, mais elle en parlait peu, comme s’il se fût agi d’un mauvais rêve.

L’indifférence et l’oubli m’ont paru naturels dans un premier temps, la page était tournée. Et puis, j’en ai souffert, le doute s’est insinué. Non, l’oubli ne relève pas que d’heureuses dispositions à vivre sans s’embarrasser du poids du passé. N’est-il pas un stratagème, une ruse de la raison ? Alors que le fascisme réapparaît comme acteur politique et que la révolution conservatrice lancée dans les années 1980 transforme insidieusement la démocratie, que l’économie est asservie à un capitalisme financier totalitaire, indifférent à tout développement, à toute finalité sociale et humaine, l’oubli des décennies terribles du siècle prend une couleur et un sens effrayants.

Dans la propre commune de mon père, les édiles avaient effacé la mémoire des résistants du FI. Sans méchanceté, ni ostentation, comme si le rappel de cette Résistance-là leur paraissait une parfaite incongruité. Aucun nom de rue, aucun rappel des résistants assassinés que rien n’avait rendu célèbres de l’extérieur, qu’aucune autorité morale, qu’aucune de ces personnalités de référence à laquelle se soumettent tous les conformistes n’avaient consacrés. Ils ne voyaient pas l’intérêt de fixer la mémoire de la lutte antifasciste chez eux, sur leur propre territoire. Le fascisme, ils le voyaient en Flandre, en Autriche, en France. Ils ne l’imaginaient pas dans leur arrière-cour ! En quoi pouvaient-ils s’identifier avec mes insurgés antinazis, avec ces marginaux qui avaient défié l’ordre établi ? Des rues immortalisent les noms des édiles, contrairement aux suppliciés des nazis dont aucun d’entre eux n’a reçu un tel honneur1.

Rien n’évoquait leur geste, tout ce que « mes » résistants avaient fait, leur révolte organisée, leur projet d’insurrection. Cet effacement s’assortissait pleinement à leurs vies sans postérité que rien ne prédestinait à une inscription dans la mémoire institutionnelle.

L’objet de ma recherche me semblait alors excentrique, une stricte affaire de famille. Le temps, me disais-je, joue les essoreuses des petites gloires et des pieuses mémoires. De plus, l’accablante quotidienneté des lieux pousse à la fuite ou à la résignation. Les générations se succèdent derrière ces fenêtres et se font oublier, quoi de plus normal. Des historiens locaux décortiquent de savants toponymes. Moi, j’avais décidé de reconstituer les biographies des insoumis de cette commune où j’ai vécu mon enfance et où, parfois, je voyais passer leur ombre. Souvent, j’allais me promener à bicyclette dans les célèbres cités-jardins de Boitsfort, mondialement connues, pour en admirer l’harmonie paisible, mais finalement, je voyais une succession maniaque de maisonnettes identiques, sorties d’un mauvais cartoon. Dans l’éclat des cerisiers du Japon, je m’attendais à voir voleter en modèle gonflable les sept nains accrochés à la jupe de leur maîtresse. Pour confirmer mon scepticisme, j’avais l’impression de traverser des cités fantômes. Personne, rien ne bougeait, ah si ! là un matou paresseux s’étirant dans un caniveau. De grandes autos rutilantes rangées devant les habitats figés, les bons voisins enfermés chez eux, cuvant leurs séries télé. Ces prurits me semblent aujourd’hui inacceptables. Mes outrances ne duraient d’ailleurs pas.

Les cités sont ce qu’elles paraissent, des chefs-d’œuvre urbains. Même l’utopie qui les sous-tend, l’originalité du plan et des implantations les distinguent des essais plus tardifs. Conçues par des architectes du mouvement moderne, elles prévenaient la répétition à l’identique des façades dans les zonings de l’après-guerre, refusant la consommation de masse et l’idéologie de la petite maison pour chacun, fabriquée en série, au plus grand profit des banques et des industriels de l’habitat standardisé. La beauté des architectures se prolonge dans le dédale des chemins et des jardins, le labyrinthe des sentiers qui se jettent dans des esplanades arborées ou se perdent derrière les hautes haies.

Bien sûr, je n’étais pas dupe. Mon père était un de ces citoyens-résistants et depuis des années, je luttais face à l’échéance de ce filial pensum. L’entreprise me faisait peur, peur d’être englouti, dévoré. Malgré tous mes efforts pour m’en débarrasser, mon intérêt récurrent pour cette période me ramenait vers ce nœud conflictuel. N’avais-je pas étudié l’histoire pour comprendre la leur ? Le 50e anniversaire de la guerre a créé le climat providentiel : je me suis jeté à l’eau, j’avais une excuse. Les mêmes recherches nourrissaient les films et le livre. Pendant trois mois, je me suis immergé dans la lecture des archives. Tous les jours, je me rendais dans la tour du Service des victimes de la guerre (SVG), près de la gare du Midi. Au cœur de ce quartier sismique et trépidant où échouent encore et toujours tous les réfugiés du monde, quartier encore marqué par la rafle antijuive de 1942 où, pied de nez à l’histoire, les négociants juifs en textile ont repris leurs affaires, remportant sur le gouvernement de la mort une victoire tenace.

La tour, ce bâtiment triangulaire et vertigineux, s’élève au milieu d’une vaste cour obscure, entourée de toutes parts de murailles noires. Ses façades coupées de verrières en bande cachent les hautes allées bourrées de dossiers jaunis et une cage d’escaliers en pierre, vide tors où meurent étouffés les bruits sourds de la ville, que de brusques battements d’aile peuplent par à-coups d’une rumeur tirée de l’horizon fuyant où disparaissent les trains.

La tour se dissimule au regard, à l’intérieur d’un îlot urbain. Chaque jour, je pénétrais dans la cour noire, abrupte comme un puits, puis dans l’insolite tétraèdre. J’empruntais un ascenseur brinqueballant laissant derrière moi le thrène des envols et des roucoulements2. Je me faufilais ensuite dans les rayonnages, saisi par cette odeur de décomposition du papier et de poussière – le même flash dans la tête qu’avec l’encens quand on foule les dalles noires et humides d’une église gothique –, je traversais les galeries de papiers pour m’approcher d’un bureau près d’une rare fenêtre, m’asseoir devant les dossiers qu’une jeune femme allait de temps en temps arracher dans ces grandes murailles de la mémoire. Je m’abîmais dans la lecture jusqu’à l’heure de la fermeture. Le temps figé que parfois un employé traversait, silencieux comme une ombre, m’a mis en présence de mes personnages.

En fin d’après-midi, je quittais à regret, seul, le bâtiment sans surveillance, plein de tendresse pour toutes ces petites gens dont j’avais surpris les secrets dans les dossiers, les formulaires, les comptes rendus d’interrogatoires là-bas au septième étage de l’immeuble de la Sipo-SD (la police politique SS) au 347 de l’avenue Louise : les effondrements, les bravades, les aveux, quel défi à l’historien, ce qu’on dit et ce qu’on cache. Pendant ma lecture immobile, je ne pouvais m’empêcher d’être envahi de doutes quand, soudain, un bruit extérieur me ramenait sur terre. Je me surprenais comme on surprend un enfant qui se cache, alors qu’à chaque bulletin radio, les infos du Rwanda laissaient présumer qu’un génocide était en plein accomplissement et que je n’entreprenais rien pour m’y opposer ou pour protester. J’étais là, rivé à mon petit bureau entre la poussière, un silence de nef et les taches de lumière déclinante. Un nouveau génocide, le troisième du siècle. Et je remuais à l’envi les cendres des résistants, de ce moment de leur vie où, sortant de leur condition, ils s’étaient attaqués à la déraison meurtrière érigée en système et à l’opportunisme de leurs contemporains. Que ne m’ont-ils inspiré de lutter plutôt que d’écrire ! Mais pouvais-je abandonner ce labeur tant de fois différé ? Ne leur devais-je rien ?

Les commémorations qui entourèrent le cinquantenaire, puis le soixantenaire des pires années du siècle se refermaient sur elles-mêmes dans un rituel paresseux et non par une connaissance du mal. Les crimes d’État commis en Bosnie et au Rwanda, aucune condamnation sérieuse n’avait tenté de les enrayer avant que l’irrémédiable ne fût commis. Tout se passait comme si toutes ces tueries n’étaient que du détail en comparaison d’Auschwitz. Là résidait le vrai scandale de ces semaines, le passé recyclé en alibi. Le génocide juif ne suscitait pas que les recherches des historiens et des penseurs, ou le travail de deuil des victimes ainsi que leurs vaines demandes de réparation à l’État belge, mais aussi des larmes de crocodiles, des discours creux et opportunistes. Jamais la Résistance antinazie juive et non juive ne serait définie dans son prolongement spirituel comme le droit et le devoir des citoyens de combattre non seulement la dictature, mais aussi leur propre État à partir du moment où il n’assure plus à ses sujets la protection et des conditions de vie décentes ainsi que leur participation à toutes les délibérations qui décident de leur existence et de leur liberté. Il me revenait de tirer de l’oubli ces résistants en dégageant si possible de leur engagement ses significations sociales et imaginaires, son sens historique, puisque j’étais le fils de l’un des leurs et que personne d’autre ne le ferait, puisque les derniers témoins, encore présents pour quelques années, acceptaient de revenir sur une mémoire d’autant plus douloureuse qu’elle n’était plus que privée. L’urgence était bien réelle. Ainsi que ma gêne de n’avoir rien entrepris pour rendre un peu de notoriété à mon père, ce grand explorateur scientifique en Afrique, écrivain et chercheur qui a laissé une immense œuvre que ses collègues et son milieu se sont empressés de piller et de méconnaître. Il est mort jeune sans avoir pu organiser lui-même sa propre renommée.

Je m’en suis tenu très strictement à une lecture historienne de leurs motivations, de leur niveau de conscience et de perception du contexte, je les ai situés dans leur horizon socio-historique en évitant toute anamorphose en fonction de concepts contemporains de droits de l’homme ou de démocratie citoyenne. J’ai voulu éviter le ton et l’esprit hagiographiques, mais je me suis rendu compte en écrivant que je tombais tout de même dans le travers de la vie des saints. Et j’ai décidé de persévérer, car il y a quelque chose d’indéfinissable, de l’ordre peut-être de la sainteté, chez beaucoup d’entre eux, une élévation au-dessus de leur milieu, de leurs intérêts immédiats, du sens commun. Le don de soi. De la grandeur et rarement la pose affectée en fonction du jugement de l’histoire (s’ils avaient su…). Mais ce sont des saints sans Église, sauf l’admirable abbé de Floréal et ses amis communistes qui ont substitué les moustaches du père Joseph au dieu de leurs parents.

À l’origine, ce travail devait comporter une étude fouillée des archives de l’administration communale pour la période de la guerre et de l’après-guerre. Après une revue des fonds existants, quelques cartons dépareillés ont été retrouvés. Les archives communales n’existaient plus, détruites dans les années 1980, avec l’accord du collège, sur l’ordre de la bourgmestre3. Seuls subsistent les comptes rendus du collège échevinal et du conseil communal pour la période antérieure à la création du Grand-Bruxelles en septembre 1942, plus quelques liasses qui ont échappé aux conteneurs et à la décharge. Mais l’absence totale de liens chronologiques ou thématiques entre ces documents rescapés en rend l’exploitation difficile. Heureusement, les Archives générales du Royaume (AGR) conservent les rapports de police pour le Grand-Bruxelles d’octobre 1943 à mars 1944.

La recherche et l’écoute des acteurs, des témoins fut une quête, une obsession. C’est un roman que j’aurais pu écrire. Je me suis bien gardé de le faire, quoique parfois, un autre récit pointe son nez dans mes textes. La lecture des dossiers individuels aux ministères de la Santé publique (MSP), de la Défense, au musée de la Résistance et du FI et au Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines (ancien Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale), voire des papiers personnels retrouvés çà et là, complétait les lacunes des archives de la commune et des témoins.

Je ne voulais pas écrire un répertoire de tous les résistants habitant ou ayant habité la commune, en cédant au pire travers de l’histoire locale où l’on cite en vrac tout le monde pour ne mécontenter personne et où l’érudition ne permet plus de percevoir l’action. J’ai choisi de me centrer sur ceux qui ont fondé leur stratégie sur la reconquête de ce maillon politico-territorial, point de départ historique de la démocratie occidentale. C’est manifeste dans le cas du FI bâti sur le maillage de ses sections communales ou d’entreprise. Il s’agissait clairement de noyauter les services communaux existants, de les instrumentaliser et de constituer un contre-pouvoir populaire au niveau local contre la domination nazie.

La part consacrée aux ensembles institutionnels (la société et la politique, la commune, les Logis) se justifie, car ceux-ci ont nourri la vie des mouvements de Résistance. J’ai voulu éviter toute dichotomie entre existences singulières et ensembles collectifs, en les intégrant réciproquement. Cette fusion pose le problème du langage de cet essai, qui mue en fonction de son objet, de la subjectivité du narrateur à l’objectivité de la narration.

La synthèse qui suit puise aussi sa sève dans une forme de divination affective, il me fallait chercher en moi et ramener au jour tout ce que mes parents avaient dit, leurs silences, leurs allusions, les non-dits pour compléter le puzzle fait des données fragmentaires. La pauvreté des sources explique l’écriture pratiquée.

Contrairement à la narration pure qui s’affranchit en partie des données historiques dans la fiction où le langage s’autonomise, se substitue aux archives pour aller au réel, génère des significations imaginaires, la narration historienne doit à chaque pas rendre des comptes sur la vérité des sources qui la fondent et souvent avouer l’équivoque ou l’aléatoire de ce qui est avancé. Elle est conditionnée et conditionnelle, elle se met à distance, s’intercale dans d’autres textes antérieurs, dans une tradition de gloses et de proses universitaires. Je n’ai pas échappé à cette contrainte, mais l’historien se double chez moi d’un témoin affectivement engagé. Comme je ne peux pas l’ignorer, j’ai doublé le plan du compte rendu historique par un plan où la narration en cours dévoile ses artifices et se regarde dans le miroir. Je décris alors mes démarches, mes sentiments et ceux de mes interlocuteurs, leur attitude, leurs émotions, leurs déceptions, les lieux d’effectuation de la recherche, toutes données nouvelles, signifiantes pour la recherche elle-même et capables de réagir sur elle, en créant ou non de beaux précipités. Le passage du langage de la distance à celui de la connivence crée une disparité, mais cette difficulté m’a parue enrichissante, elle est ma vérité dans celle de l’histoire.

J’ai aussi scruté les traces que la Résistance a laissées dans la mémoire collective ou plutôt l’absence conflictuelle de traces. Les commémorations du cinquantenaire de la victoire, qui ont eu lieu tout au long de l’année 1994-1995 dans la commune et ailleurs, m’avaient démontré que le sujet même de la Résistance donnait alors encore lieu à des réactions ambiguës, voire hostiles et contradictoires de la part de nos contemporains et du pouvoir en place. Pourquoi aucune culture au sens fort ni aucun culte public n’ont vu le jour autour d’elle prolongeant sur le plan symbolique et collectif son existence et son exigence, c’est la question fondamentale à laquelle cet essai tente de répondre.

Alice Dobrynine, étudiante en histoire et ensuite diplômée dans cette discipline, m’a rejoint dans mon travail de fond. Elle a pris en charge une part des recherches dans les archives publiques. Je la remercie pour cette aide précieuse et son appui généreux. Son travail complétant les biographies de résistants que j’avais écrites a été apprécié par un jury de l’ULB et par le professeur José Gotovitch, l’historien belge qui a le premier jeté les bases d’une historiographie scientifique de la Résistance en Belgique et, dans un livre fondateur, décrit, et analysé le FI et l’engagement communiste dans la lutte contre l’occupant. L’historien Fabrice Maerten a lu mon essai, il est l’auteur d’une vaste monographie fouillée et scientifique, écrite dans une belle langue, sur la Résistance dans la province du Hainaut, où un prolétariat wallon politisé et rompu aux luttes depuis plus d’un demi-siècle a livré une guerre efficace aux nazis. Ses critiques m’ont aidé à terminer mon essai. Je remercie ces deux historiens talentueux, grands spécialistes du FI qui est au cœur de mon travail.

1 Les choses ont bien changé depuis les années 2000, grâce à une nouvelle majorité. Le monument dédié aux résistants dans la cité de Floréal a reçu une inscription qui ne laisse plus aucun doute sur sa fonction. Les autorités communales m’ont encouragé à poursuivre mon travail, surtout l’échevine de la Culture, Anne Depuydt.

2 Depuis, ces bâtiments et l’immeuble de la Prévoyance sociale qui les prolonge à front de rue, un des chefs-d’œuvre de l’architecture moderniste, ont été restaurés et classés. L’État qui y avait logé le Service des victimes de la guerre du ministère de la Santé publique et ses archives, y a relogé le CegeSoma, le centre de recherches et de documentation fédéral sur les guerres et la société du XXe siècle en Belgique.

3 Entretien avec Ph. Smolders, ancien employé communal et érudit local, juin 1995.

PREMIÈRE PARTIEJean Jaemaels et la communede Watermael-Boitsfortavant la guerre

1. Jean Jaemaels

Partout, j’ai cherché ses traces. Dans son costume noir trois pièces, il restait là, un peu tassé, irradié par la lumière laiteuse, profitant du moment qui passe, le regard expectatif.

Il restait là jusqu’à ce que l’obscurité éteignît les parties claires du tableau, mains et visage, comme si la clarté émanait de sa peau même.

Partout, j’ai cherché ses traces, ses archives de fonctionnaire méticuleux. Il avait appris jusqu’à la souffrance à écrire un beau français châtié, à parler à fond l’allemand dans les camps de prisonniers de guerre de 1914 à 1918, à pratiquer le flamand avec ses compatriotes, à s’engager en politique. Toute situation, la pire fût-elle, lui était opportunité d’apprentissage, d’élargissement. Ainsi, comblait-il les vides des études qu’il n’avait pu faire.

Jean rendait visite à ma mère après la mort de mon père en 1956, de loin en loin, dans notre maison familiale, perchée sur sa garenne solitaire. Assis dans un fauteuil, près du poêle, en face d’elle, il parlait peu, l’écoutant affectueusement, le masque grave figé sur une expression d’attente, sans sourciller à mon insistante observation. Ce face-à-face dans une lumière grise d’hiver s’est gravé dans ma mémoire comme le tableau d’un maître hollandais pénétré de gravité et de mystère, sans que les deux modèles, le fonctionnaire politique veuf et la veuve du chef milicien, tous deux veufs de beaucoup de choses, ne s’en rendent compte. Ils ne devaient pas échanger beaucoup de paroles pour partager leur peine. Je revois leurs rencontres, mais c’est la première qui m’est restée, ensorcelante.

Jean Jaemaels(CegeSoma, collection André Dartevelle)

Jean, comme mon père, ne m’a jamais parlé, j’étais trop jeune. La dernière fois que je le vis, il participait au cinéma Rio, rue de l’Hospice communal, à une cérémonie du 11 novembre, avec le même air têtu et farouche. Les deux guerres l’avaient happé, la première comme troupier, puis prisonnier, la seconde comme résistant. Chaque fois, ce combattant y avait laissé une partie de lui, sa santé en 1918, ses deux enfants, sa femme et sa vie en 1945 et après.

Partout, j’ai cherché ses traces, celles de ses deux demi-sœurs. Avaient-elles des descendants ? Avaient-elles assisté à ses funérailles, recueilli ses papiers, ces derniers existaient-ils encore quelque part ? En avait-il fait le prudent dépôt en lieu sûr ? Une hémorragie dentaire a étouffé Jean, la nuit, dans son lit vers la fin 1960. Il venait de subir une opération bénigne. Sa compagne l’a retrouvé sans vie. Qui donc programme sa mort ?

Partout, j’ai cherché ses traces. J’ai rencontré la fille de sa dernière compagne. Elle m’a parlé au téléphone, avec un fort accent bruxellois. Après la mort de sa femme Irène en 1955, minée par le chagrin, Jean a vécu avec la veuve du facteur Paul-Eugène Hermans, fusillé par les nazis. « Maman et Jean, vous savez, m’a-t-elle dit, tous les deux… » Ils avaient mis en commun leurs deux malheurs.

« Je regarde les casseroles chez moi et je n’y touche pas. Je ne sais pas quoi faire. Elles me rappellent trop mon ménage, ma femme, les petits et alors, je pleure, je préfère mourir », disait-il à ma mère, pour expliquer sa liaison. Il ajoutait : « Quand j’entends les gosses jouer au football, sur le terrain, en bas de mon immeuble, pendant ma sieste, il m’arrive un drôle de rêve. Je suis persuadé que mes garçons sont là, à jouer, qu’ils reviendront pour goûter, que la guerre n’a pas eu lieu, qu’on est revenu avant, que ce temps-là n’a pas été affecté par les événements et puis, une force terrible m’oblige à revenir dans notre temps, l’image des gamins morts apparaît lentement, je lutte de toutes mes forces pour rester dans le temps de leur présence, mais rien à faire, il faut revenir, regarder les objets autour de moi qu’ils ne toucheront plus, ces objets s’ils pouvaient parler, tout est lourd, tout m’est imposé, j’ai l’impression de tomber dans le vide, longuement. J’ai un dégoût de moi, de tout. Si tu savais, comme c’est pénible de me lever, de me dire que je vais faire ceci ou cela1. »

Partout, j’ai cherché ses écrits. Jean a-t-il entamé la rédaction du roman de la Résistance, auquel il fait allusion dans un texte officiel, en avouant que seul un roman pourrait rendre compte de ce qu’il a vécu avec ses camarades ? S’est-il lancé, lui qui avait pris goût à la rhétorique, dans l’écriture à la mémoire de ses frères d’armes ? Jean avait senti le vent tourner, se doutait-il que pour guigner la postérité, il lui revenait d’écrire leur histoire et que de sa petite patrie, sa commune, là où il avait combattu les nazis, là où les coopérateurs socialistes avaient fait construire un quartier modèle pour les employés pauvres comme lui, il ne fallait rien attendre après qu’il eut cassé sa pipe ? Écrire tout, raconter, recréer la petite patrie, celle où il a vécu ces fortes amitiés avec les hommes et les femmes de la clandestinité, une patrie narrative, celle dont on l’a privé après la guerre et la restauration, quand les autorités légitimes ont récupéré le pouvoir sans eux.

Une nuit, je rêvais que je visitais une maison du Logis, vide. Attristé par la désolation des pièces, par l’impression de vie allée, je me retourne vers l’entrée. Je ne peux sortir. Jean, assis à une petite table, se détache en noir sur le rectangle clair de la porte. Dans l’aube incertaine, il me regarde sans un mot, les yeux dans les miens. Me demandait-il justice ? Qu’en sais-je ?

Mais j’ai voulu l’inviter dans mes pages parce qu’il a été la figure même du résistant populaire, incarnant le citoyen engagé et responsable, inscrivant le socialisme démocratique comme le substrat de la lutte à mort contre le nazisme. Je crois qu’il représente un type social en voie de disparition, le fonctionnaire zélé et autodidacte qui a acquis dans sa famille politique une conscience élevée de la solidarité et de l’égalité, qui croit au progrès humain, à l’avènement d’une société juste et qui tente d’inscrire ces valeurs dans ses activités professionnelles et son action politique, liant les deux dans la même exigence.

Ses traces ? L’administration en a accumulées comme toutes les administrations. Jean est né en 1890, il a fait la Première Guerre. Un gros dossier retrace sa vie de soldat et celle qui suit. Mais rien n’est consigné sur l’individu et son imaginaire, rien que des dates, adresses, professions, statuts, les données qui permettent le contrôle du monde administré, son appréhension sur les personnes. N’empêche, quelle richesse : on sait tout sur votre identité sociale, votre être pour la société, l’État.

Au début du XXe siècle, sa famille habite à Ixelles, près de la place Sainte-Croix, dans une maison bourgeoise. J’ignore la formation du jeune homme sinon qu’il est syndiqué socialiste et membre du Parti ouvrier belge (POB), première appellation du Parti socialiste belge. En août 1914, à 24 ans, il est mobilisé et rejoint son régiment de ligne, le 13e, où il venait d’accomplir son service militaire de quinze mois. Sa compagnie s’installe dans des tranchées à Brumagne, en face du pont qui enjambe la Meuse et mène à Namur. Plusieurs ceintures de forts d’artillerie et une armée au complet défendent la ville, verrou sur le fleuve. Elle attend un assaut imminent. Celui-ci vient le 22 août de plusieurs coins de l’horizon, comme l’ouragan. Ce jour-là, la vaste bataille de la Meuse est engagée. Les Allemands attaquent en masse. Ils ont déjà enlevé Liège et Bruxelles. La puissance de leur artillerie et de leur logistique convainc l’état-major belge d’évacuer la position pour éviter la capture de l’armée. Le retrait est un choix sage et s’opère dans un ordre surprenant. Il constitue une réussite, sauvant l’essentiel de la troupe.

J’ai pu suivre heure par heure les mouvements de Jean et de ses camarades dans la tempête, en lisant les journaux de marche des unités, description minutieuse des ordres et de leur application. Comme les dossiers administratifs pour les bases sociales de l’existence, ces journaux détaillent les déplacements des unités dans le feu, sans littérature. Jean enfile sous les obus des routes de repli, passe la Meuse sur le dernier pont avant son explosion, se joint à des unités en débandade. Il est emporté dans la nuit par un fleuve d’hommes sans commandement, qui se pressent sur l’unique route du plateau de l’Entre-Sambre-et-Meuse, alors que les mâchoires de l’encerclement se referment sur eux. Trois mille soldats hagards échouent au village de Bioul. Le piège se resserre et le lendemain, après une nuit de folie, les hommes se rendent, se laissent désarmer, sont emmenés en captivité.

Commence alors l’immense hiver carcéral de quatre ans et demi. Jean passe de camp en camp. À Soltau, il se lie avec un jeune bourgeois raffiné, le brillant juriste Paul Van Zeeland. Il deviendra Premier ministre en 1937 après un mémorable duel électoral avec Léon Degrelle et connaîtra une carrière incertaine de politique et de financier. Après la guerre, les deux anciens détenus vivent dans la même commune. Leur amitié carcérale a cimenté un lien fort que rien n’entamera, ni l’écart des convictions, ni celle des conditions. Jean participera aux réunions que le politicien organise entre anciens prisonniers chez lui dans son château en forêt de Soignes à Boitsfort, une fois par an.

Jean a frôlé la mort après trois ans de détention sévère, détruit par le froid, la dysenterie, la grippe, le typhus. Les Allemands le confient mourant à la Croix-Rouge qui le transfère en Suisse avec d’autres détenus à bout de force. Le pays neutre le maintient en détention dans un régime de semi-liberté, la Croix-Rouge le soigne.

Il est aidé par une famille de commerçants de Genève. La jeune fille de la maison se lie à lui, ils tombent amoureux, ils se marient. Irène Di Martinelli le suit lors de son rapatriement à Bruxelles, lui sacrifiant sa situation dans l’affaire familiale. Jean est démobilisé en 1919, il décroche un emploi d’archiviste au ministère de la Défense nationale, mais souffre d’ulcères à l’estomac, séquelle des privations carcérales. En 1923, il se porte volontaire à l’occupation de la Ruhr par les forces franco-belges pour contraindre le gouvernement allemand à respecter les échéances de remboursements des dommages de guerre. Cette mission d’un an lui donne la satisfaction de revenir dans le Reich en demandeur de comptes, en huissier2. Il est bilingue et tient la comptabilité de saisies opérées.

De fréquents congés de maladie coupent sa carrière au ministère à tel point que ses employeurs le font épier par des agents de santé en civil, ce qui donne de nombreux rapports de filature, ignobles dans leur principe, mais précieux pour l’historien parce qu’ils figent des instantanés de la vie du couple. L’emploi de Jean lui avait été dévolu prioritairement pour ses six ans sous les drapeaux et son invalidité. Il doit se soumettre à de nombreux examens médicaux. De plus, Irène avait ouvert un petit commerce de quincaillerie dans le quartier populaire de la rue de Flandre au cœur du vieux Bruxelles et Jean était suspecté, pendant ses absences médicales, de donner un coup de main à son épouse. Ce qui me livre une émouvante description d’une sortie à la Bourse des deux jeunes époux. Ils s’attablent à la terrasse d’un café sur le grand boulevard Anspach, Jean ne porte « ni pansement ni foulard sur la gorge », ils prennent une consommation et regardent l’hyperactivité du quartier, les boursicoteurs, les crieurs, les employés, les marchandes de caricoles ou de légumes, tout cela défile bruyamment. Le mouchard tapi les observe tous deux. Ils se lèvent et rentrent chez eux rue du Marteau retrouver leurs enfants. Leur attitude modeste est décrite par le pandore. Le couple a donné le jour à deux fils, Félix en 1920 et Constant en 1921. Malheureusement, la crise de 1930 entraîne la fermeture du commerce d’Irène. Irène et Jean vont s’installer et vivre à Boitsfort.

Je n’ai pu reconstituer qu’en partie seulement l’ancrage politique de Jean dans l’entre-deux-guerres. Les documents administratifs énoncent des états, pas les motivations, ni les actes qui entraînent les hommes à accomplir et à justifier leurs projets.

Dès les années 1920, il s’occupe des Anciens combattants socialistes et de l’association pacifiste du Fusil brisé. Il a rencontré Joseph Nèves, le fondateur de ces associations, après sa rupture avec la Fédération nationale des anciens combattants et son rejet du chauvinisme revanchard. Joseph est comme lui un ancien combattant. Il a échappé à la mort près du fort de Haelen pendant le siège d’Anvers en 1914, étant l’unique rescapé d’une tuerie qui a anéanti toute sa compagnie. Il a été blessé aux jambes sur le front de l’Yser, soigné et sauvé par le docteur Antoine Depage, pansé par la reine Élisabeth. Il partage avec Jean le statut de miraculé de la « der des ders » ainsi que la passion du fumeur de pipe.

Nèves participe à la fondation de la Première Internationale des anciens combattants qui regroupe des antimilitaristes allemands, italiens, français. Il les incite à prendre la parole en Belgique devant les militants et à participer aux manifestations du Fusil brisé. Des tournées de conférence ont lieu notamment à Boitsfort.

Jean se joint à ce courant. Lui qui fait figure d’animateur local du POB, influence sa section boitsfortoise. On l’écoute. Les réunions politiques se tiennent dans un local au pied de son immeuble du square des Archiducs. La Ligue ouvrière y a ses assises, les militants discutent de la ligne du Parti, des actions de solidarité avec l’Espagne républicaine, de la colonisation, du rapprochement avec les communistes, de l’antifascisme. On y invite des orateurs comme Nèves. Le rapprochement se concrétise. En 1937, Nèves avait été envoyé à Barcelone et à Madrid où il avait été témoin des bombardements allemands. « J’ai vu la répétition générale », jette-t-il au roi à son retour. Membre de la commission de la Défense nationale, il assiste écœuré aux manœuvres téléguidées par le roi et le général Van Overstraeten pour infléchir la politique de défense dans un sens de neutralité. Quand Nèves vote contre la neutralité au Sénat avec Henri Rolin et un groupe d’opposants, ils frisent tous l’exclusion du Parti. Nèves est contraint de démissionner de son mandat de sénateur et doit accepter le secrétariat de la Fédération de Tournai. Nèves comme Jaemaels ont deux mentors : Louis de Brouckère, le partisan en 1936 d’un front populaire belge, et Henri Rolin, l’ancien combattant pacifiste. Ces deux-là incarnent la conscience d’un parti dont ils vivront les convulsions de 1936 à 1940.

2. Les cités

Au lendemain du premier conflit, Jean devient coopérateur d’une société de locataires socialistes qui a choisi Boitsfort-la-Verdoyante, une commune de la périphérie, pour y mener son projet. Cette nouvelle poussée du mouvement coopératif lui rend confiance dans son parti associé au pouvoir et à ses compromissions depuis la guerre. On est à la veille des grandes conquêtes politiques. Le pouvoir a déjà accordé le suffrage universel masculin et les trois huit, il a cédé enfin après 30 ans de luttes et une interminable guerre au nom des morts, des fusillés, des gueules cassées, de l’union dans les tranchées. Pour la base ouvrière, il s’agit d’agrandir un peu la brèche, d’élargir le contrôle ouvrier sur l’économie sociale.

Construction de quarante maisons, avenue du Daim, dans la cité-jardin du Logis, 1932

(CegeSoma, collection André Dartevelle)

Treize sociétés coopératives de locataires voient le jour grâce à la loi du 11 octobre 1919 sur le logement social, déposée par le ministre socialiste Joseph Wauters3. Le 3 octobre 1921, un groupe d’employés de la Caisse générale d’épargne et de retraite, bientôt rejoints par d’autres agents de l’État, fondent la Société coopérative du Logis. 275 coopérateurs assistent à la première assemblée générale4, en présence de représentants de l’État et de la Province qui soutiennent la nouvelle entreprise par le biais de la Société nationale des habitations et logements à bon marché.

Panorama du Logis vers les Trois Tilleuls

(Espace Mémoire de Watermael-Boitsfort, collection Gartenberg)

La part à souscrire par les coopérateurs se monte à 30 000 francs, à libérer à concurrence de 10 % ou 20 %, somme assez importante pour l’époque, qui explique la sélection de la population du Logis, constituée de fonctionnaires d’un certain rang, de commerçants, de professions libérales et d’artisans aisés.

Un site de 60 ha est choisi pour développer la cité-jardin sur le plateau des Trois Tilleuls. Comme il se situe au-delà de la limite bâtie de la ville, le prix du terrain semble raisonnable et la superficie suffisante à la réalisation du projet. La coopérative a eu la main heureuse.

Deuxième succès : elle obtient la collaboration enthousiaste d’un duo génial, l’architecte Jean-Jules Eggerickx5pour le plan des rues, l’implantation et l’architecture des habitations, et l’urbaniste Louis Van der Swaelmen6pour le dessin et l’aménagement des espaces verts. Les deux hommes réalisent dans la foulée une deuxième cité, Floréal, ce qui explique l’harmonie parfaite des deux ensembles.

La conception-programme de Van der Swaelmen repose sur la volonté de préserver à long terme la qualité de la vie dans les cités, en responsabilisant les coopérateurs. Bien plus, elle implique l’autogestion : le contrôle de la propriété foncière par la communauté empêchera la spéculation ou la dégradation de l’esthétique architecturale et paysagère. Comme leurs commanditaires, les deux maîtres d’œuvre appartiennent à la franc-maçonnerie progressiste. Les cités représentent, pour eux, un outil de transformation sociale, ouvrant la voie à un urbanisme démocratique.

En 1926, les premières limitations financières apparaissent. Les Allemands, incapables de rembourser les dommages de guerre, obligent le gouvernement belge à resserrer son budget social. Les architectes renoncent à une grande partie des infrastructures communautaires prévues (plaines de jeux, courts de tennis, écoles, etc.) et se tournent alors vers la réalisation d’immeubles à appartements plus rentables.

En 1930, un premier bloc de 70 appartements est construit aux Trois Tilleuls. Cet ensemble d’un modernisme audacieux comprend sept magasins et le Centre social du Logis, qui ouvre une salle de spectacle branchée Art déco, où convergent dans un tohu-bohu bigarré événements culturels et fêtes de patronage. Entre 1921 et 1937, 457 maisons et 82 appartements sont en outre construits7.

La coopérative de Floréal se constitue presque immédiatement après celle du Logis, le 30 mars 1922. Les conditions de sa création sont identiques, seul le milieu fondateur diffère quelque peu. C’est dans le cercle des ouvriers typographes bruxellois et sous l’impulsion de Jean-François Husdens, lui-même typographe au journal Le Peuple, que l’on retrouve les initiateurs du projet. La clientèle est fournie pour l’essentiel par les jeunes ménages affiliés au mouvement socialiste et employés de la fonction publique, comme Irène et Jean Jaemaels.

Floréal acquiert 22 ha de terrain sur le plateau de Watermael-Boitsfort. La part du lion vient de la fondation privée Parmentier, qui libère 17 ha gelés dans un but spéculatif. Afin de créer une unité dans l’aménagement des deux quartiers, le conseil d’administration de Floréal choisit de confier au même duo les travaux d’architecture et d’urbanisme. Les mêmes problèmes financiers se posent. Sur les 450 maisons prévues, seules 313 sont bâties. Jean-Jules Eggerickx imagine alors un coup de maître, l’édification d’un immeuble de rapport comme solution aux difficultés budgétaires de la coopérative.

L’immeuble du Fer à Cheval8révèle l’imaginaire social de son temps. Son architecture résolument moderniste en fait, toujours, un exemple parfait du renouveau esthétique et culturel des années 19209. Conçu comme une tour-repère, une flèche laïque entre les deux cités-jardins, le Fer à Cheval est, à l’époque, le bâtiment le plus haut de la Région bruxelloise. Une couronne de commerces et de services enserre la base du géant, créant le sobriquet qui est resté.

Jean a vécu de près la création des cités-jardins, son nouveau quartier où lui, l’ancien prisonnier de guerre, le militant pauvre, avait sollicité un logement familial. Le dimanche, il venait voir en famille les terrassements de la cité nouvelle. Tous enfilent des sabots pour traverser les chantiers. Pour une raison que je ne m’explique pas, le couple ne s’installe pas dans une maisonnette des cités, sans doute à cause du commerce d’Irène. Ce n’est qu’en 1931 qu’il emménage définitivement dans un immeuble social à appartements bâti en 1930 square des Archiducs, à l’entrée de Floréal10.

Au départ, les autorités communales, libérales et conservatrices, s’étaient opposées au projet. L’urbanisation du plateau des Trois Tilleuls avait fait l’objet d’une convention entre un promoteur immobilier, le banquier Edmond Parmentier, soutenu par Léopold II, et les autorités communales. Parmentier voulait développer un vaste quartier résidentiel, bourgeois et aristocratique en surplomb du boulevard reliant l’avenue de Tervueren à la chaussée de La Hulpe. La mort du promoteur, suivie de celle du roi en 1909, provoqua l’abandon du projet, au grand désarroi des autorités communales. Celles-ci, craignant une moins-value des terrains destinés aux villas cossues, regardèrent longtemps d’un mauvais œil l’arrivée des habitants des cités, ces gagne-petit proches du Parti socialiste (PS).

L’avenue des Archiducs, qui aboutit au square des Archiducs, où habitent depuis 1931 Jean Jaemaels et sa famille

(Espace Mémoire de Watermael-Boitsfort, collection Van Eetvelde)

La droite, par peur d’une « ceinture rouge » autour de Bruxelles, fait interdire toute nouvelle création de ce type dès 1923. Floréal et Le Logis vivront, mais sera étouffée dans l’œuf l’une des plus grandes expériences d’urbanisation collective en dehors de la planification capitaliste. Les sociétés déjà créées monnaieront leur survie par la vente d’une partie de leurs logements. Ce n’est qu’à partir de 1947 que les pouvoirs publics autoriseront à nouveau leur essor.

La réussite urbanistique exceptionnelle des deux cités-jardins ne s’est imposée que lentement. Il a fallu attendre l’an 2000 pour obtenir leur classement par les Monuments et Sites. La qualité de la construction, l’exceptionnelle intégration des matériaux et des formes à l’environnement compensaient la modestie des maisons. Van der Swaelmen tire profit des dénivellations du terrain très accidenté en créant un réseau de venelles. Le plan des rues se recompose à l’intérieur des îlots, où les sentiers entourés de hautes haies bifurquent, débouchant tantôt sur des squares fleuris, tantôt sur des vergers plantés de pommiers, ce qui crée l’impression d’un parcours labyrinthique. L’architecte-paysagiste apporte un soin extrême au choix des textures, des couleurs et des essences végétales, tels les buis ou les cerisiers du Japon qui bordent une partie des rues des cités. Eggerickx, aidé dans sa tâche par les jeunes architectes Lucien François et Raymond Moenaert, adapte le style des cottages anglais dans une version sophistiquée et moderne, tout en greffant aux espaces publics une structure communautaire. Les petites places, les vergers collectifs et les venelles intérieures engendrent un sentiment d’intimité et favorisent les rencontres. Ils offriront aux résistants un espace d’évasion et de sécurité.

Toute modification aux façades, aux toitures, est interdite. Les teintes des structures boisées comme les portes et les châssis font l’objet de règlements précis jusqu’à la moindre nuance, jaune pour Floréal, vert pour le Logis. C’est grâce à cette exigence que le quartier demeure aujourd’hui encore un lieu de promenade privilégié pour les amateurs d’architecture.

3. La commune

Localisés entre la forêt de Soignes, Auderghem et, au nord, Ixelles, les villages de Watermael et Boitsfort constituent une seule entité depuis le milieu du XIIIe siècle, à l’exception d’une courte période située entre 1794 et 1811, où ils sont indépendants l’un de l’autre11. Le village d’Auderghem, rattaché à cet ensemble, devient une commune à part entière en 1863. L’activité économique des deux hameaux se limite, jusqu’à l’entre-deux guerres, à l’élevage, l’agriculture, la brasserie, l’hôtellerie, le commerce et, pour les habitants proches de la forêt, à l’exploitation du bois12.

À la fin du XIXe siècle, la population se chiffre à plus de 9 000 habitants grâce à l’ouverture, en 1854, de la gare de Boitsfort sur la nouvelle ligne de chemin de fer Namur-Bruxelles13et au développement de l’urbanisme de plaisance. De nombreux bourgeois bruxellois viennent en effet chercher dans la périphérie le calme et le « bon air » de la campagne. Cet embourgeoisement de la commune justifie la création de l’hippodrome de Boitsfort en 1875. À ces différents éléments s’ajoute l’aménagement progressif du boulevard du Souverain, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Le boulevard est une réalisation de Léopold II, qui intègre Auderghem et Watermael-Boitsfort au tissu urbain de l’agglomération bruxelloise. Prolongé par l’avenue Delleur, il permet des échanges rapides avec le centre-ville. Il achève le vaste et superbe programme urbain du roi à Bruxelles, qu’il eut l’audace de confier à un urbaniste éclairé, l’inspecteur-voyer Victor Besme. Il ouvre un ensemble de voies radiales et d’avenues concentriques, entraînant la mise en valeur des terrains riverains et la création de nouveaux quartiers.

Le nouveau boulevard du Souverain, divisé par quatre rideaux de marronniers et dont les côtés n’étaient pas constructibles, répond aux canons esthétiques imposés par Léopold II. Le roi complète cette réalisation par l’aménagement d’un parc au départ de l’avenue Delleur. La bourgeoisie fait édifier sur les plateaux ou dans la forêt des petits châteaux de style éclectique ou des villas campagnardes. Y résident notamment le ministre du roi Auguste Beernaert, les Morel, les de Molinari, les Van Zeeland… Edmond Dartevelle, l’ami résistant de Jaemaels, vit dans une de ces villas.

Mais le véritable essor démographique est lié à la création en 1921-1922 des deux cités-jardins14. La population de la commune connaît alors un accroissement important15. À la veille du second conflit mondial, elle comptera 18 225 habitants. Il faut dire que la fièvre immobilière des années 1920 fait tache d’huile et s’étend à Watermael, quartier voisin des cités. Attirée par un terrain bon marché, une clientèle plus aisée fait construire des maisons mitoyennes dans les rues à forte pente qui convergent vers la place Keym, le cœur de Watermael, où s’installent la poste, une halte de tramways et une panoplie de commerces. Les nouveaux arrivants appartiennent à la petite et moyenne bourgeoisie francophone. Très attachés à leur origine wallonne, ils refusent le bilinguisme ambiant pratiqué dans le Boitsfort flamand.

Watermael accueille également une petite cité ouvrière dans le quartier du Dries, rue de l’Élan, au-delà de la ligne du chemin de fer qui part vers La Hulpe. Ces logements sociaux peuplés par des ouvriers ou des artisans à très faibles revenus appartiennent à la Société des habitations et logements à bon marché de Watermael-Boitsfort, appelée Villes et Forêt. Celle-ci est constituée en société anonyme de 1919 à 1987, puis en coopérative officielle16.