Un petit monde d'enfants - Élise de Pressensé - E-Book

Un petit monde d'enfants E-Book

Élise de Pressensé

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Extrait : "Quand Madeleine vint au monde elle ne fut pas reçue par des visages joyeux et des bras caressants ; sa mère seule la serra contre son cœur en pleurant, puis on l'enveloppa d'un lange grossier, et on couvrit sa tête mignonne d'un bonnet d'étoffe brune. Alors la femme qui venait de faire cette toilette d'un air un peu revêche, – car elle savait bien qu'il n'y avait pas grand profit à attendre dans cette pauvre demeure, – posa l'enfant à côté de la mère en disant..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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IMadeleine

Quand Madeleine vint au monde elle ne fut pas reçue par des visages joyeux et des bras caressants ; sa mère seule la serra contre son cœur en pleurant, puis on l’enveloppa d’un lange grossier, et on couvrit sa tête mignonne d’un bonnet d’étoffe brune. Alors la femme qui venait de faire cette toilette d’un air un peu revêche, – car elle savait bien qu’il n’y avait pas grand profit à attendre dans cette pauvre demeure, – posa l’enfant à côté de la mère en disant :

– Voilà votre fille bien ficelée, maintenant vous n’avez plus qu’à dormir toutes deux ; je reviendrai ce soir.

Et elle sortit, laissant la clef sur la porte.

Dormir !… Ah ! la pauvre mère ne songeait même pas à dormir. Pendant les longues heures de cette journée elle regarda la petite créature qu’elle avait entourée de son bras et qu’elle pressait contre elle, et continua de pleurer. Elle était toute jeune, et sa figure pâle et douce était charmante à voir ainsi penchée sur ce frêle petit être qu’elle regardait avec tant d’amour, de joie et de tristesse. Hélas ! il n’y avait personne près d’elle pour partager sa joie et sa tristesse, personne pour regarder avec elle la petite créature si nouvelle dans ce monde et pour lui dire que c’était un beau don de Dieu.

Quand l’enfant s’éveilla et fit entendre un cri douloureux, la pauvre mère n’avait pas même à sa portée une cuillerée d’eau sucrée pour l’apaiser. Elle le berça dans ses bras, chanta doucement, mais ne put y réussir. Faible et épuisée comme elle l’était, elle recommença à pleurer.

– Tu n’as au monde que ta pauvre mère, disait-elle, et elle ne peut pas même te donner la goutte d’eau dont tu as besoin. Oh ! mon Dieu, les enfants ne devraient pas naître pour souffrir !…

Et elle retomba sur son oreiller, n’essayant même plus de consoler la petite fille, qui continuait à crier lamentablement. Elle entendit alors la clef tourner dans la serrure, on entrouvrit la porte et une voix inconnue demanda la permission d’entrer.

C’était une femme âgée qui habitait la chambre voisine. Bien que la mère de Madeleine l’eût rencontrée quelquefois, elle ne lui avait jamais parlé. La vieille dame s’approcha du lit avec un regard si bienveillant que la jeune femme se sentit aussitôt moins seule au monde.

– Eh bien, quoi !… dit-elle d’une voix un peu grondeuse mais caressante aussi, des larmes !… quand on a un beau petit enfant comme ça, joli comme un amour et qui a une bonne voix pour se faire entendre ! Est-ce qu’il n’y a pas de quoi être contente et reconnaissante envers le bon Dieu ? Mais pourquoi vous laisse-t-on toute seule ? Votre mère devrait être ici aujourd’hui.

– Je n’ai plus ma mère, dit la jeune femme ; je n’ai personne au monde.

La vieille dame retint une exclamation de pitié.

– Eh bien, quand on n’a personne, il reste encore les voisins. Nous sommes ici pour nous entraider quand nous le pouvons. Attendez un instant. Il suffit d’une goutte d’eau sucrée pour contenter ce pauvre petit agneau ; j’ai tout ce qu’il faut.

Elle retourna dans sa chambre et revint avec un verre et une cuiller.

– Donnez-la-moi, dit-elle ; l’eau sucrée est tiède, elle lui fera du bien.

On voyait bien vite que la bonne voisine s’entendait à sa besogne : la petite n’eut pas plutôt goûté à la boisson qu’elle lui avait préparée qu’elle s’apaisa et en suça cuillerée après cuillerée avec une satisfaction évidente. La mère suivait chaque mouvement d’un regard attentif et inquiet d’abord, puis reconnaissant.

– Vous avez peur, je vois bien ça, dit la voisine ; mais vous pouvez avoir confiance en moi. Vous ne m’apprendrez pas à soigner un enfant, j’en ai eu treize. C’est une petite fille, n’est-ce pas ? elle est toute mignonne.

– Oui, c’est une fille.

– Eh bien, tant mieux. Elle vous sera plus vite une consolation. Ah ! si j’avais gardé une des miennes, je ne me plaindrais de rien. Tenez, la voilà qui s’endort. Je vais vous la donner ; vous resterez toutes deux bien tranquilles et je reviendrai si j’entends crier.

La mère et l’enfant restèrent seules de nouveau, mais le sentiment de cette solitude n’était plus si amer pour la jeune femme. Comme elle regardait la petite créature endormie, en pensant au passé et à l’avenir, un rayon de soleil perça les nuages et tomba sur la tête de l’enfant. Alors la mère sentit qu’elle avait reçu dans ce jour une grande joie et une grande consolation.

– Non, dit-elle, en baisant la petite main qu’elle réchauffait dans la sienne, non, tu n’es pas venue seulement pour souffrir. Je t’aimerai tant que tu auras aussi un peu de bonheur.

Madame Jacques,– c’était ainsi que s’appelait la mère de la petite Madeleine,– fut bien tôt sur pied, car il fallait travailler. Heureusement l’ouvrage ne manquait pas. La bonne voisine, Madame Dubois, aimait tant l’enfant à qui elle avait donné sa première cuillerée d’eau sucrée, qu’elle ne pouvait rester une demi-journée sans la voir ; aussi venait-elle souvent s’établir dans la chambre de la mère, et les deux femmes cousaient ensemble pendant des heures sans échanger beaucoup de paroles, si ce n’est quelques observations sur la gentillesse de la petite, ses progrès et ses sourires. Elles n’étaient bavardes ni l’une ni l’autre, et, sauf quelques souvenirs du passé que la plus vieille aimait à raconter, elles n’avaient d’autre sujet de conversation que leur petite Madeleine. Madame Dubois reprochait à Madame Jacques sa tristesse et lui disait qu’il fallait qu’un petit enfant entendît des voix joyeuses et vît des visages riants autour de lui. Alors la pauvre mère prenait sa fille dans ses bras et la couvrait de caresses comme pour dire qu’elle l’aimait tant que cet amour pourrait lui tenir lieu de tout. Et Madeleine riait et gazouillait, et semblait dire, elle aussi, qu’elle ne demandait rien de plus que ce qu’elle avait.

À force de travail, Madame Jacques put, pendant tout l’hiver, faire un peu de feu dans son fourneau, manger du pain, du riz et des pommes de terre presque à sa faim et payer son loyer ; elle avait même acheté de l’étoffe bien chaude pour faire une petite robe, et une paire de bas de laine. Elle-même n’avait que sa robe d’indienne et un vieux manteau tout luisant qu’elle mettait lorsqu’elle allait reporter son ouvrage ; mais l’enfant n’avait pas froid, c’était l’important. La mère s’inquiétait peu du reste. Madame Dubois la rudoyait quelquefois, et lui disait qu’on ne devait pas gâter comme ça une enfant, que le bon Dieu la punirait en la lui reprenant. Elle était très sévère pour ce qu’elle regardait comme la déraison de l’amour maternel, et faisait dans certaines occasions de très gros yeux et une très grosse voix pour parler de sagesse et pour dire que les enfants doivent apprendre tout petits que la vie est dure et qu’il faut souffrir ; puis, en cachette, elle donnait à Madeleine le morceau de sucre qu’elle retranchait à la tasse de café qui était pourtant son seul régal.

À l’approche de l’hiver, quand la petite eut un peu plus d’une année, la bonne dame commença à économiser dans un but mystérieux. Il lui fallut du temps, car ses yeux étaient mauvais, et elle ne pouvait plus travailler comme autrefois ; mais quand elle eut mis de côté trois francs cinquante, elle acheta pour Madeleine, qui commençait à se tenir debout, la plus jolie petite paire de souliers mignons qu’on eût jamais vue. Ils étaient rouges et doublés de flanelle, et quand la petite les vit, elle poussa un cri de joie et ne voulut plus s’en séparer. Seulement, elle n’entendait pas qu’on les mît à ses pieds ; elle voulait les tenir, les admirer, les embrasser, et, pour la première fois de sa vie, elle cria sans avoir mal et sans avoir faim, quand on lui ôta, pour la coucher, les beaux souliers rouges.

Ces souliers furent une grande joie dans la vie de la pauvre mère comme dans celle de sa petite fille. Elle parvint à persuader à cette dernière qu’il fallait les laisser à ses petits pieds, qu’ils rendaient si fermes et si adroits à marcher sur le carreau ; et quand on sortit un moment, le dimanche, par un beau soleil d’avril, Madeleine fit trois ou quatre pas sur le trottoir, en donnant la main aux deux femmes ravies.

Elle n’avait alors que dix-sept mois à peine, et pourtant elle n’oublia jamais la joie et la fierté de ce moment-là, ni les beaux petits souliers rouges. Peut-être beaucoup d’enfants qui ont eu des souliers rouges, bleus ou noirs autant qu’ils en pouvaient user, n’ont-ils aucun souvenir aussi joyeux dans leur petit cœur trop habitué aux satisfactions de ce genre.

Mais les beaux souliers rouges ne devaient servir que le dimanche ; on les avait pris un peu grands, afin qu’ils pussent aller longtemps ; les mettre tous les jours eût été une prodigalité insensée, et pourtant il fallait bien marcher tous les jours, et non pas seulement le dimanche. Que faire ? Madame Jacques travailla une heure de plus chaque jour pendant quelques semaines, et elle acheta une paire de souliers de rencontre beaucoup moins beaux que les rouges, mais bons et solides.

Voilà donc notre petite Madeleine propriétaire de deux paires de chaussures. Elle avait aussi une robe d’indienne violette que sa mère avait taillée dans un vieux jupon à elle, et vraiment il ne lui manquait rien, comme les deux femmes se le disaient avec satisfaction. Elle n’avait plus aucun besoin de bonnet, car ses cheveux blonds, épais et frisés, lui en tenaient lieu, et même de chapeau quand elle sortait, ce qui, du reste, arrivait rarement. Elle jouait tout le jour avec mille petits objets sans nom, car elle n’avait pas de jouets ; elle allait et venait d’une chaise à l’autre dans un tout petit espace, évitant toujours, comme par un miracle de prudence, le fourneau quand il était chauffé pour faire cuire la soupe, et restant souvent de longs moments dans une tranquillité absolue à regarder les oiseaux qui voletaient autour des cheminées et sautillaient sur les toits voisins, ou les nuages qui passaient dans le petit coin du ciel que l’on pouvait apercevoir de l’étroite fenêtre. Madame Dubois déclarait sans cesse que Madeleine n’avait pas sa pareille.

– C’est une enfant comme on n’en voit pas, disait-elle ; elle est tranquille et éveillée comme une souris ; elle voit tout, elle s’amuse de tout et elle est toujours de bonne humeur. Allez, vous pouvez vous dire que le bon Dieu vous a fait un beau cadeau le jour où je vous ai trouvée tout en larmes, comme si c’était un malheur qui vous arrivait. Ce serait péché de la gâter.

Madame Jacques souriait, puis ses yeux se remplissaient de larmes, et elle disait :

– Comme son père l’aimerait !

Mais elle essuyait bien vite ses yeux, car les larmes n’aident pas à faire la fine couture, et elle ne se les permettait que très rarement, quoiqu’elle en eût toujours plein le cœur.

Un jour, Madame Jacques ne prit pas Madeleine pour aller reporter son travail. Il pleuvait à verse, et elle pria Madame Dubois de la garder. Quand elle rentra, et que la petite courut au-devant d’elle pour l’embrasser, outre le lourd paquet qui contenait l’ouvrage de la semaine, elle en portait un autre soigneusement ficelé. Elle prit Madeleine sur ses genoux et lui fit défaire avec ses tout petits doigts le nœud de la ficelle et les enveloppes de papier gris. La petite ne savait ce que cela voulait dire et ne soufflait mot, mais elle poussait de temps en temps un gros soupir, comme si ce mystère l’eût oppressée. L’opération fut longue, car les doigts mignons n’étaient pas encore très habiles. Enfin la dernière enveloppe tomba, et le mystère se découvrit : c’était une poupée habillée de rose. Les yeux de Madeleine s’agrandirent, et elle resta muette. Elle n’avait jamais rien vu de semblable, si ce n’est dans les vitrines des boutiques, et elle n’en savait pas même le nom ; mais le cœur d’une petite fille ne peut rester indifférent devant une poupée ; après l’avoir contemplée un moment, elle la pressa dans ses bras, en faisant entendre un petit murmure plus expressif que des cris de joie. Quel beau moment pour la mère, qui attendait l’effet de cette surprise !

Mais Madame Dubois regardait cette scène d’un air sévère.

– C’est de la folie, dit-elle ; on n’achète pas une poupée comme celle-là à son enfant, quand on n’a pas soi-même de chaussures. Je n’approuve pas cela. Montrez-moi vos souliers.

Madame Jacques montra avec répugnance un pied qui sortait à demi d’un vieux soulier déchiré.

– Voyez, n’est-ce pas une honte ? Est-ce qu’on doit se négliger à ce point ? Cette petite jouait avec un chiffon aussi bien qu’avec cette belle poupée. Combien l’avez-vous payée ?

– Rien, dit Madame Jacques d’un air triomphant.

– Comment, rien ?…

– Écoutez mon histoire ; cela me fait encore pleurer d’y penser. Quand je suis arrivée au magasin, Madame n’y était pas comme de coutume ; la demoiselle qui la remplaçait m’a dit qu’elle ne venait pas depuis plusieurs jours, parce qu’elle avait eu un grand malheur.

– Mon Dieu, ai-je dit, serait-ce cette jolie petite demoiselle qui était toujours autour d’elle ?…

– Oui, elle est morte d’une angine en deux jours.

– Oh ! c’est affreux !… – Et comme une égoïste que je suis, je pensais à ma petite Madeleine, et je pleurais tout en faisant mon compte avec la demoiselle, quand on vint me dire que Madame voulait me parler. Elle était toute seule dans une chambre, derrière la boutique, entourée de vêtements et de jouets d’enfants ; sa figure était très pâle et ses yeux enfoncés, mais elle ne pleurait pas. Je restai à la porte, n’osant pas m’approcher d’elle.

– Comment s’appelle votre petite fille ? me dit-elle.

– Madeleine, Madame.

– Je ne me trompais pas. La mienne aussi s’appelait Madeleine. Tenez, prenez cette poupée pour elle. Je l’ai vue quelquefois avec vous ; elle est du même âge, et blonde aussi. Prenez-la et priez pour moi, car je suis bien malheureuse.

– Et qu’avez-vous dit ? demanda Madame Dubois, voyant que la mère de Madeleine tout émue ne continuait pas son récit.

– Oh ! répondit-elle, je lui ai pris les mains et nous pleurions toutes deux, et je ne sais comment cela s’est fait, mais nous nous sommes embrassées. J’avais pourtant toujours un peu peur d’elle avant ; elle était si difficile pour l’ouvrage !… mais en la voyant ainsi toute désolée, j’ai tout oublié si ce n’est qu’elle avait perdu sa petite Madeleine, et que si je perdais la mienne je mourrais de chagrin.

Alors elle prit la petite fille et la serra contre elle en pleurant de nouveau comme si son cœur allait se briser.

Madeleine avait alors plus de deux ans. Elle parlait gentiment, et tout le jour on entendait des conversations animées entre elle et sa belle poupée dont elle ne voulait jamais se séparer.

Ainsi le temps passait. L’hiver était revenu pour la troisième fois depuis la naissance de Madeleine. Madame Jacques, grâce à la faveur que lui faisait la pauvre mère affligée en lui donnant un peu plus de travail qu’aux autres ouvrières, avait pu s’acheter une paire de chaussures. Elle avait reçu aussi quelques vêtements pour la petite, des bas, un jupon de laine, une robe chaude, un petit manteau ; tout cela trop grand, car la petite Madeleine morte avait été une belle enfant en pleine prospérité, tandis que la petite Madeleine vivante était mignonne, mince, un peu chétive, comme une enfant qui n’a ni beaucoup d’air ni une nourriture bien fortifiante. Madame Jacques arrangea tout cela de manière à se ménager des ressources pour l’année suivante, et la petite fille était bien vêtue et faisait plaisir à voir quand le dimanche elle sortait avec sa maman et Madame Dubois, qui l’une et l’autre savaient donner à leurs vieux vêtements rapiécés un air d’ordre et de propreté. On allait se promener jusqu’au boulevard, on s’asseyait sur un banc et Madeleine regardait avec curiosité les autres enfants qui jouaient, criaient et se bousculaient joyeusement. Sa mère, inquiète et craintive, ne lui permettait guère de se mêler à leurs jeux, tout comme elle-même ne causait jamais avec les personnes qui venaient s’asseoir sur le même banc et ne se familiarisait avec qui que ce fût. Aussi Madeleine à trois ans n’avait échangé de discours qu’avec sa poupée et regardait les enfants bruyants avec plus d’effroi que de plaisir. Une fois seulement sa mère l’avait conduite dans un jardin public, et la petite était restée saisie d’admiration devant les parterres éblouissants et les arbustes en fleurs. Ce jardin était pour elle un paradis ; elle en rêvait la nuit et, quand elle y pensait au milieu de ses jeux, elle s’arrêtait tout à coup et se mettait à en rêver tout éveillée. Alors elle disait à sa poupée :

– Te souviens-tu de ce beau jardin où nous sommes allées un jour ? tu voudrais bien y retourner, n’est-ce pas ? Mais c’est que, vois-tu, c’est bien loin, bien loin. Nous y irons une fois si nous sommes bien sages.

Ainsi s’écoulèrent les premières années de la vie de Madeleine. Parmi les enfants qui lisent son histoire, n’en est-il pas quelques-uns qui trouvent qu’elle n’était guère heureuse, cette petite Madeleine ? Une seule chambre, et bien étroite encore, froide en hiver, chaude en été, pour y dormir, pour y jouer, pour y rester tout le jour ; une mère qui travaillait sans relâche et une vieille amie qui devenait un peu revêche avec l’âge et les infirmités, dont la tendresse était un peu grondeuse, et qui, prête à soutenir envers et contre tous que Madeleine n’avait pas un défaut, répétait cependant sans cesse que sa mère l’élevait très mal ; un seul jouet d’autant plus aimé qu’elle n’en avait jamais eu d’autre, cette pauvre poupée qui maintenant n’avait plus de nez et dont la tête n’était qu’un large trou ; souvent pour tout déjeuner du pain sec ; pas de frère, pas de sœur pour jouer avec elle, pas même de petite amie qu’elle pût rencontrer de temps en temps pour s’égayer un peu.

Eh bien, Madeleine était heureuse, joyeuse comme une alouette, et vous n’auriez pu en douter si vous aviez vu sa figure épanouie et ses yeux brillants. Madeleine ne connaissait ni la bouderie ni le mécontentement. Ce qu’elle avait lui suffisait et ce qui lui manquait, elle ne s’en doutait même pas.

IIUn changement dans la vie de Madeleine

Ce fut ainsi, sans avoir jamais eu de chagrin, que Madeleine entra dans sa huitième année.

Alors sa mère et Madame Dubois consultèrent ensemble sur le système d’éducation qu’il fallait adopter. Madame Dubois n’était pas d’avis qu’on l’envoyât à l’école.

– Montrez-lui vous-même à coudre et à faire le ménage, elle en saura toujours assez, disait-elle. Nous n’apprenions pas davantage de mon temps et nous étions de bonnes ouvrières et de bonnes mères de famille. Mon mari disait toujours qu’une femme n’a pas besoin de savoir autre chose que tenir son aiguille.

– Mon mari ne pensait pas ainsi, répondit la mère de Madeleine ; il disait que l’ignorance est notre grand malheur à nous autres pauvres gens, et que nous devons tout faire pour donner à nos enfants une bonne éducation. Je conduirai demain Madeleine à l’école.

– Oui, pour qu’elle y apprenne à mépriser sa mère et sa vieille grand-mère Dubois, parce qu’elles n’en sauront pas si long qu’elle. À quoi ça lui servira-t-il de lire et d’écrire ? est-ce qu’elle aura beaucoup de temps pour s’amuser à ces bêtises-là ? Non, non, moi je dis que Madeleine n’a pas besoin de ça, et que c’est une folie de lui mettre toutes sortes d’idées en tête et de l’envoyer loin de nous tout le jour.

C’était là le fin mot de la résistance de Madame Dubois. Elle ne pouvait penser aux longues journées sans Madeleine ; la présence de cette petite lui était devenue plus nécessaire que ne le lui avait jamais été celle de ses propres enfants. Sa gaieté réjouissait son vieux cœur et sa figure souriante lui rappelait toutes les joies du passé. Il lui semblait que les heures que l’enfant passerait à l’école n’auraient pas de fin et, sans se rendre compte de son égoïsme, elle voulait la garder auprès d’elle.

Mais la mère de Madeleine tint bon et le dimanche matin, seul jour où elle se permît de quitter son travail, elle mit un bonnet blanc qu’elle avait repassé avec soin, prit par la main sa petite fille propre et bien peignée, et se dirigea, non sans un battement de cœur, vers une grande maison qu’elle avait souvent regardée en passant.

C’était une école récemment bâtie dans le voisinage. Elle était gaie et avenante, cette maison neuve avec ses deux rangées de grandes fenêtres qui laissaient pénétrer tant de jour et de lumière, avec ses deux portes toujours ouvertes pour laisser entrer et sortir un petit monde éveillé et joyeux.

– C’est l’école où je voudrais t’envoyer, dit Madame Jacques en la regardant de loin.

– Est-ce que tu viendras toujours avec moi ? demanda Madeleine en serrant la main de sa mère.

– Je t’amènerai et je viendrai te chercher jusqu’à ce que tu sois bien habituée.

– Tu me laisseras seule ?…

– Je ne suis pas une petite fille, on ne me permettrait pas de rester avec toi.

– Oh ! non, s’écria Madeleine avec effroi, oh ! non, ne me laisse pas toute seule !…

– Attends d’avoir vu ce que c’est, répondit sa mère.

C’était dimanche, les enfants ne devaient pas être à l’école ; cependant on entendait un bourdonnement joyeux comme celui d’une ruche pleine. La maison était ouverte et les deux visiteuses montèrent les marches du perron. Tout le bruit semblait partir d’une seule salle dont la porte aussi n’était pas entièrement fermée ; elles s’approchèrent et virent un spectacle inattendu. Il y avait beaucoup d’enfants en effet dans cette salle, mais au lieu d’être réunis et assis par rangées dans les bancs d’école, ils étaient disséminés par petits groupes de huit ou dix. Dans chaque groupe on parlait, mais les voix étaient contenues en sorte que le bruit n’était pas trop assourdissant. Madeleine ayant poussé la porte sans le vouloir, quelqu’un se retourna et on leur fit signe d’entrer ; elles obéirent et restèrent debout contre le mur, regardant de tous leurs yeux et écoutant de toutes leurs oreilles.

Les enfants paraissaient heureux et attentifs ; personne ne bâillait, personne ne semblait s’ennuyer. Au bout d’un moment, à un signal donné, tous quittèrent leurs places et se rangèrent dans les bancs, les plus petits devant, les plus grands derrière eux. Puis ils chantèrent tous ensemble ; ensuite on leur adressa des questions, et de petites voix impatientes de répondre partaient à la fois de tous les coins de la salle.

– Qu’avez-vous appris dans la leçon d’aujourd’hui ? demanda le Monsieur qui leur parlait.

– Qu’il faut aimer nos ennemis, répondirent un certain nombre d’enfants.

– Avez-vous des ennemis ?

Les enfants se taisaient. Tout à coup, une voix partit du milieu des garçons :

– Oui !

– Qui a dit : Oui ?

– C’est moi, dit un petit blondin joufflu.

– Toi, Jean ! et qui est ton ennemi ?

– C’est lui !…

Et il montrait du doigt un garçon plus grand.

– Pourquoi donc est-il ton ennemi ?

– Parce qu’il m’a déchiré mon image qu’on m’avait donnée.

– Eh bien ! l’aimes-tu ?

Jean baissa la tête sans répondre.

– Voudrais-tu lui faire du mal ?

– Non.

– Lui ferais-tu plaisir si tu le pouvais ?

La tête frisée se baissa de nouveau : l’esprit de pardon n’allait pas jusque-là.

– Eh bien, mon ami, souviens-toi que lorsque quelqu’un t’a fait du mal, il faut être disposé à lui faire du bien. Dieu nous aime et nous fait du bien ; pourtant nous ne l’aimons pas, nous.

Madeleine ne perdait pas une des paroles qu’elle entendait.

Les enfants, quand l’école fut finie, commencèrent à défiler, non sans que la plupart d’entre eux fussent venus réclamer un baiser ou une poignée de main de leurs instituteurs et de leurs institutrices. Madame Jacques, la main de Madeleine dans la sienne, restait debout à la même place, si absorbée par ce qu’elle venait de voir et d’entendre qu’elle en oubliait ce qu’elle était venue faire.

– Vous venez nous amener votre petite fille ? lui dit une voix.

Elle tressaillit et répondit qu’elle voudrait bien faire recevoir sa fille à l’école.

– Quel âge a-t-elle ? demanda l’institutrice. Sait-elle quelque chose ?

– Rien, Madame.

– Pas même ses lettres ?…

– Non, elle n’a encore rien appris…

Et Madame Jacques, croyant qu’on la blâmait, ajouta tout bas d’un air honteux :

– Je ne sais pas lire et je travaille tout le jour…

– Pauvre femme ! dit l’institutrice avec compassion en regardant cette figure encore si jeune mais toute creusée déjà par la fatigue et la souffrance, vous êtes donc veuve ?

– Mon mari est mort avant la naissance de ma petite fille. Il est tombé d’un échafaudage…

– Maman, dit Madeleine tout bas, ne parle pas de papa ; ça te fait toujours pleurer.

L’institutrice entendit ces paroles et posa la main sur la tête blonde de l’enfant.

– Amenez-moi votre petite fille demain matin, dit-elle ; nous l’inscrirons, et si elle veut se donner de la peine, dans trois mois elle saura lire. Je crois que nous nous aimerons. À demain, ma fillette.

– Oh ! maman, dit la petite avec un grand soupir quand elles furent dans la rue, comme c’était beau quand tous les enfants chantaient ! Est-ce que ce n’est pas comme cela au ciel ?

Pauvre petite Madeleine, ses oreilles n’étaient pas bien délicates pour qu’elle pût parler ainsi, car ce chant qui lui avait inspiré tant d’admiration laissait beaucoup à désirer ; les voix étaient un peu dures et criardes ; ni la mesure ni l’expression n’étaient bien observées, mais les anges du ciel sont peut-être de son avis. Qui sait s’ils ne préfèrent pas les chants de ces pauvres petits à la musique la plus étudiée et la plus parfaite ?

Tout le reste de ce dimanche, Madeleine ne pensa qu’à ce qu’elle avait vu et entendu le matin. Elle le raconta à Madame Dubois, qui dit qu’il n’en était pas moins vrai que les enfants étaient toujours mieux chez eux que partout ailleurs et que Madame Jacques se repentirait d’avoir voulu se débarrasser de sa fille. Madame Jacques, forte du sentiment de son amour maternel, ne répondait rien et n’en était pas moins bien résolue à conduire la petite le lendemain à cette source de science.

– La dame a dit que je saurai bientôt lire, répétait l’enfant.

– Eh bien ! disait Madame Dubois, la belle affaire de savoir lire ! est-ce que tu en vaudras mieux que nous ?

– Elle en sera peut-être au moins plus heureuse, dit Madame Jacques.

– Ah bah ! elle en sera plus vaniteuse, voilà tout.

On se sépara sans avoir pu arriver à une entente, et le lendemain Madame Dubois resta obstinément enfermée dans sa chambre jusqu’après le départ de la mère et de la fille.

C’était tout plaisir d’aller à l’école par cette belle matinée ; Madeleine sautait et jasait tout le long du chemin. Elle était proprement vêtue d’une robe bien rapiécée avec un tablier de cotonnade tout neuf par-dessus. Sa mère avait fait le sacrifice de ses beaux cheveux pour qu’il fût plus facile de la tenir en ordre, mais la petite figure de Madeleine n’en paraissait que plus gentille ainsi découverte, et la maîtresse d’école ne put s’empêcher de la caresser en la recevant.

– Je viendrai te chercher à midi, lui dit sa mère en l’embrassant et en dégageant sa robe de la petite main qui la serrait convulsivement, car Madeleine avait tout à coup compris qu’elle allait réellement rester seule au milieu de cette foule d’enfants bruyants et remuants, et le cœur lui manquait. Sa mère s’éloigna à la hâte pour ne pas laisser voir qu’elle avait elle-même les yeux pleins de larmes, mais elle se retourna encore pour lui faire de loin un signe d’encouragement : la porte se referma sur elle et la petite fille se trouva perdue au milieu de ce monde nouveau, inconnu et plein pour elle de terreurs en même temps que d’attraits.

– À vos places ! dit la maîtresse d’une voix ferme.