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Dans ce roman historique en trois parties, Félix Bungener nous fait revivre au dix-huitième siècle, en présence du roi Louis XV, de madame de Pompadour, du duc de Richelieu, de philosophes et d'ecclésiastiques plus ou moins corrompus, et d'une foule d'autres personnages de l'époque dite des Lumières. Son but est de nous faire saisir la mentalité de cette élite décadente pré-révolutionnaire, qui en contradiction totale avec les grandes idées de tolérance qu'elle prétend admirer chez les encyclopédistes, persécute à outrance les protestants. Le premier volume introduit deux hommes, qui seront les vrais héros de l'intrigue : le père Jacques Bridaine (1701-1767) missionnaire catholique qui marqua de son éloquence et de son zèle le midi de la France, et le pasteur protestant Paul Rabaut (1718-1794), champion de la résistance huguenote non-violente (père du non moins célèbre Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, qui fut président de l'Assemblée constituante, et guillotiné en 1793). Tout comme le Sermon sous Louis XIV, la trilogie de Bungener sous Louis XV ne contient aucun prêche ennuyeux ; mais elle charme le lecteur par son abondance de traits d'esprit, pique sa curiosité par des situations imprévues, et l'incite à réviser son Histoire. Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1875.
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Seitenzahl: 393
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322472475
Auteur Félix Bungener. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.ThéoTEX
site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]Un jour, — c'était en 1760, vers la fin de juillet, — un prêtre se dirigeait à grands pas vers une des portes de la cathédrale de Meaux.
Il était en costume de voyage. Chapeau à larges bords, petit rabat, manteau brun, guêtres et souliers poudreux. Sa taille était haute et droite, son œil intelligent et vif, quoique sous un front un peu bas ; sa physionomie, enfin, plutôt rude que grave. Vous n'auriez pu dire, en ce moment, s'il était ému ou simplement affairé.
Pourtant, à quelques pas de la porte, une émotion mieux caractérisée commença à se peindre dans ses traits. Il ralentit involontairement sa marche. Ses yeux, fixés vers l'intérieur de l'église, semblaient déjà y chercher quelque chose. Comme il allait franchir le seuil : — La charité, monsieur l'abbé ! — dit un des nombreux mendiants assis ou agenouillés, selon l'usage, aux deux côtés du porche.
Et comme l'abbé ne paraissait ni le voir ni l'entendre :
— La charité ! répéta-t-il.
Son ton, malgré un accent méridional assez marqué, était fier et bref. Il ne demandait pas, il commandait. C'était comme une indignation profonde, cherchant l'occasion d'éclater. Aussi un chuchotement courut-il parmi les autres pauvres.
— Il est fou, celui-là… dit une femme. Est-ce ainsi qu'on parle ? …
— Et à un prêtre ! … dit une autre.
— Et le premier jour, encore ! … murmura un aveugle.
Le prêtre, en se retournant, avait entendu ces derniers mots. Il jeta sur le mendiant un regard d'abord distrait, puis plus attentif.
— C'est ton premier jour, à ce que j'entends, lui dit-il. Tu ne sais pas encore mendier…
— Je sais que j'ai faim, et que…
— Tu as… faim ?
— Oui.
— Tu mens.
— Je…
— Tu mens, te dis-je !
Et le hardi mendiant baissa les yeux.
— Tu n'as pas faim, reprit lentement le prêtre, et tu n'es pas ce que tu…
Le mendiant tressaillit, et le prêtre, à son regard effrayé, s'interrompit. — Attends-moi ici, lui dit-il. Je veux te parler. Et il s'enfonça dans l'église.
A peine y avait-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta de nouveau, comme ne sachant de quel côté il devait se diriger. L'église était déserte et sombre, car le soir approchait. On n'entendait que le bourdonnement des prières de quelques femmes agenouillées çà et là dans les chapelles et le long de piliers.
N'apercevant personne qui lui parût en état de le guider dans ses recherches, il alla droit devant lui et s'agenouilla rapidement, avec un signe de croix, devant le maître-autel ; puis, tirant à gauche, il se mit à lire, toujours marchant, les inscriptions tumulaires qui couvraient les murs et le pavé. La nuit venait, et, à chaque tombeau il lui fallait se baisser davantage. Aussi son impatience augmentait-elle à chaque pas. Vous auriez dit qu'il s'en prenait à ces morts, connus ou inconnus, qui venaient si mal à propos se placer entre lui et l'objet de ses recherches.
Enfin, il s'arrêta tout à coup. Derrière le maître-autel, contre le mur, sur une table de marbre où une mitre épiscopale se détachait en relief au-dessus de quelques livres assez bien figurés, il avait aperçu ces mots :
[Ici repose, attendant la résurrection, Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, précepteur du sérénissime Dauphin, conservateur des privilèges apostoliques de l'Université de Paris, supérieur du collège royal de Navarre. Mort l'an du Seigneur 1704, à l'âge de 76 ans. — Qu'il repose en paix.]
Le prêtre n'avait pas dépassé la seconde ligne. Que lui importaient ces titres, ces dates ? Il ne cherchait qu'un nom, et, ce nom, il l'avait trouvé. Ses yeux ne s'en détachaient pas. On eût dit qu'il apercevait, à travers le marbre, les traits bien connus de celui dont ce marbre annonçait les restes.
— Oui, murmurait-il, Hic quiescit… Il est là… Quiescit… J'aime ce mot. Il se repose… Il a toute l'éternité pour se reposer, comme il disait à ses amis, après Arnauld et Nicole, quand on lui conseillait de se reposer un peu dans ce monde. Quiescit ! … Après soixante ans de travaux, c'est tout un éloge que ce mot-là… Mon Dieu ! Si on l'écrit un jour sur ma tombe, sera-ce un éloge aussi ? Dira-t-on… Mais les hommes diront ce qu'ils voudront… Que lui importe, à celui qui est là, ce que je vais disant sur ces quelques lignes ? Mais vous, mon Dieu ! que direz-vous ? … Trouverez-vous que j'ai rempli ma tâche ? … Quiescit… Il est là…
Sa main s'avança jusqu'au marbre ; il semblait s'attendre à le sentir s'amollir sous ses doigts.
— Est-ce qu'il me voit ? … reprit-il. M'est-il permis de penser que mes travaux, que… Mais non… arrière… arrière ! … Tandis que je suis là, presque à genoux sur sa tombe, voilà l'orgueil qui me suit jusqu'en face de cette gloire devant laquelle j'ai l'air de m'humilier… jusque sur cette cendre qui m'en enseigne en même temps le néant ! … J'ai demandé s'il me voit… s'il m'entend… Nous voilà bien, pauvres hommes ! … Ce n'est pas assez d'être vu et entendu des vivants… on voudrait l'être aussi des morts… Ah ! pauvre cœur… pauvre cœur ! … Après avoir tant prêché aux autres, c'est là que j'en suis ? … Qui me prêchera donc, à moi ? … Hélas ! lui aussi, tout en croyant ne chercher que la gloire de Dieu, combien de fois n'a-t-il pas cherché la sienne ! …
Il s'arrêta, et, après un long silence :
— Effrayante pensée ! … poursuivit-il. Dire qu'on peut avoir eu l'air de travailler quarante, cinquante, soixante années, pour la gloire de Dieu et le salut de ses frères, sans que Dieu, sur tout ce total, en trouve une, une seule, que vous lui ayez pleinement et sincèrement donnée ! Dire qu'on peut être mort à la peine, et se voir rejeté, au dernier jour, comme un serviteur inutile ! … Où en est-il, lui, maintenant ? … Dieu le lui a-t-il déjà présenté, ce redoutable compte ? … Il se repose, ont écrit les hommes… Qu'en savent-ils ? …
Puis, ramené aux premières pensées qu'avait éveillées en lui la proximité des restes mortels de Bossuet :
— Lui qui disait si bien : « Venez voir le peu qui nous reste de tant de grandeur, de tant de gloire, » le voilà donc lui-même, et depuis bientôt soixante ans, au delà de cette porte dont il racontait les terreurs ! … C'est lui qui est désormais « ce je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ! » Ah ! quelque éloquentes, mon Dieu, qu'aient pu être sur cette terre les voix qui parlaient d'éternité, comme elles le sont encore plus lorsqu'elles se taisent ! Quelle chaire que le tombeau ! Quel orateur que la mort ! … Et il est là, lui… Là… sous mes pieds… Si je soulevais cette dalle, je le verrais…
— Vous ne le verriez pas, — dit une voix.
Ce n'était pas celle du mendiant ; mais l'accent en était tellement semblable, que le prêtre, interdit d'ailleurs, s'y trompa.
— C'est toi ? … dit-il en se retournant vivement. Mais aussitôt : — Pardon, reprit-il. Je croyais…
L'interrupteur était aussi en costume de voyage ; large chapeau, guêtres et souliers poudreux, manteau noir. Son teint, fortement hâlé, annonçait un campagnard ; mais sa tenue était aisée et noble. Quoiqu'il parût n'avoir qu'une quarantaine d'années, ses cheveux étaient presque blancs.
— C'est à moi de vous demander pardon, dit-il. J'ai troublé vos méditations…
— Je parlais presque haut, je crois… dit le prêtre. Vous m'avez entendu ? …
— Quelques mots… les derniers… J'ai compris que vous vous croyez sur la tombe de l'ancien évêque de Meaux, et…
— Je n'y suis donc pas ? Et cette épitaphe ? …
— Elle n'est restée que vingt ans sur la sépulture de Bossuet. Le cardinal de Bissy, en 1724, fit réparer le devant du maître-autel. On ôta les pierres tumulaires, et on les mit ici. Le corps de Bossuet est donc resté…
— Où ? … Vous savez l'endroit ? …
— Là… devant la première marche de l'autel…
— Là… dites-vous ? Juste à l'endroit où je me suis agenouillé tout à l'heure ! …
Il y courut. Rien, en effet, n'indiquait une sépulture. Des dalles de marbre blanc et vert couvraient tout l'espace compris entre l'autel et la grille du chœur.
— Ainsi va la vie, dit l'inconnu. On passe sur la vérité sans la voir, et on va rendre hommage à ce qui n'en a que l'apparence.
— Oui, ajouta le prêtre ; et ce qui est pis encore, c'est que l'apparence a des charmes dont la vérité elle-même ne triomphe pas aisément. Tenez, monsieur… je suis presque fâché que vous m'ayez tiré d'erreur. Tout ce que Bossuet avait à me dire, il me l'a dit là-bas… où il n'est pas. Il a beau être ici… Pour mon imagination et pour mon cœur, c'est là-bas qu'il sera encore…
Et il alla jeter un dernier regard sur l'épitaphe. L'inconnu le suivit.
— Après tout, dit ce dernier, si l'ombre de Bossuet est quelque part dans cette église, ce n'est ni ici ni là. Vous savez que nos mânes, au dire des poètes, se plaisent où nous nous sommes plu pendant nos vies. Si Bossuet devait nous apparaître, voilà, je crois, où il nous apparaîtrait…
Et il montrait la chaire, qu'on entrevoyait au loin parmi les piliers de la nef. Le prêtre branla la tête.
— Vous croyez ? dit-il. Je crois plutôt qu'il ne s'y plairait guère, à moins que Dieu ne lui donnât le pouvoir d'en chasser les prédicateurs d'aujourd'hui, où de leur inspirer une toute autre éloquence.
— C'est précisément, reprit l'inconnu, ce que je pensais tout à l'heure en passant devant cette chaire. Je connais peu les prédicateurs d'aujourd'hui ; mais il paraît que Bossuet a des fils en qui il ne se reconnaîtrait guère. Affectation, clinquant, beaucoup de mots et peu d'idées, force philosophie et presque point de christianisme…
— Presque point ? … Dites plutôt point…
— Volontiers… Mais je n'osais…
— Pourquoi ?
— Votre habit…
— Mon habit est une livrée qui ne doit pas m'empêcher de blâmer ceux qui l'avilissent.
— Cette franchise vous honore… Et vous devez n'avoir que trop d'occasions de l'exercer. Oui, comme vous le dites, les traditions évangéliques sont de plus en plus étrangères à vos prédicateurs. Vous n'en avez guère qu'un, dit-on, qui ait échappé à la décadence, et qu'on puisse encore citer comme un véritable orateur chrétien. Je l'ai entendu une fois, et…
— C'est ?
Si l'église eût été moins sombre, celui à qui cette question s'adressait aurait pu voir les yeux du prêtre briller d'un éclat inaccoutumé. Une légère rougeur colorait ses joues ; un léger tremblement agitait sa main.
— C'est ? … répéta-t-il.
— Le père… attendez… le père Bridaine.
— Ah ! … le père Bridaine… Oui… Je crois l'avoir entendu…
— Qu'en avez-vous pensé ?
— J'aime votre idée, pourtant, dit le prêtre à demi distrait et comme voulant changer d'entretien… — Oui… L'ombre de Bossuet dans cette chaire… Je crois en vérité que si je restais ici une heure ou deux, seul, le soir, comme à présent… parmi ces tombeaux… perdu dans ce solennel crépuscule… l'imagination… les ténèbres…
— Eh bien ? …
— Ne riez pas… Je crois que je finirais par l'apercevoir. Je le verrais s'avancer lentement… Il glisserait, là, le long des piliers… Nul bruit… Il semblerait, au contraire, apporter le silence… comme la nuit nous l'apporte en ce moment… Derrière lui, les ténèbres iraient s'épaississant… Pourtant, je le verrais toujours… Je finirais par ne plus voir que lui… Arrivé au pied de la chaire, il monterait… monterait… Eh ! … Dieu !…
— Qu'avez-vous ? …
— Là… Voyez…
Le prêtre était immobile et interdit, le bras, tendu dans la direction de la chaire.
Les ténèbres avaient achevé d'envahir l'église. Les dernières lueurs du crépuscule perçaient à peine à travers les vitraux. Une lampe brûlait devant l'autel, et ses rayons, inaperçus jusque-là, s'emparaient peu à peu de tout l'espace qu'abandonnaient ceux du jour.
A cette clarté vacillante, on apercevait une forme humaine montant les degrés de la chaire. C'était, autant qu'on pouvait en juger, celle d'un homme de haute taille. Ses cheveux étaient blancs, et, quand la lampe éclaira son visage, ce visage était blanc aussi.
Le prêtre avait-il réellement cru apercevoir celui que son imagination venait d'évoquer ? — Nous l'ignorons. Peut-être aurait-il été lui-même, au premier moment, assez embarrassé de définir ce qu'il éprouvait.
A l'exclamation étouffée qu'il avait laissée échapper, l'ombre, un pied sur la première marche, avait paru écouter. On avait ensuite entendu le frôlement de ses pas et de sa robe. Aussi, quand elle fut arrivée dans la chaire, il n'y avait déjà plus à douter que, si c'était un fantôme, ce ne fût au moins un fantôme en chair et en os.
Restait toujours la bizarrerie de l'aventure. Que venait-il faire là, ce prêtre, — car l'ombre avait un rabat, — à cette heure et dans ces ténèbres ?
Il s'assit, toussa, se moucha, mais en faisant, semblait-il, le moins de bruit possible. Il était évidemment sous l'empire de ce vague saisissement qui vous prend parmi les tombeaux, et qui vous fait parler bas, tout bas, eussiez-vous affaire à un sourd. Ce saisissement, nos deux interlocuteurs l'avaient éprouvé eux-mêmes, et c'était sans doute pour cela que le prêtre mystérieux n'avait pas entendu leurs voix. Enfin, il se leva.
— Eh ! … dirent à la fois les deux auditeurs invisibles. Un sermon, à ce qu'il paraît…
L'orateur fit un grand signe de croix… Puis un autre… Puis un autre… Et, à chacun, il modifiait sa posture.
— Que fait-il donc ? … dit le prêtre.
— Vous ne comprenez pas ?
— Non… Ah ! si fait … j'y suis… Je… Je crains d'avoir compris…
— Hélas ! oui, monsieur… c'est tout simplement un de ces prédicateurs dont vous parliez. Il vient étudier son rôle.
Les signes de croix allaient leur train.
— Singe de cour ! … murmura le prêtre. Aura-t-il bientôt fini ? Que ne va-t-il plutôt dans le boudoir d'une marquise ! … Il y trouverait au moins une glace pour se voir… Ah ! enfin…
Le silencieux orateur était arrivé, en effet, à être content de lui. Son dernier signe de croix était d'une irréprochable élégance.
Alors il le répéta en disant : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. Amen. »
Sa voix était celle d'un homme de trente à trente-cinq ans, agréable, mais affectée. L'art avait tué la nature, et l'orateur était manifestement de ceux à qui il semble qu'on ne saurait trop la tuer.
Vint ensuite son texte : « Nihil aliud inter vos scire volui, nisi Christum, et Christum crucifixum… » (1Corinthiens.2.2)
Puis, selon l'usage, la traduction : « Je n'ai voulu savoir qu'une chose parmi vous, Christ, Christ crucifié… »
Le tout, du ton dont il aurait récité un madrigal de Chaulieu, de Bernis, de La Fare, de… Mais il y aurait trop à faire à nommer tous les versificateurs qu'on appelait alors poètes, et dont notre orateur s'était sûrement plus nourri que de la prose de saint Paul.
Cependant le prêtre et son compagnon commençaient à mieux distinguer sa figure. Soit que leurs yeux s'habituassent à cette demi-clarté, soit que leur imagination calmée leur permit de mieux voir, il n'avait plus rien d'un fantôme. A cette pâleur cadavéreuse avait succédé un teint des plus fleuris ; les cheveux étaient toujours blancs, mais de poudre. Le lugubre manteau s'était changé en une élégante soutane, sous laquelle se dessinait un embonpoint des mieux proportionnés. C'était donc, à n'en pas douter, un de ces « gros garçons » à dix mille écus de rente, comme dit La Bruyère en définissant les abbés de cour.
— Sire… dit-il.
Nouvelle découverte. Il s'agissait d'un sermon à prêcher devant le roi.
— Sire… répéta-t-il.
Et après l'avoir répété sur tous les tons, il parut en avoir enfin trouvé un qui lui convenait. C'était un assez habile mélange de grâce et de force, de hardiesse et d'humilité.
— Sire, poursuivit-il, ainsi s'exprimait un grand apôtre, celui que la Providence avait choisi pour porter au loin les enseignements et les vertus du législateur des chrétiens…
— Nous y voilà, murmura le prêtre… Grand apôtre… La Providence… Le Législateur des chrétiens…
— Que voulez-vous ? … dit l'autre. L'Encyclopédie a passé par là. Il faut bien que la religion se fasse philosophe, si elle veut qu'on la souffre. Au lieu de Dieu, la Providence… C'est plus vague ; chacun y croit comme il veut. Au lieu de Jésus-Christ, le législateur des chrétiens… pour ne pas trop effaroucher ceux qui n'en font qu'un docteur comme un autre. Apôtre, enfin, grand apôtre… Mais le moyen d'aller dire Pierre ou Jean, Paul ou Jacques… et devant la cour, encore !
— Et penser, ajouta le prêtre, que, par toute la France, il en est à peu près ainsi ! …
L'inconnu sourit.
— Toute la France ? … Je sais un coin où je vous garantis qu'il n'en est pas et qu'il n'en sera jamais de même.
— Et ce coin, c'est ? …
— Le… Désert…
— Vous dites le…
Mais l'orateur avait continué. Le prêtre, sans attendre une réponse plus claire, s'était remis à l'écouter.
Après un récit assez bien tourné des travaux et des souffrances de l'apôtre :
— Quel était donc le secret de sa force ? … avait-il dit. Où puisait-il tant de persévérance et de courage ?
Mais au lieu de répondre, avec l'apôtre lui-même, « dans sa foi, » ce qui, en 1760, eût senti la sacristie d'une lieue :
— Dans son dévouement à son maître, — avait répondu l'orateur ; et, là-dessus, longue tirade sur le dévouement en général, sur la force qu'il donne et le courage qu'il inspire. Ce morceau, du reste, était plein d'esprit et ne manquait pas de vie ; il aurait parfaitement figuré, comme accessoire, dans un discours sérieux et chrétien. Malheureusement, l'accessoire s'annonçait comme le principal ; l'orateur était évidemment décidé à ne pas sortir de là.
Allait-il au moins s'en tenir, le docte abbé, à ce qu'il y a de plus pur dans ce dévouement tout humain auquel il avait réduit celui de saint Paul ?
On put croire, un moment, qu'il allait rentrer enfin dans le côté religieux de la question.
— Et quel est-il, avait-il dit, ce maître auquel l'apôtre est fier de s'être donné tout entier ? « Je ne veux savoir autre chose, écrit-il, que Christ… » Quel Christ ? Christ glorifié, sans doute ; Christ assis pour jamais à la droite de Dieu son père… Non ! Christ dans son abaissement, Christ humilié, Christ condamné, Christ crucifié…
Bien, l'abbé, bien ! … Mais il ne s'était relevé que pour mieux tomber.
Ce n'était pas impunément qu'on prêchait, en France, devant le roi ; et là où un Bossuet, un Bourdaloue, un Massillon, avaient si tristement faibli, ce n'était pas un abbé de cour qui pouvait, en 1760, s'abstenir de brûler un peu d'encens sur l'autel de la même idole.
Ainsi, l'abaissement du Christ n'était là que pour amener un compliment au roi. N'en fallait-il pas un, selon l'usage, à la fin de l'exorde ?
— Certes, avait-il donc ajouté, c'est un genre de dévouement que Votre Majesté n'inspira jamais à personne. Sous quelque aspect que vos serviteurs vous contemplent, ils ne voient en Vous que gloire et grandeur. Grandeur dans votre naissance, grandeur dans vos entreprises, grandeur dans vos vertus, grandeur dans tout ce qui vient de vous ! … Ah ! qu'il est aisé, le dévouement à un pareil maître ! Qu'il y a peu de vertu à vous servir ! … Mais le dévouement au malheur, le dévouement en dépit des humiliations et des outrages, voilà qui est difficile et vraiment beau ; voilà ce que nous allons admirer ; voilà ce que nous demanderons à Dieu par l'intercession de Marie…
— Marie… Bien ! … Marie… murmura encore le prêtre. Autrefois on disait la Vierge, la Sainte Vierge… Mais maintenant, bah ! … on rirait… Marie… c'est de meilleur ton… Qu'en dites-vous ?
— Je me récuse. Marie ou la Vierge, peu m'importe, car je ne dirais, quant à moi, ni l'un ni l'autre.
— Vous diriez-donc ? …
Il ne répondit pas, et se remit à écouter.
Le prêtre commençait à trouver à son compagnon un ton assez étrange. Il s'était déjà demandé deux ou trois fois à qui il avait affaire. Était-ce un étranger, comme paraissait l'indiquer ce costume de voyage ? Mais les détails qu'il lui avait donnés sur la sépulture de Bossuet annonçait plutôt un bourgeois de Meaux. Était-ce un des incrédules du jour ? Il paraissait, en effet, peu dévot à la Vierge ; mais il avait parlé du christianisme, du Christ comme le prêtre eût voulu que tous les prédicateurs en parlassent. Et ce coin de la France où il avait affirmé qu'on n'en parlait pas autrement ? Et ce nom mystérieux, que son interlocuteur n'avait pas saisi, mais qui ne ressemblait à celui d'aucune province ? — L'inconnu commençait, de son côté, à s'apercevoir de l'embarras dans lequel il jetait son compagnon.
— Si nous nous en allions ? … dit-il. L'exorde est fini ? le sermon sera peut-être fort long. Vous entendez, d'ailleurs, que c'est constamment la même chose. Voilà qu'il a repris son dévouement en détail… dévouement chez les anciens… dévouement chez les modernes… dévouement chez les sauvages… Tout y est… sauf le dévouement chrétien…
— Allons-nous-en, je le veux bien, dit le prêtre. Je n'en ai que trop entendu…
— Tâchons seulement qu'il ne nous voie et ne nous entende pas… Suivons la basse nef… par ici… dans l'ombre… Eh bien ! … il se tait ! … Nous aurait-il entendus ? …
— Il est resté court, je crois…
— En effet… le voilà qui court après sa phrase. Un mot lui manque… impossible… Il le lui faut absolument, ce mot, à ce qu'il paraît…
— Il mériterait que la même chose lui arrivât devant le roi.
— Voilà ce que c'est que d'apprendre machinalement par cœur. Oubliez un mot, tout est perdu…
— Mais, monsieur, dit le prêtre, on croirait que vous êtes du métier…
— Moi !… Eh ! … il descend de la chaire… Où va-t-il donc ?
— Sous la lampe… Il feuillette son manuscrit… Il a retrouvé son mot… Il va remonter… Passons pendant qu'il est tourné…
Ils arrivèrent à l'extrémité de la nef ; mais là, point d'issue : les trois portes étaient fermées.
— Nous aurions dû le penser, dit le prêtre. Il aura pris ses mesures pour n'être pas troublé. Je me rappelle maintenant avoir vu de loin un bedeau qui faisait sortir les femmes. Que faire ? …
— Attendons. Il faudra bien qu'il ouvre ou qu'on lui ouvre…
— Il s'anime… rapprochons-nous. La fin sera probablement curieuse.
La fin n'arrivait pas. Il en était à citer Oreste et Pylade.
Vint pourtant la péroraison. Après avoir écouté quelques instants :
— L'impie ! … s'écria le prêtre.
Mais l'orateur, de plus en plus échauffé, n'entendit pas.
— Je voudrais, avait-il dit, je voudrais finir par quelque exemple qui vous remît vivement sous les yeux tout ce que je viens de vous montrer. Je voudrais le prendre, cet exemple, chez un roi ou autour d'un roi, et, s'il était possible, ici même… Mais quoi ! n'ai-je pas dit, Sire, en commençant, que le dévouement n'est d'aucun mérite ici, tant il est aisé, tant il est doux ? S'il me fallait nommer tous ceux qui sont à vous de cœur et d'âme, je ne pourrais que nommer tous ceux qui m'écoutent, toute cette cour, tous vos sujets. Cependant, au milieu de ces flots d'amour qui, de toutes parts, montent vers vous, ne me serait-il pas permis de mentionner un dévouement, sinon plus entier, du moins plus spécial, plus constant, plus cher à votre cœur ? … Si le dévouement au malheur est une chose nécessairement inconnue auprès d'un prince entouré de gloire et heureux de tout le bonheur qu'il donne, la royauté a toujours ses ennuis, ses fatigues… Heureuse donc, heureuse la main à laquelle il est accordé de les adoucir ! Heureuse la longue amitié…
C'est là que le prêtre avait dit : « Impie ! »
Il n'y avait plus, en effet, à s'y méprendre ; c'était à l'amitié de madame de Pompadour que l'orateur osait faire allusion.
Aussi longtemps que cette liaison avait été manifestement impure, la chaire de Versailles s'était contentée de rester, comme sous Louis XIV, muette et impassible ; mais depuis que la maîtresse du roi, arrivée à la quarantaine, avait imaginé de s'intituler son amie, les plus scrupuleux s'étaient hâtés d'abonder dans ce sens. On savait bien que la marquise, pour prolonger l'empire avilissant qu'elle n'espérait plus de ses propres charmes, avait fini par se faire la pourvoyeuse des ignobles plaisirs du Parc-aux-Cerfs. Mais l'apparence était sauvée. Que fallait-il de plus ? Qu'avait-on à chercher ce qui se passait sous le chaste manteau de l'amitié ?
Ainsi avait donc fait, après bien d'autres, notre prédicateur de Meaux ; et il venait d'aller, comme c'est assez l'ordinaire, plus loin qu'aucun de ses devanciers.
On pouvait douter, cependant, que la favorite elle-même goûtât fort une réhabilitation de cette espèce. Longue amitié, surtout, risquait d'être assez mal reçue. N'était-ce pas forcer les gens de se rappeler que l'intimité datait de quinze ans, l'amitié de deux ou trois ? N'était-ce pas, d'ailleurs, le lui décerner hautement, ce lourd brevet de quarantaine qu'une femme a toujours peu hâte de recevoir ? — Mais l'abbé, dans son zèle, n'y regardait pas de si près. Qui est-ce qui a assez d'esprit pour n'être jamais l'ours de la fable ?
Il venait d'achever. Une tirade triomphale avait clos sa péroraison.
— Les bras m'en tombent ! … dit le prêtre. Non… il ne sera pas prêché, cet abominable sermon…
— Comment ? …
— Il ne le sera pas, vous dis-je… J'irais plutôt… oui… j'irais plutôt jusqu'au roi…
— Mais qu'est-ce donc ? … Il recommence…
Il recommençait, en effet, mais rapidement et sans gestes, comme on récite une dernière fois une leçon dont on veut être bien sûr.
— Pour le coup, dit le prêtre, c'est trop fort…
— Il faut en finir… Montrons-nous…
— Allons… Mais non… allez… allez seul… Je ne me contiendrais pas…
— Si je me contiens, moi, ce n'est pas sans peine, croyez-le…
Il s'avança ; et comme le prédicateur s'interrompait, stupéfait :
— Monsieur, dit-il, il y a ici des gens qui viennent de vous entendre…
— De m'entendre ?…
— Et qui désireraient sortir. Ce n'est pas qu'ils ne soient… charmés…
Le prédicateur s'inclina.
— Monsieur, vous me comblez, dit-il. Pourrait-on savoir quel heureux hasard…
— Je crois vraiment, dit tout bas le prêtre, que nous lui paraissons ravis… Laissez-le lui croire… Je saurai bien le retrouver…
— Nous étions au fond de l'église. On a fermé les portes…
— Je l'avais ordonné. Pardonnez-moi cette heure de prison… et… d'ennui…
Ce dernier mot voulait un compliment. Il s'arrêta, comme s'il l'attendait ; mais ces deux auditeurs n'étaient pas des gens à pousser plus loin la plaisanterie.
— Vous voulez sortir… reprit-il, sensiblement moins poli. Frappez à cette petite porte… Derrière vous… Un bedeau attend dehors pour m'ouvrir.
Ils sortirent. Le bedeau referma la porte et s'en alla.
Cependant le prêtre, au milieu de ces incidents, avait oublié l'homme du porche.
A quelques pas, l'idée lui en revint ; et quoiqu'il parût peu probable que le mendiant l'entendît encore :
— Excusez-moi, dit-il à son compagnon, j'ai affaire de ce côté. Merci, monsieur, de votre compagnie.
— Adieu, monsieur, je me souviendrai de cette soirée et du tombeau de Bossuet.
— Et moi de celui qui me l'a montré. Ne nous reverrons-nous jamais ?
— Je vais à Paris.
— Moi aussi. Où logerez-vous ?
— Chez… Non… Laissons à Dieu le soin de nous rapprocher, s'il le veut.
— Soit… J'accepte le rendez-vous. Il sera peut-être plus sûr que ceux qu'on arrange. Encore un mot. Êtes-vous de Meaux ?
— Non.
— De Paris ?
— Non.
— De quelle province, alors ? L'inconnu parut hésiter. — D'aucune dit-il.
— Vous n'êtes pas Français ?
— Je le suis… Et je ne le suis pas…
— Au nom de Dieu !… d'où êtes-vous ?
— Du… Désert…
Le prêtre avait enfin compris. Il lâcha précipitamment la main de l'inconnu ; puis il parut se repentir de l'avoir lâchée. Il la reprit et la serra, mais sans ajouter un mot.
Assis à la même place, son homme l'attendait.
— Enfin ! … dit-il en se levant. Elles sont bien longues, vos dévotions…
Et du même air qu'il avait demandé l'aumône, il s'avançait vers le prêtre, lorsque tout à coup celui-ci le vit pâlir, chanceler, et enfin tomber à genoux, les bras tendus vers le milieu de la rue.
— Judas ! … dit une voix.
Et le prêtre en se retournant, vit s'enfoncer dans l'ombre un homme qu'il reconnut pour son compagnon de tout à l'heure.
Mais le mendiant, se relevant, s'était précipité vers l'église. Les mains convulsivement jointes au-dessus de la tête, il se pressait, avec d'affreux sanglots, contre les colonnettes du portail. Il semblait vouloir s'enfoncer dans l'épaisseur de la muraille, pour échapper à quelque effroyable vision.
Le prêtre s'était approché.
— Qu'as-tu ? Qu'est-ce donc ? … Il est parti…
— Je ne veux pas le voir… Je ne veux pas…
— Il est parti, te dis-je…
— Il est parti ? … dit l'homme en se retournant avec défiance. Et quand il s'en fut assuré : — Mais vous me connaissiez donc, reprit-il, quand vous m'avez dit de vous attendre ! Il m'avait vu ? … Il vous a dit qui je suis ? …
— Il… Il… Qui donc ?
— Lui… Rabaut…
— C'est Rabaut ? … Rabaut des Cévennes ? … — Oui… Rabaut du Désert… Rabaut le ministre…
Vous ne le connaissiez pas ?
— Je venais de le quitter, mais j'ignorais son nom. Comment il s'est retrouvé derrière moi, je l'ignore encore…
En se séparant du prêtre, Rabaut, — car c'était lui, — ne l'avait pas vu sans surprise se diriger vers cette porte qu'il savait être fermée. Un homme dont la tête est mise à prix a le droit d'être défiant. Il l'avait suivi.
— Vous ne le connaissiez pas ! … s'écria le mendiant. Et je l'ai nommé ! … Et à un prêtre ! Mon Dieu ! Étais-je destiné à le trahir encore une fois ! …
— Encore une fois ?
— Vous n'avez pas entendu ce qu'il a dit ?
— Il a dit : « Judas ! »
— Le Judas, c'est moi…
— Écoute. Foi de prêtre…
Le mendiant branla la tête ;
— Foi d'homme… Es-tu content ? Foi d'homme donc, je te jure que je ne le vendrai pas… Mais tu me raconteras ton histoire. Où demeures-tu ?
— Moi ! … nulle part.
— Où aurais-tu passé la nuit ?
— Là, sur les degrés.
— Tu vas venir chez moi. Le mendiant le regarda fixement.
— Moi… chez un prêtre ? … Puisque vous avez si bien deviné que je ne suis pas ce que je semblais, vous n'avez pas compris aussi que je les ai en horreur ?
— Tous ?
— Tous… excepté un.
— Allons… Je tâcherai que tu puisses dire : « Excepté deux. » Viens… viens…
Le mendiant se laissa emmener. On arriva à une petite auberge, dans un des faubourgs de Meaux.
— A-t-on soigné mon cheval ! demanda le prêtre.
— Oui, monsieur.
— Où a-t-on mis ma valise ?
— Là-haut.
— Conduisez-moi, et montez-nous à souper. Le souper arriva ; mais le mendiant refusa de s'asseoir à table. Il prit un morceau de pain, et s'en alla le manger en silence à l'extrémité de la chambre.
— Toujours excepté un ?… dit le prêtre en souriant.
— Toujours.
Mais ce toujours était un peu forcé. Le cœur de cet homme commençait visiblement à s'amollir sous le regard bienveillant du vieux prêtre. Celui-ci se contenait de son mieux, pour n'avoir pas l'air de hâter un rapprochement désormais certain. Il continuait paisiblement son repas. Enfin, après un silence assez long :
— Comment l'appelles-tu, ce bienheureux un ?… dit-il.
— Je ne le dirai jamais qu'à l'autre… si j'en trouve un autre…
— Alors, dis-le moi…
— Vous le voulez ?… Aussi bien, puisque j'ai mangé votre pain… Eh bien, il s'appelle Bridaine…
Le prêtre leva vivement la tête.
— Ah ! … dit-il ; le père Bridaine ? — mais aussitôt se remettant à manger : — Je n'ai pourtant jamais vu cet homme-là, reprit-il à demi-voix.
L'homme crut qu'il parlait du père Bridaine.
— Vous ne l'avez jamais vu, dites-vous ? Moi non plus. Mais il me semble que si je le voyais…
— Eh bien ?
— Je le reconnaîtrais…
— Tu crois ? … dit le prêtre, avec son même sourire. Ah çà ? j'ai fini de souper. Veux-tu, oui ou non, me raconter…
— Ma tête est mise à prix, je vous en préviens, comme celle de Paul Rabaut. Après cela, gardez ou ne gardez pas mon secret… Peu m'importe… Écoutez…
Alors le mendiant commença ainsi son histoire.
Je suis un de ces enfants du Déserta, dont vous avez fait des parias, si ce n'est moins, car les parias ont le droit de vivre, et nous, il nous est refuséb.
Mon père était né sous le sabre des dragons de votre grand roi. Son père était mort sur la roue ; son bisaïeul, sur les murs de La Rochelle ; et nous avions dans notre Bible, en guise de signet, un vieux lambeau teint du sang d'un des nôtres, assassiné à Nîmes lors de la Saint-Barthélémy. Ce lambeau, tous les soirs, nous l'étendions pieusement sur la page qu'on allait lire, et nous disions, avec cet autre martyr au nom duquel on nous égorge : « Père, pardonne-leur ! »
Je ne vous raconterai pas mes premières années. On vieillit vite, allez, quand on grandit sous le couteau. J'avais neuf ou dix ans quand éclata, en 1745, le redoublement de persécutions que nous valaient les lauriers de Fontenoy. Je n'ai pas connu l'enfance. Nourris de dangers et d'alarmes, à douze ans nous étions des hommes ; à trente, presque des vieillards ; à quarante, on avait les cheveux blancs… comme lui…
Je n'en étais pas encore là. J'avais vingt ans ; mais nul, dans nos montagnes, ne me surpassait en courage, en sérieux, en foi. Fallait-il, à travers mille dangers, porter un message ? J'étais prêt. Fallait-il encourager, consoler ? J'étais prêt encore. Les anciens m'appelaient à leurs délibérations ; les ministres me regardaient comme une des colonnes de cette pauvre et glorieuse Église, toute bâtie des os de nos martyrs.
Et moi, j'aimais cette aventureuse existence. J'aurais pu, comme d'autres, essayer de quitter une patrie altérée de notre sang ; ces galères auxquelles on condamnait les protestants arrêtés dans leur fuite, nul n'en aurait eu moins peur que moi. Mais fuir ! … Jamais je n'en eus seulement l'idée. Et ne croyez pas que ce fut par un vain amour-propre. Ceux qui fuyaient, je leur disais : « Allez où Dieu vous appelle ; moi, il veut que je reste… » Et je restais. Au milieu de cette province écrasée, je m'étais fait une espèce d'indépendance que respectaient même les agents de la tyrannie. Vingt fois on aurait pu me prendre en flagrant délit de protestantisme ; vingt fois on avait fermé les yeux.
Assez d'autres payaient pour moi. Comme Job assis dans sa demeure et apprenant, coup sur coup, toutes les morts qui pouvaient déchirer son âme, j'entendais dire : « Un tel est pris ; il sera jugé demain, exécuté après-demain. » Et ce tel, c'était un voisin, c'était un ami d'enfance, avec qui, la veille, le jour même, j'avais conversé, j'avais prié. Un jour, c'est ma jeune sœur qu'on m'enlève pour l'enfermer dans un couvent, et peu après, j'apprends qu'elle y est morte de chagrin et d'ennui. Un autre jour c'est mon frère qu'on m'apporte blessé à mort. Il avait été surpris revenant d'une assemblée. Les soldats avaient fait feu au hasard, et une balle lui avait percé la poitrine.
Eh bien ! au milieu de ce débordement de maux, j'étais tranquille. Paisiblement assis sur le rocher de mes croyances, j'écoutais mugir autour de moi les flots de ce sanglant torrent. Qu'il m'emporte, pensais-je, ou qu'il me laisse, je n'en arriverai pas moins, un peu plus tôt, un peu plus tard, là où vont les martyrs et ceux qui ont mérité de l'être. Souvent, dans quelque endroit écarté de nos montagnes, je me suis plu à dresser avec des pierres, du gazon et du bois, l'antique autel des patriarches. Je le parfumais avec du thym ; j'y montais… Et là, à genoux, les bras étendus, je m'offrais, corps et âme, au Dieu dont j'entendais la voix dans tous les bruits de la nature, comme dans tous les battements de mon cœur. Ces montagnes, alors, ce n'étaient plus mes Cévennes … J'avais franchi les distances et les siècles… Je foulais en esprit cette terre sanctifiée par les pas d'Abraham, des Prophètes, du fils de Dieu… O mes montagnes !… ô saintes rêveries sous les châtaigniers paternels ! … Dans ces temps de désolation, vous étiez pour moi un Éden… Et maintenant, quand il me serait donné de me retrouver dans vos solitudes, vous ne seriez plus pour moi… qu'un enfer…
Il s'arrêta, Sa tête tombait sur sa poitrine. Ses yeux étaient gonflés de larmes ; mais elles ne pouvaient sortir.
— Courage, mon fils dit le prêtre ; courage ! … Tu te repens… Je ne sais encore de quoi… mais tu te repens… c'est assez… L'Église a des pardons…
— L'Église ! … cria-t-il ; l'Église ! … Les pardons de l'Église ! … C'est donc avec des flammes que vous voudriez rafraîchir un damné ? … C'est elle, c'est l'Église, ce sont ses infâmes pardons qui m'ont perdu…
— Calme-toi…
— Ses pardons ! … Ah ! je croyais avoir trouvé un homme ; un chrétien… Ce n'est encore qu'un prêtre…
Il était déjà près de la porte. Le prêtre le retint.
— Mon pauvre ami… Tu ne crois pas aux pardons de l'Église ? … Ils t'ont perdu, dis-tu… On en a souvent abusé, je le sais bien… Viens… Tu crois à celui de Dieu, n'est-ce pas ? …
— Je crois à ses châtiments… pour moi d'abord… et puis pour ceux qui m'ont fait tomber dans l'abîme…
— Pardonnez-leur, mon fils… Ne m'as-tu pas dit qu'on priait, chez toi, pour les bourreaux de tes frères ?
— Ah ! ils ne tuaient que le corps, ceux-là…
— Pardonne, te dis-je… Et Dieu ressuscitera aussi ton âme.
— A la bonne heure… Merci… Voilà le chrétien revenu et le prêtre parti… Qu'il ne revienne pas, je vous en prie ! …
Le prêtre soupira. Pouvait-il nier qu'il n'y eût eu trop souvent, en ce siècle comme en d'autres, un abîme entre le chrétien et le prêtre ?
— Rassieds-toi, dit-il, et poursuis.
— Telle était donc ma vie, reprit le Cévenol. Tant de maux soufferts en commun n'avaient pu qu'amener chez nous une entière conformité de sentiments et d'idées. Peu, pourtant, me paraissaient arrivés dans cette haute sphère que Dieu avait ouverte aux élancements de mon âme. Ce n'était pas que je m'en enorgueillisse… Au contraire… « Il m'a été beaucoup donné, me disais-je en tremblant ; il me sera beaucoup redemandé… » Et ce n'était qu'en m'élevant toujours plus, par la contemplation, par la prière, que je m'efforçais de répondre aux grâces dont je me sentais comblé.
Mais si le vulgaire des âmes m'apparaissait au-dessous de moi, il y en avait deux auprès desquelles je me sentais moi-même pénétré d'une chaleur supérieure et divine.
L'une, c'était lui… Rabaut… notre père à tous, pasteur et patriarche, à trente ans, de ces peuplades désolées. Il n'élevait pas, lui, des autels de pierre et de bois ; il ne s'enfonçait pas dans les montagnes, à moins qu'il n'eût à aller recueillir, dans quelque caverne ignorée, le dernier soupir d'un de nos proscrits ; mais cet idéal de dévouement que j'allais rêver dans nos solitudes, il le réalisait dans nos villages, à deux pas des dragons et des bourreaux. Dieu me parlait par les bruits du désert ; mais lui, Dieu, parlait par sa bouche.
L'autre âme… ah ! … où est-elle ! … Dieu l'a-t-il rappelée à lui ? … Je l'ignore…
Je ne suis pas digne de le savoir…
C'était une femme… et je l'aimais… Je l'aimais comme on peut s'aimer quand on ne se voit dans ce monde que pour se donner rendez-vous dans l'autre. Toutes les joies de ce rendez-vous céleste, je les goûtais par avance avec elle, et si parfois, quand la persécution paraissait se ralentir, j'osais entrevoir le moment où le plus sacré des liens terrestres pourrait se former entre nous, c'était elle qui m'apprenait à rester les yeux fixés vers le ciel. Jamais la contemplation des choses saintes ne m'éleva tellement haut qu'elle ne m'eût précédé sur ces sommets de la foi, et qu'elle ne me tendît la main pour m'aider à monter plus haut encore.
Cependant le bruit de notre bonheur était arrivé aux oreilles de nos tyrans. Je vous ai dit qu'on ne voulait ni me tuer ni me prendre, quoiqu'on en eût journellement l'occasion. Mais s'il y avait des gens qui m'épargnaient par respect, d'autres m'épargnaient par calcul. Prisonnier ou mort, je ne leur serais bon à rien, et mon exemple ne ferait qu'encourager mes frères ; vivant, mais converti, qui, mieux que moi, pouvait servir leurs projets ?
Mais cette conversion dont on attendait tant d'effets, on sentait qu'il n'y avait nul moyen d'y arriver par les voies ordinaires. On imagina donc de me frapper droit au cœur. Madeleine fut enlevée. Ses parents ne purent pas même savoir dans quel couvent on avait enfermé leur fille.
Le coup était affreux, mais je n'en fus pas ébranlé. Je ne soupçonnais même pas qu'on eût voulu m'amener à payer d'une abjuration la liberté de Madeleine.
Lorsqu'on se hasarda, deux mois après, à me le faire entendre, on put voir, à mon étonnement, combien il s'en fallait que l'idée m'en fût venue, tant ma conversion était, à mes yeux, la plus impossible des choses. Je ne comprenais même pas que nul au monde eût la folie de l'espérer.
Oui, j'étais invincible ; je serais resté invincible. Prêtres, soldats, supplices de corps et d'âme, j'aurais tout défié. Hélas ! … la vie était encore dans mes yeux, et déjà le poison s'insinuait dans mon cœur.
Tandis que mes ennemis désespéraient d'avoir de moi autre chose que mon mépris pour leur foi et pour eux, savez-vous qui avait été leur auxiliaire ? Celui qui remplissait l'Europe de ses clameurs contre eux, l'homme de Ferney, Voltaire enfin ! …
Des jésuites venaient régulièrement prêcher dans nos villages. On nous forçait d'assister à leurs instructions, et j'avais fréquemment l'honneur de leurs plus vives apostrophes. Comme ils me trouvaient impassible : « Vous n'y entendez rien, leur avait dit le colonel d'un des régiments qui occupaient le pays. Laissez-moi convertir cet homme… Sans violences, sans menaces, je vous le rends catholique en trois mois. » Ils acceptèrent. Que leur importaient les moyens ? Le but les sanctifieraient toujours assez.
Le colonel feignit de se rapprocher de moi. Il me parla de notre persévérance en termes presque honorables. Il trouvait fort absurde, disait-il, que le roi s'obstinât à la punir comme un crime ; mais ce n'en était pas moins, ajoutait-il, une folie. Dieu tenait-il donc tant à être servi d'une manière plutôt que d'une autre ? Étaient-elles donc si importantes, ces différences de doctrine pour lesquelles nous nous faisions égorger ?
Je vis bientôt que j'avais affaire à un incrédule. Au reste, il ne l'était pas plus que la plupart des officiers qu'on envoyait présider à nos souffrances. Ce sera un jour, sans doute, un des plus hideux côtés de ce siècle, qu'il s'y soit trouvé tant de gens pour persécuter sans croire en Dieu.
C'était donc par le chemin de l'incrédulité qu'il allait essayer de me conduire à ce qu'il appelait sa religion, c'est-à-dire à son Église, à ce je ne sais quoi auquel tant de catholiques s'imaginent toujours appartenir, quand même ils ont entièrement rompu tous les liens qui les y attachaient. L'intérêt qu'il me témoignait m'empêcha seul, d'abord, de lui exprimer nettement mon horreur pour les incrédules ; je le plaignais, d'ailleurs, plus encore que je ne le condamnais. Son incrédulité me paraissait la conséquence naturelle d'une religion où s'enseignent tant de choses incroyables, et je n'en étais que plus attaché à celle où il n'y a rien à croire qui ne soit clairement fondé sur l'enseignement divin.
Bientôt, il prit le parti de paraître plein de respect pour tout ce que je regardais comme essentiel dans le christianisme. Il me prêta des livres qui ne heurtaient directement aucune de ces doctrines, mais qui, passant à côté, exaltaient la morale aux dépens du dogme, les vertus de l'homme aux dépens de l'œuvre de Dieu. Je m'habituais peu à peu à mettre moins d'importance à la foi ; je commençais à me dire vaguement que, puisque les dogmes les plus divers pouvaient conduire, après tout, aux mêmes résultats moraux, il ne fallait pas s'inquiéter outre mesure ni de ce que croyaient les autres, ni de ce qu'on croirait soi-même. Je ne l'avais pas encore vue en action, cette prétendue morale indépendante de la foi. Je ne savais pas ce qu'elle peut abriter de vices et de turpitudes.