Un Sermon au Désert - Félix Bungener - E-Book

Un Sermon au Désert E-Book

Félix Bungener

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Beschreibung

Dans ce troisième et dernier volume des Trois Sermons sous Louis XV, Félix Bungener parvient à la partie la plus dramatique de son sujet, la persécution des protestants au XVIIIe siècle en France. On a pu, avec raison, lui reprocher de trop nombreux passages apologétiques, où il expose fort clairement les erreurs et les vices du système catholique romain, face aux enseignements de Jésus-Christ, mais qui se justifient mal dans le fil d'un roman ; Bungener reste malgré lui un redoutable polémiste. Ce défaut est cependant largement compensé par le brio avec lequel il a su recréer l'atmosphère et l'esprit d'une société en voie de dissolution, grosse d'angoisses pré-révolutionnaires. Le talent n'explique pas seul l'émotion que l'on éprouvera au récit des procès du pasteur Rochette et de ses collègues, de Jean Calas et de sa famille, de leur exécution, de leur supplice, mais encore le cachet de l'exactitude historique la renforce : ces monstruosités judiciaires se sont réellement déroulées dans notre pays, telles qu'elles sont racontées. Paul Rabaut (1718-1794), le pasteur du désert, apparaît ici comme le héros principal de la résistance huguenote. C'est son portrait que nous avons placé en première de couverture. Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1875.

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Seitenzahl: 365

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322040278

Auteur Félix Bungener. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.

ThéoTEX

site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]
Trois sermons sous Louis XV
Troisième partie
Un sermon au désert
Félix Bungener
1875
♦ ♦ ♦Thé[email protected] – 2019 –
Table des matières
Un clic sur ◊ ramène à cette page.
§ — I
§ — II
§ — III
§ — IV
§ — V
§ — VI
§ — VII
§ — VIII
§ — IX
§ — X
§ — XI
§ — XII
§ — XIII
§ — XIV
§ — XV
§ — XVI
§ — XVII
§ — XVIII
§ — XIX
§ — XX
§ — XXI
§ — XXII
§ — XXIII
§ — XXIV
§ — XXV
§ — XXVI
§ — XXVII
§ — XXVIII
§ — XXIX
§ — XXX
§ — XXXI
§ — XXXII
§ — XXXIII
§ — XXXIV
§ — XXXV
§ — XXXVI
§ — XXXVII
§ — XXXVIII
§ — XXXIX
§ — XL
§ — XLI
§ — XLII
§ — XLIII
§ — XLIV
§ — XLV
§ — XLVI
§ — XLVII
§ — XLVIII
§ — XLIX
§ — L
§ — LI
§ — LII
§ — LIII
§ — LIV
§ — LV
§ — LVI
§ — LVII
§ — LVIII
§ — LIX
§ — LX
§ — LXI
§ — LXII
§ — LXIII
§ — LXIV
§ — LXV
§ — LXVI
§ — LXVII
§ — LXVIII
§ — LXIX
§ — LXX
§ — LXXI
§ — LXXII
§ — LXXIII
§ — LXXIV
§ — LXXV
§ — LXXVI
§ — LXXVII
§ — LXXVIII
§ — LXXIX
§ — LXXX
§ — LXXXI
§ — LXXXII
§ — LXXXIII
§ — LXXXIV
§ — LXXXV
§ — LXXXVI
§ — LXXXVII
§ — LXXXVIII
§ — LXXXIX
§ — XC
§ — XCI
§ — XCII
§ — XCIII
§ — XCIV
§ — XCV
§ — XCVI
§ — XCVII
§ — XCVIII
§ — XCIX
◊  I

Seize mois se sont écoulés depuis nos derniers événements.

La persécution a repris son cours. A Toulouse, cinq protestants vont mourir. A Marseille, à Toulon, les galères en ont reçu plusieurs. Les portes des couvents se sont fermées sur un nombre inconnu de femmes arrachées à leurs familles, et la tour de Constance, à Aigues-Mortes, où le nombre des prisonnières était descendu à dix-neuf, en a maintenant vingt-cinq, autant qu'elle peut en loger.

C'est là que nous conduirons nos lecteurs.

Deux grandes salles rondes, situées l'une au-dessus de l'autre, occupent la totalité de la tour. Celle d'en bas ne reçoit le jour que de celle d'en haut, par un trou rond d'environ six pieds de diamètre ; celle d'en haut n'est éclairée que par un trou pareil, ménagé au centre de la voûte, sur la terrasse qui couronne la tour. C'est par ces trous seulement que la fumée s'échappe, que l'air arrive ; et avec l'air entrent le froid, le vent, la pluie.

Là vivent et meurent, en plein dix-huitième siècle, sous les verrous royaux cadenassés par l'Église, quelques pauvres femmes coupables d'avoir été prier Dieu au Désert, ou d'y avoir envoyé leurs enfants. Plusieurs, comme nous l'avons vu, y sont depuis quinze, vingt, vingt-cinq ans ; Marie Durand, depuis près de trente ; Anne Gaussaint, depuis bientôt trente-huit.

On continuait, mais en vain, à solliciter pour elles. Protestants, catholiques, Français et étrangers, tout ce qui osait parler y avait usé son crédit. Plus elles étaient innocentes, nous l'avons déjà observé, plus on aurait craint, en les relâchant, de paraître avouer leur innocence.

Mais de grands adoucissements s'étaient introduits peu à peu dans le régime intérieur de leur captivité. La population d'Aigues-Mortes leur témoignait un touchant intérêt ; et comme il était sans exemple — nous n'en avons, du moins, rencontré aucun indice, — qu'une seule eût abjuré, le clergé même avait fini par les laisser tranquilles. Les cordeliers, chargés de les convertir, ne leur apportaient guère plus que les nouvelles du dehors, des aumônes, des vêtements, des consolations chrétiennes, qu'ils avaient appris auprès d'elles à séparer de tout alliage romain. Une Bible, enfin, était entrée ! Leurs amis, leurs parents, pouvaient les voir quelquefois. Elles recevaient, elles écrivaient des lettres ; on a vu Marie Durand en correspondance avec Rabaut. D'autres pasteurs leur écrivaient aussi. Ces précieux messages étaient toujours lus en commun. De douces larmes s'échappaient de ces yeux qui en avaient tant versé d'amères ; on respirait, pour un moment, sous ces lourdes murailles, l'air vivifiant du Désert.

◊  II

Un jour donc, ou plutôt un soir, à l'heure où les pauvres prisonnières étaient ordinairement sur leurs grabats, car on ne leur permettait d'autre lumière que celle du soleil, un grand et joyeux mouvement régnait dans la tour de Constance. La salle supérieure, éclairée par une lampe, avait réuni toutes les captives. Les lits étaient intacts. Un seul, celui de la vieille Anne Gaussaint, infirme depuis longtemps, était occupé ; mais la malade, assise à demi, suivait des yeux tous les mouvements de ses compagnes. Ses traits, flétris par la souffrance et l'âge, s'illuminaient d'un reflet de leur bonheur.

On venait de traîner les lits dans un des côtés de la salle. Dans l'espace demeuré libre, un vieux fauteuil était adossé au mur. Devant ce fauteuil, une table ; sur celte table, un vieux tapis ; sur ce tapis, une large Bible aux coins usés. Devant cette table, enfin, quelques chaises, quelques bancs, tout le mobilier vermoulu de la prison.

Tout était prêt. Les prisonnières allaient, venaient. Elles semblaient regretter de n'avoir plus rien à faire.

— Marie, quelle heure est-il ?

— Six heures viennent de sonner aux Cordeliers. Nous avons du temps de reste.

— Malheureusement.

— S'il vient plus tard, il restera plus tard.

— Vous croyez ? …

— J'espère. Il ne paraît pas, du moins, que le majora lui ait fixé une heure pour sortir.

— Ce bon major ! … Que ferions-nous sans lui ?

— Si on savait ce qu'il est avec nous, il serait bien vite cassé.

— C'est un peu fort, en effet. Un pasteur admis dans la tour ! Un lieutenant du roi qui le laisse entrer et sortir ! …

— Entrer, oui. Sortir…

— Ah ! mon Dieu ! … Cette idée ne m'était pas venue… Est-ce que vous craindriez un piège ?… M. d'Ambly est la loyauté même…

— Il le paraît…

— Auriez-vous quelques indices ?

— Rien, absolument rien… et pourtant… ce ne serait pas la première fois…

Marie avait oublié qu'elle parlait à la mère de Bruyn, de Judas Bruyn, car ce nom lui était resté. Elle vit ses yeux se remplir de larmes.

— Pardon, dit-elle, pardon ! … A quoi pensais-je ? … Ne parlons plus de cela…

— Non ; parlons-en… Malheureux enfant !… Depuis que nous attendons celui qu'il a voulu trahir, je ne puis plus penser qu'à lui. Où est-il ?… Que fait-il ?…

— M. Rabaut le sait peut-être.

— Peut-être… Mais qui osera le lui demander ? … Ce ne sera pas moi.

— Êtes-vous responsable de la… du…

— Du crime, voulez-vous dire.

— … de la faute de votre fils ? …

— Non ; et pourtant, je tremble à la pensée de voir entrer M. Rabaut. Dire qu'il serait mort… mort de la main du bourreau… lui… notre père… notre premier consolateur après Dieu… et que mon fils serait l'auteur de sa mort !… Ah ! voyez-vous, Marie, c'est comme un poids, un poids affreux, que rien ne m'ôtera de dessus le cœur. Il serait là, M. Rabaut, me parlant avec bonté, pardonnant même à mon fils, que je chercherais encore dans ses yeux la trace de l'horreur que notre nom doit lui inspirer… Mais on ouvre… Est-ce lui, bon Dieu ! …

C'était le major, qui venait faire sa ronde. Il était censé ignorer la grave infraction qu'il allait permettre aux règlements de la prison. Aussi ne fit-il que paraître, car il aurait été forcé de voir le dérangement des lits.

— Il est décidément pour nous, dit une des prisonnières.

— Il avait l'air bien sombre, dit une autre.

— Bien préoccupé, dit une troisième.

— On le serait à moins. Il joue sa place, ce soir…

— Et pour nous. Eh bien, qu'avez-vous, Marie ? …

— Rien… rien…

— Mais encore ? …

— Rien… Je voudrais être à demain.

◊  III

La porte se rouvrit. C'était Rabaut.

Est-il besoin de dire à quel point cette visite était un événement pour les prisonnières ?

Quelques-unes l'avaient connu. Celles-là, c'était comme si Dieu lui-même eût dû apparaître dans la prison. Beaucoup, et Marie était du nombre, ne l'avaient jamais vu ; mais il y avait vingt ans qu'elles entendaient parler de lui. Au désir de recevoir les consolations du pasteur se joignait donc celui de voir l'homme extraordinaire, le héros de tant de récits, le centre de cette étonnante chronique où leurs noms inconnus avaient place à côté du sien.

Mais s'il y avait vingt ans qu'elles savaient et qu'elles répétaient son nom, il y en avait bien davantage qu'il savait celui de leur prison, et que son imagination lui en retraçait la sombre histoire. Quoique les prisonnières d'Aigues-Mortes ne fussent pas plus malheureuses, à tout prendre, que beaucoup d'autres, elles avaient le privilège d'attirer plus particulièrement l'intérêt. Une tour fameuse dans le pays, un vieux château, monument des croisadesb, tout concourait à dramatiser au loin l'humble existence des captives. Ces portes que Rabaut venait de se faire, ouvrir, son imagination les avait mille fois franchies ; ces femmes qu'il allait voir, il savait leur vie à toutes. Celles mêmes qu'il n'avait encore jamais vues, il sentait, à son émotion, qu'il les reconnaîtrait.

Elles s'étaient d'abord précipitées vers la porte ; puis, le respect les avait retenues. Elles avaient machinalement formé, autour de lui, un large demi-cercle. Les unes s'étaient jetées à genoux, mais à genoux devant Dieu, non devant l'homme, car leurs regards étaient en haut et leurs lèvres priaient ; les autres ne voyaient que lui et ne pouvaient encore penser qu'à lui.

Lui aussi, il était muet et immobile. Ses yeux étaient tantôt au ciel, tantôt sur elles. Ses mains se joignaient pour prier, et aussitôt s'étendaient pour bénir. On n'entendait que quelques sanglots étouffés, et, par intervalles, la voix de la vieille Gaussaint qui murmurait son vieux cantique :

Laisse-moi désormais, Seigneur, aller en paix…

Enfin, le pasteur s'avança. Il avait aperçu la table, et le fauteuil, et la Bible ; il voulait, avant de leur parler, parler encore à ce Dieu pour qui elles avaient tant souffert.

On avait compris sa pensée. Quand il arriva derrière la table, elles s'étaient agenouillées, sur deux rangs, à quelques pas devant lui.

Alors il se mit à prier, mais à haute voix, cette fois. Il pria — essayerons-nous de reproduire ses paroles ? — il pria… comme devait prier, dans un tel lieu et au milieu d'une telle assemblée, celui qui risquait tous les jours sa vie pour consoler et pour prier.

« O Dieu, disait-il, ô notre père !… Nos cœurs étaient unis de loin ; nos pensées se rencontraient en montant vers ton trône. Tu as voulu que nos voix, comme nos cœurs, montassent une fois ensemble… Ah ! que te rendrons-nous, Seigneur ! Que ferons-nous pour toi quand tu as tant fait pour nous ! … Hélas ! pauvres pécheurs, notre reconnaissance même est un piège pour nos âmes. Tout ce que nous avons d'amour pour toi, nous le dépensons à te rendre grâces pour cette faveur d'aujourd'hui ; nous oublions qu'avant de nous l'avoir accordée, tu n'en étais pas moins notre protecteur, notre Père, notre Sauveur, notre Dieu. Qu'est-il donc, ce bienfait, en comparaison de ceux dont tu nous as comblés par l'Évangile ? Que sont-ils, ces quelques rayons de joie entrés aujourd'hui dans ce lieu, au prix du soleil de justice, toujours levé, toujours resplendissant, pour quiconque regarde au ciel ! … Ainsi, mon Dieu, au moment même où nous nous sentons tout à toi, nous avons encore besoin que tu redresses et que tu diriges nos pensées ; même en volant au-devant de toi, notre âme pourrait s'égarer. Viens, Seigneur ; apprends-nous toi-même le chemin qui mène à toi. Que la chair et le sang n'aient point de part au culte que tu nous permets de te rendre aujourd'hui. C'est la première fois, mon Dieu, c'est la dernière aussi, selon toute apparence humaine, que nous te prierons ensemble… Donne-nous d'être ici ce que nous serons dans le ciel… »

◊  IV

Il s'assit. Les femmes, agenouillées jusque-là, se levèrent, et il leur fit signe de s'asseoir. Mais elles ne s'assirent pas, et, quand il prit le livre, elles retombèrent à genoux.

Cette Bible, à peine l'eut-il touchée, qu'une émotion nouvelle se peignit dans ses traits. Il venait de la reconnaître. C'était la vieille Bible des Bruyn. Il était tombé, en l'ouvrant, sur le fameux signet ensanglanté… et une femme, cachée derrière les autres, avait éclaté en sanglots.

— Cette Bible ici ! … dit-il. Exposer un tel héritage ! …

— Qui l'aurait recueilli ?… murmura la femme. Plus de fils…

Rabaut jeta sur elle un regard presque souriant.

— Il est écrit, dit-il, que, des pierres mêmes, Dieu peut susciter des enfants à ceux qui le servent.

— Grand Dieu ! … s'écria-t-elle. Je pourrais revoir mon fils !…

— Le revoir, je l'ignore. L'aimer, vous le pouvez.

— Il vit ! …

— Oui.

— Il s'est repenti ?

— Oui.

— Vous lui avez pardonné ?

— Oui… Et Dieu avant moi. Calmez-vous… Cette Bible, en sortant d'ici, rentrera dans des mains pures… Lisons, mes sœurs, lisons…

Alors il se mit à leur lire, dans saint Jean, les adieux du Sauveur à ses apôtres. C'était, de toute la Bible, ce qu'elles avaient le plus lu et relu. Il y avait, dans ces admirables chapitres, tant de choses qui semblaient écrites pour elles ! Elles les savaient par cœur, et pourtant, dans sa bouche, elles les trouvaient encore nouvelles. Elles se demandaient presque s'il n'y ajoutait rien. Qu'y aurait-il ajouté ? Consolations, espérances, tout n'était-il pas là ?

« Que votre cœur ne se trouble point, dit le Christ. Confiez-vous en Dieu ; confiez-vous aussi en moi…

Et je prierai mon père, et il vous enverra un autre consolateur…

L'esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez…

Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix…

Comme mon père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour…

Si le monde vous hait, vous savez qu'il m'a haï avant vous…

Le serviteur n'est pas plus que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi…

On vous chassera des synagogues ; le temps même approche où, en vous mettant à mort, on croira faire une œuvre agréable à Dieu…

Vous êtes maintenant dans la tristesse ; mais je vous verrai de nouveau. Votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie.

Père saint, je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal…

Sanctifie-les par ta vérité… afin que tous soient un, comme toi, mon père, tu es en moi, et moi en toi…

Qu'ils soient un, comme nous sommes un… »

◊  V

A ces mots, il s'arrêta.

— Entendez-vous, mes sœurs ! … dit-il. Un avec Dieu ! Voilà la grande grâce ; voilà le grand secret. Un avec Dieu ! Et que nous font, alors, la haine et les violences des hommes ? Comme lui, nous sommes au-dessus. Un avec Dieu ! Que nous importent les misères du temps ? En nous arrachant à nos biens terrestres, les méchants n'auront réussi qu'à nous ouvrir plus tôt les abords de l'éternité.

Il aimait cette grande idée ; il la développa longtemps. Enfin :

— Mes sœurs, poursuivit-il, voilà l'union avec Dieu. Si vous la voulez, achevons… Que cette table devienne la Table Sainte… Où est le pain, mes sœurs ? Où est le vin ?

On y avait songé. Communier, c'était le plus ardent de leurs vœux.

On apporta les symboles sacrés. Le pain était dans un plat de terre ; le vin, dans un gobelet d'étain.

— Nous n'avons rien de plus beau, dit Marie.

— Tant mieux. Jésus avait-il davantage ?

Elles voulaient se remettre à genoux.

— Non, dit Rabaut. Faisons comme au Désert. Debout, mes sœurs ; et quand je vous appellerai, venez.

Alors, après s'être recueilli quelques moments, il commença.

On demandait à un protestant de nos jours comment la Cène avait lieu dans son Église.

— Demandez à saint Paul, dit-il.

Nous aussi, à qui nous demanderait comment on communia, ce jour-là, dans la tour de Constance, nous répondrions : Demandez à saint Paul.

« J'ai appris du Seigneur même, dit-il ce que je vous ai enseigné ; c'est que le Seigneur Jésus, la nuit qu'il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : Prenez, mangez ; ceci est mon corps qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang. Faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous en boirez, car, toutes les fois que vous mangerez de ce pain et que vous boirez de cette coupe, vous annoncerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il viennec… »

Avez-vous lu ? Avez-vous reconnu la messe ? Où est-ce que saint Paul se serait le mieux retrouvé, sous les lambris de Saint-Pierre de Rome, où sous les voûtes enfumées de la tour d'Aigues-Mortes ?

La liturgie protestante est calquée, comme on sait, sur le récit de saint Paul et sur les exhortations qu'il y a jointes. Quand le ministre eut prononcé les paroles consécratoires, les prisonnières vinrent défiler devant lui. A chacune, selon l'usage, en lui présentant le pain et le vin, il adressait, en forme d'exhortation, un ou deux versets de l'Écriture. Puis, il alla au lit d'Anne Gaussaint. Elle attendait impatiemment son tour. Ses yeux, son âme, tout son être avait volé au-devant du pain céleste. A peine l'eut-elle reçu, qu'elle retomba sur son oreiller, épuisée, haletante… Et elle répétait, toujours plus bas :

Laisse-moi désormais, Seigneur, aller en paix…
◊  VI

Alors enfin, lorsqu'on eut encore prié, Rabaut s'approcha des prisonnières. Il raconta à la mère de Bruyn où et comment il avait retrouvé son fils ; il ajouta, ce que nous n'avons pas encore eu occasion de dire, comment Bruyn était sorti de prison.

C'est à Bridaine qu'il l'avait dû. Convaincu de son innocence dans sa fâcheuse affaire avec le marquis de Narniers, le missionnaire s'était mis courageusement en campagne. Joly de Fleury, le procureur général, la bête noire de Voltaire, détestait la Réforme au moins autant que l'impiété ; mais c'était, au fond, un homme juste. Il écouta Bridaine ; il interrogea le marquis, et celui-ci, qui avait déjà le projet, de sauver Bruyn, acheva de tout éclaircir. Mais comme une mise en liberté ne pouvait avoir lieu sans des négociations très compliquées entre les parlements de Paris et de Toulouse, il avait été convenu qu'on extrairait Bruyn de sa prison, comme pour le reconduire à ses premiers juges, et qu'il s'échapperait dans le trajet.

Ainsi fut fait. Revenu à Paris sous un faux nom, Gébelin l'avait fait entrer chez son libraire, en remplacement du commis qui avait dénoncé les livres. Là, sous la direction de Gébelin, il avait fait de rapides progrès dans la bonne voie que Dieu venait de lui rouvrir. Mais avec son ancienne foi revenait son ancien zèle. Il n'avait pu rester longtemps aux travaux obscurs d'une boutique ; il avait demandé à servir d'aide aux pasteurs, dans les vastes tournées qui se faisaient de temps en temps parmi les disséminés du Nord et de l'Ouest.

Depuis plusieurs mois, il était à l'œuvre. Il avait déjà reconstitué dans l'ombre plus d'un petit troupeau longtemps perdu. Au bonheur de travailler pour l'Église se joignait celui d'avancer sa réhabilitation, car il ne voulait pas encore se considérer comme absous. Il ne le serait, disait-il, que lorsqu'il se sentirait digne de revoir son pays natal ; et il ne voulait y entrer que lorsque ses travaux auraient surabondamment couvert sa faute.

Il y avait peu de prisonnières auxquelles Rabaut n'eût quelques détails à donner sur leurs familles ou leurs amis. Elles l'accablaient de questions ; l'avidité croissait par les pleurs mêmes que faisaient couler ses réponses. A qui n'avait-il pas une ou plusieurs morts à apprendre ? Mais les entretiens les plus tristes sont ceux qu'on a le plus de peine à finir.

a – Le commandant de la tour.
b – Les fortifications d'Aigues-Mortes, commencées sous saint Louis, furent achevées sous son fils, Philippe le Hardi. Une lettre de Clément IV à ce prince, dans laquelle il louait sa constance à les bâtir, fit donner à la principale tour le nom qu'elle a gardé.
c – 1re Épître aux Corinthiens, ch. 11.
◊  VII

Cependant la nuit avançait. Bien des heures avaient sonné à l'horloge des Cordeliers depuis que le ministre était entré dans la tour. On avait même cru entendre, en dehors de la porte, comme les chuchotements de gens qui s'impatientent. C'étaient les geôliers, avait-on pensé, qui s'ennuyaient de faire sentinelle, car le major leur avait défendu d'entrer, et ils ne devaient ouvrir que quand Rabaut frapperait.

Seule, Marie Durand était revenue à ses craintes. Ce bruit lui avait paru sinistre ; son regard exprimait une telle angoisse, que le ministre avait fini par s'en apercevoir. Mais il en était, en ce moment, à des récits douloureux sur lesquels nous aurons à revenir, et qui lui paraissaient expliquer assez cet effroi ; tout au plus se disait-il qu'en entendant parler d'un pasteur près de périra, elle frémissait à la pensée des dangers qu'il courait constamment lui-même.

Mais tout à coup, il se tut. On venait d'entendre, au dehors, comme une crosse de fusil tombant lourdement sur l'escalier. Il pâlit ; les femmes restaient immobiles et glacées. Plus de doute ; la trahison veillait à cette porte. Fuir, il n'y fallait pas songer ; attendre, c'eût été user en appréhensions le courage qui lui restait. Il alla droit à la porte, et frappa. On ouvrit… L'escalier était couvert de soldats.

Les femmes poussèrent un cri ; mais lui, en face du péril, il avait déjà retrouvé tout son sang-froid.

— A qui en veut-on ? … dit-il.

Point de réponse encore ; mais on entendait une voix impatiente et sourde qui murmurait derrière les soldats : — « Allez ! … allez donc ! … » On reconnaissait celle du major.

— Monsieur, dit le ministre, — et son regard l'alla chercher dans l'ombre, — je n'ai pas besoin de vous dire que ceci est infâme. Puisque vous vous cachez, vous le savez…

Et avec ce geste imposant qui donnait tant d'autorité à sa parole :

— Attendez-moi… ajouta-t-il.

Alors il se retourna vers les prisonnières.

— Adieu… adieu, mes pauvres sœurs…

Mais il ne put continuer. Le bruit des sanglots étouffait sa voix. Elles s'étaient jetées à ses pieds ; elles s'attachaient à ses vêtements, et inondaient ses mains de larmes.

Une d'elles s'était précipitée, les mains sur le visage, contre le lit d'Anne Gaussaint. On la vit tout à coup se relever, pousser un cri et tomber évanouie. Elle avait touché, par hasard, une des mains de la vieille prisonnière… Cette main était froide et raide. Anne Gaussaint avait été exaucée ; elle s'en était allée en paix. Son corps déjà glacé prouvait qu'elle avait dû expirer depuis longtemps, peut-être au moment même où le pasteur s'était éloigné de son lit.

— Eh bien, dit-il, Dieu soit béni ! C'est moi qui lui ai ouvert sa prison.

Puis aussitôt, retournant à la porte :

— Major d'Ambly, il vous manque une prisonnière… Voici le prisonnier… Allons !…

Les soldats se rangèrent machinalement autour de lui. On aurait douté, à les voir, s'il était leur prisonnier ou leur chef.

— Allons ! … répéta-t-il. — Et la porte, se refermant, le déroba aux regards des prisonnières.

◊  VIII

Huit jours s'étaient passés. Ses amis de Toulon, les galériens, attendaient aussi sa visite. Ils ne savaient à quoi en attribuer le retard.

Comme les captives d'Aigues-Mortes, ils commençaient à ressentir les effets de cette tolérance qui s'établissait dans les mœurs en dépit des lois, chez les subordonnés en dépit des supérieurs, chez les supérieurs en dépit d'eux-mêmes.

Mais il n'y avait pas longtemps qu'on les associait encore à toutes les privations et à toutes les souffrances des criminels auxquels ils étaient assimilés. Une lettre écrite au pasteur Lafond, en 1753, par le galérien Isaac Grenier, nous donne à ce sujet les plus douloureux détails. « Les circonstances, dit-il, dépendent toujours de ceux qui nous commandent. Elles varient suivant le caprice de ces esprits bizarres et toujours plus ou moins féroces. On vous a fait le détail des habits que l'on nous donne, avec lesquels il faut essuyer la rigueur du froid et celle de l'été. N'ayant pour toute nourriture que du pain et de l'eau, occupé aux travaux qu'on vous a marqués, on ne peut s'en exempter qu'en payant tous les matins un sol aux argousins ; autrement, on est exposé à subir les mêmes peines, exposé à demeurer attaché à une poutre, avec une grosse chaîne, la nuit et le jour. » N'oublions pas de dire que l'auteur de cette lettre avait quatre-vingt-trois ans ; de plus, il était gentilhomme. L'égalité, bannie encore des relations sociales, existait au bagne, comme on le voit, pour ceux qui auraient eu le plus de droit à des égards. Isaac Grenier venait de perdre son fils, galérien avec lui ; sa fortune était confisquée, et ce pauvre sol qu'il avait à donner aux argousins, il l'attendait de la charité de ses frères.

Cette égalité même entre les forçats protestants et les criminels ordinaires était déjà un grand progrès, car ils avaient commencé par être en butte aux plus épouvantables traitements. Sous Louis XIV, il n'était pas de torture, soit physique, soit morale, qu'on ne s'ingéniât à leur infliger. Les forçats catholiques étaient presque heureux en comparaison.

Tout cela donc avait cessé. En vain quelques parlements, poussés par le clergé, aiguillonnés par l'éternel besoin d'expier aux dépens d'autrui leurs hardiesses gallicanes, s'étaient repris d'une émulation effrayante pour continuer l'œuvre du vieux roi. Ceux qu'ils envoyaient aux galères y trouvaient généralement des protecteurs, des amis, des soins, tous les adoucissements, enfin, que permettait leur séjour dans le bagne. La dureté de leurs gardiens s'amollissait devant leur courage. On ne savait plus ne pas mettre une distance immense entre eux et les coupables dont ils partageaient le sort ; et cette assimilation monstrueuse, que des magistrats avaient prononcée, il n'y avait plus de garde-chiourme qui ne la cassât dans son cœur.

Comme à Aigues-Mortes, enfin, l'impossibilité bien reconnue d'obtenir des conversions avait dégoûté les prêtres ; ils se tenaient à l'écart. La douceur ne menait à rien, et la violence était interdite. On tenait, là aussi, à rester fidèle au système d'après lequel les protestants étaient censés condamnés, non comme protestants, mais pour avoir contrevenu aux ordonnances qui leur défendaient de s'assembler. Triste fiction, qui épargnait quelques cruautés aux persécuteurs, mais qui ne servait, d'autre part, qu'à rendre la persécution aussi absurde qu'elle était déjà odieuse.

◊  IX

Quelques jours donc après l'aventure d'Aigues-Mortes, deux de nos forçats, enchaînés ensemble, étaient assis dans l'arsenal. L'un, jeune et vigoureux, lisait ; l'autre, vieux et cassé, à demi couché sur un madrier, avait dans tout son corps l'immobilité de la fatigue, et, dans ses traits, celle d'un profond découragement.

— Combien de repos encore ? … demanda-t-il.

— Une demi-heure, je crois.

— J'en ai besoin. Comment vais-je recommencer ! …

— Laissez-moi travailler seul. On ne dira rien.

— Oui… Mais il n'en faudra pas moins être debout, aller, venir, suivre tous tes mouvements… Et tu as beau les adoucir de ton mieux, mon pauvre Fabre, tu me fais un mal affreux.

— Vous ne me l'aviez jamais dit.

— Fallait-il ajouter ce souci-là à tous ceux que tu te donnes pour moi ? …

— Vous étiez l'ami de mon père, et je suis presque votre fils…

— Presque ?… Tu l'es tout à fait, va ! … Ce qui est sûr, trop sûr…

Et il soupirait profondément.

— … c'est que je n'en ai plus d'autre…

On a reconnu le vieux Bruyn.

— C'est égal ! … reprit-il. Enchaîner ainsi la vie à la mort… C'est affreux…

Et il secouait, de sa main tremblante, la lourde chaîne qui allait de lui à son compagnon.

— Calmez-vous, dit Fabre. Ne suis-je pas bien heureux, après tout, d'être avec un ami ? … Et si j'étais avec un de ces sales coquins ? … Calmez-vous…

Il retomba dans son abattement. Son compagnon se remit à lire.

— Tu aimerais mieux te promener, j'en suis sûr… reprit le vieillard au bout d'un moment.

— Non, vous dis-je, non… D'ailleurs, vous voyez bien que je lis.

— Qu'est-ce que tu lis ?

— Mais vous le savez, père Bruyn. Ma bibliothèque n'a qu'un volume…

— Ah ! cette comédie que M. Court t'a envoyée… Ton histoire, je crois…

— Oui… L'Honnête Criminel, en cinq actes, par un certain Fenouillot de Falbaire.

— Et cela… te plaît ? …

— Hélas, père Bruyn, jamais casaque de forçat n'a été tellement grossière, que l'orgueil ne pût se loger dessous. Oui… on m'a donné là un magnifique caractère… On me fait débiter des vers… des vers… Et cependant…

— Cependant ? …

— Je suis un ingrat peut-être… Mais la pièce, en somme, ne me paraît pas valoir grand'chose…

— Ah ! …

— Grands mots, grands vers, grands sentiments… Mais de naturel, peu ou point ; de religion, encore moins… En revanche, des invraisemblances à foison… Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que l'auteur ne paraît pas se douter que son héros vive encore. Il a entendu raconter mon aventure ; il s'en est emparé tant bien que mal, et il n'a pas songé à en demander la date. Cette erreur, du reste, en dit plus que toutes ses déclamations. Évidemment, il ne lui est pas venu à l'esprit que le fait pût être récent. Des lois pareilles lui paraissaient d'un autre siècle. Je ne serais pas surpris qu'il ignorât qu'il y a encore des protestants aux galères…

— Il y en aura bientôt de nouveaux, dit-on.

— La chaîne de Toulouse doit arriver un de ces jours, peut-être aujourd'hui même. Il y en aura sûrement.

— Puisque M. Rabaut a tant tardé, qu'il tarde encore un peu, et que nos pauvres arrivants aient au moins sa visite.

— Oui, mais ce retard commence à m'inquiéter. Il m'a écrit, comme vous savez, d'Aigues-Mortes. Il devait voir, le jour même, nos prisonnières…

— Ma pauvre femme ! … murmura Bruyn.

— … et partir le lendemain pour Toulon. Il avait obtenu, me disait-il, l'autorisation de nous voir en particulier, dix par dix… Il vous remontera, père Bruyn ! …

— L'âme, oui, et c'est bien le principal ; mais le corps ! …

— Le corps comme l'âme ; vous verrez.

— Dieu le veuille ! Mais, à propos, tu ne m'as pas dit s'il te parlait des sollicitations entamées en ta faveur…

— Quelques mots…

— Et ces quelques mots ?

— Je ne voulais rien vous en dire…

— Pourquoi ? … Ah ! je comprends… Mon Dieu ! … Mon Dieu ! …

— Eh bien, oui… Il m'écrit que les sollicitations avancent… Que le duc de Choiseul s'est emparé de l'affaire et veut la soumettre au roi…

— Au roi ! …

— Il ajoute que cette pièce, toute mauvaise qu'elle est, a fait fureur… Qu'on la lit dans les cercles, qu'on la joue en société… Qu'on la jouera peut-être au théâtre… Que ma délivrance est certaine, enfin…

— Et tu me quitterais ! s'écria Bruyn. Et je resterais ! … Et tu pourrais… Mais non… va… va… Sois heureux… Sois libre… Qu'est-ce qu'il y a de commun entre toi et moi ? … Tu t'es dévoué pour ton père, et moi j'ai été déshonoré par mon fils…

— Encore ce souvenir… Encore ! …

— Va… va… Le nom de Bruyn n'est plus bon qu'à s'éteindre aux galères… Mais pardon… pardon… Tu m'as fait du bien, et je serais jaloux de ton bonheur ! … Mais aussi, moi, quel avenir ! … Seul… livré à je ne sais qui… Mon Dieu ! … Mon Dieu ! …

◊  X

La cloche sonna. En un clin d'œil, tout fut en mouvement dans l'arsenal.

Mais à peine avait-on repris les travaux, que ce cri : « La chaîne ! la chaîne ! » se propagea, avec la rapidité de l'éclair, de l'entrée aux dernières extrémités du bagne. La cloche sonnait de nouveau. Les forçats, quittant l'ouvrage, reformaient précipitamment leurs rangs. Ils attendaient, avec une joie bruyante, qu'on les menât sur le passage de leurs nouveaux compagnons de misère. Les protestants ne prenaient aucune part à cette allégresse brutale ; mais il ne leur tardait pas moins de voir quels frères allaient être associés à leur sort.

La triste colonne avait fait halte à l'entrée du bagne. Quand tous les forçats furent rangés des deux côtés de l'avenue, on lui fit reprendre sa marche.

Les forçats ne voyageaient pas, comme aujourd'hui, en voiture. C'était pitié de voir ces visages à longue barbe, ces corps affaissés, ces pieds saignants. Les uns, dans toute l'audace du crime, semblaient renaître à l'air du bagne ; les autres, dans l'abattement de la lâcheté ou du remords, tâchaient de se dérober aux regards. Quelques-uns, enfin, ne songeaient ni à se montrer ni à se cacher. S'ils baissaient la tête, c'était avec le calme de la résignation ; s'ils la levaient, c'était pour chercher des regards amis. Ceux-là, c'étaient les protestants.

Sur soixante arrivants, il y en avait une dizaine ; proportion considérable, et qui rappelait les beaux temps de Louis XIV.

— Le Désert a donné ! … disait un vieux garde-chiourme à Fabre et à Bruyn. Y a-t-il de vos amis là dedans ?

— Point encore que je connaisse. Mais ils n'ont pas tous passé, probablement…

— Non… En voici, je crois…

La colonne, en effet, se terminait par un groupe de protestants. Fabre, atterré, venait d'y apercevoir ses trois amis, Sabatié et les deux Reboul, les deux frères de Madeleine, ceux qui, avec lui, escortaient Rabaut le jour de la trahison de Bruyn. Ils venaient, eux aussi, de le reconnaître, et ils branlaient la tête en souriant, comme font des amis qui se rencontrent.

Ils passèrent. Fabre les suivait des yeux. Le vieux Bruyn était anéanti. Il lui eût été moins cruel de reconnaître un fils sous cette hideuse livrée, que de voir arriver tous les témoins de son opprobre.

— Au travail ! … cria le gardien.

Fabre, au lieu d'obéir, se mit à suivre la colonne. On le laissa. Les gardiens étaient autorisés à avoir pour lui toute l'indulgence qui ne serait pas trop contraire aux règlements généraux.

Mais Bruyn ne pouvait aller vite. Les arrivants étaient déjà rangés dans une cour, et l'intendant du bagne allait les passer en revue. Ne fallait-il pas reconnaître la marchandise amenée, et donner quittance aux ameneurs ?

Cet intendant, le marquis d'Origny, était le premier protecteur des protestants du bagne. C'était de lui que Rabaut avait obtenu l'autorisation de les voir ; il avait voulu seulement, comme le major d'Ambly, que la chose parût faite à son insu. Aussi, quoiqu'il adressât fréquemment la parole à Fabre, et qu'il le sût averti de la visite du pasteur, il ne lui en avait pas parlé.

Ce fut donc avec beaucoup de surprise que nos deux galériens le virent s'approcher d'eux, l'air agité, menaçant. Mais ils eurent bientôt compris qu'ils n'étaient par les objets de sa colère.

— Bonjour, Fabre, dit-il ; bonjour, Bruyn… Puis, plus bas, et de manière à n'être entendu que d'eux :

— Il viendra… Qu'il ne craigne rien…

Et il les laissa stupéfaits, soit de la confidence, soit d'un pareil mélange d'irritation et de bonté.

◊  XI

L'inspection terminée, ils purent s'approcher de leurs amis. Fabre se jeta dans leurs bras. Bruyn, les yeux gros de larmes qui ne pouvaient sortir, leur serrait convulsivement les mains.

— Vous ici ! … Vous ici ! …

— Pourquoi pas ? … dit Sabatié. Vous y êtes bien, vous deux…

— Où avez-vous été pris ?

— Nulle part. On ne se contente plus de surprendre les assemblées, ni même de punir ceux qu'on suppose y avoir assisté. Le cercle des crimes s'étend au gré de nos persécuteurs. On nous a demandé, à nous, s'il était vrai que nous eussions quelquefois escorté M. Rabaut. Nous pouvions nier ; nous ne l'avons pas voulu… Et nous voici.

— M. Rabaut sait-il votre malheur ?

— Il doit l'avoir su.

— Comment ne me l'a-t-il pas écrit !

— Écrit ! … Il t'a écrit récemment ? …

— Mais oui ; d'Aigues-Mortes…

— D'Aigues-Mortes ! … s'écrièrent les trois amis.

— Oui, d'Aigues-Mortes, dit Fabre, surpris à son tour de leur étonnement et de leur ton. Ignoriez-vous que je recevais de ses lettres ?

— Non ; mais…

— Il m'annonçait, dans celle-là, sa prochaine arrivée ici…

— Mais, malheureux, tu crois qu'on va se contenter de l'envoyer aux galères, lui ! …

— L'envoyer ? … Je ne comprends pas…

Mais il n'avait pas achevé ces mots, que la terrible vérité lui était apparue. Il pâlit ; il tremblait d'en demander davantage.

— Mais, reprit-il enfin, êtes-vous sûrs de ce que vous dites ? … Il n'y a qu'un instant que l'intendant… Vous avez vu quand il nous a parlé, n'est-ce pas ? … Eh bien, il nous disait précisément que M. Rabaut allait venir, qu'il n'avait rien à craindre…

Les amis levaient les épaules.

— L'intendant… l'intendant…

— Oui, l'intendant… C'est notre meilleur ami ici… Il est franc, il est bon…

— Serait-il meilleur, par hasard, que le major de la tour de Constance ?

— M. d'Ambly est un homme excellent, à ce qu'on dit.

— Excellent, en effet… pour les trahisons…

— Ce serait lui ! …

— C'est lui. Fiez-vous, après cela, à votre M. d'Origny ! … Le pasteur…

— Mais s'il est pris, dit Bruyn, il n'est plus question de le prendre…

— C'est vrai… Mettez alors que l'intendant s'est moqué de vous…

— Lui ? … dit Fabre. C'est impossible.

— Crois ce que tu voudras ; mais ce qui est sûr, trop sûr, c'est que notre pasteur est pris…

— Il est perdu ! …

— Chut ! … Écoute…

Et Sabatié, se rapprochant vivement, les entraîna dans un coin de la cour.

— … Écoutez… Nous venons de traverser la province… Nous avons vu, çà et là, quelques amis… Ils ont pu, malgré nos gardiens, nous dire quelques mots… Une fermentation terrible règne dans les Cévennes… Dans huit jours, dans quatre peut-être, le Languedoc est en feu… On verra…

Un gardien survint. Il fallut se séparer.

◊  XII

Sabatié disait vrai. A la nouvelle de l'arrestation du pasteur, le vieux sang camisard avait reflué, bouillonnant, dans ces cœurs si longtemps serrés. Tous les souvenirs et tous les courages s'étaient depuis longtemps donné rendez-vous, avons-nous dit, au jour où serait frappé celui qui prêchait la patience. Ce jour était venu. Les Cévenols allaient lever la tête. Dieu lui-même, leur semblait-il, en laissant arriver le terme qu'ils avaient fixé, ordonnait le combat et garantissait la victoire.

Les plus modérés, quelques pasteurs même, qui n'avaient cessé de prêcher, comme Rabaut, la résignation et la paix, commençaient à douter que la révolte fût un crime. Ils savaient ce que Dieu commande aux sujets ; mais un siècle de soumission ne les avait-il pas absous d'avance ? Et puisque cette soumission n'amenait aucun adoucissement, puisqu'il n'y avait nul espoir que la tyrannie épargnât aucun vestige de leur foi, n'était-ce pas le cas de répéter, mais la tête haute, maintenant, et l'épée au poing s'il le fanait : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ! »

Pourtant, il n'y avait pas de province en France où le vieux et proverbial amour des Français pour leurs souverains se fût conservé plus intact. Oui, ce roi qui les écrasait ou les laissait écraser, les protestants l'aimaient encore ; il était encore, pour eux, l'oint de Dieu et le petit-fils d'Henri IV. Nulle part la nouvelle de sa maladie à Metz, en 1744, n'avait été reçue avec une douleur plus profonde et plus sincère. Un synode, alors assembléb, nous a laissé dans ses procès-verbaux un monument de ce curieux royalisme. « Le 20 août, la séance finie, un membre ayant communiqué une lettre qu'il venait de recevoir, et qui contenait la triste et affligeante nouvelle de la maladie du roi, on s'est jeté à genoux pour demander à Dieu, par une ardente prière, le rétablissement de la santé de Sa Majesté. Ensuite, le synode a arrêté que l'on fera, le plus tôt possible, des prières publiques dans chaque Église pour le même sujet. » Deux jours auparavant, à l'ouverture du synode : « Après avoir lu la parole de Dieu et imploré le secours du Saint-Esprit, tous les membres de l'assemblée ont fait les protestations les plus sincères de leur inviolable fidélité envers le roi. » Arrêté, en conséquence, que chaque pasteur fera, chaque année, au moins un sermon sur la nécessité de la soumission aux puissances ; arrêté encore qu'on célébrera sous peu, dans toutes les Églises, un jeûne solennel, et cela, avant toute chose, « pour la conservation de la personne sacrée de Sa Majesté. » Jamais le dogme monarchique n'avait été plus hautement professé, et, s'il faut tout dire, on est quelquefois un peu choqué de cet excès d'humilité, de ces ardents témoignages d'un amour si peu mérité et si indignement récompensé.

Au reste, ce n'est pas seulement chez eux que nous avons aujourd'hui de la peine à nous figurer ce qu'était le culte de la royauté. L'habitude l'avait rendu à peu près indépendant des vertus ou des vices, des bontés ou des rigueurs de l'homme actuellement sur le trône. Sous le glaive royal, on criait : « Vive le Roi ! » — tout comme, trente ans plus tard, sous la hache républicaine, beaucoup criaient : « Vive la République ! »

On pouvait donc, en ce temps-là, se révolter contre l'autorité royale, se battre même contre les soldats du roi, sans se révolter, pour cela, contre le roi, sans en avoir, du moins, aucunement l'intention. Ce ne serait là, aujourd'hui, qu'un jeu de mots ; quiconque y aurait recours, nous l'accuserions de mauvaise foi, et nous aurions raison. Mais, alors, cette distinction était possible. Peu logique, si l'on veut, elle n'en reposait pas moins sur un sentiment réel, inébranlable. Quand les parlements résistaient à la volonté du roi, ils se croyaient aussi royalistes que jamais ; quand les protestants étaient sur le point de recourir aux armes pour se dérober à l'oppression, c'était en leur âme et conscience qu'ils déclaraient vouloir rester les très humbles sujets du roi.

Il se passait donc, en politique, quelque chose d'analogue à ce qu'on a toujours vu en religion. Peu d'hommes, en secouant le joug des lois de Dieu, ont le sentiment de se révolter contre Dieu ; la plupart, presque tous, en repousseraient l'idée avec horreur. Ainsi en était-il, à cette époque, avec les rois. Un roi était une espèce de Dieu. Il l'était, disons-nous ; il ne l'est plus. Voilà la clef de tout ce qui nous paraît inexplicable dans les sentiments et dans la conduite de leurs sujets d'autrefois.

a – Rochette, à Toulouse.
b – C'était le premier synode général, soit national, depuis la révocation de l'Édit de Nantes.