Un Sermon sous Louis XIV - Félix Bungener - E-Book

Un Sermon sous Louis XIV E-Book

Félix Bungener

0,0

Beschreibung

Félix Bungener (1814-1874) a introduit dans la littérature évangélique une idée neuve et astucieuse : se servir de l'Histoire pour exposer les formes et les buts de l'éloquence de la chaire chrétienne. Ainsi l'auteur atteint un double but : il nous divertit en nous transportant à Versailles, à l'époque du grand siècle, et nous instruit sur ses conceptions homilétiques, c-à-d sur l'art de prêcher. Fiction historique d'une grande authenticité, dans les anecdotes et les caractères des personnages, son Sermon sous Louis XIV, connut de nombreuses rééditions. Succès qui s'explique, non seulement par la qualité du texte, mais encore par sa définitive originalité, un peu facétieuse : imaginer le catholique Bourdaloue se faisant dicter une partie de son sermon devant être prêché devant le roi, par le protestant Claude de Charenton ! Du point de vue spirituel, ce récit apporte un encouragement aux prédicateurs, à annoncer tout le conseil de Dieu, sans crainte des grands ; tel Paul devant le roi Agrippa, et le rappel de son exhortation à Timothée : "Dieu ne nous a point donné un Esprit de timidité, mais de puissance et de charité et de sagesse." Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1853.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 499

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Mentions Légales

Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322471799

Auteur Félix Bungener. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.

ThéoTEX

site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]

Couverture : La Montespan, cause des tourments de Bourdaloue et objet de son sermon... (Château de Versailles, peinture anonyme).

Un Sermon sous Louis XIV
Félix Bungener
1853
♦ ♦ ♦Thé[email protected] – 2013 –
Table des matières
Un clic sur ◊ ramène à cette page.
Note ThéoTeX
Un sermon sous Louis XIV
Ch. I
Ch. II
Ch. III
Ch. IV
Ch. V
Ch. VI
Ch. VII
Ch. VIII
Ch. IX
Ch. X
Ch. XI
Ch. XII
Ch. XIII
Ch. XIV
Ch. XV
Ch. XVI
Ch. XVII
Ch. XVIII
Ch. XIX
Ch. XX
Ch. XXI
Ch. XXII
Ch. XXIII
Ch. XXIV
Ch. XXVI
Ch. XXVII
Ch. XXVII
Ch. XXVIII
Deux soirées à l'hôtel de Rambouillet
Ch. I
Ch. II
Notice biographique sur Bungener
◊  Note ThéoTeX

A peu près complètement oublié aujourd'hui des lecteurs évangéliques, Félix Bungener (1814-1874) a pourtant inventé en quelque sorte un nouveau genre de littérature religieuse, celui que nous pourrions qualifier d'historico-homilétique. En désignant, sous ce terme pédant, une idée astucieuse de l'auteur : se servir de l'Histoire pour exposer les formes et les buts de l'éloquence de la chaire chrétienne. Ainsi Bungener fait d'une pierre deux coups : il nous transporte à Versailles, à l'époque du grand siècle, et il nous sermonne sur ce que devrait être un sermon.

Cette innovation découverte avec plaisir par le public protestant, et même catholique, l'introduisit dans la célébrité ; pour preuve les nombreuses rééditions de son Sermon sous Louis XIV, suivi quelques années plus tard de Trois Sermons sous Louis XV. Relue aujourd'hui, l'œuvre de Bungener témoigne par sa qualité, d'un succès non usurpé. Premièrement, du point de vue historique, Bungener est un scrupuleux, un acharné (comme le confirme la notice biographique que nous avons placée à la fin de ce volume, écrite par un de ses amis, le pasteur Jean-Pierre Gaberel). Tout son décor est emprunté à des sources authentiques, les vues sur la noblesse et le clergé d'antan sont profondes, les dialogues des personnages s'inspirent de citations réelles, des notes nombreuses nous informent de piquants détails. Deuxièment, du point de vue de la fiction, il faut reconnaître à Bungener une certaine imagination audacieuse, voire facétieuse : faire composer la fin d'un sermon du catholique Bourdaloue devant être prêché devant le roi, par le protestant Claude de Charenton, il fallait oser !

Au-delà du simple délassement procuré aux amateurs d'histoire, ce livre présente-t-il un intérêt spirituel quelconque, pour le protestantisme évangélique de notre temps ? Il est bien facile de condamner l'hypocrisie de la religion qui fleurissait à la cour du roi soleil. A l'exemple du monarque, les grands se montraient en public confits de dévotion, à la chapelle, et péchaient sans retenue en privé ; Bungener raconte cela très bien. Mais du moins arrivait-il aux prédicateurs en vue, aux Bossuet, aux Bourdaloue, aux Fénelon, de condamner sévèrement leur conduite, en termes clairs, du haut de la chaire, ou par lettre.

Depuis longtemps, nous n'avons plus de rois. Mais, comme leurs prédécesseurs, les dirigeants qui les ont remplacés, vivent assez couramment dans l'adultère, le concubinage, la bigamie, jusqu'au mépris ouvert du mariage. Ceci ne doit pas étonner. Par contre, il est assez surprenant de ne trouver parmi les leaders de la fraction du christianisme qui se réclame du plus respectueux attachement à la Bible, aucun d'entre eux qui, convoqué au palais, ose dire au monarque la vérité de sa situation. Où sont donc nos Jean-Baptistes évangéliques ? qui face à Hérode déclarent : « Il ne t'est pas permis d'avoir cette femme ! » Où sont nos Bourdaloue, nos Bossuet ? Des courbettes, des sourires radieux devant la caméra, des poignées de main, en voici à foison ; du courage ?… on le cherche. Mais enfin, proteste-t-on, quelle remarque absurde ! la France actuelle et celle de Louis XIV ne sauraient se comparer ; nous sommes dans un pays laïc, les évangéliques n'ont pas à porter de jugement sur les autorités civiles !

Comme les lois de la physique s'étendent à tout l'univers, les lois de la conscience s'appliquent à l'humanité entière, sans se préoccuper de distinctions artificielles ; elles ne connaissent pas l'existence d'une clause de laïcité, qui permettrait d'appeler le mal, bien, et le bien, mal. A Louis XIV, qui semblait n'avoir jamais envisagé la chose sous ce jour, Bossuet était obligé d'expliquer que coucher avec la femme d'un autre, c'était être adultère. Le monarque choqué, se répétait : Adultère ! Je suis adultère… Croit-on qu'en supprimant le mot, nous aurons effacé la laideur morale qu'il résume ? La Révolution a supprimé les rois ; elle n'a pas nécessairement fait disparaître les courtisans, ni une certaine lâcheté courtisane particulière au clergé. Ne serait-ce que pour nous rappeler que Dieu n'a pas donné à ses enfants un Esprit de timidité, mais de force, d'amour, et de sagessea, les sermons de Bungener valent le plaisir d'être lus.

Phoenix, le 8 octobre 2013.
◊Un sermon sous Louis XIV
◊I

Un jour (c'était en 1675, au commencement d'avril), deux hommes se promenaient dans les jardins de Versailles, à peu de distance du château. L'un pouvait avoir soixante-cinq ans, l'autre vingt-quatre. Celui-ci portait un manteau d'abbé ; celui-là, l'épée. — Au reste, je ne m'amuserai pas à faire attendre leurs noms. Le plus âgé, c'était le marquis de Fénelon, ancien lieutenant-général dans les armées de Louis XIV ; l'autre était son neveu, l'humble cadet sans qui nous n'aurions probablement jamais entendu parler des aînés ni de l'oncle.

C'était pourtant un homme bien respectable que ce vieux marquis de Fénelon. Après avoir acquis par ses talents et sa valeur l'estime des premiers capitaines de son tempsb, il s'était livré tout entier aux devoirs les plus relevés de la religion et de la morale ; mais comme sa vie avait toujours été pure, et que sa piété n'était pas le résultat d'une de ces conversions alors à la mode, elle n'avait rien de cette aigreur et de ces petitesses dont les gens de condition se garantissaient rarement lorsque, après une vie de désordres, ils revenaient ou s'imaginaient revenir à Dieuc. Veuf depuis longtemps, il avait eu la douleur de perdre, en 1669, au siège de Candie, un fils qui donnait les plus belles espérances. Toutes ses affections s'étaient partagées, dès lors, entre sa fille et le plus jeune des fils du comte de Fénelon, son frère. Celui-ci vivait encore ; mais il était heureux de céder à un tel frère quelques-uns de ses droits de père et de chef de la famille.

A la cour, où, du reste, il ne venait presque jamais, le marquis de Fénelon avait la réputation d'un second Montausier. C'est assez dire que les courtisans ne l'aimaient guère, bien que forcés de l'estimer.

Ce jour-là donc, il était à Versailles. La cour venait d'arriver de Saint-Germain, où elle avait passé l'hiverd. Il arrivait, lui, de ses terres du Périgord, où il avait aussi passé l'hiver, et où il comptait retourner dès qu'il aurait terminé quelques affaires, soit à Versailles, soit à Paris. La plus importante, c'était de voir son neveu.

Il n'était cependant ni assez Périgourdin comme gentilhomme, ni assez stoïcien comme philosophe, pour ne prendre aucun intérêt aux nouvelles d'une cour qui donnait le ton à l'Europe ; d'autant plus que son neveu, attaché à la chapelle du roi, était en position de lui en donner de très intimes.

C'était donc de nouvelles qu'ils discouraient en se promenant. L'abbé contait avec esprit, et plus d'un courtisan eût été peut-être étonné de le trouver si bien au fait de tout. Ce n'était pas qu'il eut pris part aux petites intrigues dont il débrouillait si bien la chronique ; mais il avait l'art devoir, de bien voir, et, ce qu'il ne voyait pas, il le devinait mieux que personne. Peu d'hommes ont mieux connu le cœur humain ; on pourrait même dire qu'à cet égard il l'emporta sur Bossuet. Les vues de celui-ci avaient plus de grandeur ; celles de Fénelon, plus de finesse. Le premier, comme l'a dit un historiene, connaissait mieux l'homme que les hommes ; le second, pourrions-nous ajouter, connaissait les hommes et l'homme, — ce qui ne veut pas dire qu'il ne s'y soit jamais trompé.

Après avoir tantôt souri, tantôt froncé le sourcil, au récit de quelques anecdotes dont nous n'avons que faire ici :

— Et madame de Montespan, dit l'oncle, où en est-elle avec le roi ?

— Rien de nouveau, dit l'abbé. On avait cru voir quelques nuages ; mais le roi ne paraît pas refroidi. Elle règne en paixf, et toute la cour est à ses pieds.

— J'espère bien qu'on n'y a pas vu mon neveu ?… dit le marquis en s'arrêtant, et en fixant sur le jeune homme un regard scrutateur.

— Non, mon oncle ; vous me l'aviez défendu.

— Ah ! voilà votre raison ?

— Je ne vous ai jamais désobéi, vous le savez bien.

— Non ; mais je voudrais que vous n'eussiez pas eu besoin de ma défense, et je vois malheureusement, à votre ton, que vous seriez assez d'humeur à suivre le torrent. Vous m'avez obéi, c'est bien ; mais je n'aurais pas cru que mon neveu eût à se faire violence pour ne pas aller grossir la cour de cette femme…

— Tous les évêques y vont.

— Tant pis pour eux et pour l'Église.

— Je ne dis pas qu'ils fassent bien ; mais c'était plus qu'il n'en fallait pour mettre à l'abri des reproches un pauvre aumônier…

— Morale de cour, mon neveu, morale de cour ! Si c'est mal, c'est mal ; pas de milieu. Que m'importe que les autres ne vous fassent pas de reproches, si je suis forcé de vous en faire, moi ?

Il avait raison le digne marquis ; mais, sans excuser l'erreur du neveu, nous la concevons. En étudiant l'histoire de ces temps, on ne tarde pas à s'apercevoir que les contemporains de Louis XIV étaient invinciblement conduits à avoir pour lui d'autres yeux que pour le commun des hommes, et à le juger, même dans leur cœur, sur des lois tout exceptionnelles. Il va sans dire que nous ne parlons pas des courtisans de profession ; ceux-là,

Peuple caméléon, peuple singe du maître,

on ne s'étonne pas qu'ils fussent prêts, comme toujours, à ne rien voir ou à tout approuverg. Mais le roi savait donner à ses plus coupables désordres une noblesse, une grandeur, dont il paraît que les gens les plus graves subissaient tous plus ou moins l'influence. « C'est le génie du temps, disait Arnauld, même chez ceux qui ont le plus de lumières. » On le blâmait, au fond, mais pas comme on eût blâmé un autre homme ; on en était venu à raconter comme tout naturel ce qui, partout ailleurs, eût excité l'indignation. Voyez encore madame de Sévigné : parmi tant de lettres où reviennent les amours de Louis XIV, à peine en est-il quelques-unes où quelques mots permettent de conclure qu'elle ne trouvât pas cela tout à fait irrépréhensible ; et c'est à sa fille qu'elle écrit ! Les scandales qu'il donnait n'étaient pour ainsi dire pas des scandales ; le propre du scandale est d'être imité, et nous voyons que les mœurs de la cour furent moins mauvaises, au contraire, sous lui que sous ses prédécesseurs, même que sous son père, Louis XIII, dont la pruderie allait jusqu'au ridicule.

Dira-t-on que cette amélioration n'était que dans les formes ? Nous ne le pensons pas. Après la brutale immoralité des cent dernières années, une certaine décence extérieure améliorait nécessairement le fond. En ôtant à la débauche la possibilité de s'afficher, Louis XIV lui était son principal attrait aux yeux de la jeune noblesse.

Que si maintenant on demande comment il se faisait qu'en affichant ses propres désordres Louis XIV eût l'audace et le pouvoir de forcer tout le monde à cacher les siens, nous avouerons qu'il y a là quelque chose d'étrange ; mais l'histoire est formelle sur ce point. Il était en quelque sorte trop grand pour qu'on osât s'autoriser de son exemple. « C'est le seul prince, dit Duclosh, dont l'exemple n'ait pas fait autorité dans les mœurs publiques. Personne n'eut osé dire : Je fais comme lui. On respectait en lui ce qu'on n'aurait pas osé imiter, comme les sages païens qui adoraient un Jupiter séducteur et adultèrei. » Lui qui avait enlevé une femme à son marij, il gourmandait hardiment les époux qui ne faisaient pas bon ménage. Nul n'avait l'air de lui en contester le droit, ou, si on le faisait, c'était si bas qu'il ne nous en est rien revenu, et, en attendant, on obéissait. Bien plus : il n'était pas rare que des pères ou des époux vinssent eux-mêmes le prier de faire une leçon à un fils qui se dérangeait, à un mari infidèle, à une jeune femme trop légère. Et qu'on ne croie pas que ce soient là des traits de sa vieillesse, ou au moins de son âge mûr : avant trente ans, au plus fort de ses désordres, nous le voyons déjà remplir ce rôle ; il ne lui fallait qu'un mot, qu'un regard, pour se retrouver en pleine possession de toute l'autorité que ses vices semblaient lui avoir ôtée.

L'abbé de Fénelon n'avait donc fait que partager une impression à peu près universelle ; peu d'hommes, en France, étaient capables d'échapper aussi complètement que son oncle à la magique influence du roi. — Il se hâta de lui promettre encore qu'il resterait éloigné de madame de Montespan.

— Et l'autre ? dit le marquis,

— L'autre ?…

— Oui ; madame de la Vallièrek.

— On la dit toujours décidée à prendre le voile.

— C'est cela. Quand le monde ne vous veut plus, on se donne à Dieu…

— Vous êtes sévère, mon oncle. Il paraît que sa vocation est sincère. M. de Condoml en est convaincu, et vous savez qu'il la voit beaucoup depuis quelque temps.

— C'est un bon garant ; puis, à tout péché miséricorde. A propos, est-il ici, M. de Condom ?

— Oui, depuis avant-hier. Il est revenu avec le Dauphin.

— J'ai reçu une lettre où il est question de lui, et je veux la lui montrer.

— Une lettre ?

— De M. Arnauld.

— De M. Arnauld ! Prenez garde. Ils ne sont déjà pas trop bien ensemble.

— Et c'est un grand malheur. Cette lettre ne les rapprochera probablement pas ; mais je ne crois pas non plus qu'elle risque de les diviser davantage. — Et le père Bourdaloue ?

L'abbé était surpris que son oncle ne lui en eût pas encore parlé. Jamais jansénistem n'aima un jésuite comme M. de Fénelon aimait Bourdaloue. Celui-ci, à la vérité, n'était guère jésuite que de nom et d'habit. Les plus ardents adversaires de son ordre rendaient hommage, non seulement à son talent, qu'il eût été ridicule de nier, mais à ses vertus, à ses qualités aimables et douces ; le Jésuite de Port-Royal, comme on l'appelait, n'avait guère d'ennemis que chez ses confrères. M. de Fénelon avait d'ailleurs l'esprit aussi exact que son cœur était pur et droit ; Bourdaloue raisonneur était son homme, aussi bien que Bourdaloue moraliste et chrétien.

— Vous l'entendrez, lui répondit son neveu. C'est demain le Vendredi-Saint, et il doit prêcher devant le roi.

— Je le sais ; je le sais ! C'est ce qui m'a fait venir à Versailles huit jours plus tôt que je ne voulais… Vous riez ? Eh bien ! oui, je l'aime…

— Moi aussi, mon oncle, moi aussi… Seulement, je l'aime un peu moins que vous.

— Un peu moins !

— Vous préféreriez beaucoup moins ?

— Dites-le, si vous le pensez.

— Voilà notre vieille querelle qui va recommencer. J'ai pourtant suivi toutes ses prédications de ce carême…

— Eh bien ?

— J'apprécie mieux ses qualités.

— C'est fort heureux !

— Oui ; mais…

— Ah ! toujours un mais ?

— Toujours. Hélas ! je ne pourrais que répéter ce que je vous ai dit de ses défauts.

— Il n'en démordra pas !

— Mon cher oncle, je suis sincère. Sa Majesté m'ordonnerait de penser autrement, que je ne pourrais…

— Passez ! passez ! Vous savez bien que je n'aime pas cette phrase. Sa Majesté n'a rien à faire ici.

C'était en effet une des tournures que l'adulation avait trouvées pour donner délicatement au roi la plus haute idée de sa puissance ; cela revenait à dire qu'il pouvait tout, sauf l'impossible. L'impossible même y semblait quelquefois compris ; témoin Molière :

« A moins qu'un ordre exprès enfin du roi ne vienne De trouver bons ces vers…… »

Donc, si l'ordre arrivait, il trouverait les vers bons. C'est une plaisanterie, sans doute ; mais, dans la bouche du misanthrope, ces mots valent presque une assertion sérieuse.

— Eh bien ! reprit l'abbé, parlons sans figure ; vous ne voulez sans doute pas plus que le roi m'ordonner de changer d'idée. Non, ce n'est pas ainsi que j'entends la prédication. Je veux moins d'ordre et plus de mouvement, moins de raisons et…

— Moins de raisons ! Comme si l'on pouvait jamais en avoir trop !

— Non ; mais on peut en donner trop. Que le prédicateur possède à fond les preuves du dogme, les principes philosophiques de la morale, c'est bien ; qu'il laisse entrevoir sa science et en donne çà et là des échantillons, c'est encore très bien ; mais la chaire veut autre chose. Tout cela est bon pour convaincre, et il s'agit de persuader.

— Mais, pour persuader, il faut convaincre.

— C'est ce que disaient les anciens rhéteurs, et, comme ils n'avaient guère en vue que les discussions du barreau, ils disaient vrai. Mais, mon oncle, en sommes-nous là ? Si le but est tout autre, le choix des moyens restera-t-il donc soumis aux mêmes règles ? Le but, voilà la grande affaire. Il faut toucher, régénérer, sauver… On ne sauve pas avec des raisons !

Il allait trop loin ; mais comment s'étonner qu'à vingt-quatre ans il revêtit de formes un peu tranchantes le système oratoire qu'il professa toujours d'une manière un peu trop absolue ? Nous aurons à revenir là-dessus dans la suite de notre histoire ; bornons-nous, ici, à faire observer que l'homme n'est ni tout intelligence, ni tout cœur ; que l'orateur chrétien, par conséquent, ne doit pas plus négliger l'intelligence pour le cœur que le cœur pour l'intelligence. Bourdaloue parlait trop à l'esprit ; Fénelon se jeta dans l'autre extrême, et c'est ainsi qu'il arriva, en particulier, à se faire une loi de ne jamais écrire ses discours. Il est vrai qu'il y perdait moins que personne : l'abondance de ses idées, l'étonnante facilité de son élocution, l'ascendant de son caractère, tout concourait à diminuer, chez lui, les inconvénients de sa méthode ; mais ce n'était pas une raison pour conseiller à tout le monde des procédés bons tout au plus pour lui et pour quelques hommes d'élite. Ajoutons cependant, pour être justes, que c'est une erreur qui l'honore : moins modeste, il aurait été moins tranchantn ; il aurait compris mieux que personne qu'il y avait folie à exiger de tous les orateurs ce qu'il obtenait de lui-même.

Pourtant il y avait du vrai, beaucoup de vrai, dans cette manière d'envisager l'éloquence de la chaire. « On ne sauve pas avec des raisons », avait-il dit ; et en effet, plus on étudie le cœur humain, — mais il ne faut pas que ce soit dans les Rhétoriques, — plus on est étonné de voir combien sont réellement faibles ces armes forgées à grand bruit par les vulcains de la logique. Avons-nous à nous en servir, — nous les croyons irrésistibles ; un autre vient-il à s'en servir contre nous, nous en sentons à peine le choc. Tel orateur s'imaginera frapper un coup terrible en employant un argument qu'il aura lui-même entendu vingt fois sans en être aucunement ébranlé.

Et s'il en est ainsi dans toute espèce d'éloquence, que sera-ce dans celle de la chaire ? — Un juge devant qui vous plaidez, vous êtes au moins sûr qu'il prononcera. C'est son devoir, son métier ; quelque embarrassé qu'il soit, quelque envie qu'il eût de laisser l'affaire indécise, il est forcé de la trancher. Dans la prédication, c'est autre chose. Ce que vous avez le plus à craindre, ce n'est pas que l'auditeur se prononce contre vous, mais qu'il ne se prononce pas du tout. L'amener à votre avis, c'est facile, et même, le plus souvent, il est d'accord avec vous avant que vous ayez ouvert la bouche ; mais l'amener à dire sérieusement oui, et surtout à se rappeler ce oui, à le réaliser dans sa conduite, — voilà le difficile, et souvent, hélas ! l'impossible.

C'est ce que Fénelon, quoique bien jeune, savait depuis longtemps par expérience.

— Les passions ont une logique à elles, reprit-il ; elles ne se croient point obligées de suivre le prédicateur sur le terrain de la sienne. C'est une grande erreur que de se croire victorieux parce qu'on aura réduit son auditeur à ne pins savoir que répondre. Savez vous l'histoire du paysan et de l'usurier ?

— Non.

— Elle est un peu vieille, mais elle est bonne ; M. Tronsono nous la citait souvent. Un paysan va donc un jour trouver un usurier pour lui emprunter quelque argent. L'usurier partait pour l'église. Le paysan l'y accompagne ; on arrangera l'affaire au retour. Le sermon, par hasard, roule sur l'usure ; un sermon foudroyant. On sort, et le paysan fait mine de s'en aller. L'autre le rappelle ; il hésite. — Qu'est-ce donc ? dit l'usurier. Le paysan ouvre de grands yeux : –Mais… le sermon…

— Venez ! venez ! Le curé a fait son métier ; pourquoi ne ferais-je pas le mien ?

— Qu'est-ce que cela prouve ? dit le marquis.

— Beaucoup, mon oncle, beaucoup. Cela prouve, d'abord, ce que je disais. Croyez-vous que l'usurier se vantât d'avoir quelque chose à répondre aux arguments qu'il venait d'entendre ? Non, certainement non ; et pourtant il allait son train. Que conclure de là, sinon que la massue de l'orateur était tombée à faux ? — Je conviens que le trait est un peu fort ; peut-être n'est-il guère authentique ; qu'importe ? Une anecdote n'a pas toujours besoin d'être vraie pour être instructive. D'ailleurs, manquons-nous de traits analogues et malheureusement trop vrais ? Ah ! de quel amer découragement le prédicateur ne serait-il pas saisi s'il lui était donné de lire, au sortir du sermon, dans le cœur de ceux mêmes qu'il croit avoir le mieux atteints ! L'un a retenu un portrait frappant : il y reconnaît son voisin, son ami, son ennemi, tout le monde, enfin, excepté lui-même ; et ce portrait, cependant, c'était le sien ! L'autre a gardé quelques idées, très importantes, peut-être, mais dans lesquelles il ne lui vient pas à l'esprit de voir autre chose que des idées, des théories, heureux encore s'il ne se borne pas à y voir des phrasesp. Le plus grand nombre, enfin, n'a rien retenu du tout, et semble ne pas se douter même qu'on vienne là pour retenir quelque chose : idées, arguments, images, tout a passé devant leur esprit comme devant un miroir ; vous n'en retrouvez aucune trace. Le prédicateur lui-même, une fois qu'il a découvert ce qui en est, — de quel zèle et de quelle foi n'a-t-il pas besoin, en chaire, pour ne pas se laisser aller à l'idée qu'il prêche pour prêcher, comme les autres entendent pour entendre ! Il est vrai que ceux-ci écoutent généralement avec attention, avec intérêt même ; mais, une fois le discours fini, tout est fini. Puis…

— Mon cher neveu, je vous dirai aussi que je n'ai rien à répondre, mais que je n'en suis pas plus converti. Vous avez raison sur votre terrain ; ai-je pour cela tort sur le mien ?

— Je ne suis donc pas sur la vôtre ?

— Point du tout. Un sermon a deux buts, et vous ne parlez que d'un.

— Deux buts ?

— Oui. L'un, spécial, c'est-à-dire lié au sujet même du discours : il s'agit d'une vérité à croire, d'un vice à éviter, d'une vertu à acquérir ; — l'autre, général, plus vague, mais aussi plus grand : il s'agit d'élever l'âme, de lui faire respirer pendant quelques moments un air plus pur que celui de la terre. Me comprenez-vous à présent ?

— Vous voulez dire que si j'ai à prêcher, par exemple, sur le mensonge, mon auditeur doit s'en aller arec deux impressions, l'une relative au mensonge et à ce qu'il y a de coupable dans ce vice, l'autre purement d'édification, indépendante du sujet, et résultant de cela seul que mon discours est un discours pieux. N'est-ce pas là votre pensée ?

— Parfaitement. On pourrait donc oublier que vous avez prêché sur le mensonge, et retirer pourtant quelque fruit de votre discours. Eh bien ! tout ce que vous disiez tantôt est vrai quant au premier de mes deux buts : il est clair que, si l'orgueil m'empêche de me reconnaître dans le portrait que vous aurez fait du menteur, votre sermon ne me sera d'aucune utilité en tant que sermon sur le mensonge ; mais ne voyez vous pas qu'il pourra encore m'être utile, en tant que discours édifiant, par le seul fait d'avoir tenu plus ou moins longtemps mon esprit sur un objet sérieux et chrétien ? –Et à vrai dire, plus j'y pense, plus je me persuade qu'à cela se réduisent, presque toujours, les résultats de la prédication. Je sais bien qu'on me citera tel menteur corrigé par un sermon sur le mensonge, tel usurier salutairement effrayé par un sermon sur l'usure : aussi ai-je dit presque toujours et non toujours ; mais, pour un homme sur qui vous aurez exercé une action directe et déterminée, il y en aura cent, peut-être mille, sur qui vous n'aurez agi qu'indirectement et vaguement. Ils sont venus à l'église sans s'inquiéter du sujet que vous prendriez ; ils en sortent sans s'inquiéter davantage de celui que vous avez pris. Et pourtant tout n'est pas perdu. Le champ n'a pas reçu on n'a pas gardé le genre de semence que vous vouliez y semer ce jour-là ; mais il a été labouré, et c'est toujours quelque chose.

— Certainement, dit Fénelon, et je suis heureux qu'après avoir commencé par une idée si éloignée des miennes, vous finissiez par vous en rapprocher autant. Tout ce que vous venez de dire, je me le suis dit bien des fois. C'est triste, mais c'est vrai ; qu'y faire ? Et puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de nous créer des auditeurs tels que nous les voudrions, tels qu'il les faudrait pour que la prédication portât tous ses fruits, prenons-les comme on nous les donne ; le champ est encore assez beau. Mais c'est précisément parce que le but direct est si souvent manqué, parce que l'effet du sermon se réduit, pour le plus grand nombre, à une impression vague, c'est précisément pour cela, dis-je, que je ne veux pas qu'on coure trop après le but direct, et qu'on mette trop d'importance aux arguments qui semblent y conduire.

— Dans ce sens, je vous l'accorde ; mais vous m'accorderez aussi que ce ne serait bon à dire à de jeunes prédicateurs. On ouvrirait une trop large porte aux idées vagues, aux amplifications, aux discours sans ordre et sans nerf.

— C'est possible. Croyez-vous que moi-même je me flatte d'éviter toujours cet écueil ? Aussi me garderai-je d'énoncer jamais cette idée sans l'entourer des restrictions dont je sens qu'elle a besoin. Je ne dirai pas : « Hâtez-vous de quitter les détails pour vous lancer dans les considérations générales ; finissez-en vite avec les raisons pour en venir aux sentiments. » Mais voici ce que je dirai : « Qu'il y ait un sentiment sous chacune de vos raisonsq ; que l'édification ne cesse pas de marcher de pair avec l'instruction. » — Vous le voyez : il de s'agit pas de proscrire les raisonnements et les preuves, mais de faire en sorte que, dans le cas très probable où l'auditeur ne les retiendra pas, son cœur, à défaut de son esprit, en conserve l'impression. Voilà ce qui manque au père Bourdalouer. Si l'éloquence est l'art de raisonner, c'est l'homme le plus éloquent de notre siècle ; si c'est le don de remuer les âmes, j'ose dire qu'avec beaucoup moins de talent on peut être plus éloquent que luis. Vous, homme grave, instruit, habitué à suivre un raisonnement et à le retenir d'autant mieux qu'il est plus serré, vous ne perdez rien de ses sermons, et vous êtes porté à les juger d'autant meilleurs qu'ils vous offrent plus à retenir ; moi-même, si je pouvais prendre sur moi de les écouter dans cet esprit, je partagerais votre admiration. Mais un sermon est pour tout le monde. Voulez-vous le bien juger ? Faites-vous peuple. Or, pour cela, il ne suffit pas de se supposer moins savant qu'on ne l'est. Le vrai caractère du peuple, c'est de juger par impression : jugez par impression et vous serez peuple, et vos jugements partiront du seul point de vue qui soit ici convenable et vrai. Cicéron lui-même n'a-t-il pas dit qu'un discours qui n'obtient pas l'estime du peuple ne mérite pas celle des hommes instruits ? A plus forte raison le dirons-nous d'un sermon. Encore un fois, faites-vous peuple.

— C'est facile à dire.

— Et facile à faire, soyez-en sûr ; vous n'entendez pas de sermon que vous ne le fassiez sans vous en douter. Assis au pied de la chaire, il y a deux hommes en vous : l'homme instruit, qui va trouver le discours bien ou mal composé, bien ou mal dit ; l'homme naturel, qui va ouvrir ou fermer son cœur aux impressions de la Parole de Dieu. Eh bien, ce que je vous demande, c'est de consulter le second plutôt que le premier. Ah ! nous ne le consultons que trop quand il s'agit de nous soustraire aux conséquences des vérités les mieux prouvées ; consultons-le donc un peu lorsqu'il s'agit de savoir si un sermon est bien ce qu'il doit être. Consultez-le pour ceux du père Bourdaloue. Tous ces raisonnements que vous retenez si bien, oubliez-les ; que vous reste-t-il ? Peu de chose, avouez-le. Et que d'autres sermons dont il resterait encore moins, vu que ceux qui les prêchent ont le même défaut et sont loin d'avoir le même talent !

— Mais alors, dit M. de Fénelon un peu embarrassé, comment expliquer ses succès ? car enfin, ce n'est pas seulement à la cour qu'on l'aime, qu'on l'admire. L'an passé, à Paris, quand il devait prêcher le soir, Notre-Dame était envahie dès le matin ; quand il devait prêcher le matin, des gens passaient la nuit dans l'église. Une heure avant le sermon, vous rencontriez des foules qui s'en allaient sans avoir pu entrer. Je ne vois guère comment cela s'accorde avec le reproche que vous lui faites de ne pas prêcher pour le peuple.

— J'ai dit qu'il manquait le but ; je n'ai jamais nié qu'il ne montrât dans les moyens une fécondité, un art, un génie extraordinaires. L'enthousiasme de la foule ne prouve, à mes yeux, qu'une chose : c'est qu'elle se trompe comme lui, et prend les moyens pour le but. Si elle savait mieux ce que doit être, ce que doit laisser un sermon, elle serait de mon avis. Croyez-moi : nous ne sommes encore, à cet égard, ni aussi éclairés, ni surtout aussi christianisés qu'on se le figure. Parce que nous n'entendons plus citer Virgile ou mêler les dieux et les saints, nous voilà prêts à féliciter nos orateurs comme s'ils avaient secoué toute espèce de joug profane ; parce qu'on s'interdit les pointes et qu'on est plus sobre d'antithèses, on ne croit plus faire de l'esprit, et le bon peuple est là qui croit entendre tout ce qu'il y a au monde de plus grave et de plus chrétien. Le père Bourdaloue leur donne en effet mieux que personne le genre de nourriture qu'ils viennent chercher ; mais, celle qu'ils viennent chercher, est-ce la bonne ? Et si elle ne l'est pas, croyez-vous qu'elle le devienne par le fait qu'on en est avide ? — Je sais bien que l'aspect d'une grande foule réagit favorablement sur chacun de ceux qui la composent ; tel sermon, qui paraîtrait froid et pâle devant cent personnes, peut sembler éloquent devant six mille. Mais c'est précisément ce qui n'arriverait pas si ce sermon était un vrai sermon. Il aurait sa vie en lui-même ; il se passerait du secours des émotions extérieures. Ajoutez à cela l'engouement, la mode…

— La mode !… s'écria M. de Fénelon.

— N'est-elle pas toujours pour quelque chose dans les succès de ce monde, même les plus légitimes ?

— Mais l'engouement ! l'engouement ! Vous oubliez de qui vous parlez…

— Je parle d'un homme que j'admire presque autant que vous, vous le savez bien ; mais, toute admiration qui va au delà du vrai, je l'appelle de l'engouement. On peut donc s'engouer d'un grand orateur, d'un grand hommet, tout aussi bien que d'un sot. — Ajoutez cela, disais-je, et vous ne demanderez plus pourquoi Notre-Dame était si pleine.

— Voilà, j'espère, une réputation admirablement démolie !

— Eh ! non ; je ne démolis rien. Je ne lui ôte pas la sienne ; j'indique seulement celle où je crois qu'il eût mieux fait de viser, et votre chagrin même me prouve que je n'ai pas tort : vous avez trop de raison et de piété pour ne pas entrer un peu dans mon idée. Au reste, j'ai encore une justice à lui rendre : c'est qu'il y va de bonne foi. S'il s'est jeté dans cette voie, c'est que son genre d'esprit l'y a conduit ; s'il y reste, ce n'est point pour exploiter la popularité qu'il s'y est acquise : c'est qu'il ne peut plus faire autrement.

— Je ne reviendrai pas sur vos critiques ; il y a du vrai, il y a du faux. Mais vous m'accorderez que le père Bourdaloue n'aurait pas grand'chose à faire pour qu'elles tombassent. Avec un peu plus de chaleur, quelques modifications dans son style…

— Son style ! son style ! Eh ! tous les gens qui écrivent vous diront que c'est ce dont on peut le moins changer. Le style d'un homme lui est en quelque sorte donné comme sa physionomie, comme sa taille, comme les battements du pouls, bref, comme ce qu'il y a, dans tout son être, de moins soumis à l'action de la volonté. On ne change pas son style ; tout au plus parvient-on à le travestir. Aussi l'expression changer de style ne signifie-t-elle guère que changer de sujetu ; on a senti qu'elle serait fausse si elle gardait son premier sens. Chez un esprit naturellement raisonneur, le style est raisonneur. Il ne peut pas ne pas l'être ; la chaleur qu'on s'efforcera d'y jeter sera une chaleur de mots, d'exclamations, non une chaleur réelle, vivante. Si l'écrivain se respecte, il n'essaiera même pas ; il aimera mieux rester froid que de s'échauffer par convenance.

— En somme, donc, vous n'accordez pas même que le père Bourdaloue puisse acquérir ce qui lui manque. Que vous ayez raison ou tort, vous m'avouerez que c'est hardi. Il serait bien surpris, je pense, s'il venait à savoir…

— Eh ! mon oncle, dit l'abbé en souriant, qui vous a dit qu'il ne le sache pas ?

— Vous auriez osé, vous !…

Il était stupéfait. Cependant, sous cet air grondeur, on aurait vu poindre, à ces derniers mots, un léger mouvement de joie, d'orgueil peut-être. M. de Fénelon était beaucoup plus sensible qu'il ne voulait le paraître à la réputation naissante de son neveu. En lui faisant tout haut de graves leçons sur l'orgueil, il était ravi de pouvoir se dire tout bas que le jeune homme avait raison de se croire quelque chose. Dans ce moment donc, en particulier, quelque fâché qu'il fût de lui trouver une opinion peu conforme à la sienne, il était assez fier d'avoir pour neveu quelqu'un qui n'avait pas reculé devant un Bourdaloue. En apprenant ce qu'il avait osé, le vieux soldat lui pardonnait presque d'avoir osé.

— Comment donc ! reprit-il. Tout ce que vous venez de me dire, vous le lui avez dit, à lui ?

— Pas tout peut-être ; mais je lui en ai dit bien d'autres.

— Et il a bien voulu vous écouter ?

— Pourquoi pas ?

— Et il a pris la peine de répondre ?

— Quand il l'a pu…

— Quand il l'a pu ! Voudriez-vous, par hasard, me faire croire que vous l'avez battu ?

— Battu… non ; je me garderais bien d'employer ce mot…

— Ah ! de la générosité ?

— Je puis seulement vous assurer que je l'ai trouvé… sur bien des points…

— Enfin ?

— Plus traitable que vous.

— Il a avoué qu'il raisonne trop ?

— Oui.

— Il a avoué qu'il est froid ?

— A peu près…

— Il a avoué que ses sermons ne laissent pas l'impression qu'ils devraient laisser ?

— Il en a gémi devant moi ; il m'a dit que cette idée le poursuivait…

— Mais c'est une trahison ! s'écria le vieillard. Et moi qui prenais sa défense ! Moi qui me serais battu pour lui !

— Voilà que vous allez lui faire un crime de ce que ses triomphes ne l'empêchent pas d'être modeste, et de ce qu'il a le bon sens de ne pas se croire parfait. Eh ! il me semble que tout ceci vous honore tous les deux, vous, pour avoir mis tant de chaleur à défendre un digne prêtre, lui, pour avoir reçu de si bonne grâce les avis d'un jeune homme. Allez ! bientôt vous ne l'en estimerez que plus ; et soyez sûr qu'il vous rendra la pareille, car vous pensez bien que je lui dirai…

— Vous ne lui direz rien ; vous me mènerez chez lui. Voilà trois ou quatre ans que j'ai envie de le connaître, et que j'ai toujours différé, je ne sais pourquoi.

— Aujourd'hui même, si vous voulez.

— Ce soir… — Mais qui sont ces messieurs ?

◊II

Cinq ou six ecclésiastiques se promenaient lentement, à trente pas devant eux, dans une allée où nos deux interlocuteurs venaient d'entrer. Leurs mouvements paraissaient se régler sur ceux d'un homme très grave, évêque, à en juger par son camail violet. Comme ils tournaient le dos à MM. de Fénelon, ceux-ci ne furent pas d'abord aperçus d'eux, et l'abbé eut le temps de satisfaire la curiosité de son oncle.

— Ce sont les philosophes, lui dit-il.

— En effet, on dirait Platon chez Académus. Mais je n'ai pas lu que Platon se fit suivre d'un valet…

— Prenez garde, mon oncle ! Votre Platon, c'est M. Bossuet, et l'in-folio que ce valet porte, c'est la Bible.

Le nom de philosophes était en effet celui que l'on donnait vulgairement, à la cour, aux hommes savants et graves de la société de Bossuet. Singulière destinée des mots ! Celui qui devait désigner, cent ans plus tard, les démolisseurs de la religion, de la morale, celui que nous n'osons presque plus employer sans correctif, de peur qu'il n'ait l'air d'une injure, avait encore, à cette époque, toute la noblesse du sens antique et toute la pureté du sens chrétien.

Bossuet avait eu l'idée de donner à ses promenades, particulièrement le dimanche et les jours de fête, un intérêt plus positif que celui de simples conversations sur des sujets pris au hasard. On lisait un chapitre de l'Ancien Testament ; puis, chacun faisait ses remarques. L'abbé Renaudotv, un des premiers orientalistes du temps, s'attachait particulièrement à l'examen du texte ; l'abbé de Langeron, aux questions d'histoire générale ; l'abbé Fleury, à l'histoire ecclésiastique ; l'abbé de Cordemoy, au dogme ; son pèrew, grand cartésien, à la métaphysique ; l'abbé Fléchier, aux figures et aux formes ; l'abbé de la Brouex, assez bon poète et ancien lauréat des jeux floraux, à la poésie. Il y avait aussi l'abbé de Saint-Luc, fils du maréchal de ce nom, l'abbé de Longueruey et quelques autres. Plus tard, car ces réunions durèrent vingt-cinq ans, on y admit des hommes de tous les rangs et de tous les états ; Racine et La Bruyère en furent. Il est fâcheux d'avoir à ajouter que la mode finit par s'en mêler. Quand le roi se jeta dans la dévotion, il y eut presse pour être reçu philosophe.

Le chef et l'âme de ces réunions, c'était Bossuet. Quoique plusieurs des hommes que nous venons de nommer fussent plus savants que lui, chacun, du moins, dans sa spécialité, — c'était merveille de voir comme ils subissaient l'ascendant de son génie, et gardaient leur rôle de disciples. Lui, de son côté, avec cette aisance polie que donne le sentiment d'une domination incontestée, il n'intervenait d'ordinaire que pour conclure et prononcer ; mais, à moins que le sujet ne l'y forçât, il évitait de donner gain de cause à personne, et se bornait à faire ressortir, dans un résumé lumineux, ce que chacun avait dit de meilleur. Les résultats de la discussion étaient notés, séance tenante, sur les marges d'une grande Bible de Vitréz, où Bossuet ne se faisait ensuite aucun scrupule de prendre tout ce dont il avait besoin pour ses ouvrages. Nous ne voyons cependant pas qu'aucun de ses collaborateurs se soit plaint de ces emprunts ; il paraît, au contraire, qu'ils étaient fiers d'apporter leur pierre anonyme à tout ce qu'il bâtissait ou bâtirait. Souvent même on lui remettait des mémoires tout rédigés, où il puisait sans plus de façon que dans les notes de sa Bible. Sa gloire n'en recevait aucune atteinte ; on eût dit que tout lui appartenait par droit de génie. Les protestants seuls s'avisèrent de remarquer que ce droit ressemblait par trop au droit du plus fort, et ils avaient bien un peu raison ; mais à quoi sert d'avoir raison contre la faveur populaire ? Allez dire aux Français que le Genevois Dumont, et quelques autres, ont fait les discours de Mirabeau ! Ils vous riront au nez, et peut-être n'auront-ils pas non plus tout à fait tort. Quand Mirabeau montait à la tribune, son discours pouvait bien être d'un autre ; dès qu'on en avait entendu trois phrases, il était de lui et ne pouvait plus être que de lui. — Ainsi faisait Bossuet avec les idées d'autrui.

Revenons à nos promenades philosophiques. Elles avaient commencé, deux ans auparavant, à Saint-Germain, et avaient continué à Versailles durant les étés de 1673 et 1674. Celle-ci était la première de 1675 ; aussi le Concile, comme on disait, n'était pas au complet. Ou y avait souvent compté jusqu'à douze membres, et nous avons déjà dit qu'il n'y en avait, ce jour-là, que cinq ou six. C'est que la réunion n'avait pas été annoncée d'avance ; on avait eu tout à coup l'idée de profiter d'une après-midi de beau temps, et on était bien aise d'inaugurer le Concile un jour de Jeudi-Saint.

MM. de Fénelon pressèrent un peu le pas, et bientôt ils purent saisir le sujet de l'entretien. Ce n'était pas une indiscrétion de leur part ; le neveu était de ces conférences, et l'oncle était très lié avec Bossuet.

On venait de reprendre le livre d'Ésaïe à l'endroit où on l'avait laissé en automne. C'était au quatorzième chapitre. L'abbé Fleury avait lu ce chapitre à haute voix, et la discussion venait de s'ouvrir. Mais Bossuet, contre son usage, avait parlé le premier ; il n'avait pu s'empêcher d'exprimer l'impression profonde que ce magnifique morceau faisait sur lui.

— Que de beautés ! disait-il. Si l'auteur n'était qu'un poète, je dirais que c'est son chef-d'œuvre. Vous trouverez, dans quelques autres chapitres, autant et peut-être plus de richesses ; mais il n'en est aucun, ce me semble, où la grandeur de l'ordonnance réponde mieux à la majesté des détails. Ce n'est pas un simple morceau détaché ; ce n'est pas même une ode : c'est un poème. Plus vous l'étudierez, plus vous verrez que rien n'y manque.

Et il se mit à leur en esquisser à grands traits le plan et la marche.

Il serait en effet difficile de trouver, même dans la Bible, quelque chose de supérieur à ce chapitre. C'est celui où le prophète, apostrophant un roi qui vient de mourir, descend avec lui au fond des abîmes pour proclamer le néant de sa gloire, et chanter la délivrance des peuples qui avaient gémi sous son joug. D'Augustin à Bossuet, de Jérôme au docteur Lowth, de Sidoine aux deux Racine, le monde n'a eu qu'une voix pour admirer ce morceau ; et quel est l'incrédule même, pour peu que le beau et la poésie existent encore pour lui, qui refusera de se joindre à cette universelle admiration ?

Il est fâcheux que les Commentaires de Bossuet sur l'Ancien Testament, quoique rédigés, pour la plupart, à la suite de ces entretiens, ne nous donnent qu'une idée très imparfaite de ce qui s'y faisait. Ne cherchez dans ces notes ni poésie, ni éloquence ; à peine trouverez-vous çà et là quelques mots d'où vous puissiez conclure que la sublimité du texte n'a pas échappé à l'interprète. Ce sont des commentaires, dans toute la rigueur du mot ; encore l'auteur semble-t-il s'être imposé la loi de commenter en philologue plutôt qu'en théologien. On voudrait pouvoir dire au moins que ces notes sont d'un grand prix au point de vue philologique ; malheureusement, i] n'en est rien. Bossuet ne savait pas l'hébreu ; il l'étudia plus tard, mais n'alla guère au delà des éléments. L'abbé Renaudot, qu'il appelait familièrement son lexique, en savait plus que beaucoup d'érudits de cette époque, mais assez peu en comparaison de ce qu'on a su depuis ; l'étude des langues orientales était encore presque autant dans l'enfance que celle des sciences naturelles. Généralement donc, Bossuet s'en tient aux textes latins et à la version des Septante. Que pouvait-il bâtir de réellement solide sur des bases dont le plus mince bachelier en théologie ne veut plus entendre parler ? Aussi n'est-il presque jamais cité par les commentateurs de nos jours. Cependant, si ces notes présentent peu de vraie science, elles ne contiennent non plus pas autant d'erreurs qu'on pourrait le croire. Il y avait, chez l'auteur, un certain fond de logique et de raison qui suppléait à la science. C'est ce dont on peut se convaincre encore, par exemple, dans un petit traité d'anatomie composé par lui pour l'éducation du Dauphin. Il y manque beaucoup de choses que Bossuet ne savait pas, que nul ne savait alors ; et il n'y a pourtant rien, ou presque rien, qui ne soit plus ou moins d'accord avec les découvertes postérieures.

Reste donc la sécheresse ; elle est incontestable. Mais, dans ces entretiens, comme il ne se croyait pas obligé d'être savant ou de n'être que savant, le commentateur s'éclipsait devant le poète, l'érudition devant le génie ; on le voyait souvent s'élever, sur les traces des prophètes, à des hauteurs où il semblait que nul homme, excepté eux, ne fût encore parvenu.

Cependant nos deux promeneurs continuaient à se rapprocher du groupe. Au bout de l'allée, on se joignit, et, après les premiers saluts :

— Continuez, Messieurs, dit le marquis ; continuez, je vous en prie. Mais peut-être n'ai-je pas le droit.… Un laïque…

— Un laïque, dit Bossuet, à qui nous voudrions bien que tous les prêtres ressemblassent. Vous ne serez d'ailleurs pas le seul ; M. Pellisson, que voilà…

Le marquis salua, mais froidement.

Il s'était d'abord réjoui, comme tous les catholiques de France, de l'abjuration d'un homme aussi distinguéa ; mais en le voyant devenir l'ennemi de ses anciens frères et recevoir sans aucune pudeur le prix de son zèle contre eux, il avait cessé de l'estimer. Quelqu'un disant un jour que Dieu avait fait une grande grâce à Pellisson en l'arrachant au joug de l'erreur : « Une très grande, en effet, avait répondu M. de Fénelon, car il a eu le bonheur d'ouvrir les yeux au moment ou sa conversion devait lui attirer le plus de faveurs et le plus d'argent. » — C'était un peu l'histoire d'Henri IV, éclairé, comme lui, juste au moment où il avait tout intérêt à l'être.

Une autre chose que M. de Fénelon ne lui pardonnait pas, c'était l'espèce de culte qu'il avait voué au roi. Après avoir mérité, par sa courageuse défense du surintendant Fouquet, l'admiration de la France et de l'Europe, il était devenu un des plus bas courtisans de ce monarque à qui on avait pu croire qu'il ne ferait jamais entendre que les plus hardies vérités. Déjà, en 1671, dans un discours prononcé à l'Académie pour la réception de l'archevêque de Paris, M. de Harlay, il avait épuisé en l'honneur du roi tout ce que la rhétorique et l'adulation lui offrait de plus raffiné ; le roi lui-même en fut embarrassé, dit-on, et certes, en fait de louanges, il ne l'était pas pour peu de chose. L'orateur se demande « s'il y a donc eu dans le ciel, à la naissance de Louis XIV, quelque révolution extraordinaire, quelque conjonction ou quelque constellation nouvelleb, puisqu'il est certain et indubitable, ajoute-t-il, que les rois sont nos astres et leurs regards nos influences. » — Et Fouquet, son ami, était en prison depuis dix ans ! Et le roi qu'il louait ainsi n'était pas même encore entouré de toute la gloire, vraie ou fausse, que ses flatteurs purent au moins alléguer, plus tard, pour couvrir leurs bassesses ! Le flatteur donc, comme le converti, ne pouvait guère avoir l'estime de M. de Fénelon.

— M. Pellisson, poursuivit Bossuet, nous a souvent fait l'honneur d'être des nôtres.

— Et ce n'est pas un mal, ajouta l'abbé de la Broue, que la présence d'un laïque dans un entretien religieux. Nous autres gens d'Église, nous avons tous plus on moins de penchant à ne voir que le coté théologique des choses ; un laïque est moins exposé à en oublier le côté pratique, et l'idée seule qu'il nous écoute nous force à y penser aussi.

— Oui, dit l'abbé Fleury, cela nous rappelle que la théologie est un moyen, non un but ; que les docteurs sont pour l'Église, et non l'Église pour les docteurs. Il est fâcheux, seulement, que tant de prédicateurs l'oublient. Autour de la chaire, pourtant, ce ne sont pas les laïques qui manquent ; on est même censé ne parler qu'à eux et que pour eux. Malgré cela, que de sermons théologiques ! Et parmi ceux mêmes qui ne le sont pas assez pour rebuter l'auditeur, que de discours où il y aurait encore beaucoup à réformer à cet égard !

— Ce serait peu de modifier le fond, reprit l'abbé de la Broue, si l'on ne change aussi les formes. En vain bannirez-vous toute idée sentant l'école ; si vous avez le malheureux art de donner aux choses simples une allure scolastique, c'est, pour le vulgaire, tout un : ou l'on ne vous comprendra pas, ou vous ne serez entendu que des esprits, et les cœurs resteront fermés. Si nos orateurs mettaient à chercher de bonnes idées tout le temps qu'ils consacrent à arranger et souvent à gâter le peu qu'ils en ont, quel changement ! quel progrès ! Je ne sais pas si j'ose le dire, mais il me semble que le père Bourdaloue…

— Voici pour vous, mon neveu, dit tout bas le marquis.

— Ou plutôt pour vous, mon oncle.

— … que le père Bourdaloue, poursuivit l'abbé, n'est pas un modèle sur ce point…

— Cet homme-là sera éternellement notre maître en tout, interrompit Bossuet.

Était-il sincère ? Pouvait-il sérieusement se croire inférieur à un homme auquel il avait frayé la routec ? Nous l'ignorons ; mais ce n'était pas la première fois qu'il s'exprimait ainsi à son égard. On assure qu'il en dit autant, dix ans plus tard, à l'occasion d'une oraison funèbre du prince de Condé, prononcée par Bourdaloue, et bien faible, pourtant, en comparaison de celle qu'il allait prononcer lui-même.

— N'en déplaise à la modestie de M. de Condom, dit l'abbé Renaudot, je suis de votre avis, monsieur de la Broue. Ce n'est pas que j'aie de la peine à suivre M. Bourdaloue dans l'ingénieux labyrinthe où il se plaît à s'enfoncer. M'arrivât-il, d'ailleurs, de perdre un moment le fil, on est tellement sûr qu'il le tient, qu'il ne le perdra pas, que je m'abandonnerais encore avec plaisir, les yeux fermés, à ce torrent d'idées. L'avouerai-je ? Cela m'amuse ; mais quand j'en viens à me dire que je ne suis point là pour m'amuser, je m'en veux de m'être amusé ; je me retire tout triste ; je plains ces pauvres gens qui, moins habitués que nous aux finesses de la parole, ne peuvent pas même goûter cette stérile jouissance. Vous rappelez-vous, par exemple, messieurs, son beau sermon sur l'impénitence finale ?

— J'en ai noté le plan, dit l'abbé de Fénelon.

— Et n'avez-vous pas remarqué…

— Monsieur l'abbé, dit vivement le marquis, mon neveu n'a fait que trop de remarques. Ne l'y encouragez pas, je vous en prie.

— Laissez-le dire. S'il va trop loin, nous sommes là.

— Je n'irai pas trop loin ; je ne dirai pas un mot qui soit de moi. Seulement, je ne réponds pas d'arriver au bout. — « Les uns, a dit le prédicateur, meurent dans le désordre actuel de l'impénitence ; les autres, sans nul sentiment de pénitence ; les derniers, dans l'illusion d'une fausse pénitence. Les premiers sont plus criminels, les seconds sont plus malheureux ; les troisièmes ne sont ni si criminels que les premiers, ni si malheureux que les seconds ; ils sont cependant malheureux puisqu'ils sont aveugles, criminels, puisqu'ils sont pécheurs. J'appellerai donc l'impénitence des premiers une impénitence criminelle, celle des seconds une impénitence malheureuse, celle des troisièmes une impénitence déguisée. Et après avoir marqué ces trois caractères, j'ajouterai trois réflexionsd. L'impénitence de la vie conduit à l'impénitence criminelle de la mort par voie de disposition : c'est ma première partie. L'impénitence de la vie conduit à l'impénitence malheureuse de la mort par voie de punition : c'est ma seconde partie. L'impénitence de la vie conduit à l'impénitence déguisée de la mort par voie d'illusion : c'est ma troisième partie. »

— Quelle mémoire ! s'écria-t-on.

— Prenez garde, messieurs ; vous ne pouvez me complimenter sur ma mémoire sans faire vous-même la critique de celui qui m'a fourni une pareille occasion de l'exercer.

On se regarda en souriant.

— Il a raisone, dit l'abbé Renaudot. Et ce ne serait encore que demi-mal si la division seule était dans ce cas ; mais les morceaux de ce genre ne sont pas rares dans les sermons du père Bourdaloue : on pourrait même dire que ce style est constamment plus ou moins le sien. Comment s'étonner, après cela, qu'il ait tant de peine à apprendre ses discours, tant de peur d'en perdre un seul mot ? Des pages ainsi composées, il faut les savoir comme le Pater. Qu'une seule idée, qu'un seul mot vienne à vous échapper, tout est perdu ; cassez un seul chaînon, vous ne savez plus où vous prendre. De là cette inexprimable angoisse que notre illustre ami ne manque jamais d'éprouver jusqu'aux derniers mots de son sermon. Ses yeux presque toujours fermés, ses mouvements inquiets, des phrases trop rapides ou trop lentes, des gestes souvent peu d'accord avec l'idée, tout, enfin, vous révèle le prodigieux travail de sa mémoire, supplice pour lui et pour tous ceux qui ont le malheur de s'en apercevoir. Au reste, il ne s'en cache pas ; il s'y soumet, comme un matelot à ramer, comme un paysan à labourer. Ce n'est qu'après avoir prêché plusieurs fois le même discours qu'il commence à être sûr de lui-même, et à pouvoir s'associer un peu aux jouissances qu'il nous procure.

— En effet, ajouta quelqu'un, il est triste de se dire qu'un homme qui vous fait passer une heure si pleine, si utilement agréable, la passe lui-même dans l'angoisse, dans un état de fièvre et de torture. Avec une meilleure mémoire…

— Il ne se plaint pas de la sienne, dit l'abbé de la Broue. Il aurait tort ; je ne crois pas que beaucoup de gens arrivassent aussi bien que lui à la fin de discours si longs, si prodigieusement chargés d'idées. Mais il me semble que, même à défaut d'autres motifs, cette fatigue aurait dû l'amener à modifier sa composition. Pour moi, si j'ose me nommer après un tel homme, j'ai toujours remarqué que les sermons où j'avais mis plus de sentiments que d'idées, travaillant avec le cœur plutôt qu'avec l'esprit, ne me coûtaient presque rien à apprendre ; que ceux au contraire dans lesquels, soit par la faute du sujet, soit surtout par la mienne, l'esprit avait dominé sur le cœur, ne se logeaient que lentement et péniblement dans ma mémoiref. D'un autre côté, et c'est ici l'important, j'ai toujours remarqué que les premiers, ceux que j'avais appris sans peine, produisaient le plus d'impression et me valaient le plus d'éloges, non pas peut-être de la part de ces auditeurs frivoles dont le suffrage m'importe peu, mais de la part des gens pieux et graves ; encore m'est-il arrivé de découvrir que les gens mêmes qui n'étaient venus chercher qu'un discours, qu'un orateur, qu'un rhéteur, préféraient, en définitive, un vrai sermon, un vrai prédicateur. Enfin, j'ai eu occasion de faire sur la mémoire de toutes sortes de gens, ignorants, instruits, pieux ou non, la même observation que sur la mienne : tout ce qui arrive à elle par le canal du cœur, elle le retient plus vite et mieux que ce qui lui arrive par l'esprit. Le prédicateur qui compose a cependant toujours quelque penchant à se figurer le contraire. Il lui semble que, plus son sujet sera divisé et subdivisé, plus il sera clair ; que, plus la nourriture sera mise en menus morceaux, mieux elle profitera. Erreur ! erreurg ! Quand je le vois s'ingénier ainsi à morceler quelque grande et belle idée, il me semble voir un homme à qui on aurait donné une grosse pierre pour enfoncer une porte, et qui, au lieu de la lancer de toute sa force contre l'obstacle à vaincre, s'épuiserait à la couper pour ne la jeter qu'en menus fragments. Entre un discours régulier et un discours éloquent, il y a la même différence qu'entre un damier et un tableau. En vain le cadre du damier serait-il parfaitement beau ; en vain, par un raffinement de luxe, chaque case serait-elle ornée d'un petit dessin particulier. Vous louerez le talent et la fécondité de l'ouvrier ; mais si l'on venait vous dire qu'il a compté sur votre mémoire pour retenir l'ordre et le sujet de tous ces petits dessins, ne seriez-vous pas bien surpris ? Ne répondriez-vous pas que cette régularité parfaite vous est un embarras plus qu'un secours ? L'ouvrier lui-même n'obtiendrait probablement pas de sa mémoire ce qu'il exige de la vôtre.

— J'aime votre comparaison, dit le marquis ; permettez-moi pourtant d'ajouter une restriction. La difficulté d'apprendre par cœur ne vient-elle pas quelquefois aussi d'une cause toute contraire ? Vous ne parlez que des sermons trop pleins, trop serrés ; ceux qui ne le sont pas assez doivent avoir, ce me semble, le même inconvénient.

— Sans doute, reprit l'abbé. Aussi ne veux-je pas dire que, moins un discours aura de régularité logique, plus il se gravera facilement dans la mémoire de l'auteur et de l'auditeur. Est modus in rebus. Un corps ne doit pas être tout os ; il ne doit pas non plus être tout chair. Faisons comme la nature : cachons le squelette, mais n'allons pas le supprimer ; et de même que le corps humain, par exemple, laisse apercevoir à travers les formes les plus gracieuses ou les plus nobles celles de la charpente osseuse qui le soutient, de même, dans le discours le moins calculé en apparence, il faut toujours qu'un œil exercé puisse découvrir et suivre, s'il veut, la charpente et la contexture. Dans ces limites, au lieu de charger la mémoire, l'ordre et les divisions en sont les meilleurs auxiliaires ; mais, pourvu que cela y soit, il est inutile qu'on nous le montre.

— C'est plus qu'inutile, dit Fénelon, cela ne peut que nous refroidir, et qu'enlever à l'éloquence les illusions dont elle a besoin de s'entourer.

— Pour ce qui est de nous refroidir, dit l'abbé Fleury, c'est évident. Voilà ma première partie, voici ma seconde, sont des formes que je déteste ; elle ne me refroidissent pas, elles me glacent. Mais je ne vois pas bien ce que vous entendez par les illusions de l'éloquence. Illusion sonne mal quand il s'agit de la chaire chrétienne.

— Laissons le mot, si vous voulez ; vous êtes tout prêt, j'en suis sûr, à m'accorder la chose. Quand un prédicateur vous remue, vous entraîne, qu'est-ce qui pourrait le mieux couper court à votre émotion ?

— L'idée que celle de l'orateur n'est pas réelle.

— Oui ; mais quoi encore ?

— L'idée qu'il sait son discours par cœur…

— Précisément. Mais vous vient-elle souvent, cette idée-là ?

— Jamais… à moins pourtant que l'orateur n'ait l'air de réciter une leçon ou de courir après ses mots. Même dans ce cas, dès qu'il recommence à bien aller, je recommence à me livrer à lui.

— Eh ! voilà l'illusion dont je parlais. Ce discours que vous savez être écrit, appris par cœur, que vous avez peut-être déjà entendu tel quel, — vous ne demandez pas mieux que de l'accueillir comme s'il jaillissait à l'instant même du cœur de celui qui parle. Loin de lutter contre ce penchant naturel à oublier des circonstances dont le souvenir gâterait tout, vous luttez, au contraire, contre ce qui pourrait vous les rappeler ; admirable instinct dont nous ne saurions trop remercier la Providence, et sans lequel il faudrait renoncer à toutes les délices comme à tous les avantages de l'éloquence, des lettres et des arts ! Où serait le charme des vers, des plus beaux vers, si nous étions condamnés à nous rappeler ce qu'ils ont coûté, à sentir ce que la mesure et la rime ont causé de gêne à la pensée ? Où serait celui de la peinture, si nous ne savions faire abstraction de ce cadre de bois qui coupe la perspective, du temps, du travail, des tâtonnements que le tableau a exigés ? — De là, pour en revenir à la prédication, une règle trop méconnue, qui devrait pourtant dominer tout ce qu'il y a d'extérieur, d'humain, dans l'art de la chaire : c'est qu'il faut bannir tout ce qui serait de nature à indiquer que le prédicateur n'improvise pas. Naturifiez l'art, disait Montaigne, plutôt que d'artialiser