Un tel de l'armée française - Gabriel-Tristan Franconi - E-Book

Un tel de l'armée française E-Book

Gabriel-Tristan Franconi

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Beschreibung

Extrait : "Tel ces médailles qui, sous la patine des siècles, accusent un profil à jamais orgueilleux et viril, Un Tel, malgré les épuisements et les fièvres, garde le visage de ses vingt ans. Il est la parfaite image d'une époque inquiète, le souple sujet d'une race sportive et spirituelle."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À MES AMIS, MORTS ET VIVANTS

DE L’ARMÉE FRANÇAISE

À ALBERT ERWILLER

UN QUI N’EST PAS COMME LES AUTRES

Une jeunesse

Tel ces médailles qui, sous la patine des siècles, accusent un profil à jamais orgueilleux et viril, Un Tel, malgré les épuisements et les fièvres, garde le visage de ses vingt ans. Il est la parfaite image d’une époque inquiète, le souple sujet d’une race sportive et spirituelle.

Né au cœur du pays. Un Tel est le frère de tous ceux dont l’âme affectionne la claire campagne, la lumière mouvante des fleuves aux vertes rives, les lignes graves et simples des châteaux, les parcs galants où rêve sur de fuyantes terrasses le peuple immortel des statues ; Un Tel est le fils des dresseurs de barricades, romantiques insurgés, fiers communards qui tombaient le crâne ouvert, ivres de lectures folles, invoquant le décevant mirage de la liberté.

Il en est ainsi, de toutes les idées. Elles arborent, en leur printemps, la pourpre de ton gilet, Théophile Gautier, pour finir dans le sang du peuple !

Aux heures d’orage intérieur, Un Tel entend gronder en lui les échos attardés d’anciennes clameurs ; il lui monte aux lèvres l’amer parfum des vins troublants, qui, jadis, énervaient ses pères, de ces idées neuves où fermentent le doute et l’angoisse éternels de la vie. Mais, vienne un après-midi de tennis et de course, de fortes heures où les muscles rivalisent d’adresse, alors Un Tel, animal épris uniquement de vitesse et de joie, rebondit sur le sol de France comme une balle légère.

Il fut un gamin simple et que satisfaisait sa pauvreté.

Se contenter de l’ivresse des étés, de la fabuleuse poésie de la neige, suivre d’un œil captivé le vol magique des hirondelles et trouver au pain du ménage une saveur de brioche, ne sont-ce pas là des bonheurs parfaits, lorsque l’on sait y joindre la richesse d’un cœur pur et l’enthousiasme fleuri de l’enfance ?

Être le cerf que poursuit la meute des écoliers, le marin qui voit partir sur une eau tranquille l’esquif de bois verni où tremble une voile courbe, Un Tel avait été cela.

Sa prime enfance fut une longue kermesse, une pimpante théorie de fêtes naïves, de bonheurs frêles comme des bateaux, et qui laissaient, eux aussi, sur l’onde frémissante de sa belle âme, un sillage caresseur et prolongé. Il connut les déjeuners champêtres, la table dressée sous d’aimables ombrages, le retour des bois dans les parfums du soir. Il aima les défilés multicolores du carnaval. Il suivit les chars ensoleillés, où s’enivraient d’éphémères triomphes les reines des marchés. Plus encore, les fêtes religieuses des vieux âges le ravissaient : Pâques carillonnées, légendaires Noëls parés de crèches et d’étoiles, heures tendres des patronages, douceur illuminée et musicale des vêpres, Un Tel aspire encore leur encens délicat. Malgré l’indifférence et le doute, il a gardé cette faculté d’émotion qui le faisait jadis pleurer en écoutant le chœur des confrériennes.

Qu’ils étaient doux les soirs de printemps dans la rue bruyante !

La voix claire d’un voyou chantait au peuple accouru des romances aux rimes légères. Un Tel s’arrêtait afin de participer à l’ivresse commune. Puis, le groupe harmonieux se disjoignait. Certains, que le lyrisme assoiffait, couraient vers les bars ; d’autres demeuraient sur place comme si l’écho attardé d’un dernier refrain les berçait encore. Un Tel, pour ajouter à la simplicité du repas familial un peu de la splendeur printanière, achetait une livre de fraises nouvelles.

La mère d’Un Tel attendait l’enfant. Courbée vers le sol dur, ainsi qu’une sainte en prières, elle semblait porter un lourd fardeau. Femme du peuple qui ne saurait être brisée par les chagrins et le labeur, elle pliait. N’ayant jamais failli à sa tâche simple, la vieille, une fois encore, avec les gestes de toujours, préparait le repas du soir. Sur le poêle bancal, où s’animait un feu tremblant, la soupe bouillait, chère eau chaude aromatisée qui réconforte, compagne quotidienne de ceux qui n’ont pas à leur table les fruits mûris aux provinces du soleil, ni ces rôtis savoureux dont le fumet, à lui seul, ranime et nourrit. Un pas allègre, tel un roulement de tambour, chassait le silence ; la porte s’ouvrait, Un Tel embrassait sa mère, il mettait une nappe blanche sur la table, levait la flamme de la lampe, et voici que la mansarde où rôdaient les esprits sombres de la nuit était, soudainement, réjouie comme si des ondes lumineuses jaillissaient de quelque invisible fontaine.

Un Tel narrait à sa mère les menues aventures de la journée ; il avait quinze ans, une âme enthousiaste et gamine, et il ignorait encore qu’il est souvent pénible de gagner ce beau pain frais qu’il aimait et dont la petite vie merveilleuse nourrissait sa jeunesse éclatante. C’était l’heure de la causerie. La vieille mère contait l’histoire de la famille.

Le père était mort. C’était un fidèle compagnon, un travailleur ; tout jeune, il avait fait son tour de France. Il repose dans la banlieue mélancolique, en un cimetière peuplé d’érables rouges et d’ormes.

Nul mieux que lui ne savait besogner la charpente.

Il allait, la musette au côté, travaillant de bourgade en bourgade. Comme il avait belle prestance, les filles lui souriaient. Parfois, fatigué de rôder à l’aventure, il s’adossait au tronc noueux d’un vieil arbuste et, pareil au soldat qui boit une gorgée de rhum pour renouveler ses forces, il contemplait avec amour l’image de celle qui devait être un jour sa femme.

En chantant, il repartait, longeant les bois, traversant les terres labourées. Il revint à Paris, élever de solides charpentes. Vinrent d’heureux jours, on se maria un matin d’hiver ; la noce s’en fut à Robinson, où les bosquets déserts étaient couverts de neige.

La vieille mère évoquait les douleurs du ménage : une fille naquit, jolie comme un enfant Jésus et qui souriait dans son berceau. Elle avait cinq ans, quand, un après-midi fiévreux, on la mena à l’hôpital. La petite n’en revint pas ; elle avait préféré s’enfuir vers les jardins du ciel, où les enfants des pauvres vivent entourés de guignols, de chevaux de bois et de balançoires. Le père, l’année suivante, tomba d’un échafaudage.

Mais, Un Tel n’écoutait pas la cruelle histoire de sa vie.

Il contemplait, en lui, un monde frémissant et prestigieux dont nul roman héroïque ne saurait dire l’intime et vivante beauté. Les routes assombries où son destin l’avait mené lui semblaient s’élargir à l’horizon, comme des voies triomphales. Une ardeur étrange, mêlée à son jeune sang, lui donnait une vivacité d’oiseau. Aussi quand, desservant la table, il jetait au loin les miettes dorées tombées sur la nappe, on eût dit que ces douloureux souvenirs s’envolaient avec elles.

Un Tel est au physique un homme moderne, affectant un américanisme voulu, sous lequel apparaît aisément une fantaisie d’artiste. De sombres étoffes donnent à son clair visage une lumière particulière. Il a le pas rythmique du danseur. Il marche la tête altière, l’œil vif, les poings fermés. Pétri de force et paré de joliesse, Un Tel est un nerveux Apollon dont la silhouette complexe dessine sur l’écran du monde une ombre de tendresse et de brutalité.

Il eut des amours nombreuses. Afin d’obtenir d’impossibles joies, il désira d’étranges compagnes, dont une chanteuse, qui fut son premier amour.

Au Café des Hémisphères, elle chantait des refrains sensuels. La musique animant les courbes de son corps, elle apparaissait telle une voile marine qui, gonflée d’un vent joyeux, se joue sur la mer lumineuse. L’électricité lui faisait une étincelante parure, et le populaire acclamait la volupté de ses gestes. Elle était le fruit tentant et mystérieux des tropiques dont les yeux éblouis des simples s’enivraient, et d’aucuns, qui rêvaient de mordre à sa lèvre écarlate, imaginaient qu’elle avait la fraîcheur de ces oranges de Jérusalem, où du sang coule sous l’écorce d’or.

Un Tel, le soir de juin où il entendit Farfale, la chanteuse, eut en son cœur une illumination ; il l’aima pour le vice énervant de ses yeux. Elle était l’incarnation de l’amour, la bacchante populaire, glorifiée par la foule, et dont le nom vole de l’étroite échoppe au bar tumultueux ; il la croyait riche, heureuse. Il l’attendit à la sombre porte du concert ; elle sortit, pauvrement vêtue. Un Tel hésitait à la reconnaître ; mais elle vint le rejoindre, car elle avait compris qu’il l’aimait.

Elle lui prit la main. Ils longèrent les quais moroses du canal, où la lune se baignait parmi des cheminées d’usines renversées. Ils arrivèrent sur une place déserte. Farfale entraîna l’adolescent dans un couloir obscur, dont les murs suintaient. Ruinée, malodorante et triste, telle était la demeure de la chanteuse. Un Tel n’avait jamais vu semblable misère. La mansarde de son amoureuse était ouverte au vent nocturne. Le plafond avait un large trou. Dans le toit croulant, flambait un triangle d’azur où rêvaient les étoiles. Une pluie lente se mit à tomber, dont les gouttes rafraîchissaient le visage du jeune homme. Sous la fine caresse de cette pluie inattendue, les désirs de l’adolescent s’envolèrent ; subitement se brisa le cercle de feu qui lui brûlait les tempes.

Ces deux êtres, sous la fraîche ondée qui leur venait du ciel, sentaient mourir en eux les orages de l’amour. On eût dit, à les voir l’un près de l’autre, contemplant les arcs-en-ciel évanouis de leur rêve, qu’un vent rapide leur avait enlevé les parures de leur jeunesse.

Dans la paisible nuit, Un Tel s’en fut, plus heureux que s’il avait connu les bonheurs qu’il enviait. Il revint embellir sa chambrette ; il mit à son lit des draps frais, il prit une taie d’oreiller qui sentait le foin coupé. À l’aube, l’adolescent, beau comme un ange foudroyé, reposait, ayant replié ses ailes, pareil à l’oiseau qui, pour dormir après l’orage, choisit une branche fleurie d’amandier.

Un Tel posséda des Polonaises, molles comme des Orientales, des juives aux lourdes chevelures. Beautés maladives, bijoux affinés et frêles, bêtes perfides ou splendides, tendres prostituées ; il mit au front de toutes ses amoureuses l’auréole trompeuse et vite évanouie de son désir et, durant ces tristes fêtes de la chair, il comprit qu’il lui fallait rechercher une femme dont les idées et les sens auraient une parenté frémissante avec son cœur et sa raison.

Tout homme a, de par le monde, une femme née pour être sienne. Souvent cette amante prédestinée meurt sans avoir rencontré celui qu’elle attendait. Un Tel connut, dans une nature chaude et riche où la forêt et la mer joignaient leurs beautés rivales, la compagne qui devait embellir et organiser sa vie. Ils s’aimèrent. Ce fut simple et fort, comme les jeux des plantes et des eaux.

La foire aux idées

La génération dont Un Tel est le type exact aima les idées, comme des femmes. Elle erra, parmi les formules sociales, à la recherche d’une impossible perfection, les adoptant et les rejetant avec une égale ardeur. Mais, parmi tant de ferveurs et d’abjurations, elle sut garder un sens ferme de l’équilibre qui lui fit comprendre le grotesque des idées absolues. Elle eut, heureusement, une élégance d’esprit lui permettant d’estimer, sans excès, les formes nobles, les jolies couleurs et le verbe aux inflexions savantes, qui sont la parure extérieure des idées et leur réelle magnificence.

Un Tel fut anarchiste. C’était le temps où M. Laurent Tailhade posait si joliment, au front du pauvre boulanger Caserio, le laurier d’Harmodius. La naïveté de cette confession, groupant pour de fraternelles agapes, sous les ombrages d’un éternel été, les hommes les plus divers, ne satisfaisait pas entièrement la raison d’Un Tel. Néanmoins, il imaginait avec agrément une époque où les êtres, vivant sans la menace impérieuse du Code et sous une royauté morale unique, se partageraient fraternellement les richesses du monde.

Mais il fallait vivre « scientifiquement », s’abstenir de boire tel estimable alcool ; rechercher l’hygiène de la vie en toute chose, abattre les monuments du passé, mettre en commun les femmes et les jardins, sans pouvoir revendiquer l’ombre d’un arbre, la pile d’un pont, la chair d’une rose. Tel crasseux esthète vous imposait un régime d’ablutions incessantes, tel autre fou vous enjoignait de contempler toute chose sous un angle géométrique. Tout fidèle de la nouvelle religion s’érigeait en pontife et réclamait pour lui seul le droit à la vérité.

Un Tel comprit que l’anarchisme était une tyrannie stupide. Au reste, l’échec d’une colonie communiste où des ouvriers, des professeurs et un vacher s’arrachèrent, durant quelques semaines, les cheveux, sous l’œil irrité de saint Bakounine, suffit à lui prouver qu’il importait de rejeter à jamais, comme utopique et néfaste, le désir de faire vivre en commun, sur un même plan social, les diversités d’hommes.

Certes, de curieuses figures, évoquant les premiers siècles chrétiens, illustraient l’anarchie. Probes, fières, charitables, elles honoraient le parti naissant. Mais, combien leur action fut vaine, et de quel mépris le troupeau les entoura. La foi, pour estimable qu’elle puisse être, ne saurait vivifier des choses mortes. De toutes les erreurs modernes, la plus étrange fut cette perversité de l’idée qui fit admettre, comme vérités intransigeantes et absolues, de pauvres petites rêveries qu’avaient dédaigneusement rejetées nos pères.

Les partis politiques et leurs bas intérêts ne séduisirent point Un Tel, dont la nature indépendante rêvait de se dévouer et de combattre.

Ayant dissipé les nuées qui l’entouraient, Un Tel comprit aisément que les rues de son quartier, les fortifications de Paris, les tonnelles riantes de la banlieue lui tenaient autrement au cœur que les gens et les choses de Valachie ; il entrevit, image encore faible et confuse, lumière sereine illuminant les conflits, les intérêts, la vie et la mort, cette chose imprécise et vivante qui s’impose à tout homme : la Patrie, société sinon fraternelle, du moins policée, organisée, de ceux qui ont des intérêts communs, l’amour du même sol, une communauté de souvenirs et d’espoirs.

Un Tel était poète. Il fréquentait les bouges où les gueux bercent leurs misères ; il buvait avec eux jusqu’à ce que retentissent en ses tempes les saintes musiques de l’ivresse. L’alcool fouettait ses nerfs ; tel le psaltérion, le poète, pour chanter, a besoin d’être battu par des verges de fer.

Marie, la servante obscure d’un bar de la rue de Bièvre où s’enivrait Un Tel, accueillait avec calme cet étrange client. Promenant sur les tables souillées un torchon humide, elle allait, toute menue en ses loques dérisoires, indifférente aux propos des buveurs. Campagnarde qui échoua dans un bouge obscur de la Cité, elle n’avait au monde qu’un désir : aimer son frère, et ce pieux sentiment gagnait, à vivre parmi les tourments et les rudes passions de la plèbe, une pureté particulière.

La Bruyère, le frère de Marie, était un fort gaillard à barbe orientale, dont la folie n’inquiétait aucunement la servante. Elle gardait, sur une planche de la cuisine, la modeste portion de bœuf bouilli et le verre de vin qui sauraient apaiser la faim et la soif du malheureux, au cas où son délire ne le persécuterait pas outre mesure.

Fou ! Le gueux l’était. Il se croyait le maître des forces mystérieuses qui règnent sur le monde, l’être dont la sagesse dicte aux nations leur conduite. Il écrivait aux empereurs. Musique guerrière, peinture pastorale, poésie érotique. La Bruyère pratiqua tous les arts, hors celui de raisonner justement.

Sur la route aventureuse d’Un Tel, il joua le rôle douloureux et sauveur de l’ilote dont il faut éviter le sort misérable.

Certes, Un Tel ne pratiqua pas la bohème navrante de La Bruyère ; il ne vécut pas, par amour du pittoresque, dans une mansarde malodorante et glacée ; il ne chanta pas des romances sentimentales dans les cours, mendiant ainsi les quelques sous nécessaires à sa vie quotidienne. Il est vrai qu’il trouva dérisoire de vagabonder à la recherche d’une maigre pitance et de joies éphémères, alors qu’un labeur sans gloire, courageusement accepté, permet à tout homme de se créer une existence agréable, harmonieuse et simple. Néanmoins, il aima cette recherche maladive de l’anormal et de l’excessif, ce débraillé intellectuel qui régna dans les cercles jeunes, bohème de l’idée autrement pernicieuse que la pauvre fantaisie des pantins de Murger.

Un Tel sut réfréner son désir et ne plus vouloir que des choses humaines.

Il est vain de créer des architectures de principes, qui n’ont aucune base réelle, et qui satisfont, uniquement, l’orgueil de leur créateur.

Un Tel sentit avec justesse qu’il importait avant tout de faire jaillir la sensibilité profonde de son être, telle une source pure cachés sous le feuillage des rythmes et des couleurs. Il comprit que l’anarchisme des uns et l’impérialisme des autres, que le classicisme ou le romantisme, que tous les « ismes » modernes ne sont que des voiles flottantes, ravissant à nos yeux la déesse lumineuse, la superbe Isis, dont les hommes, inlassablement, rêvent de connaître l’immatériel visage.

Ismes et crates

Les temps étaient défunts où le poète pouvait chanter :

La gloire est une couronne
Faite de roses et de lauriers.

Un Tel eût aimé exprimer ses idées en quelques mots concis et créer des œuvres peuplées d’idées claires. Mais il connut la vanité d’un tel effort. Écrire un drame où l’on exalte l’héroïsme d’une vie simple, aux prises avec les passions, et qui sait les dompter, faire une gerbe étincelante et naïve de poèmes sont de pures folies. Des sages dirent à Un Tel : « Inventez un isme, découvrez un crate, tel est le secret de la réussite. Créez un mot, enfoncez-le comme un clou d’or dans la vieille boiserie littéraire. » Un Tel dédaigna le conseil des sages. Il s’en fut chez un isolé des lettres, un des maîtres dont l’art sobre, image de leur vie, l’enchantait.

– Vous avez du courage d’écrire à notre époque. Enfin, vous êtes jeune, il vous faudra beaucoup de courage. Je ne veux pas vous désespérer ; mais comment peut-on écrire encore ?

Ayant dit, triste et grave en sa maison froide, le maître reprit la plume un instant délaissée.

Un Tel avait rêvé une poésie énergique et vivante. Il lui apparaissait que la mission du poète était de faire visiter aux hommes des jardins irréels et merveilleux : d’héroïser la roulotte et le chemin, d’illuminer la vie simple et pénible des travailleurs. Loin du bluff et du snobisme des écoles, il voulait chanter, libre oiseau à qui l’on ne peut rogner les ailes. Certes, les poètes utilitaires, normaliens ivres de succès, fondateurs d’écoles, surenchéristes forcenés, méprisaient Un Tel. Les esclaves ont toujours détesté l’affranchi. Il ne voulut point former une faction nouvelle ; il refusa d’associer à son art une politique arriviste et brutale. Ce fut un homme libre.

Un jeune versificateur insultait à Racine, qui, pour le remplacer, faisait retentir entre les vieux murs de l’Odéon la canonnade de Rivoli. Un sculpteur de génie mourait de froid en son atelier, alors que la foule injuste et stupide admirait Archipenko bâtissant des gnomes affreux dans des plaques de tôle. Surpassant en renommée les autres ismes, survenant après les naïfs primitifs, les anges adorables de Boticelli, le rire et les chairs de Jordaens, les arbres illuminés et rêveurs de Corot, le cubisme régnait. Sous prétexte d’originalité, toutes les folies se donnaient libre cours. Chacun désirait une vogue et des succès immédiats. L’œuvre n’était rien, et seule valait qu’on la considère la renommée que l’on en tirait. Pauvre génération qui ne savait pas qu’un artiste ignoré tailla dans un marbre immortel la victoire de Samothrace.

Un écrivain cultivé et qui n’ignorait pas que la plus haute sagesse est encore de se bien connaître soi-même avait alors émis sur ses confrères ce jugement sans douceur : « L’homme de lettres est une charogne. » L’avilissement de certaine jeunesse qui se croyait audacieuse et se disait géniale, ses procédés réclamistes et son insolente prétention feront la stupéfaction de nos fils lorsque, pour notre honte, ils nous rechercheront dans le dédale empuanti des revues littéraires.

Toutes auraient pu, en admettant qu’elles fussent courageuses, inscrire à leur fronton le dur verset du chœur aristophanesque : « Il n’est pas facile de m’adoucir, quand on ne parle pas dans mon sens. » Mais elles n’avaient qu’une sorte d’intransigeance, la pire, celle qui ne pardonne pas aux êtres d’être justes et bons.

Invoquant la chimère au corps de biche, au buste de femme, à la jambe de fauve, tous les poètes véhéments en firent un animal domestique ; ils l’asservirent à leurs bas intérêts. Sans doute, férus de science, sinon de belles-lettres, ils avaient appris que la chimère, outre ses ailes qui la font traverser les mirages du monde, est aussi le roi des harengs.

En ces temps confus, les istes dévoraient les crates et réciproquement. Il y avait grande liesse en la République des lettres quand mourait de faim un poète. L’union se faisait alors. Les rongeurs accouraient en foule, brandissant leur plume vengeresse. Ils dansaient autour du cadavre qui, pour eux, exhalait une fraîche odeur d’imprimerie.

Deubel s’était jeté dans la Marne, un soir de faim et d’amertume, suicidé inexplicable, puisque la veille encore une mondaine avait fait à ce gueux l’honneur de lui offrir une place de garde-chasse. Des histrions sans âme triomphaient sur les scènes parisiennes ; d’habiles faiseurs encombraient les expositions d’art ; des poètes volontairement abscons accaparaient les éditeurs.

La vieille boiserie littéraire allait craquer sous les innombrables clous d’or que d’impatients arrivistes y plantaient.

Mais vint la guerre.

Le miracle de la Marne

Ayant suspendu, par les pieds, les curés liégeois aux cordes de leurs clochers, l’envahisseur descendait vers Paris. Les villages brûlaient comme des meules. Parmi le sifflement des obus et l’exode des populations affolées, des petites gamines, indifférentes au tumulte guerrier, poursuivaient devant elles de jeunes dindons qui s’étaient enfuis de la ferme. Des vieux pêchaient dans l’eau calme où se mirent les jolis moulins et, si quelque obus troublait leur quiétude, ils s’en allaient un peu plus loin exercer un art patient, sinon fructueux. Enfants et vieillards, qui ne vouliez pas croire à la guerre, qu’êtes-vous devenus ?

Dans la charrette de la ferme, poursuivie par les premières balles, la petite famille s’est enfuie. Une vierge en pleurs fouette le cheval. La tête doucement inclinée par le regret, elle rêve aux pures amours qu’elle eût aimé connaître et que le destin lui ravit dès l’aurore. Il n’est plus d’amours innocentes, ni de jeux champêtres. L’âtre affectueux et les greniers ensoleillés sont en cendres, la foudre dispersa les pierres du foyer.

Il faut reprendre, sur les routes, la fuite éperdue de jadis, ce vagabondage inquiet des âges primitifs, où le Barbare aveuglé brisait, rageusement, les œuvres humaines.

Les mélancoliques vieillards, les mères angoissées, les enfants éblouis d’aventure deviennent le vivant enjeu d’un combat ; ils sont la frémissante proie que poursuit un glaive ruisselant encore du sang de leurs frères martyrs. Le cortège errant des émigrés est une armée vaincue.

Les émigrés ne sont pas d’astucieux romanichels, vicieux et maraudeurs. Ils gardent au cœur des tourments innombrables les mœurs simples et douces de la famille.

C’est du sein même de l’émigration que sortent, frais adolescents qu’un siècle aimable eût enrubannés, ces bergers épiques qui suivent l’armée. On voit des pâtres de treize ans, délaissés de leur troupeau fugitif, servir, au sens fier du mot, une patrie dont ils n’auraient dû connaître encore que les enchantements. Leur souriante ingénuité défie la mort. Ils ajoutent au tragique des heures une jeunesse particulière, et la France guerrière, malgré ses deuils, sourit à la caresse de ce printemps inattendu.

Il est un berger qui mourut à la Marne, bel ange courageux, dont la tombe discrète, exhaussée d’une croix blanche que couronne un béret, fera dire plus tard aux curieux promeneurs : « Les soldats de la grande guerre étaient-ils si petits ? »

Si la mort a fauché cette jeunesse en fleurs, c’est qu’il fallait, pour l’ennoblissement de l’histoire, à la vilenie de l’envahisseur renversant les berceaux, qu’une réponse fût faite par de jolis enfants. Ainsi s’explique votre sacrifice, bergers, les plus purs d’entre tous.

Fridolin a vu s’enfuir les siens, le fermier partit et le berger resta seul avec ses moutons. Quand vinrent les uhlans, le gosse intrépide suivit nos armées. C’est le recul, l’enfant ramasse du bois pour faire du feu à l’étape. Il se rend utile. Il est le jeune frère du soldat. Un Tel s’en fait un ami. Une balle vint percer le cœur de l’enfant, et nul verbe ailé n’a besoin d’entretenir au cœur irrité d’Un Tel la sainte fureur et le juste courroux qui rendent invincibles.

Une riche moisson lèvera sur les tombes françaises, des demeures harmonieuses renaîtront des ruines, mais Un Tel à jamais se remémorera, utile et grave leçon, ces cortèges d’émigrés qui fuyaient vers le Sud et le regard fixe et bleu du berger qui mourut en soldat.

Mais il en est qui demeurèrent dans la tourmente, entre leurs faibles murs battus par les marées humaines, et qui virent revenir nos troupes, sanglantes et victorieuses. Ceux-là, seuls peut-être, comprennent ce que fut le miracle de la Marne.

Seule de sa race, en sa maison claire et propre, la fermière subit l’envahisseur, avec la réserve hostile et polie du paysan. Hoffmann, le cuisinier des officiers, assis auprès d’elle, admire la salle familiale où flambe l’âtre large.

Pour ce rustre, la guerre est une manœuvre prolongée, où la maraude est honorée et l’ivresse permise ; la France est un verdoyant polygone que l’on peut traverser sans péril.

Durant que rôtit l’oie grasse, le cuisinier improvisé se laisse éblouir par les miroitements alternés du balancier de cuivre qui danse au cœur de la vieille horloge. Si l’hôtesse était moins revêche, comme il ferait bon vivre sous ce toit, où s’alignent des poutres parallèles, jadis taillées dans le cœur des grands arbres ; qu’il serait plaisant de s’enivrer en cette demeure émouvante, qui sent bon la cire et les pommes.

Voici huit jours que les Allemands sont là. Le maire a dit au fermier :

– L’heure est grave, la commune a besoin d’être défendue par ses meilleurs citoyens. Vous aurez l’honneur d’être otage.

– Otage ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Je veux bien être otage.

Lorsque le fermier se vit encadré par deux gaillards armés, dont les yeux luisaient comme des baïonnettes, il comprit soudain que certains honneurs ont de redoutables revers et qu’il lui fallait, en prévision de jours orageux, une âme héroïque, comme on en voit dans les livres.

Tandis que l’otage volontaire et craintif, arpentant la salle de la mairie, compte les minutes, son épouse, indifférente aux obus qui déchirent la soie lumineuse du ciel, s’évertue à maintenir, en leur maison brutalement envahie, l’ordre traditionnel des choses.

Toutes les filles du village se sont enfuies dans la forêt proche. Le mystérieux pavillon d’un garde-chasse leur est un sûr asile, où elles attendront que la tempête se soit apaisée.

Elles n’osent s’aventurer vers la lisière du bois, où chantent les balles. Pourtant, une même espérance a caressé l’âme de toutes ces hirondelles que la peur groupe dans l’ombre verte. Elles ont pressenti le retour du printemps de France : la Victoire. Ces vierges, à qui de belles amours futures sont promises, cueillant de leurs mains brûlantes les fleurs blessées du soir, tendrement évoquent en un rêve de sang et d’azur de lointains fiancés qu’elles imaginent, robustes et beaux, le mousqueton au poing, défendant l’orée d’une forêt où rôde, parmi les eaux vives et les vents embaumés, le cortège éblouissant des vierges françaises.

La table est servie chez les fermiers. Hoffmann a disposé symétriquement le couvert. Il a réquisitionné une armée de bouteilles, bons vins pourpres, qui semblent rougir plus encore d’être la proie de l’ennemi.

Cependant que les officiers s’apprêtent à dévorer la dernière oie de la basse-cour, la fermière, le front à la vitre de la cuisine, a cru voir, décevant mirage, la silhouette d’un cavalier français traversant les jardins.

La voix impérative du commandant éclate :

– Depuis quand buvons-nous deux vins différents dans le même verre ?

Les grosses mains rouges du cuisinier s’emparent de verres fins et sonores, aimable cadeau d’une aïeule fortunée, qui ne servirent pas depuis la première communion des filles.

Le commandant vitupère :

– Ces gueux cachent leur vin, leur or et leurs filles. Nos troupes ont traversé la France, au pas de parade ; nous voici à quelques lieues de Paris, et nous nous arrêtons. Depuis huit jours, un vil peuple nous résiste.

Tu peux vociférer, commandant, la vieille se rit de tes menaces et de tes volontés ; des ombres vengeresses entourent la ferme, des cavaliers, l’épée haute, traversent les avoines.

Dans la fumée des cigares et des vins, les Allemands virent à peine se lever le fer qui les abattit. Durant que la tête aux yeux révulsés du commandant roule dans les cendres du foyer, Un Tel, maigre, boueux et ravi, formule cette oraison funèbre :

– Il n’y aurait pas moyen de casser une croûte, la petite mire ?

Et, parce qu’il faut à la vie un éternel retour de misères et de beautés, la paysanne, à la fois reconnaissante et parcimonieuse, de répondre :

– Je vais vous donner toutes mes pommes ; elles commencent à pourrir.

Une à une, à l’orée du bois, écartant de leurs fines mains les ramures tombantes, les vierges apparaissent ; tandis que s’éloignent les vainqueurs, elles reviennent au village.

Ainsi, pour que vivent heureuses des vierges aux beaux yeux qu’ils devinent jolis, mais dont ils ne posséderont jamais les charmes émouvants, de jeunes hommes meurent à la fleur de leurs ans ou acceptent les pires mutilations ; d’autres se perdent dans la nuit, la bourrasque et le feu, sans porter vers elles un regard de regret.

Belles inconnues, protégées du soldat, parures de la France, vierges qu’il sauva de l’ignominieuse atteinte du Barbare sans espoir de vous retrouver : Marie aux lèvres chaudes, Jeanne ensoleillée, petite Magali à la voix d’oiseau, vous toutes enfin dont la grâce fut l’enjeu du dur combat, vous incarniez, pour le soldat de la Marne, en votre joliesse désirable et frémissante, l’indépendance, l’harmonie et la liberté.

En ligne

Les canons aboient dans le crépuscule. Les bois où l’artillerie est cachée sont des buissons ardents. Il faut monter en ligne. Dans le village en ruines, au faîte d’un pan de mur, une plaque demeure, battue des vents : « La mendicité est interdite dans le département. »

C’est une zone nouvelle où la terre est soulevée, retournée, éventrée par les explosions. Une avenue, faite de troncs d’arbres, mène vers la ligne.

Il faut avancer avec attention, se lier au sol, épouser sa forme et sa couleur.

Un Tel entre, avec son bataillon, dans cette mystérieuse région de l’aventure. Son sac, où des lettres, des vivres et du linge forment un ensemble compact et moisi, lui pèse ; des musettes gonflées de grenades battent ses flancs. Un Tel gagne le boyau. Il accroche son fusil au fil téléphonique. La nuit est venue. S’efforçant de suivre l’ombre qui le précède, il trébuche et s’irrite.

Des voix font passer des recommandations : « Attention au fil. Faites passer qu’on ne suit pas. Faites passer : Halte. » D’autres voix, surgies de la terre, demandent, sourdes, inquiètes :

– Qui est-ce qui fait passer qu’on dise : Halte ?

L’irritation d’Un Tel gagne la file errante.

– Quel est l’imbécile qui est en tête ?

– On va trop vite !

Le boyau devient étroit. Épuisé, l’épaule déchirée par la courroie du sac. Un Tel s’accote à la paroi suintante et molle, il lui faut repartir, car ceux qui le suivent le renverseraient et lui passeraient sur le corps. Les boyaux se coupent et se rejoignent. On ressent un vertige écœurant à les parcourir.

Voici la première ligne. Les hommes se fixent obstinément au poste qu’ils garderont. Les escouades descendantes s’incrustent dans le mur, afin de laisser passer la relève.

Il faut occuper avant tout le petit poste avancé, cirque de terre, entouré de fils barbelés, d’arbres abattus, fortin garni de grenades, sentinelle dont la vigilance doit être absolue et qui garde la France. À deux ou trois mètres du poste, des cadavres ossifiés, lavés des pluies, et dont la tête convulsée montre encore le cercle éclatant des dents blanches, attendent un lointain réveil. Ces morts ont le visage de leur âme. Les nuits de vent et de pluie, il faut aller s’étendre auprès de ces squelettes et, sous leur protection, écouter la nuit afin de pouvoir abattre l’adversaire qui, par aventure, tenterait de se glisser jusqu’à la tranchée.