Une chambre à écrire - Collectif - E-Book

Une chambre à écrire E-Book

Collectif

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Beschreibung

Une réflexion plurielle sur l’exercice de l’écriture et celui de la déambulation.

Que produit aujourd’hui le geste de donner à des auteures une ville à arpenter pour contempler, méditer et en faire littérature, et ainsi la liberté économique de consacrer un temps à l’écriture ?
Plus de quatre-vingts ans après Un lieu à soi de Virginia Woolf, et en écho à cette œuvre, il a été proposé à quatre auteures de vivre cette expérience dans le cadre d’une résidence d’écriture.
Quatre regards de femmes sur un même espace urbain, quatre chemins de création à l’épreuve de dire l’expérience commune d’écrire.

Avec ces quatre récits féminins, le lecteur découvre aussi une façon insolite de parcourir la ville de Bordeaux.

EXTRAIT DE JOURNAL D'UNE PASSANTE

C’est dimanche. J’arrive en fin de journée dans une gare très animée et une chaleur presque estivale. La chambre que je vais occuper pendant une semaine est dans le quartier Sainte-Croix, 5 rue Porte-de-la-Monnaie. Elle est haut perchée, sous le toit. De mon lit, j’aperçois la Garonne. Elle se faufile entre deux cheminées et semble boire la couleur du ciel.
Je suis venue pour la première fois à Bordeaux il y a presque trente ans, elle était alors une ville sombre, fatiguée, ses quais évanouis sous le poids douloureux des entrepôts désertés. Aujourd’hui, elle est lumineuse, se prélasse le long du fleuve, rayonne sous un ciel d’azur.

LES AUTEURES

Michèle Lesbre, Juliette Mézenc, Dominique Sigaud et Sophie Poirier.

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Seitenzahl: 71

Veröffentlichungsjahr: 2017

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« Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction1 », disait Virginia Woolf, dans une des conférences qu’elle prononça en 1928 à l’université de Cambridge.

Les réflexions qu’elle y développe ont constitué l’élément déclencheur du dispositif imaginé et mis en œuvre par la comédienne et metteure en scène Sophie Robin.

 

Que produit aujourd’hui le fait de donner à des auteures, une somme d’argent et la liberté économique de consacrer un temps à l’écriture, ainsi qu’une ville à arpenter pour contempler, méditer et en faire littérature ?

Il a été offert successivement à trois écrivaines, Michèle Lesbre, Juliette Mézenc et Dominique Sigaud de vivre cette expérience :

 

Et puisqu’il était question d’un dispositif, Sophie Robin a imaginé de créer des « contraintes » particulières à leur séjour : habiter une même chambre pendant une semaine, la Maison Fredon rue Porte-de-la-Monnaie, et se laisser guider dans les mêmes conditions au fil de quatre déambulations singulières dans la ville de Bordeaux.

 

Il leur a été également demandé, à la fin de leur semaine, de rencontrer des lectrices et des lecteurs à la bibliothèque de Bordeaux-Mériadeck pour témoigner de leur séjour dans la ville.

 

Ces rencontres étaient animées par la quatrième auteure, Sophie Poirier, bordelaise coutumière de l’écriture de balades dans la ville et complice de Sophie Robin dans l’élaboration des déambulations proposées.

 

Restait alors aux trois premières à livrer un texte librement inspiré par cette expérience commune ; la quatrième, nous conviant à la suivre hors des sentiers battus de la ville.

 

Quatre regards de femmes sur un même espace urbain, quatre chemins de création à l’épreuve de dire l’expérience commune d’écrire, non pas sur un même thème, mais sur un même univers.

 

Des auteures parcourant les mêmes itinéraires traversent-elles la même ville ?

 

C’est dans cette attente de trouver à entendre2 puis à lire un chemin littéraire, que cette expérience se transforme en odyssée singulière pour chacune.

1Un lieu à soi, Virginia Woolf, traduit de l’anglais par Marie Darrieussecq, éditions Denoël, collection Empreinte, 2016.
2 Michèle Lesbre, Juliette Mézenc, Dominique Sigaud et Sophie Poirier donneront, dans le cadre de l’édition 2016 de L’Escale du livre, une lecture de leurs textes, mise en espace par Sophie Robin.

Journal d’une passante

Michèle Lesbre

 

Dans Déplacements, Claudio Magris a écrit,« Ce n’est pas pour rien que le voyage est avant toutun retour, et qu’il enseigne à habiter plus librement,plus poétiquement, sa propre maison. »

20 septembre

C'est dimanche. J’arrive en fin de journée dans une gare très animée et une chaleur presque estivale. La chambre que je vais occuper pendant une semaine est dans le quartier Sainte-Croix, 5 rue Porte-de-la-Monnaie. Elle est haut perchée, sous le toit. De mon lit, j’aperçois la Garonne. Elle se faufile entre deux cheminées et semble boire la couleur du ciel.

Je suis venue pour la première fois à Bordeaux il y a presque trente ans, elle était alors une ville sombre, fatiguée, ses quais évanouis sous le poids douloureux des entrepôts désertés. Aujourd’hui, elle est lumineuse, se prélasse le long du fleuve, rayonne sous un ciel d’azur.

J’arrive avec dans mes bagages la mémoire d’images d’autres villes, celles d’un été vagabond en Italie, en Ukraine. Elles vont sans doute se mêler à celles qui m’attendent ici, palimpseste des voyages, monde un peu brouillon mais intime.

Ce pourrait être le début d’un roman, celui d’une femme qui erre depuis des mois, différant sans cesse le moment du retour chez elle où personne ne l’attend. Mais je ne l’écrirai pas, ou plutôt je l’ai déjà écrit.

Cette femme ferait une longue marche sur les quais avec un homme à peine rencontré, et qui l’aurait entraînée vers la Base sous-marine. Aurait-elle dit qu’elle aimait les ports ? Sans doute, car il aurait précisé que celui de Bordeaux s’appelait le Port de la Lune en raison du croissant que forme la Garonne, et ce nom lui aurait plu, si poétique. Elle aurait marché à côté de cet homme, portée par l’image irréelle de croisières célestes et le désir confus d’un espace immobile, comme figé dans le temps. Ils auraient contemplé la Base sous-marine longuement, à distance et en silence, un silence dans lequel planerait peut-être encore la rumeur lointaine de la guerre. Ce serait ce roman-là que je pourrais écrire, le roman d’une ville réduite à une rencontre de hasard, une dérive vers des vestiges d’un autre temps. Mais je suis venue découvrir une ville au présent, la regarder comme un corps, car une ville est un corps vivant, et l’arpenter « à la paresseuse » selon le précepte d’Henri Calet qui est aussi le mien.

La petite sonatine de Diabelli résonne alors en moi. Est-ce à cause de Moderato cantabile qui soudain me vient comme un souvenir intime ?, du Café de la Gironde ?, de l’horizon étale où divague et se perd le couple impossible ?, du noir et blanc de l’image ?, du roman de Duras que je relis souvent ?, du film de Peter Brook qui m’accompagne depuis si longtemps ?, de cette femme dont je n’écrirai pas le roman ?

Dans une impatience qui ressemble à celle d’un premier rendez-vous, je marche le long de la Garonne et me revient une phrase écrite par un ami dans Un cœur portuaire, « J’habite un territoire hors sol où je mène une vie de quai. »

J’ai envie de mener cette vie-là pendant les jours qui viennent.

21 septembre

Au petit déjeuner je lis, dans le quotidien régional, que le pape, hier, a célébré une messe sur la place de la Révolution à La Havane. J’imagine la scène sous le regard dubitatif du Che dont l’immense portrait surplombe l’endroit, et je me souviens d’une autre messe, un interminable discours de Castro dont on pouvait entendre les modulations partout dans la ville, dans les années soixante-dix. Aujourd’hui il me semble que le monde devient illisible. Il m’effraie parfois, souvent.

Mon guide m’entraîne dans une visite singulière de la ville, du moins de la vieille ville, telle qu’il la vit et l’aime. C’est un conteur dont le talent me séduit. Sur la place de l’église Saint-Michel, il salue tous les vendeurs de fripes dont il connaît les prénoms, et nous voilà buvant un thé à la menthe avant de nous faufiler dans le labyrinthe de rues étroites dont il me commente les noms, anecdotes à l’appui. Je sais que Saint-Michel, les Capucins, le cours Victor-Hugo ont été et restent encore le quartier de l’immigration, je le constate, même si les choses ont un peu changé après la guerre d’Algérie, la mort de Franco. « Les rues sont les couloirs de l’âme et les obscures trajectoires de la mémoire », a écrit Paul Virilio.

L’homme qui me guide me montre des détails d’architecture que je n’aurais peut-être pas remarqués, me présente des gens avec lesquels il partage le même amour de la ville, se plaît à m’entraîner dans les coulisses d’une boulangerie où l’artisan nous confie sa dernière recette, dans le dédale d’une brocante insolite. Il me raconte son périple professionnel, son amour de la nature et des jardins, et nous glissons dans ces rues qui vont me devenir familières. Je me laisse entraîner, j’aurai tout le temps de refaire ce parcours à ma façon, en me souvenant de ce moment chaleureux et drôle. Avant de nous séparer, je lui demande de m’emmener à la boutique Larrieu qui existe depuis 1622. La description qu’en fait Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement m’a donné l’envie irrésistible d’entrer dans cet endroit, me faire prendre dans les filets rusés de cette ville, comme un papillon, un lapin, une anguille, une curieuse. Il y a moins de filets que ce que décrit Bailly, mais j’apprends l’infinie variété de ces petits et grands pièges, que leur beauté arachnéenne rend presque irréels. Puis, je regagne ma chambre dans laquelle je prends déjà quelques habitudes, surveiller la Garonne qui change de couleur avec la lumière, écouter le silence apaisant, laisser venir les images d’ici et d’ailleurs.

Les chambres provisoires, les chambres d’hôtels, les chambres d’amis, les chambres ferroviaires, bousculent l’endroit immobile de mon quotidien. Sans ces lieux éphémères, les murs trop familiers de ma vie ordinaire me tiendraient captive. J’aime aussi les chambres d’une seule nuit, d’un seul matin, tout ce qui ruse avec l’insidieux glissement des jours, et m’entraîne dans ce flottement entre espace et temps