Une vie infernale - Ligaran - E-Book

Une vie infernale E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Extrait : "J'avais donc quitté le service après six ans d'efforts inutiles, six ans d'une vie pénible, misérable, et je me voyais sans situation, sans avenir, même sans pain. Ma mère, sentant sa fin prochaine, tourmentée du sort inconnu de son fils, avait songé pour lui à son frère, à cet autre fils qui, plus favorisé que le sien propre, avait pu, grâce à ses sacrifices, terminer ses études et s'assurer une position."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À MON AMI CHARLES BEAUMONT

Homme de Lettres

C’est au cours de nos promenades solitaires au bord de la mer, dont la plainte mélancolique, si douce et si chère aux affligés, a, de son sanglot éternel, bercé et calmé tant de chagrins et de souffrances, que je vous ai parlé de mes malheurs.

Vous m’avez prêté une oreille attentive et votre droiture a eu peine à concevoir les machinations dont j’ai été victime.

Pour en mieux juger, vous m’avez demandé le récit d’une infortune qui vous a touché. Venue d’un cœur généreux et sensible, cette compassion m’a été une précieuse consolation.

Afin de satisfaire à ce noble sentiment de commisération qui vous honore plus encore que moi-même, afin surtout de le justifier, je viens vous révéler le plus funeste enchaînement de calamités qui puisse accabler une existence humaine. C’est l’histoire, singulièrement douloureuse et tourmentée, de la vie qui fut la mienne.

Ces confidences pourraient, tout aussi bien, s’appeler une confession, puisque ce mot implique la faute et que j’ai été presque aussi coupable, hélas ! que malheureux.

S’il en est une impardonnable, c’est l’inconstance, c’est l’infidélité du cœur, et ce crime inexpiable, ce parjure, (puisqu’il faut l’appeler par son nom), que je ne veux ni atténuer ni pallier, je l’ai, que je veuille ou non me l’avouer, je l’ai commis…

Oui ! comme autrefois l’apôtre égaré qui, par trois fois, renia son maître, j’ai, dans un aveuglement encore aujourd’hui pour moi-même inexplicable, violé mon serment, sacrifié l’objet du plus tendre, du plus profond, du plus sincère amour… Ah ! de combien de larmes, de regrets, de tourments, depuis cette date toujours présente, toujours dressée, comme un spectre vengeur et inexorable, dans mon souvenir, j’ai payé un instant de défaillance et de lâche abandon !

Puisse la confession pleine et entière que vous allez lire, me valoir de votre indulgence les circonstances atténuantes !… Soyez mon juge, mais un juge impartial et sévère, et peut-être l’absolution de mon ami le plus cher contribuera-t-elle à me réconcilier avec moi-même, m’apportera-t-elle un pardon que mon incurable désespoir se refuse à m’accorder…

Ah ! pût aussi ce tardif aveu, en expliquant, en excusant dans la mesure du possible la fatalité qui a pesé sur ma triste destinée, pût mon indicible repentir me mériter un pardon plus précieux encore, le pardon de celle dont la perte m’a été plus cruelle que la mort, de celle dont j’ai cherché l’oubli dans les flots… Mais le Léthé impitoyable a rejeté sa lamentable victime, réservée à de plus longues, à de plus terribles expiations…

Depuis plus d’un tiers de siècle, depuis près de sept lustres, je porte sur ma conscience, comme un intolérable fardeau, le remords de la plus grande, sinon de la seule faute de ma vie. Allégé de ce poids redoutable, il me semble que j’entrerais avec plus de calme et de sérénité dans la paix prochaine, et de plus en plus souhaitée, du tombeau.

Votre affectueux et reconnaissant ami,

J. SILA

Juin 1907

CHAPITRE IEnfance heureuse

Pour la clarté de ce récit, il est nécessaire de vous donner quelques détails sur mes premières années.

Ma mère fut placée toute jeune, comme gouvernante, chez un de ses parents, M. L…, notaire à C… (Manche).

On lui confia les deux garçonnets, dont l’un devint sénateur du département et ministre. Elle leur apprit à lire et à écrire et, quand ils commencèrent leurs études au petit collège de la ville, elle fut chargée de les conduire matin et soir ; entre les heures de cours elle les aidait à préparer leurs devoirs et leurs leçons. Éveillant et partageant leur amour-propre et leur émulation, elle sut maintenir ses élèves à la tête de leur classe, et c’est aux habitudes de régularité, d’ordre et de travail qu’elle avait su leur inculquer, qu’ils durent plus tard leurs brillants succès scolaires.

Mme L…, étant toujours malade, se reposait sur la jeune gouvernante du soin de diriger son intérieur et celle-ci, jalouse de se montrer digne de cette confiance, s’appliquait à lui donner pleine satisfaction.

Sa maîtresse morte, les orphelins trouvèrent en elle une seconde mère. Par sa douceur, sa gaieté, son intelligence et son dévouement, elle adoucit au mari affligé, ainsi qu’aux enfants, la perte cruelle qu’ils avaient faite. Plusieurs années durant, elle fut l’âme, la consolation, le bon ange de ce foyer désolé.

Devenus jeunes gens, les enfants qu’elle aimait d’une affection toute maternelle, entrèrent au Lycée de Saint-Lô. Sa présence n’étant plus nécessaire dans la maison où elle avait vécu près de sept ans, ma mère, vers sa vingtième année, la quitta pour se marier, emportant l’estime et la sympathie de tous ceux qui l’avaient connue.

Née de parents très pauvres, elle avait laborieusement amassé sur ses gages un léger pécule ; M. L… y ajouta une large gratification, qui lui permit d’entreprendre un petit commerce de mercerie épicerie. Plus tard, par l’influence de son ancien maître, elle obtint un bureau de tabac, qui augmenta ses ressources. Jusqu’à sa mort, elle trouva dans la noble et généreuse famille qu’elle avait servie un affectueux et fidèle appui. Son fils aujourd’hui, garde de ces bienfaits un souvenir ému et reconnaissant.

À peine installée dans son modeste ménage, ma mère devint la providence des siens. Elle soigna son père courbé, usé par l’âge autant que par le rude labeur des champs. Deux de ses sœurs moururent chez elle : la première en couches, lui laissant un orphelin qu’elle éleva ; la seconde, emportée par une phtisie galopante.

Chez elle mourut également la fille d’une autre sœur dont les nombreux enfants étaient habillés et entretenus par l’inépuisable bonté de leur tante ; chez elle, enfin, son frère, encore enfant, trouva la tendresse et la sollicitude de la mère décédée alors qu’il était en bas âge.

Malgré toutes ces charges, grâce à son esprit d’ordre et d’économie, à sa probité commerciale qui lui avait gagné la confiance de sa clientèle, le petit commerce de ma mère prospérait.

Femme de tête et de cœur, elle connut un instant la douceur de l’aisance.

L’éducation de son jeune frère devint alors l’objet de sa constante sollicitude.

Guidé par elle, après avoir suivi, avec succès, les classes de l’école communale, il put entrer au collège de Valognes, où M. L… lui avait obtenu une demi-bourse, à la prière de ma mère, qui parfaisait chaque année le reste de la somme. Après l’avoir pourvu du trousseau nécessaire, elle se chargea de l’entretien de ses habits et de son linge qui n’avaient rien à envier à ceux de ses camarades, pour la plupart fils de gros propriétaires de cette riche partie du Cotentin.

Ses affaires ayant pris un certain développement, ma mère avait acquis d’un médecin du pays, ancien chirurgien de la grande armée, blessé à Wagram, à qui son âge ne permettait plus de les utiliser, un cabriolet presque neuf et un excellent cheval, encore jeune. Pendant une longue suite d’années, je les ai vus, l’un et l’autre, à la maison, car ma mère partageait également à tous les deux son attentive et vigilante surveillance.

Bien nourri, frais, dispos et lustré, le cheval, traité avec douceur, connaissait ma mère, lui obéissait à la voix et au geste ; il n’a jamais senti chez nous l’outrage du fouet ; ce stimulant des chevaux paresseux n’existait même pas. Quant au cabriolet, qui faisait l’admiration et l’envie du voisinage, il frappait les yeux par son aspect luisant, poli et brillant comme une glace. Après sept ans de service, périodiquement restauré et verni, l’élégant et léger véhicule paraissait aussi neuf que le premier jour.

C’était pour moi un grand bonheur, (et c’est encore pour ma vieillesse un de mes plus anciens et de mes plus chers souvenirs d’enfance), que d’accompagner ma mère à la ville, dont nous séparait une dizaine de kilomètres. Elle s’y rendait tous les samedis pour les besoins de son commerce et de son ménage, et sa première visite était naturellement pour le collège, alors tenu, comme presque partout en France, à cette époque, par les Jésuites, et pour son frère.

Je vois encore avec quelle effusion elle embrassait ce grand garçon, un inconnu pour moi, qui s’appelait mon oncle, l’oncle Justin et dont je me montrais, devant ces manifestations de tendresse, quelque peu jaloux, bien qu’on m’apprit, avec une sorte de piété, à respecter et à imiter le prestigieux étudiant, bien que son nom revint comme une ritournelle dans les prières du matin et du soir, qu’on me faisait régulièrement réciter.

Ce n’est qu’après revue soigneuse de sa garde-robe, et remise de linge blanc, de fruits, de confitures, de monnaie de poche, et autres douceurs sensibles aux reclus du collège, que ma mère vaquait à ses commissions et emplettes. Celles-ci, par leur nature, tenaient facilement et sans trop l’alourdir, dans le coffre de notre voiture. Au retour, je constatais, non sans étonnement, que Wagram (c’est le nom que, en souvenir de son premier maître, on lui avait conservé) trottait plus allègrement que le matin, ce que ma bonne mère, heureuse de n’avoir jamais à exciter par des coups le docile serviteur, expliquait à ma surprise enfantine par le désir bien naturel qu’avait l’intelligent animal de retrouver son écurie, où l’attendaient une litière bien garnie et une abondante provende. D’un pied très sûr, on s’occupait à peine de le diriger, tant il connaissait bien le chemin de la maison.

Grand, doux et beau cheval, bai brun, à longue crinière, le premier en date de mes amis dans son espèce, de combien de morceaux de pain et de sucre n’ai-je pas flatté sa friandise, seul défaut que je lui aie connu. Il me remerciait de cette délicatesse, à laquelle il était fort sensible, par un hennissement joyeux et particulier qu’il n’avait qu’à mon intention. Aussi, quand l’occasion s’en présentait, se laissait-il volontiers monter par moi pour le conduire à l’abreuvoir, condescendance qu’il savait toujours libéralement récompensée.

Après de longues études, plutôt médiocres, l’oncle Justin rentra définitivement au foyer fraternel où il retrouva la chambre parée et coquette qui lui était réservée pour ses vacances. Depuis longtemps, du reste, il n’avait plus d’autre asile.

Chez sa sœur, très fière de ce grand garçon qu’elle regardait et traitait comme l’aîné de ses enfants, dont l’éducation était son œuvre et un peu son chef-d’œuvre, il était considéré comme le maître de la maison ; il l’était plus, en effet, que mon père lui-même, simple, effacé, obligé, par les nécessités de son dur service de douanier, de passer hors de son toit la plupart de ses journées et beaucoup de ses nuits, et pénétré lui aussi, d’une secrète admiration pour ce savant qui parlait couramment, disait-on, le latin et le grec.

Sous prétexte de repos, ce phénomène perdait son temps dans une inaction désœuvrée et vagabonde, dans un farniente de lazarone, jouissant largement, comme d’une récompense méritée par de longs et pénibles travaux, d’une vie exempte de préoccupations et de soucis, dans le bien-être capitonné dont la tendresse aveugle de sa sœur se plaisait à l’entourer, depuis qu’elle l’avait recueilli et adopté.

Élevé comme un fils de famille, lui qui, dans ses primes années, avait connu la plus noire misère et presque la mendicité, l’enfant chéri dans la maison de ma mère, se voyait adulé et choyé. Amplement pourvu, assuré de la table et du gite, il s’adressait pour le reste, aux bergères naïves et sans défense des alentours ; les courtiser était sa journalière occupation, son unique étude, que lui facilitait la considération, alors attachée dans les campagnes, au titre d’étudiant.

Ce désœuvré de vingt ans, de santé robuste, de haute taille, paysan mal dégrossi, malgré sept années de collège ; ce demi-savant, demi-monsieur, demi-bourgeois, que n’avait pas alourdi et affaissé, comme son père, le soc de la charrue, rougissait d’avouer l’ancien domestique qu’avait accablé une charge trop lourde de sept enfants ; il se croyait, non sans vanité, considéré par les gens du pays ; mais cette déférence, mais ces saluts que, dans sa fatuité, et sans avoir rien fait pour les mériter, il attribuait à sa personne, ne s’adressaient, en réalité, qu’à la digne et excellente sœur qui l’avait élevé.

Fier, enorgueilli de la blancheur presque aristocratique de ses grosses mains oisives et de la pâleur, à défaut de distinction, d’un visage que n’avaient bronzé ni le soleil de midi ardant les sillons, ni l’âpre vent de mer, ni les embruns glacés, il trouvait dans ces avantages une certaine supériorité physique sur les rustres qui l’entouraient, et devint le Don Juan du village.

Battant du matin au soir les chemins, les bois et les champs familiers à son enfance, qui l’avaient vu lui-même gardant l’unique vache de la famille, l’ancien berger débitait à ses crédules conquêtes les périodes ampoulées fraîchement apprises au collège. C’est ainsi qu’il réussit à faire plusieurs victimes ; l’une d’elles lui donna même un gage de son amour, ou plutôt de sa crédulité et de sa sottise. Laide et pauvre, la malheureuse ne fut secourue que par la sœur indulgente du séducteur.

L’enfant qui, pour son âge, ne manquait pas de bon sens, eut celui de partir, au bout de quelques mois, pour un monde meilleur, et de se soustraire à une vie qui, selon toute apparence, n’eût pas été, pour lui, tissée de soie et d’or…

Quant à l’abandonnée, que tout le monde, à l’exception de ma mère, avait repoussée depuis sa chute, (les paysans ne pardonnent pas à la fille séduite), elle disparut pour toujours.

De mauvaises langues prétendirent qu’elle s’était réfugiée dans une maison interlope ; d’autres, que son triste roman s’était terminé dans les flots. Ni l’un ni l’autre de ces deux abîmes ne rendit sa proie.

Quant à l’auteur de ce méfait, il ne s’inquiéta jamais de ses deux victimes.

À vingt-et-un ans, appelé par le service militaire, l’oncle Justin quitta le toit hospitalier où, si longtemps, la tendresse fraternelle, aveuglée sur ses mérites, avait excusé ses vices et ses fautes, indulgemment traitées de fredaines.

Les débuts si durs de la vie de soldat lui furent adoucis, toujours par la même main, prévoyante et généreuse, qui ne se lassait jamais de donner. Les congés étaient des causes de joie et d’allégresse ; on fêtait, par des dîners, des parties de canotage ou de campagne, la présence de l’enfant préféré.

Douce mère, ange de bienfaisance et de bonté, pouvais-tu prévoir comment serait un jour récompensée ta sublime charité ?

Comme un pauvre cheval harassé tombant sous le faix et les coups, ma pauvre mère, jeune encore (elle avait à peine quarante ans), succombait à la lutte matérielle et morale qui l’avait usée avant l’âge. Oui, c’est pour s’être sacrifiée à d’indignes parents qu’elle est morte à la peine ; c’est sa bonté qui l’a tuée. Il ne lui a pas été donné de goûter près de ses enfants le repos et la paix de la vieillesse que lui devaient leur affection et leur reconnaissance, et cette récompense, nulle mère ne la méritait mieux qu’elle.

Ô mère, douce victime, noble et sainte martyre du désintéressement, de l’abnégation et du dévouement, puisse ma vénération pour ta mémoire racheter l’égoïsme, la cupidité et l’ingratitude des tiens ! Tu es morte à la fleur de ton âge, n’ayant connu de la vie que ses amertumes et pas une de ses joies. Morte bien-aimée dont j’envie le repos, la vie de ton fils est encore plus à plaindre que la tienne. Toi, du moins, tu as été tôt délivrée, mais la mort, moins clémente pour moi, me laisse vider jusqu’au fond la coupe de douleur et de fiel…

Au milieu des chagrins qui m’accablent, qu’il m’est doux et consolant de faire un retour vers le passé !… Ah ! que ce temps de ma première enfance a été heureux, embelli et réchauffé par le rayonnant soleil du plus tendre, du plus indulgent amour maternel…

Je me revois encore, assis à ses pieds, répétant des leçons dont ma mémoire, un peu rebelle, ne venait pas toujours à bout. D’une patience d’ange, ou plutôt de mère, elle apprenait avec moi, et savait toujours avant moi les leçons les plus longues… Sanglotant un jour dans ma petite chambre, à cause d’un problème assez difficile que je ne comprenais pas, ma mère, toujours attentive, vint s’asseoir près de moi ; puis, après avoir essuyé mes larmes, avec une clarté, une lucidité que lui eut enviée mon maître, elle m’expliqua le terrible problème, de telle sorte que j’eus la conviction et la joie d’avoir dénoué moi-même cet inextricable nœud gordien.

Tendre mère, aussi modeste qu’intelligente et savante, sa délicatesse, après avoir arraché pour moi les épines de l’étude, ménageant mon amour-propre d’enfant, me persuadait que j’avais, par mon seul effort, vaincu la difficulté !…

Nous habitions, au milieu du village, une assez grande et belle maison bâtie sur un coteau en face de la mer, dont deux kilomètres à peine nous séparaient. La vue embrassait le plus grandiose, le plus ravissant panorama de la Manche.

À gauche, les forts de Saint-Vaast-la-Hougue, petit port de cabotage, aujourd’hui bien déchu, qui a donné son nom, pour nous malheureusement célèbre, à la sanglante bataille navale de la Hogue. Au-delà, vers le nord, les phares de Gatteville et de Barfleur, dont les feux, intermittents ou fixes, faisaient l’étonnement et l’admiration de mes yeux intrigués d’enfant curieux et rêveur.

À droite, semblables aux murailles cyclopéennes de quelque ville immense, titanesque et fantastique, se profilent et se perdent, dans un lointain brumeux et vague, les hautes falaises du Calvados qui cachent, dans un retrait de la côte, le joli petit port d’Isigny dont le nom est connu en Angleterre, qu’il approvisionne des riches produits de la province, comme en France.

En face, à deux lieues au plus en mer, émergeant à peine des flots qui parfois les recouvrent dans les hautes marées, deux petits rochers dont l’un fortifié, décorés du nom d’îles Saint-Marcouf, nom qu’elles donnent au village, à moins, toutefois, ce qui est plus probable, que le nom n’ait été donné aux îles par le village lui-même.

Quand le soleil, qui se lève au-dessus des îles, embrase de ses feux la superbe baie, dont il fait un miroir resplendissant, on jouit d’un spectacle féerique et inoubliable.

De nos fenêtres, même à l’œil nu par les temps clairs, mais mieux encore à l’aide d’une lunette marine que mon père possédait pour son service de surveillance, on pouvait suivre le chassé-croisé de l’innombrable flottille de petits bateaux pêcheurs, aux voiles de couleurs variées, gonflées par la brise. Parfois, à l’horizon lointain, un grand voilier cinglait et disparaissait au large.

Cette jolie côte, offrant une plage d’une étendue, d’une beauté, d’une douceur et d’un charme incomparables, était, dès cette époque, peuplée de chalets où, dans les beaux jours, revenaient, aussi fidèlement que les oiseaux de ces parages, citadins, touristes, peintres, malades, etc., avides de grand air, de soleil et surtout de santé.

Entre le village et le rivage s’étend un vaste marais boisé, jadis recouvert par la mer, comme l’attestent de nombreux débris de coquillages. Les anguilles fourmillent dans les larges fossés dont il est sillonné, et les buissons touffus donnent asile aux poules d’eau, aux canards sauvages, aux sarcelles et à quantité d’animaux aquatiques.

Avec quelques camarades, nous avions fait notre domaine de ces parages solitaires, où nous braconnions à l’aise les jours de congé. Triomphalement, je rapportais à la maison le produit de ma chasse ou de ma pêche : quelques anguilles ou grenouilles enfilées dans un brin d’osier ; dans mes poches, les grives ou les merles pris dans nos lacets. Des captifs que je faisais, j’avais peuplé toute une volière, adoucissant le sort de mes pensionnaires forcés par toutes sortes de friandises.

Temps d’innocence et de joie, d’insouciance et de paix, que tu es loin dans le passé, évanoui sans retour, mais frais et présent dans mon souvenir !

Oui ! c’était un coquet et joli village, mon pays natal, avec ses maisons blanches émergeant çà et là de massifs de verdure : site pittoresque qui a dû tenter plus d’une fois le pinceau d’un artiste. Dans mes lointains voyages, aucun paysage ne m’a paru plus charmant.

C’était aussi, en ce temps-là, du moins, l’un des pays privilégiés de la riche Normandie ; tout y abondait ; la terre et la mer y prodiguaient à l’envi leurs dons : innombrable bétail dans les plantureux herbages ; poissons et coquillages sur le rivage. Il n’y avait là de vraiment malheureux que ceux qui le voulaient, car il suffisait de se baisser pour trouver son pain quotidien.

Pays témoin de jours de bonheur trop rapidement envolés, qu’il me serait doux de penser qu’un jour me sera donné l’éternel repos sous le vert gazon de ton cimetière, au bruit aimé des vagues qui m’ont tant de fois bercé dans ma couche enfantine !…

Précoce pour mon âge et passionné pour la lecture, je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main, mais de préférence, par l’influence sans doute du milieu, les livres de voyages, de découvertes, de batailles navales, de naufrages célèbres. Parmi ces derniers, le Naufrage de la « Salamandre », d’Eugène Sue, m’avait vivement impressionné.

Vers l’âge de neuf ans, atteint d’une fièvre scarlatine, mon cerveau frappé des scènes tragiques de ce roman et les revivant, j’allais, dans un accès de délire, me précipiter par la fenêtre, lorsque ma mère accourut, avec ma jeune sœur, juste à temps pour me retenir : « Mais maman, criais-je, ne vois-tu pas que nous coulons ? Vite à la mer, sautons, sautons ! »

La mer…, c’était à six mètres plus bas, le sol où je me fusse infailliblement brisé. Ma mère appela à l’aide, et ce ne fut pas sans peine que l’on me réintégra dans mon lit, où l’on dut m’attacher.

Ah ! mère trop vigilante, que n’es-tu survenue une minute plus tard ! Je serais parti en plein bonheur, et je n’aurais lu que les plus belles pages du livre de ma vie… Aujourd’hui, je dormirais près de toi mon dernier sommeil.

Le village avait alors une population plus nombreuse que maintenant. Avec une centaine de camarades, je fréquentais l’école communale. Le groupe scolaire venait d’être construit, superbe, presque monumental. Garçons et filles occupaient aux extrémités de grandes salles claires et bien aérées ; au centre, était la mairie avec les logements des maîtres. En face une vaste pelouse ensoleillée, que ventilait constamment une brise saline, servait aux ébats bruyants des enfants des deux sexes.

De cette terrasse ou plate-forme, dominant au loin la mer, la légende veut que Louis XIV, avec sa cour, ait assisté au désastre et à l’incendie de ses vaisseaux, et Jacques II à la perte définitive de sa royauté ; de là le nom de cette place : Colorey (Cour du roi).

À l’époque dont je parle, on voyait encore à l’entrée du village un des vieux canons de Tourville, près de deux fois séculaire, rongé par une rouille dont j’ai parfois détaché de larges plaques. Montée sur un affût rustique, œuvre d’un charpentier indigène, sans doute cette pièce historique avait tonné dans le célèbre combat naval, trouant les carènes, abattant les mâts, avec leurs voiles et vomissant la mort. Tranquille et solitaire à présent, elle regardait passer les générations et sa vieille voix enrouée n’annonçait plus que la fête pacifique du pays.

Ainsi que la vieille école, l’ancien instituteur avait disparu. C’était maintenant un jeune maître, sortant de l’école normale, instruit et distingué ; portant le nom du premier homme ; c’était aussi l’un des meilleurs, parmi ses descendants. Ayant étudié pour être prêtre, il m’inculqua, avec les principes de la grammaire française de Lhomond, les éléments des langues latine et grecque. En le quittant pour le collège de Valognes, je pus entrer en troisième, toujours sur les traces du cher oncle que ma pauvre mère, abusée par son affection, me citait constamment comme un modèle, et, dans cette classe, j’obtins un rang fort honorable.

Par-delà la tombe, j’adresse au maître dévoué qui, de l’inculte petit paysan a fait un homme apte à servir son pays, l’expression de mon inaltérable gratitude.

Après trois ans de collège, ma mère me plaça, à seize ans, dans une école industrielle de Caen, tenue par M. Joune. M. Justin Roux, mon oncle, alors sous-lieutenant en garnison dans cette ville, s’était chargé de veiller sur moi et de régler trimestriellement le prix de ma pension, qu’on lui envoyait régulièrement. Confiance mal placée, car aux vacances, ma mère eut la surprise désagréable de se voir réclamer le montant intégral de ma pension qu’elle affirmait avoir payée.

Incapable de douter de son frère, sa droiture ne pouvant croire que celui qu’elle avait élevé, en l’entourant de soins maternels, qui lui devait tout, fût capable d’une indélicatesse, elle se laissa intenter un procès qu’elle perdit en première instance, puis en appel, et finalement fut obligée de payer, non seulement le prix de la pension complète, mais aussi les frais onéreux de justice.

Dans une lettre en date du 9 février 1857 M. Roux écrivait au sujet de cette affaire :

« Judiciairement parlant (sic), si M. Joune a gagné, c’est un peu ma faute. Nous étions dans notre tort, n’ayant pas de quittances à présenter. C’est ce qui arrive tous les jours, un abus de confiance. »

M. Roux veut bien reconnaître ici que, « juridiquement », sa responsabilité était engagée et qu’il y avait eu quelque négligence de sa part en n’exigeant pas les reçus des paiements ; cependant il ne s’offrait même pas à rembourser sa sœur.

Dépositaire d’une somme d’argent relativement importante, il eut dû en justifier l’emploi, ou, ne le pouvant, demander à réparer, en tout ou en partie, le préjudice causé par sa faute : proposition que n’eût pas, d’ailleurs, acceptée l’extrême délicatesse de sa sœur. Mais, en admettant une négligence, il faut avouer qu’elle est singulière, inexcusable même chez un comptable rompu au maniement de l’argent…

M. Joune s’était défendu énergiquement et victorieusement. Jouissant de l’estime générale, eût-il risqué sa considération, compromis la réputation de son établissement, alors dans toute sa prospérité, pour l’appât misérable d’un millier de francs ? Une aussi insigne maladresse est invraisemblable, inadmissible chez l’homme intelligent et, il faut bien le reconnaître, honorable et honoré qu’était M. Joune.

Ma pauvre mère est morte sans avoir suspecté son frère, qu’elle regardait comme son fils, qu’elle avait choyé et dorloté plus que l’eût fait sa propre mère, qu’elle chérissait autant, sinon même, en raison des soins et des sacrifices qu’il lui avait coûtés, un peu plus que ses propres enfants et qui représentait pour elle le génie et l’honneur de la famille ; elle eût douté d’elle-même plutôt que de son frère, à ses yeux modèle de loyauté.

Hélas ! combien d’enfants, gâtés par la tendresse incurable d’une mère trop indulgente et trop confiante, considèrent comme peccadille envers elle ce que leur conscience, singulièrement élastique, leur reprocherait à l’égal d’un véritable vol envers des étrangers.

M. Roux avait alors une maîtresse qu’il recevait plusieurs fois par semaine dans un pavillon champêtre, loué et meublé à cet effet. Cette jeune fille, je rougis de l’avouer, n’était autre qu’une cousine germaine pauvre, pas jolie, portant le même nom que lui. De même que celle qui l’avait précédée, la honte et le chagrin tuèrent cette nouvelle Ariane abandonnée.

Que cette comparaison, mon ami, ne vous étonne pas ; la fable antique n’a point cessé d’avoir du charme pour moi, et comme j’écris à ma guise, sans souci de la mode, il m’arrivera sûrement, au cours de ce récit moderne, d’y faire, çà et là, de légers emprunts.

Comment M. Roux, avec sa solde alors fort modique, pouvait-il entretenir une maîtresse d’autant plus nécessiteuse que, par sa conduite, elle avait perdu, avec l’affection des siens, sa place et ses moyens d’existence ?

Pour moi, que certains faits ultérieurs analogues ont éclairé, j’ai depuis longtemps acquis la conviction que l’abus de confiance, imputé à M. Joune, n’a pas été commis par lui. Ma conscience enfin soulagée d’un doute qui l’a oppressée pendant un demi-siècle, absout cet honnête homme, si longtemps calomnié, et le déclare innocent…

Ne pouvant plus, après cette désastreuse affaire, rentrer dans son établissement, je dus, pour ne pas rester à la charge de ma mère, malade de fatigue et de chagrin, et déjà sur la pente de la ruine, contracter un engagement volontaire de sept ans. J’en avais alors dix-sept et ne devais plus revoir celle qui avait fait mon enfance si heureuse.

Il en fut de même pour mon pauvre père.

Pendant une nuit d’hiver, surpris au bord de la mer, où il était de garde, par une pluie glacée, il contracta une pneumonie aiguë qui l’emporta en moins de huit jours, quelques mois après mon départ pour le régiment.

CHAPITRE IISoldat !

Mes études, mes goûts, ma vocation m’auraient porté vers l’industrie, mais la catastrophe que je viens de raconter avait déterminé pour moi une autre orientation. Contre toute prévision, et non sans quelque chagrin, je me trouvais donc, mes dix-sept ans à peine accomplis, revêtu de l’uniforme et du pantalon rouge que j’ai portés près de quarante ans, mais pour moi sans aucun prestige à cette époque.

Qui m’eût prédit, l’année précédente, pareil bouleversement dans ma destinée !…

Par les soins de l’oncle Justin pour qui ma présence, je m’en suis depuis rendu compte, n’avait rien d’agréable, j’avais été dirigé sur un régiment en garnison à Tarbes, c’est-à-dire à l’autre extrémité de la France. Sous le rapport du climat, de l’aspect, des coutumes, de la langue même, (basque dans une partie de la population), c’était une contrée nouvelle pour moi.

Cette brusque transplantation et la désolation de me voir séparé de ma mère, sous l’aile de laquelle je m’étais jusqu’alors, comme un oiseau, réfugié et réchauffé, me furent très sensibles. Puis, l’ébranlement moral, la santé chancelante de l’être adoré qui possédait tout mon cœur et toute ma pensée, me causaient une inquiétude insurmontable. En cas de maladie, comment voler auprès d’elle dont m’éloignait une distance immense à mes yeux, et que n’avait pas encore abrégée le réseau actuel de chemins de fer ? Le mal du pays, la nostalgie me fit perdre l’appétit et le sommeil et je tombai malade. Un séjour de quelques semaines à l’hôpital rétablit, tant bien que mal, ma santé compromise.

À cette époque, (1856), l’ordinaire du soldat n’avait rien d’engageant, surtout pour un jeune homme habitué à une nourriture, sinon recherchée, du moins proprement préparée.

Je me rappelle mon écœurement lorsque, pour goûter à la soupe invariable du matin et du soir, je dus enlever à pleine cuiller l’épaisse couche de mouches noires qui la recouvrait d’un voile impénétrable.

L’excellente santé, la solide et robuste constitution que je cachais sous une apparence juvénile et délicate, et aussi la nécessité de faire contre fortune bon cœur, triomphèrent enfin de mes répugnances. Bref, à part ces légers désagréments du début, les difficultés dont je m’étais fait un épouvantail s’aplanirent, et les quelques adoucissements que, sous forme de légers subsides, ma pauvre mère, malgré sa gêne croissante, trouvait encore le moyen de me procurer, m’acclimatèrent peu à peu au régime et à la vie militaire relativement rudes de cette époque.

Par un heureux hasard, la pénurie de cadres, écrémés par la guerre de Crimée, était grande dans certains régiments ; le mien était de ce nombre et cette conjoncture me favorisa singulièrement.

C’est alors que je m’applaudis d’avoir tiré un assez bon parti de mes études, tout écourtées qu’elles eussent été.

Grâce à l’instruction passable que l’on voulut bien me reconnaître et à l’écriture nette et lisible dont mon premier maître m’avait doté ; grâce surtout à mon extrême docilité et à l’ardent désir que j’avais de contenter ma mère et de lui faire honneur, je franchis assez rapidement, pour l’époque, les premiers échelons, et j’étais sous-officier presque au début de ma seconde année de service.

Avec les guerres de Crimée et d’Italie auxquelles, malgré mes instances, je n’avais pu participer, j’avais vu s’envoler toute chance d’avancement.

Fidèle à son programme : l’Empire, c’est la paix, l’empereur, habitué à gaspiller l’or et le sang de la France, allait la lancer, à peine cicatrisée, dans l’aventureuse expédition de Chine.

Ayant obtenu d’en faire partie, j’adressai, avant mon départ, cette lettre à ma mère :

 

« Rade de Toulon, à bord de la Dryade, le 30 novembre 1859.

Mère chérie, nous partons aujourd’hui, on est en train de lever l’ancre, je ne sais même si je pourrai mettre cette lettre à la poste. Je me hâte donc avant de quitter la France, de vous adresser encore un souvenir, encore un baiser, encore un adieu… Soyez sûre que, pendant toute la traversée qui sera longue, je ne serai pas un seul instant sans penser à vous. C’est à vous que je penserai dans la tempête et dans le péril, et lorsque je serai dans cette terre lointaine de la Chine, exilé de la patrie et du foyer, ce sera encore votre souvenir qui me soutiendra et me donnera du courage pour braver le danger.

Vous me demandez si je suis heureux de partir. Sans doute, je ne puis sans regret quitter cette terre qui m’a vu naître, où je laisse toutes mes affections ; je ne puis, sans avoir l’âme navrée, dire un adieu qui sera peut-être le dernier, à toi ma bonne sœur, si vaillante, si dévouée, à vous mère chérie, dont la santé me tourmente et que je ne trouverai peut-être plus au retour, si je reviens…

Mais j’emporte l’espérance de revenir un jour vous surprendre avec une épaulette d’or ; et alors, bonne et tendre mère, qui avez tant souffert pour moi et à cause de moi, toutes nos misères, toutes nos peines seront oubliées.

Ah ! pour vivre près de vous, pour partager avec vous mon pain quotidien, je donnerais un bras ou une jambe, les deux même, fallût-il y mettre ce prix, pour acquérir le droit de soutenir, de consoler ma chère maman, mon seul bien, mon seul espoir, mon seul amour au monde, pour lui faire une vieillesse heureuse, recevoir son dernier soupir et lui fermer les yeux… »

 

Cette lettre fut la dernière que reçut ma mère. Aucune autre des miennes datées du Cap de Bonne-Espérance, de Singapour, Shang-Haï, Tché-Fou, Tien-Tsin, Pékin, etc. ; aucune de celles, non moins nombreuses, qu’elle et ma sœur m’adressèrent, ne parvint à destination.

C’est qu’alors le service de la poste était fait avec une incurie dont la récente expédition de Madagascar ne peut donner qu’une idée très affaiblie.

Pour mieux dire, ce service, confié sans la moindre garantie au bon plaisir des paquebots anglais, (les courriers français n’existaient pas encore), subissait tant de vicissitudes : escales, transbordements, naufrages ou autres accidents ; il était fait de façon si défectueuse, si irrégulière, si capricieuse même, que l’on peut dire qu’il n’avait pas lieu. Les lettres non affranchies, (les miennes étaient de ce nombre), ne parvenaient jamais, sans doute à cause des complications causées par la difficulté du recouvrement international des frais.

J’ai toujours été tourmenté de l’intime et cruelle angoisse que la fin de ma mère avait été hâtée par l’inquiétude et le chagrin ; que la persuasion de ma mort, dont mon silence était, à ses yeux, la preuve, avait en partie causé celle de la pauvre femme déjà, moralement et matériellement, si cruellement éprouvée.

De mon côté, la même cause aggrava, détermina peut-être une maladie qui faillit m’emporter.

Les Chinois, vous le savez, font de leurs fleuves des égouts collecteurs. À l’embouchure du Peï-Ho, où mon régiment, après la prise des forts de Ta-Kou, se préparait à marcher sur Pékin, nous ne disposions que de l’eau contaminée de la rivière.

La fièvre typhoïde fit un certain nombre de victimes ; la brusque levée du camp empêcha une catastrophe. Atteint moi-même, je ne dus mon salut qu’aux bons soins d’une ambulance anglaise, car, sous ce rapport, nous étions aussi mal organisés que pour le reste.

Tout d’ailleurs, je rougis de le dire, était à l’avenant dans cette campagne, modèle inouï d’une imprévoyance dont l’éloignement seul a masqué les désastreux effets. Qu’on se débrouille ! cette facile et commode défaite dispensait de tout, dans le haut commandement.

C’est ainsi que la plupart des soldats, sans habits, sans chaussures, en étaient réduits à les acheter, de leurs maigres deniers, près des Chinois et des Anglais. Comme toujours, nos alliés regorgeaient de tout ; leur abondance, contrastant avec notre dénuement, et leur bien-être avec notre misère, étaient pour nous une sorte d’ironie et d’amère dérision.

Un lieutenant de ma compagnie, profitant de ce que je savais un peu l’anglais, me confia la délicate mission d’aller sur l’autre rive du Peï-Ho, qu’occupaient les habits rouges, faire emplette, auprès de ceux-ci, de linge et de chaussures dont il était complètement dépourvu, car, chez nous, les officiers n’étaient pas mieux partagés que les soldats.

Moi-même, grelottant de fièvre et de froid, je dus me confectionner de mes mains inhabiles un pantalon d’une étoffe chinoise, à peu près rouge, que j’avais réussi à me procurer. C’était pendant le terrible hiver sibérien que, après la prise de Pékin, nous dûmes passer à Tien-Tsin où, chaque matin, la glace du Peï-Ho, épaisse de près d’un mètre, et soulevée par la marée montante, éclatait avec la détonation formidable d’une batterie de canons ou d’une explosion de poudrière.

Par ce froid mortel de 30 degrés, mal protégés contre l’atroce température par des vêtements usés et troués (on n’en avait pas reçu depuis le départ de France), beaucoup d’entre nous s’endormirent sur leur lit de nattes misérables et ne se réveillèrent plus ; d’autres eurent les pieds gelés ; d’autres prirent les germes de maladies dont ils ne furent jamais guéris. Mais nous étions si loin !… Qui donc, en France, à part nos mères et nos sœurs, songeait encore à nous ?…

Et tandis que, au nombre de deux mille à peine, perdus et comme noyés dans une immense population de 900 000 habitants, les petits soldats de la France, négligés et oubliés, résignés, méconnus et inconnus, succombaient par centaines, sans plaintes ni murmures, comme leurs aînés de la Bérésina ; pendant ce temps-là, dis-je, on dansait, on valsait aux Tuileries et, insoucieux, l’homme du destin, l’homme funeste et néfaste, l’homme de la défaite et de la honte, alors à l’apogée de la gloire, du bonheur et de l’orgueil, recevait, du général de Montauban, les opulentes dépouilles du Palais-d’Été, qui, plus tard, furent payées du titre sonore et pompeux de duc de Palikao et, en 1870, de celui de ministre de la Guerre.

Celui-ci, avant de quitter la France, avait, dans un ordre du jour emphatique, annoncé à son armée qu’il la conduisait « dans des régions où la Rome immortelle, au temps de sa splendeur, n’avait jamais songé à faire pénétrer ses légions ».

Il avait emmené, entre autres impedimenta, tout un peloton de sous-officiers à particules, fils de sénateurs, députés, généraux, etc., pour qui cette campagne était une partie de plaisir en même temps qu’une excellente occasion d’avancement.

La plupart de ces petits messieurs avaient été cités à l’ordre du jour, pendant la campagne, sans même avoir entendu le bruit du canon. Y avait même figuré un certain M. de R*** laissé comme malade à Saïgon : erreur volontaire d’ailleurs, qui fut l’objet de plaisants commentaires. Mais il avait bien fallu justifier les grades qu’on voulait donner à ces favoris du pouvoir.

Aussi tous étaient revenus sous-lieutenants, quelques-uns même, médaillés ou décorés ; parmi ces derniers, on citait le fils d’un ministre, qui n’avait été sous-officier que sur le papier et n’en avait même jamais porté les galons.

Tout l’avancement avait donc été pour ces privilégiés, non pour les humbles de mon espèce qui n’avaient ni recommandation, ni nom, ni parenté titrée et puissante. Ceux-ci avaient été au péril ; les autres furent à l’honneur et aux récompenses.

Telle fut pour moi la campagne de Chine sur laquelle j’avais fondé tant d’espérances d’avenir et de bonheur pour ma mère ; je n’en rapportais qu’une santé délabrée par la fièvre, les privations, les fatigues et les souffrances. Non seulement je n’avais pas obtenu le grade ambitionné comme prix des sacrifices maternels, mais je n’avais plus d’espoir, l’expédition terminée, de l’obtenir.

Petite déception, il est vrai, auprès de la douleur qui m’attendait au retour. Débarqué à Toulon en mars 1862, j’y reçus la nouvelle, d’ailleurs pressentie et redoutée, de la perte de ma mère !…

Du cher visage aimé dont l’image pendant trois ans d’absence n’avait quitté ni mes yeux ni mon cœur ; de la tendre mère qui tant de fois de sa douce voix mélodieuse et de ses tendres caresses, me tenant petit enfant sur ses genoux, avait calmé mes gros chagrins et séché mes larmes, qui tant de fois m’avait réchauffé et endormi sur son sein ; de l’être adoré, à jamais disparu, dont la vie était ma vie et dont l’âme, en partant, avait, me semblait-il, emporté la mienne, je ne devais plus rien retrouver sur la terre, devenue pour moi un éternel désert…

Libéré dès le débarquement, seul avantage que me valut cette campagne, et désireux par-dessus tout de revoir l’étroit espace qui, dans mon cœur, occupait plus de place que le reste du monde, je fis tout d’une traite le long trajet, comme en un rêve, inconscient de tout, sans rien voir ni entendre, sans boire ni manger, comme attiré par une force mystérieuse et irrésistible. Sans me rappeler même ni par où ni comment j’étais parvenu au but, je me jetai à terre, prosterné sur sa tombe, étouffant de sanglots, appelant à grands cris la chère morte qui jamais ne devait plus me répondre, baignant de larmes le gazon déjà touffu sous lequel, immobile et silencieuse dans son lit glacé, reposait celle qui avait été ma mère adorée…

Arrivé vers le milieu du jour, (je ne possédais pas de montre à cette époque), ne pouvant croire ni me résigner à mon malheur, espérant aussi mourir pour me coucher à jamais auprès de celle que je ne voulais plus quitter, je dus passer là de longues heures dans un demi-évanouissement, car, vers le soir, le gardien, faisant sa ronde, vint doucement m’avertir qu’il était temps de me retirer, et il eut même la charité, vu ma faiblesse, de m’accompagner et de me soutenir jusqu’à la porte du cimetière…

Puis je me mis à la recherche de ma sœur ; celle-ci, dans l’être pâli, vieilli, défiguré, dépenaillé qui se présentait inopinément chez elle, ne reconnaissant pas son frère, fut sur le point de fermer sa porte à cet étranger suspect.

Quand je me fus nommé, ce fut une explosion, non de joie, mais de douleur, que ses habits de deuil avaient réveillée en moi, tandis que je lisais sur sa figure son étonnement et sa peine à l’aspect minable, maladif et lamentable où elle revoyait son frère.

Pendant la traversée de retour, en effet, qui avait eu lieu, non par le Cap, comme à l’aller, mais par Suez avec transbordement jusqu’à Alexandrie, mes vêtements, qui n’avaient pas été renouvelés, (sauf le pantalon que je m’étais confectionné à Tien-Tsin), depuis trois ans, étaient tombés en loques. On les avait, tant bien que mal, remplacés par une vieille vareuse et un pantalon blanc de matelot, ne me laissant que le képi comme marque distinctive de mon régiment et de mon grade.

Et c’est dans cette tenue hybride et carnavalesque, tenant du soldat et du matelot, sous ces haillons fripés que la France d’alors, assez riche pour payer sa vaine gloire en des guerres stériles, mais non pour vêtir ses soldats et préserver leur vie, renvoyait les vainqueurs de la Chine.

Le service rendu, on oubliait le serviteur.

Ma mère, avant de se séparer pour toujours de ma sœur, avait eu la satisfaction de la marier à un jeune homme aussi pauvre qu’honnête et laborieux, qui me reçut fraternellement sous son humble toit. J’eus, alors et depuis, la preuve consolatrice que ma bonne mère, d’un tact, d’un jugement si sûrs, ne s’était pas trompée, car jamais ménage en détresse ne lutta plus vaillamment pour élever sa couvée. Je suis heureux de lui rendre aujourd’hui ce témoignage, hommage tardif, mais sincère, de justice, de reconnaissance et de fraternelle affection.

Cependant, puisque je me résignais à vivre, il fallait en trouver les moyens.

Muni de mon certificat de bonne conduite, auquel mon cher colonel avait bien voulu ajouter une recommandation élogieuse, je m’adressai à la Compagnie de l’Ouest pour obtenir une modeste place d’homme d’équipe.

On me répondit que ma demande serait prise en considération après les 2 579 qui précédaient.

C’est en vain que, respectueusement, j’avais rappelé qu’avant l’expédition de Chine, comme on pouvait s’en assurer, le décret d’organisation en vue de recruter des sous-officiers, leur avait promis au retour une place assurée. Hélas ! ce n’était qu’un leurre : le besoin passé, l’engagement était oublié.

Afin d’alléger les charges du ménage hospitalier, mais besogneux, qui m’avait accueilli, charges encore augmentées, peu avant mon arrivée, par la naissance d’un bébé, je me rendis à l’arsenal de Cherbourg, où s’exécutaient alors de grands travaux de terrassement, et je demandai la faveur d’y être employé.

Mais en raison sans doute de mon état d’anémie et de maigreur, de mon aspect chétif et maladif, on me refusa la pelle et la pioche qu’on ne me jugeait pas capable de tenir.

Rebuté pour la seconde fois, ces rejets péremptoires et sans appel me furent d’autant plus sensibles qu’ils contrastaient singulièrement avec une offre spontanée qui m’avait été faite à l’étranger dans les circonstances que voici.

Le navire sur lequel je rentrais en France, l’expédition terminée, ayant fait escale à Singapour, le lieutenant qui m’avait employé à Tien-Tsin m’avait prié de l’accompagner, comme interprète dans un magasin de la ville où, vous le savez, ne se parle que l’anglais.

Au cours des emplettes, le marchand, tout en s’excusant d’ignorer le français, me dit qu’il était à la recherche d’un commis de cette langue, dont lui faisaient une nécessité les relations internationales qui se développaient de plus en plus.

J’eus sans doute l’avantage de lui plaire, car, sachant que des soldats et marins étaient restés comme colons à Saïgon, il me proposa une place dans sa maison, l’une des plus importantes de la ville.

Ainsi, un étranger, un inconnu m’aurait donné le pain qu’on me déniait ici le droit de gagner, et cette comparaison, cruelle pour mon pays, me plongea dans d’amères réflexions et de profonds regrets…

Ah ! combien je me repentais alors de ne pas avoir accepté la situation que j’aurais pu me faire sous ce climat enchanteur et de vie facile ; mais je ne connaissais pas alors le malheur qui m’attendait au retour ; je ne savais pas qu’en France, dans ma propre patrie, pour qui j’avais exposé ma vie et perdu ma santé, je serais repoussé comme un paria, comme un vagabond, que je me trouverais sur le pavé et presque dans la nécessité de tendre la main.

CHAPITRE IIIEncore soldat !…

J’avais donc quitté le service après six ans d’efforts inutiles, six ans d’une vie pénible, misérable, et je me voyais sans situation, sans avenir, même sans pain.

Ma mère, sentant sa fin prochaine, tourmentée du sort inconnu de son fils, avait songé pour lui à son frère, à cet autre fils qui, plus favorisé que le sien propre, avait pu, grâce à ses sacrifices, terminer ses études et s’assurer une position.

Dans une lettre touchante, dix fois interrompue par les sanglots que, ne pouvant plus écrire elle-même, elle avait dictée à ma sœur, elle avait recommandé à ce frère bien-aimé son fils, s’il devait revenir un jour, et ne plus retrouver celle qui l’avait, impatiemment, attendu, appelé dans ses longues nuits d’insomnie et de délire ; son fils, qu’une fièvre d’angoisse lui montrait mortellement blessé, mourant sur quelque champ de bataille, mutilé, torturé peut-être par des ennemis féroces et, comme tant d’autres, expirant dans les supplices atrocement raffinés dont la France avait naguère frémi d’indignation ; son fils dont l’absence, à son dernier soupir, était pour elle plus cruelle que la mort elle-même.

Elle adjurait son frère, au nom de la mère qu’il avait perdue, au nom de celle qu’il allait perdre, de ne pas abandonner son fils, de veiller sur sa jeunesse encore inexpérimentée, déjà si éprouvée, d’être enfin pour un neveu sans appui, sans foyer, sans parents et sans ressources, seul dans la vie, ce que sa sœur avait été pour lui-même.

Malgré ma détresse, malgré l’avis de ma sœur, je ne m’étais point adressé à l’oncle Justin, dont le caractère personnel, égoïste, m’avait laissé une mauvaise impression, depuis que, en de rares entrevues, j’avais fait, ou plutôt refait sa connaissance à Caen. Sa conduite louche, équivoque dans l’affaire Joune, avait été pour moi une obscure énigme dont les années et la réflexion ne devaient m’apporter que plus tard la décevante solution. Enfin, je n’avais point voulu troubler de mes propres soucis la quiétude heureuse d’un nouveau ménage qui, déjà, avait à sa charge une belle-mère et deux enfants en bas âge.

Mais M. Roux, informé de mon retour et de mes déboires militaires, m’écrivit de lui-même pour m’inviter à contracter un rengagement pour la 3e compagnie de cavaliers de remonte, à Tarbes, mon ancienne garnison, où il était alors lieutenant.

La ruine de ma mère m’avait fait soldat six ans auparavant ; sa mort me rejeta dans une voie qui n’était pas la mienne.

Encore une fois victime de la dure loi de la fatalité et de la nécessité, il me fallut rentrer dans une carrière avec laquelle des épreuves de toute nature : privations, souffrances, misère, maladies, déceptions et, par-dessus tout, un profond découragement, n’étaient pas faites pour me réconcilier. Sacrifiant donc mes galons, si chèrement payés pourtant, de sous-officier, je redevins, par mon rengagement, simple soldat. Tombé des premiers échelons, depuis longtemps franchis, je me voyais encore une fois au pied de l’échelle, me sentant à peine le désir, la force et le courage de les gravir de nouveau.

En m’appelant près de lui, à quel mobile obéissait l’oncle Justin, qui depuis six ans ne s’était préoccupé ni de ma personne ni de mon sort, oubliant presque mon existence ?

Était-ce remords à étouffer, faute secrète à réparer envers sa sœur, sa seconde, sa vraie mère, faute qui, par ses conséquences, il ne l’ignorait pas, avait hâté, sinon amené sa ruine et sa mort prématurée ?