Vers le pôle - Ligaran - E-Book

Vers le pôle E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Extrait : "Le 24 juin 1893, en Norvège, le jour de la fête de l'été. Pour nous, il arrive plein de tristesse. C'est le moment du départ. Je quitte ma maison, et seul je descends à travers le jardin vers la grève où m'attend la vedette du Fram. Derrière moi je laisse tout ce que j'ai de plus cher au monde. Maintenant quand les reverrai-je, ces êtres adorés? Ma petite Liv est là, assise à la fenêtre, elle bat des mains..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Préface du traducteur
FRIDTJOF NANSEN

Depuis quatre siècles de vaillants marins se lançaient à l’assaut du formidable rempart de glace qui défend l’accès du Pôle, et depuis quatre siècles leurs efforts étaient venus se briser devant la résistance des mystérieuses banquises.

À un homme d’audace, à Fridtjof Nansen, il appartenait de triompher de ces obstacles jusque-là invincibles. Cette œuvre de géant demandait une intelligence géniale. Nansen possédait toutes les grandes qualités nécessaires à l’exécution de cette entreprise titanesque : une initiative hardie, une merveilleuse ingéniosité, une expérience complète des conditions de la lutte, un courage héroïque, une endurance qu’aucune souffrance ne pouvait vaincre. Aussi bien, la lecture de ce voyage laisse une profonde admiration pour ce héros des glaces.

Pour atteindre les hautes latitudes, le premier il conçoit l’audacieux projet de se laisser entraîner vers le nord par la lente dérive des eaux qui charrient les banquises à travers l’inconnu du bassin polaire, puis, pour compléter son œuvre, il se lance, avec un seul compagnon, au milieu de l’effroyable désert glacé où tant de vaillants explorateurs ont déjà trouvé une mort tragique.

Sa marche vers le Pôle, sa retraite vers la terre François-Joseph et son hivernage sur cette terre seront rangés parmi les exploits les plus extraordinaires dont l’homme puisse se glorifier.

Le récit de ces épisodes dramatiques est passionnant et attachant comme un roman. Il laisse l’impression de quelque aventure légendaire imaginée par un Jules Verne et accomplie par un Lohengrin.

Tant d’efforts et tant d’audace ont abouti à des résultats scientifiques considérables. La connaissance de notre globe s’est étendue à une vaste région jusque-là ignorée, et le grand problème de l’exploration polaire, insoluble depuis des siècles et en dépit des efforts les plus persévérants, a fait un progrès décisif, qui ouvre à la science une voie nouvelle et féconde.

CHARLES RABOT.

Juin 1897.

Introduction

Nos ancêtres, les anciens Normands, ont été les premiers navigateurs qui aient affronté les glaces polaires. Dès le VIIIe siècle, tandis que les marins des autres pays n’osaient quitter le voisinage des côtes, eux se lançaient déjà bravement en pleine mer et découvraient l’Islande, puis le Grönland. Autour de ces terres ils rencontrèrent des banquises et apprirent bientôt à connaître leurs dangers. Un document du XIIIe siècle, le Kongespeil (le Miroir des Rois), renferme une description très exacte de ces nappes cristallines, absolument remarquable pour cette époque, où les phénomènes naturels n’étaient guère observés.

Aux Normands succédèrent, quelques siècles plus tard, dans la lutte contre les glaces, les Anglais, puis les Hollandais.

Croyant à l’existence d’une mer libre au nord des continents, les navigateurs de l’Europe septentrionale cherchèrent longtemps dans cette direction un passage conduisant aux Indes et en Chine. Partout ils trouvèrent la route fermée, mais, loin d’être découragés par ces insuccès, ils n’en persistèrent pas moins pendant longtemps dans leurs tentatives. Si la mer se trouvait encombrée de glaces à une latitude relativement méridionale, autour des côtes sud du Grönland, du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble, très certainement elle devait être libre plus au nord, croyaient ces marins, et courageusement ils essayèrent de se frayer un passage vers le Pôle.

Si erronée que fût cette hypothèse, elle a été cependant utile au développement de la connaissance du globe. Toutes ces expéditions ont, en effet, rapporté de précieuses observations et rétréci le domaine de l’inconnu.

Par bien des routes différentes et à l’aide de moyens très divers, les explorateurs anciens et modernes ont tenté de pénétrer vers les mystérieuses régions du Pôle. Les premières tentatives furent faites par des navires peu appropriés à de telles entreprises. Les faibles barques non pontées des Normands et les anciennes caravelles hollandaises ou anglaises ne possédaient ni la rapidité ni la résistance nécessaires pour triompher des glaces. Mais, peu à peu, l’art de la construction navale fit des progrès ; les navires devinrent plus appropriés au but auquel ils étaient employés ; en même temps, avec une ardeur de plus en plus grande, l’homme se lançait à l’assaut des banquises polaires.

Longtemps avant le début des expéditions arctiques, les tribus de l’Asie et de l’Amérique boréales se servaient de traîneaux tirés par des chiens pour parcourir les déserts glacés qu’elles habitent. Ce mode de locomotion fut employé en Sibérie pour la première fois par des explorateurs. Dès les XVIIe et XVIIIe siècles les Russes entreprirent de longs voyages en traîneaux pour relever la côte septentrionale de l’Asie, depuis la frontière d’Europe jusqu’au détroit de Bering. Sur ces véhicules ils traversèrent même une large banquise pour atteindre les îles de la Nouvelle-Sibérie, situées au nord du continent.

CARTE GÉNÉRALE DU BASSIN POLAIRE

En Amérique, les explorateurs anglais firent également usage, à une date relativement ancienne, de traîneaux pour reconnaître les côtes de l’Océan Arctique. Dans ces expéditions ces véhicules étaient le plus souvent halés par des hommes. C’est en avançant ainsi, à travers la banquise, qu’en 1876 Albert Markham accomplit la pointe la plus audacieuse qui ait été faite jusqu’à cette date pour pénétrer dans le bassin polaire.

Parry mit le premier en œuvre un troisième mode de locomotion, consistant dans l’emploi combiné de traîneaux et d’embarcations. Abandonnant son navire sur la côte septentrionale du Spitzberg, cet officier s’engagea sur la glace avec des canots halés sur des traîneaux et parvint ainsi à la plus haute latitude (82° 45’) atteinte jusque-là. Le courant entraînant vers le sud la banquise sur laquelle il cheminait péniblement dans la direction du nord, il dut finalement battre en retraite.

Au moyen de ces différents modes de locomotion, les explorateurs ont essayé de pénétrer dans le bassin polaire par quatre routes différentes : par le détroit de Smith, par les deux rives du large bras de mer compris entre le Grönland et la terre François-Joseph, enfin par le détroit de Bering.

La route du détroit de Smith a été la plus fréquemment tentée dans ces derniers temps. Les Américains ayant affirmé – un peu légèrement – l’existence dans ce bras de mer de vastes bassins d’eau libre s’étendant très loin vers le nord, les explorateurs choisirent naturellement cette voie de préférence aux autres ; malheureusement toute différente était la véritable situation. À travers ce goulet ouvert entre le Grönland et l’Amérique boréale, d’énormes banquises sont emportées vers le sud sous l’impulsion d’un courant, et devant ces nappes de glace en dérive tous les navires ont dû s’arrêter et chercher un refuge sur les côtes. La tentative la plus importante entreprise dans cette direction est celle de Nares (1875-1876). Au prix d’efforts inouïs, un officier de cette expédition, le commandant Markham, atteignit le 83° 20’, la plus haute latitude à laquelle on soit alors parvenu. Après cette expérience, de l’avis de Nares, l’impossibilité d’arriver au Pôle par cette route était évidente.

Pendant le séjour de la mission Greely dans ces parages (1881-1884), le lieutenant Lockwood dépassa seulement de quatre minutes la latitude atteinte par Markham. Jusqu’à l’époque de notre voyage, cet Américain a ainsi « détenu le record du monde » dans la marche vers le nord.

Dans le large bras de mer ouvert entre le Grönland et le Spitzberg, les navigateurs ont dû s’arrêter à des latitudes beaucoup plus méridionales. En 1869-70, l’expédition allemande de Koldewey n’a pu dépasser le 77° de lat., au moyen de traîneaux, le long de la côte orientale du Grönland. Cette côte est baignée par un courant polaire qui entraîne vers le sud une énorme masse de glace ; par suite, une marche vers le nord n’offre aucune chance de succès dans cette direction. Du côté du Spitzberg les conditions sont plus favorables. Le courant chaud qui porte au nord le long de la côte occidentale de cet archipel, dégage la mer jusqu’au-delà du 80° ; nulle part ailleurs, il n’est possible d’atteindre aussi facilement une latitude plus septentrionale dans des eaux libres.

Plus à l’est, l’état des glaces est moins favorable ; par suite, un très petit nombre d’expéditions se sont dirigées de ce côté. La principale tentative effectuée au nord de la Nouvelle-Zemble est celle de Weyprecht et de Payer (1872-1874). Bloqué à hauteur de l’extrémité septentrionale de cette terre, le navire austro-hongrois fut entraîné au nord par un courant, et finalement découvrit la terre de François-Joseph. Poursuivant sa route dans la direction du Pôle, Payer atteignit le 82° 5’. Depuis, cet archipel n’a été visité que par Leigh Smith et par la mission anglaise Jackson-Harmsworth, qui s’y trouve actuellement.

La première tentative faite par le détroit de Bering est celle de Cook en 1776 ; la dernière, la malheureuse expédition de la Jeannette. Emprisonnée dans la banquise le 6 septembre 1879, au S.-E. de la terre de Wrangel, la Jeannette, après une dérive de deux ans vers l’ouest-nord-ouest avec l’étau de glace qui l’enserrait, fut brisée dans le nord des Îles de la Nouvelle-Sibérie.

Ainsi donc, dans toutes les directions jusque-là suivies, la banquise avait arrêté les efforts de l’homme.

Pour vaincre la résistance des glaces, il était donc nécessaire d’imaginer un nouveau moyen de pénétration dans le bassin polaire, et de choisir une nouvelle route.

En 1881, la Jeannette était, comme je viens de le raconter, écrasée au nord de l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, après une dérive de deux ans à travers l’Océan Glacial de Sibérie. Trois ans plus tard, des épaves authentiques de ce bâtiment étaient découvertes sur un glaçon, près de Julianehaab, dans le voisinage de l’extrémité sud-ouest du Grönland.

Très certainement le bloc chargé de ces débris n’avait pu arriver dans cette localité qu’en traversant le bassin polaire. Mais par quelle route ? Évidemment il n’avait pas descendu le détroit de Smith. Dans ce goulet le courant polaire côtoie la terre de Baffin et le Labrador, entraînant les banquises sur la côte américaine et non point du côté du Grönland. Le glaçon en question ne pouvait être arrivé à Julianehaab que charrié par le grand courant polaire qui descend vers le sud, le long de la côte orientale du Grönland, et qui, après avoir doublé le cap Farvel, remonte ensuite au nord dans le détroit de Davis. Sur ce point aucun doute n’était permis. Restait maintenant à débrouiller la voie suivie par ce bloc, des îles de la Nouvelle-Sibérie au Grönland oriental. Suivant toute vraisemblance, après le naufrage, les épaves avaient dérivé vers le nord-ouest, poussées à travers l’Océan Glacial de Sibérie par le courant qui porte dans cette direction, puis, après avoir passé au nord de la terre François-Joseph et du Spitzberg, probablement dans le voisinage du Pôle, étaient parvenues dans les eaux du Grönland oriental et avaient été entraînées ensuite au sud par le courant polaire de cette région. Dans l’état actuel de nos connaissances hydrographiques, c’est, du moins, le seul itinéraire plausible. Des îles de la Nouvelle-Sibérie à Julianehaab, la distance, par l’itinéraire indiqué plus haut, est de 2 900 milles marins. Ce trajet, l’épave l’avait effectué en 1 100 jours, soit à la vitesse de 2,6 milles par vingt-quatre heures, chiffre qui concorde avec les vitesses de dérive déjà connues.

D’autres cas de flottage moins frappants que celui des débris de la Jeannette prouvent également l’afflux des eaux sibériennes vers le Grönland oriental. On a, par exemple, recueilli sur les côtes de cette terre un levier pour lancer des flèches, comme en fabriquent les Eskimos habitant le détroit de Bering. De plus, la majorité des bois flottés recueillis au Grönland proviennent de la partie nord du continent asiatique. Sur vingt-cinq échantillons récoltés par l’expédition arctique allemande de Koldewey, dix-sept ont été reconnus comme étant des mélèzes de Sibérie. Je rappellerai également à ce propos que, d’après Grisebach, la flore du Grönland renferme des espèces de Sibérie ; évidemment ces plantes ne peuvent avoir été transportées aussi loin de leur habitat primitif que par un courant marin unissant les deux pays. Ce n’est pas tout. L’examen des boues que j’ai recueillies, en 1888, sur la banquise du Grönland oriental a révélé des faits absolument significatifs. Ces boues ne renferment pas moins de vingt espèces minérales différentes. Une telle variété de composition fait supposer au Dr Törnebohm, de Stockholm, qu’elles proviennent d’un pays très étendu, probablement de Sibérie. Enfin, au milieu de ces dépôts, le Dr Cleve a découvert des diatomées très curieuses qui, parmi des milliers d’échantillons examinés par lui, ne se rapportent qu’à des espèces recueillies par l’expédition de la Véga au cap Wankarema, près du détroit de Bering.

LE Fram DANS LA RADE DE BERGEN

Toutes ces observations semblent donc fournir une preuve indubitable de l’existence d’un grand courant qui, partant de l’Océan Glacial de Sibérie, aboutit à la côte orientale du Grönland, en passant par le bassin polaire.

La théorie corrobore, du reste, l’existence de ce courant. À l’est du Spitzberg méridional et de l’extrémité sud de la terre François-Joseph existe, sur l’Océan Glacial, un centre de dépression barométrique. En vertu de la loi de Buys-Ballot, les vents, dans la partie nord de cette zone de minimum, soufflent de l’est à l’ouest et doivent, par suite, déterminer une dérive des eaux dans cette dernière direction, c’est-à-dire vers le bassin polaire et vers le Grönland.

Si la plupart des expéditions entreprises jusqu’ici avaient échoué, c’est qu’elles avaient été dirigées dans des mers où le courant porte vers le sud. À mesure que le navire avançait dans la direction du nord, les glaces en débâcle devenaient de plus en plus nombreuses, puis finalement bloquaient le navire et l’entraînaient en arrière. Si l’on avançait avec des traîneaux sur la banquise, les explorateurs s’épuisaient en efforts inutiles. Au prix de terribles fatigues ils marchaient vers le nord, et, pendant ce temps la lente dérive des eaux repoussait vers le sud la banquise sur laquelle ils croyaient avancer. Pour atteindre le bassin polaire, il fallait, au contraire, suivre un courant portant au nord, en un mot, accomplir sur un navire le voyage des épaves de la Jeannette.

Atteindre les îles de la Nouvelle-Sibérie, de là avancer aussi loin que possible vers le nord, en se frayant un passage à travers les glaces, puis, une fois toute issue fermée dans cette direction, se laisser entraîner vers le nord-ouest par la lente dérive qui porte les eaux de l’Océan Glacial de Sibérie vers le Grönland, tel était le plan de voyage que j’élaborais.

Que le courant de la Jeannette passât par le Pôle ou entre ce point et la terre François-Joseph, la question était pour moi de peu d’importance. Je me proposais, en effet, comme je l’écrivais en 1891 dans le premier exposé de mes projets devant la Société de Géographie de Christiania, non pas d’atteindre l’axe septentrional de notre sphéroïde, mais d’explorer, au point de vue scientifique, les immenses espaces encore inconnus qui l’entourent. Seule l’étude de ces déserts a été le but de mon voyage. À mon, avis la recherche du point mathématique qui forme le pôle n’offre qu’un intérêt minime.

Mon projet, je dois le confesser, fut loin de réunir les suffrages des explorateurs arctiques. Il s’écartait trop évidemment des idées jusqu’ici admises.

Grands seraient, à coup sûr, les dangers d’une pareille entreprise, mais grâce aux soins apportés à l’équipement et au recrutement des membres de l’expédition, non moins que par une direction judicieuse du voyage, j’espérais en triompher.

Une fois le plan de l’exploration bien établi, restait à en assurer l’exécution. Le gouvernement et le parlement norvégien m’accordèrent, avec enthousiasme, une subvention de 392 000 francs. Le surplus des dépenses, qui s’élevèrent au chiffre total de 622 000 francs, fut couvert par le roi de Norvège et par de généreux concitoyens.

J’avais besoin, avant tout, d’un navire d’une solidité exceptionnelle, capable de résister aux assauts des glaces qui, à coup sûr, seraient terribles pendant l’emprisonnement au milieu de la banquise. La construction du bâtiment fut donc entourée de soins particuliers. L’ingénieur norvégien, Colin Archer, auquel je confiai cette mission, en comprit l’importance et apporta à son exécution toute sa science et toute sa vigilance. À ce collaborateur je dois en partie le succès de mon entreprise.

La plupart des expéditions antérieures n’avaient pas eu à leur disposition de navires construits spécialement pour la navigation au milieu des glaces. Cette négligence paraît d’autant plus étonnante que plusieurs de ces voyages ont entraîné des dépenses considérables. Généralement, les expéditions une fois décidées, les chefs de mission ont eu une telle hâte de prendre la mer que le temps de soigner leur équipement leur a fait défaut. Dans bien des cas les préparatifs ont été commencés seulement quelques mois avant le départ. Notre expédition ne pouvait être prête aussi vite ; son organisation a exigé trois ans, et neuf ans avant son exécution le plan en était déjà conçu et arrêté.

La forme adoptée pour notre navire, après de longs tâtonnements, n’était pas précisément élégante ; mais l’essentiel était de lui donner des lignes telles que, lors des pressions des glaces, il fut soulevé en l’air au lieu d’être broyé.

Le Fram fut construit, non pas pour être un fin marcheur, mais pour constituer un refuge solide et confortable pendant notre dérive à travers l’Océan polaire. Je désirais un navire aussi petit que possible et pensais qu’un bâtiment de 170 tonnes nettes serait suffisant ; le Fram fut cependant beaucoup plus grand (402 tonneaux bruts, 307 nets). Il me fallait un navire court pour qu’il pût facilement évoluer à travers les glaces et qu’il pût en même temps offrir une plus grande résistance. La longueur de la coque est une cause de faiblesse au milieu des banquises. Il était, d’autre part, essentiel que les flancs fussent aussi lisses que possible, sans saillie extérieure, en évitant les surfaces planes dans le voisinage des parties vulnérables. Mais, pour qu’un tel bâtiment dont les murailles devaient, en outre, être très en pente, pût posséder les capacités voulues de chargement, il était nécessaire de lui donner une grande largeur. Par suite le Fram eut une largeur égale au tiers de sa longueur. La coque, l’avant, l’arrière et la quille reçurent une forme bien arrondie, afin que, nulle part, la glace ne pût trouver prise. Dans le même but, la quille fut en partie recouverte par le bordé, ne laissant qu’une saillie de 0m,075 dont les bords furent arrondis. En un mot, le navire présentait partout des surfaces unies, de manière à pouvoir glisser, comme une anguille, hors de la glace, lorsque les blocs l’enserreraient avec force.

La coque fut effilée à l’avant et à l’arrière, comme celle d’un bateau-pilote, sauf pour la quille et les virures de bordage.

Les deux extrémités furent particulièrement renforcées. L’étrave était formée de trois forts cabrions en chêne, l’un placé en dedans des deux autres, le tout constituant une masse compacte, épaisse de 1m,25. En dedans de l’étrave étaient assujetties de solides guirlandes en chêne et en fer, servant à relier les deux côtés du navire, et de ces guirlandes aboutissaient des entretoises aux traversins des bittes. De plus, l’avant était protégé par un taille-mer en fer, auquel étaient fixés des barrots qui s’étendaient un peu en arrière sur chaque côté.

L’arrière avait une construction toute spéciale. De chaque côté des étambots du gouvernail et de l’hélice ayant, chacun 0m,65 de côté, fut fixée une forte allonge de poupe, s’élevant le long de la courbure de l’arrière jusqu’au pont supérieur et formant pour ainsi dire un double étambot. Le bordé recouvrait ces pièces et extérieurement de fortes plaques en fer protégeaient en outre l’arrière. Deux puits ménagés entre les deux étambots permettaient de hisser sur le pont l’hélice et le gouvernail. À bord des baleiniers une installation permet de remplacer le propulseur, lorsqu’il vient à être enlevé par les glaces ; mais sur ces navires il n’existe aucun puits pour relever le gouvernail. La disposition adoptée sur le Fram nous permettait, malgré la faiblesse de l’équipage, de remonter le gouvernail sur le pont en quelques minutes à l’aide du cabestan, alors que, sur les baleiniers, plusieurs heures, et même souvent toute une journée est nécessaire à un équipage de soixante hommes pour mettre en place un nouveau gouvernail.

L’arrière est le talon d’Achille pour les navires qui naviguent au milieu des banquises. La glace peut facilement y causer de dangereuses avaries, notamment briser le gouvernail. Pour parer à ce danger, le nôtre était placé si bas qu’il était à peine visible au-dessus de l’eau. Si un gros bloc venait à heurter cette partie du navire, le choc serait paré par l’allonge de poupe et ne pourrait guère atteindre le gouvernail. Quelque violentes que furent les pressions, nous ne subîmes de ce côté aucune avarie.

COUPE ET PLAN DES AMÉNAGEMENTS DU Fram
Légende.

1, Mat de misaine.

2, Grand mat.

3, Mat d’artimon.

AA, Entrepont.

A’, Cale.

C, Cabines.

D, Kiosque des cartes.

E, Embarcations.

G, Chaudière.

H, Puits de l’hélice.

M, Machine.

P, Puits du gouvernail.

S, Carré.

V, Chambre de veille.

Z, Coquerie (cuisine.)

Tous les efforts du constructeur tendirent à rendre les flancs du navire aussi solides que possible. La membrure fut faite de bois de chêne primitivement destiné à la marine norvégienne et qui avait été tenu sous un abri pendant plus de trente ans. Les couples furent formés de deux parties travaillées ensemble et reliées par des chevilles dont quelques-unes étaient rivées. Sur chaque joint étaient placés des bandes plates de fer. Ces couples, larges d’environ 0m,56, n’étaient séparés que par un intervalle de 2 à 3 centimètres, rempli d’un mélange de craie et de sciure de bois depuis la quille jusqu’au-dessus de la flottaison. Cette disposition avait pour but de maintenir le navire à peu près étanche, même dans le cas où le bordé aurait été enlevé.

Le bordé extérieur était composé de trois couches : celle de l’intérieur, en chêne, était épaisse de 0m,075, fixée par des clous et soigneusement calfatée ; la seconde, épaisse d’un décimètre, était maintenue par des chevilles et également calfatée ; en dehors se trouvait le bordé en Greenheart contre la glace, qui, comme les autres, descendait jusqu’à la quille. Son épaisseur de 0m,15 à la flottaison diminuait graduellement vers le fond jusqu’à 0m,075. Il était fixé par des clous et par des boulons à crochet et non par des chevilles traversant le tout ; grâce à cette disposition, si le bordé extérieur (ou chemise de glace) eût été enlevé, la coque du navire n’eût pas subi grand dommage. Le vaigrage intérieur était en bois de pin d’une épaisseur variant de 0m,10 à 0m,20. Il fut également calfaté avec soin une fois ou deux.

L’épaisseur totale des murailles du navire était donc de 70 à 80 centimètres. Une telle muraille, avec ses formes arrondies, devait présenter une très grande résistance à la glace. Pour la rendre encore plus solide, l’intérieur fut accoré dans tous les sens, si bien que la cale ressemblait à une toile d’araignée formée d’épontilles, de cabrions et d’arcs-boutants. En premier lieu, il y avait deux rangées de baux : le pont supérieur et l’entrepont, principalement en chêne, mais aussi en bois de pin dans quelques parties. Toutes ces parties étaient, en outre, solidement liées l’une avec l’autre et avec les flancs du navire par de nombreux supports, ainsi que le montre le diagramme de la page précédente. Les entretoises obliques avaient été, bien entendu, placées aussi normalement que possible aux côtés du navire, de façon à les renforcer contre les pressions extérieures et à mieux répartir les efforts de ces pressions. Les épontilles entre les deux rangées de baux et entre les baux inférieurs et la carlingue étaient parfaitement établies pour satisfaire à cette dernière condition. Toutes les pièces se trouvaient reliées à l’aide de fortes courbes et de chevilles pour que l’ensemble formât une même masse. Sur les navires des précédentes expéditions on avait simplement renforcé un couple de baux de la maîtresse partie ; à bord du Fram, au contraire, tous les baux étaient consolidés de la manière qui vient d’être indiquée. Dans la chambre de la machine où la place faisait défaut pour les supports, on avait établi des entretoises latérales. Les baux du pont inférieur étaient placés un peu au-dessous de la ligne de flottaison, c’est-à-dire dans la partie où la pression des glaces était le plus à craindre ; mais, dans l’arrière-cale, ils avaient dû être surélevés pour ménager l’emplacement de la machine. Le pont supérieur, à l’arrière, était donc un peu plus haut que le pont lui-même ; le navire avait ainsi une dunette renfermant les cabines des membres de l’expédition ainsi que la coquerie. De fortes porques en fer régnaient sur toute la longueur du Fram, dans les espaces compris entre les baux, s’étendant de la banquière du pont presque jusqu’à la carlingue. Celle-ci était formée de deux parties et avait une hauteur d’environ 0m,80, sauf dans la chambre des machines, où sa hauteur était réduite à celle de la partie inférieure. La quille se composait de deux lourds blocs d’orme d’Amérique de 0m,35, et, comme je l’ai dit plus haut, ne laissait passer hors bordée qu’une épaisseur de 0m,075. Les côtés de la coque étaient arrondis en dessous jusqu’à la quille de telle sorte que la section latérale au maître-couple ressemblait à celle de la moitié d’une noix de coco. Pour éviter une bande trop forte dans le cas où le bâtiment serait soulevé très haut par les pressions de la glace, les fonds étaient plats : une excellente disposition, comme le prouva l’expérience.

Principales dimensions du navire :

Longueur sur quille31m,00Longueur à la flottaison34m,50Longueur sur le pont39m,00Plus grande largeur11m,00Largeur à la flottaison en dehors de la chemise de glace10m,40Profondeur5m,20Tirant d’eau avec faible chargement3m,81Déplacement avec faible chargement530 tonnesTirant d’eau avec fort chargement4m,58Déplacement avec fort chargement800 tonnes

Le gréement devait être tout à la fois simple et résistant, et en même temps établi de manière à donner le moins de prise possible au vent, lorsque le navire marcherait à la vapeur. En second lieu, notre équipage étant peu nombreux, il était nécessaire qu’il fût facile à manœuvrer du pont. Pour cette raison, le Fram fut gréé en trois-mâts goélette. Sa voilure avait une superficie de 600 mètres carrés.

La machine était à triple expansion. Des avaries pouvant se produire dans un cylindre, chacun d’eux fut installé de manière à pouvoir être fermé et à agir indépendamment des autres. Par la simple manœuvre d’un robinet la machine pouvait être ainsi transformée en compound à haute ou à basse pression. Elle était d’une force de 220 chevaux et, par temps calme, donnait une vitesse de 6 à 7 milles à l’heure. Nous emportâmes deux hélices et un gouvernail de rechange. Mais, heureusement, nous n’eûmes pas à nous en servir.

Le logement fut établi à l’arrière, sous la dunette. Autour du salon étaient groupées quatre cabines à une couchette et deux à quatre couchettes. Cette installation avait pour but de protéger la pièce centrale contre le froid extérieur. Le plafond, les murs et le plancher du carré furent recouverts d’une épaisse couche de matières non conductrices de la chaleur, et derrière ces parois fut partout clouée du linoleum pour empêcher l’introduction de l’air chaud et humide dans les cabines, où sa condensation aurait formé des dépôts de glace. Le revêtement des parois du navire était formé d’une couche de feutre, d’un matelas de liège, d’un panneau de sapin, d’une seconde couche de feutre, puis de linoleum et d’un second panneau de bois. En dessous du pont et au-dessus du salon et des cabines existait un revêtement du même genre de près de 0m,38. Le plancher était formé d’une nappe de liège recouverte de bois et de linoleum. Grâce à ces précautions, lorsque le feu fut allumé dans le salon, jamais il n’y eut d’humidité, même dans les cabines.

Pour assurer la sécurité du navire en cas d’une ouverture de voie d’eau, la cale fut divisé en trois compartiments étanches.

Le Fram était éclairé à l’électricité, à l’aide d’un dynamo actionné par la machine, lorsque nous marchions. Plus tard, quand nous serions immobiles, la force nécessaire à la production de l’électricité fut obtenue à l’aide d’un moulin à vent installé sur le pont.

Notre navire était muni de huit embarcations, dont deux très grandes capables de recevoir l’équipage entier et des approvisionnements pour plusieurs mois. Au cas où le navire aurait été brisé, j’avais l’intention de nous établir dans ces canots pendant que nous continuerions à dériver. J’emportai une vedette à vapeur munie d’un brûleur à pétrole, mais cette machine fut pour nous une source de déboires.

Afin d’éviter le scorbut, j’apportai tous mes soins aux approvisionnements et les choisis en vue de nous procurer une nourriture tout à la fois saine et variée. Avant d’être adopté par l’expédition, chaque article fut soumis à l’analyse chimique. L’emballage fut également l’objet de soins minutieux ; même les légumes secs et le biscuit furent enfermés dans des boites en zinc. Il est, en effet, inutile d’emporter une quantité considérable de vivres, si les plus minutieuses précautions ne sont pas prises pour en assurer la conservation. La plus petite négligence peut, de ce côté, entraîner les plus terribles conséquences.

L’expédition emporta naturellement un nombreux matériel pour les observations scientifiques. De concert avec plusieurs savants, qui voulurent bien me prêter leur collaboration dans ce travail, je pris surtout des instruments pratiques et très bien construits. Outre des thermomètres, des baromètres, des psychromètres, des anémomètres, j’emportai des instruments enregistreurs, un grand théodolite pour les observations astronomiques, deux plus petits pour les expéditions en traîneaux, plusieurs sextants de différentes dimensions, quatre chronomètres de navire, des chronomètres de poche ; enfin les instruments nécessaires à la mesure de la déclinaison, de l’inclinaison et de l’intensité magnétique. Cette énumération montre l’importance de notre équipement scientifique ; toutes les mesures furent prises pour nous permettre de recueillir une riche moisson d’observations.

OTTO NEUMANN SVERDRUP, capitaine du Fram.

Il était de la plus haute importance pour le succès de l’expédition de posséder de vigoureux chiens pour tirer les traîneaux. Le baron de Toll, le célèbre explorateur russe de la Sibérie septentrionale, m’offrit de nous procurer les mentes désirées, au cours du nouveau voyage qu’il allait entreprendre dans l’Asie arctique. À son passage à Tioumen, en janvier 1893, il chargea le nommé Alexandre Ivanovitch Trontheim d’acheter trente chiens ostiaks et de les conduire à Kabarova, village samoyède situé sur les bords du Yougor Char, à l’entrée de la mer de Kara. Cela fait, M. de Toll ne considéra pas sa mission comme terminée. Comme les chiens de la Sibérie orientale sont de meilleures bêtes de traits que ceux de la Sibérie occidentale, il confia à un Norvégien établi dans le pays le soin de nous conduire une troupe nombreuse de ces animaux à l’embouchure de l’Olonek, sur la côte nord d’Asie. Au printemps 1893, cet explorateur russe visita les îles de la Nouvelle-Sibérie et, à notre intention, y établit plusieurs dépôts de vivres, pour le cas où un accident serait arrivé à notre expédition.

LE LIEUTENANT SCOTT-HANSEN

L’équipage du Fram se composait de treize personnes. Après l’heureux succès de cette expédition, l’ancienne et puérile superstition attachée à ce chiffre n’a plus sa raison d’être.

Voici la liste de mes compagnons :

Otto Neumann Sverdrup, commandant du Fram, né en 1855. Marié et père d’un enfant. Dès qu’il connut mes projets de voyage, il m’offrit ses services, que je m’empressai d’accepter. La direction du navire ne pouvait être placée en de meilleures mains. Sverdrup m’avait accompagné dans ma précédente expédition au Grönland.

Sigurd Scott-Hansen, lieutenant en premier de la marine royale, né en 1868. Il eut à bord la charge des observations météorologiques, astronomiques et magnétiques.

LE Dr H. GREVE BLESSING

Henrik Greve Blessing, docteur et botaniste, né en 1866.

Théodore-Claudius Jacobsen, second du Fram, né en 1855. Depuis l’âge de quinze ans, il avait navigué. De 1886 à 1890, il avait fait, chaque été, une campagne de chasse et de pêche dans l’Océan Glacial. Marié et père d’un enfant.

Anton Amundsen, premier mécanicien. Au service de la marine royale depuis vingt-cinq ans. Marié et père de sept enfants.

TH. CLAUDIUS JACOBSEN, second du Fram.
ANTON AMUNDSEN, premier mécanicien.

Adolf Juell, cuisinier et commis aux vivres. Il avait le brevet de maître au cabotage et pendant plusieurs années avait commandé un bâtiment. Né en 1860. Marié et père de quatre enfants.

Lars Peterson, second mécanicien. Excellent forgeron et ouvrier. Au service dans la marine royale depuis plusieurs années. Né en 1860. Marié et père de quatre enfants.

ADOLF JUELL, cuisinier.

Fredrik Hjalmar Johansen, lieutenant de réserve dans l’armée. Né en 1867. Il avait un tel désir de prendre part à l’expédition qu’il accepta les fonctions de chauffeur, aucun autre poste ne se trouvant libre lors de son admission. Pendant le cours du voyage, il remplit le plus souvent les fonctions d’aide-météorologiste.

Peter Leonard Henriksen. Né en 1859. Harponneur. Quatorze campagnes dans l’Océan Glacial. Marié et père de quatre enfants.

LARS PETERSON, second mécanicien.
LE LIEUTENANT HJALMAR JOHANSEN, chauffeur.

Bernhard Nordahl. Né en 1862. Il avait navigué pendant quatorze ans dans la marine royale, puis, après avoir été agent de police, était devenu électricien. À bord, il remplissait naturellement les fonctions de son état, jointes à celle de chauffeur et parfois de météorologiste. Marié et père de cinq enfants.

Ivar Otto Irgens Mogstad. Né en 1856. D’abord garde forestier, puis gardien-chef d’un asile d’aliénés. Sachant tous les métiers, depuis celui d’horloger jusqu’à celui de valet de meute, il nous rendit les services les plus variés.

Bernt Bentzen. Né en 1860. Maître breveté au cabotage. Il fut engagé au dernier moment. À huit heures du soir, il vint me trouver, et à dix heures nous quittions Tromsö, notre avant-dernière station.

CHAPITRE PREMIERLe Départ – Kabarova – La mer de Kara – Le cap Tchéliouskine – L’entrée dans la banquise

Le 24 juin 1893, en Norvège, le jour de la fête de l’été. Pour nous, il arrive plein de tristesse. C’est le moment du départ. Je quitte ma maison, et seul je descends à travers le jardin vers la grève où m’attend la vedette du Fram. Derrière moi je laisse tout ce que j’ai de plus cher au monde. Maintenant quand les reverrai-je, ces êtres adorés ? Ma petite Liv est là, assise à la fenêtre, elle bat des mains. Pauvre enfant, elle ignore encore heureusement les vicissitudes de la vie !

Le canot file comme une flèche sur la nappe unie du fjord et accoste bientôt le Fram. Tout est paré à bord. Aussitôt le navire lève l’ancre, salué par la population de Christiania massée sur les quais, et lentement descend le fjord… Encore un dernier salut aux miens et à ma petite maison située là-bas sur cette presqu’île… Ce jour du départ a été le plus triste du voyage.

De Christiania nous longeâmes la Norvège jusqu’à Vardö. Sur presque toute leur étendue, les côtes de notre pays sont protégées par un large archipel ; en quelques points seulement cet abri fait défaut, par exemple au cap Stat et au Lindesnæs, et devant ces promontoires la mer est toujours très forte. Au Lindesnæs nous eûmes la mauvaise chance de rencontrer une grosse houle qui faillit causer de sérieuses avaries à notre navire lourdement chargé. Le Fram roulait comme une futaille vide et embarquait d’énormes paquets d’eau qui brisaient tout sur le pont. Sous les chocs répétés des vagues, les daviers des grosses embarcations menacèrent d’être brisés.

Si pareil accident était arrivé, non seulement les embarcations auraient été enlevées, mais encore une partie de la mâture serait venue en bas. Devant le Lindesnæs nous passâmes un mauvais quart d’heure.

Le 12 juillet seulement, nous mouillons devant Tromsö, le petit Paris du Nord. Là nous sommes salués par une tourmente de neige. Tout le pays est encore enfoui sous un épais linceul. Nous sommes arrivés au seuil du domaine du froid.

À Vardö, après avoir pris congé du monde civilisé, nous levons l’ancre dans le calme du matin pour commencer notre voyage. Un triste début : pendant quatre jours nous naviguons dans un épais brouillard. Dans la matinée du 25 juillet, lorsque je monte sur le pont, un clair soleil illumine le ciel bleu, et la mer, doucement bercée par une légère houle, luit dans un chatoiement de lumière éclatante. Après les longues journées tristes de brume, ce rayonnement de la nature nous met au cœur la joie et l’espérance. Dans l’après-midi, la Nouvelle-Zemble est en vue. Immédiatement les fusils et les cartouches sont préparés, et déjà nous nous réjouissons à la pensée de nous régaler de gibier. Sur ces entrefaites le brouillard arrive de nouveau et couvre rapidement la mer de sa nappe grise ; nous voilà encore isolés et séparés du monde !

Le 27 juillet, tout à coup la brume blanchit : les premières glaces sont en vue ! Nous les traversons facilement, mais le lendemain matin elles sont beaucoup plus compactes. La navigation au milieu d’une banquise, par un « temps bouché », n’est pas précisément facile, comme cela se conçoit aisément, on risque en effet d’être « pincé » avant de savoir où l’on se trouve. La présence de cette glace dans une mer ordinairement complètement libre à cette époque de l’année, était un indice de mauvais augure. À Tromsö et à Vardö, du reste, les nouvelles que l’on nous avait données n’avaient pas été encourageantes. Quelques jours seulement avant notre arrivée, la mer Blanche avait été débloquée et un navire, parti comme nous pour le Yougor Char, avait été arrêté par la glace. Dans la mer de Kara quelle serait la situation ? Nous n’osions trop y penser.

Le 29, nous faisons route vers le Yougor Char. Nous avançons pendant plusieurs heures sans pouvoir découvrir les terres qui enserrent le détroit. Enfin, après une longue attente, on distingue comme une ombre à la surface de la mer, c’est Vaïgatch ; une autre tache plus au sud marque la côte russe. Une terre toute basse, toute unie ; pas le moindre accident de terrain, et elle s’étend ainsi infinie vers le nord comme vers le sud. Nous sommes au seuil des immenses plaines de l’Asie septentrionale. La vigie cherche la position de Kabarova, où nous attend Trontheim avec sa meute. Sur la côte sud du détroit apparaît un mât de pavillon avec un drapeau rouge. Kabarova doit être là par derrière. Bientôt, en effet, nous découvrons quelques baraques entourées de tentes coniques. Une barque se détache du rivage et accoste le navire. Un homme de taille moyenne, qui a l’air d’un Scandinave, monte à bord, suivi d’une bande de Samoyèdes, vêtus de larges robes en peau de renne traînant jusqu’à terre. C’est Trontheim, il nous amène trente-quatre chiens en parfait état.

PETER HENRIKSEN, harponneur.
BERNHARD NORDHAL, électricien.
IVAR MOGSTAD, matelot.
BERNT BENTZEN, matelot.
LES ÉGLISES DE KABAROVA

Après le souper, escortés par une troupe de Russes et de Samoyèdes qui nous contemplent avec la plus vive curiosité, nous allons visiter les monuments de Kabarova ; deux églises en bois, l’une très ancienne, de forme oblongue et rectangulaire ; l’autre toute neuve, une construction octogonale qui ressemble à un pavillon de jardin. Un peu plus loin se trouve un monastère. Les six moines qui l’habitaient sont morts du scorbut, disent les indigènes. Vraisemblablement l’œuvre de la maladie a été singulièrement facilitée par l’alcool.

Nous fîmes à Kabarova une relâche de plusieurs jours, nécessitée par le nettoyage de la chaudière et des cylindres. J’en profitai pour aller reconnaître l’état des glaces de l’autre côté du Yougor Char. Au cours de cette expédition notre canot à pétrole nous donna pas mal de tablature, et finalement nous dûmes revenir à la rame. Longeant d’abord la côte de Vaïgatch, nous traversons ensuite le détroit. Au milieu du chenal nous découvrons un banc recouvert seulement de 30 à 50 centimètres d’eau et balayé par un courant très rapide. Les hauts-fonds sont extrêmement nombreux dans cette passe, notamment le long de la côte méridionale ; la navigation dans ce détroit exige donc de grandes précautions.

Sur le continent nous allâmes gravir des mamelons dominant un vaste panorama. À perte de vue s’étendait la toundra. Combien différent était l’aspect de ce désert de l’idée que l’on s’en fait généralement. Loin de présenter l’image d’une affreuse désolation, la vaste plaine était partout couverte d’une nappe de verdure foncée, parsemée de fleurs d’une rare beauté. Pendant tout le long hiver de Sibérie, ces immenses solitudes dorment enfouies sous une épaisse couche de neige ; mais, dès que le soleil brille, la nappe blanche disparaît, découvrant de merveilleux tapis de frêles et délicates fleurs. En face de cette verdure, lorsqu’un beau ciel bleu et transparent rayonne au-dessus de vous, on en vient presque à douter de la position septentrionale du pays. Les toundras sont le séjour des Samoyèdes. Au milieu de ces déserts sans fin ils mènent une libre vie errante, dressant leur tente ; là où il leur plaît, puis repartant plus loin quand bon leur semble.

Le Fram DANS LA MER DE KARA

Point de soucis, point de tracas ; dans ces solitudes, l’existence s’écoule douce et facile, toujours pareille, et j’en viens à envier presque la vie de ces simples.

De notre observatoire nous apercevons sur la mer de Kara une banquise s’étendant jusqu’à l’horizon. Elle paraît relativement compacte et massive ; heureusement, entre la glace et la côte s’étend un chenal libre. Il sera donc possible d’avancer facilement dans cette direction.

Le lendemain, avec l’aide d’Amundsen, je remets en état la machine du canot à pétrole ; mais, par ce travail, je crains bien d’avoir perdu pour longtemps l’estime des habitants de Kabarova. Pendant cette opération plusieurs Russes et Samoyèdes qui se trouvaient à bord, me virent peiner comme un manœuvre, les mains et le visage pleins d’huile et de cambouis. Lorsqu’ils revinrent à terre, ils interpellèrent Trontheim et lui déclarèrent que, très certainement je n’étais pas le grand personnage qu’il s’était plu à leur représenter. À bord je travaillais comme un simple matelot, et j’étais plus sale que le plus pauvre mendiant. Trontheim, ignorant ce qui s’était passé, ne put malheureusement me disculper dans l’esprit des indigènes.

Le soir, nous procédons à l’essai des chiens. Trontheim en attelle dix à un traîneau samoyède ; à peine ai-je pris place sur le véhicule, que la meute part d’un bond à la poursuite d’un malheureux chien qui est venu rôder dans le voisinage. Au premier moment je suis abasourdi par cette course folle et par les hurlements des animaux ; enfin, je parviens à sauter à terre, tombe sur les plus acharnés, et réussis à arrêter la poursuite. Après avoir remis l’ordre dans l’attelage, Trontheim s’assied à côté de moi et fait claquer son fouet, en poussant une sorte de hennissement que l’on peut traduire par Pr-r-r-r, pr-r-r-r. Aussitôt toute la bande fuit dans une course folle à travers la plaine herbeuse, nous entraînant vers une lagune. J’essaye d’enrayer, Trontheim hurle : Sass, sass ; nous ne réussissons à arrêter l’attelage que lorsque les chiens de tête sont déjà entrés dans l’eau. Nous nous remettons en route dans une autre direction ; aussitôt la meute prend une telle allure, que j’ai toutes les peines du monde à me maintenir sur le traîneau. Je revins à bord très satisfait de cette expérience ; les chiens devaient, en effet, avoir une très grande force pour pouvoir traîner deux hommes à une pareille vitesse sur un semblable terrain.

Le harnachement des chiens sibériens est très simple. Une corde ou un morceau de toile à voile, passé autour du ventre, fixé au collier par une autre corde. Les traits attachés sous le ventre des animaux passent entre leurs jambes.

Le lendemain, 1er août, c’est la Saint-Élie, la grande fête religieuse de Kabarova. De tous côtés arrivent des troupes de Samoyèdes, dans leurs traîneaux attelés de rennes. Ils viennent assister aux cérémonies religieuses, et, en même temps, se proposent de rendre hommage au saint par de copieuses libations.

Dans l’après-midi, il ne fut pas facile de trouver les travailleurs dont j’avais besoin pour faire de l’eau. Trontheim décida cependant quelques pauvres hères à nous aider, par la promesse d’un salaire qui leur permettrait de se payer l’ivresse traditionnelle en ce jour de fête.

Dès le matin, les femmes avaient revêtu leurs plus beaux atours, chamarrés d’étoffes voyantes, de volants de peau de diverses couleurs, et de vieille ferraille. Partout, c’était des groupes pittoresques et amusants. Voici, par exemple, un vieux Samoyède et une jeune fille qui viennent offrir un renne fort maigre à l’ancienne église, le temple des vieux croyants. – La neuve est affectée au culte orthodoxe. – Jusque dans cette contrée lointaine des divergences religieuses divisent les hommes ! La fête fut célébrée dans les deux sanctuaires. Tous les indigènes entraient d’abord dans l’église neuve, et en ressortaient presque aussitôt après pour se diriger vers la vieille chapelle. Aucun prêtre de la secte des vieux croyants ne se trouvant à Kabarova, les Samoyèdes offrirent au pope orthodoxe la somme de deux roubles pour célébrer le service dans leur église. Après un instant de réflexion, il se décida à accepter la proposition et se rendit en grande pompe à l’ancien sanctuaire. Dans l’intérieur, rempli d’une foule crasseuse vêtue de pelleteries, l’air était absolument irrespirable, et, après un séjour de deux minutes, je dus sortir en toute hâte.

LES PLAINES DE IALMAL

Dans l’après-midi, lorsque la fête battit son plein, le tumulte devint indescriptible. Des Samoyèdes parcouraient à toute vitesse la plaine dans leurs traîneaux attelés de rennes. Complètement ivres ; ils roulaient à chaque instant par terre et étaient ensuite traînés sur le sol. C’étaient alors des hurlements de bêtes fauves et un sabbat infernal. Un jeune indigène attira surtout notre attention par sa fantasia désordonnée. Une fois monté dans son véhicule, il pique ses bêtes et les lance droit à travers les tentes ; renversant tout sur son passage. Tout à coup, il culbute et est ensuite roulé sur une grande distance. Pendant ce temps les spectateurs, hommes et femmes, se gorgeaient d’alcool et tombaient ivres morts. Le bon saint Élie devait être flatté d’un tel hommage. Le matin seulement le tumulte diminua ; peu à peu, un silence de sommeil s’étendit sur tous ces ivrognes.

Un voilier norvégien devait nous apporter à Kabarova du charbon pour remplacer le combustible brûlé depuis le départ de Vardö. Ce tender n’étant pas encore arrivé, je résolus de ne pas l’attendre plus longtemps. Le 3 août, les chiens furent embarqués et logés à l’avant, où ils nous gratifièrent aussitôt d’une sérénade terriblement bruyante et discordante. Tout était prêt maintenant pour le départ ; après avoir remis nos dernières lettres à mon secrétaire qui devait attendre l’arrivée du charbonnier, je donnai l’ordre de lever l’ancre.

Le 4 août, de grand matin, le Fram, entrait dans la mer de Kara. Maintenant le sort de l’expédition va se décider. Si nous réussissons à traverser cette mer et à doubler le cap Tchéliouskine, nous aurons surmonté les plus grandes difficultés du voyage. Aujourd’hui, les apparences ne sont pas mauvaises ; entre la terre et la banquise qui couvre la pleine mer, un chenal libre s’étend vers l’est à perte de vue. Cette ouverture nous permet de gagner facilement la côte ouest de la longue presqu’île de Ialmal, mais bientôt la glace nous oblige à mouiller. Une morne solitude, cette terre de Ialmal ; une immense plaine sablonneuse, parsemée de touffes de fleurs, percée de petites flaques d’eau circulaires, d’une régularité parfaite. D’après mes observations astronomiques, cette partie de la côte se trouve portée sur les cartes à 36 ou, 38 minutes trop à l’ouest.

Le 13 août, le Fram doublait l’extrémité nord de Ialmal et l’île Blanche (Béli-Ostrov). Aucune glace ne se trouvant en vue, je pris la résolution d’abandonner la côte et de marcher au nord, vers l’île de la Solitude, afin d’abréger la distance qui nous sépare encore du cap Tchéliouskine. Bientôt, dans cette direction, une banquise compacte nous arrête. Nous changeons alors de cap pour faire route vers l’est et le sud-est. De ce côté nous découvrons une île à laquelle nous donnons le nom de Sverdrup, notre vaillant capitaine, qui, le premier, a signalé cette terre. Plus loin, la côte de Sibérie est en vue vers l’embouchure de l’Ienisseï, un peu plus haute ici qu’à Ialmal, parsemée de larges traînées de neige qui s’étendent jusqu’au rivage. Le 19 août, apparaissent les Kamenni-Ostrov (Îles des pierres), remarquables par la netteté de leurs anciennes lignes de rivage. Pans cette région comme dans le nord Scandinave, un changement s’est produit dans les niveaux respectifs de l’Océan et des terres, depuis l’époque glaciaire.

20 août. – Temps admirable. La mer est bleue et le soleil éclatant. Impossible de se croire à une aussi haute latitude. Dans l’après-midi les îles Kjellman sont signalées ; plus au sud, nous apercevons un archipel qui ne se trouve pas marqué sur les cartes. Partout les rochers présentent des surfaces polies et arrondies, indice certain que ces terres ont été recouvertes par des glaciers quaternaires.

UNE CHASSE À L’OURS

Pour permettre aux mécaniciens de nettoyer la chaudière, nous relâchons devant la plus grande de ces îles. Du haut du nid de corbeau la vigie annonce la présence de plusieurs rennes en train de paître tranquillement près du rivage. Aussitôt émoi général ; nous sautons sur nos fusils et de suite nous mettons en quête du gibier. Pendant vingt-quatre heures, sans une minute de repos, nous battons le terrain. Deux rennes et deux ours, tel fut le butin de cette chasse acharnée.

La sortie de l’archipel fut particulièrement pénible ; partout de petits fonds ; avec cela, un courant très rapide et un vent contraire, très frais, soufflant par moments en tempête. À chaque instant le Fram risquait de s’échouer. Le 24 août seulement, nous sortîmes de cette situation dangereuse. Ensuite, c’est toujours la même navigation monotone entre la côte et la banquise. La mer est très peu profonde : de tous côtés des bancs et des groupes d’îles inconnues. La terre se trouve précédée par un archipel dont l’existence a jusqu’ici échappé à l’attention des précédents explorateurs derrière le rideau des brumes endémiques dans ces parages. À coup sûr, une expédition qui se proposerait d’exécuter l’hydrographie de la côte septentrionale de Sibérie ferait d’intéressantes découvertes, mais le but de notre voyage est tout différent. Pour nous, avant tout, il s’agit de doubler le plus rapidement possible le cap Tchéliouskine et la saison avance. L’hiver approche. Le 23, une abondante chute de neige s’est déjà produite.

27 août. – Mon livre de bord renferme à chaque page la même mention : « Toujours des îles nouvelles et des bas-fonds. » Dans l’après-midi, le continent est en vue, une terre peu élevée, mollement ondulée, découpée par des fjords. Déjà, à plusieurs reprises, j’ai aperçu de profonds goulets pénétrant à une grande distance dans l’intérieur. Sur cette côte de Sibérie, relativement basse, la formation fjordienne me paraît très développée.

En vue de l’île de Taïmyr la situation devint critique. Au milieu des îles qui apparaissent de tous côtés, impossible de nous reconnaître. Je prends alors le parti de gagner la pleine mer et de passer au large des îles d’Almqvist, situées au nord-ouest de l’île de Taïmyr. Tout à coup, voici que, à travers la brume une terre se découvre droit devant nous. Nous venons immédiatement dans l’ouest pour la doubler et reprendre ensuite notre route vers le nord. Dans cette direction nous distinguons un archipel très étendu (Archipel Nordenskiöld), qui nous empêche de poursuivre notre route. Pendant l’après-midi nous atteignons enfin l’extrémité septentrionale de cette chaîne d’îles ; là, à notre grand désappointement, une banquise compacte nous barre la route. Y engager le Fram serait risquer de se faire « pincer » définitivement pour l’hiver. Dans ces conditions, il faut revenir en arrière et essayer de passer entre ces îles et Taïmyr.

Le 30 août, nous nous engageons dans ce chenal. Le Fram avance rapidement ; nous allons donc enfin pouvoir sortir de ce dédale, lorsque, subitement, le détroit se trouve complètement barré par une épaisse nappe de glace. Au-delà, la mer est probablement libre ; mais il nous est absolument impossible de nous frayer de vive force un chemin à travers cette nappe cristalline. À coup sûr, une telle masse de glace ne pourra fondre avant l’hiver. Notre situation devient par suite très critique. Peut-être, il est vrai, le détroit de Taïmyr entre l’île du même nom et le continent est-il libre ? mais, d’après Nordenskiöld, les fonds y sont trop petits pour permettre le passage d’un bâtiment, même de faible tonnage. Dans ces conditions, nous n’avons qu’à attendre. Notre salut ne peut venir que d’une tempête du sud-ouest qui disloquera cette banquise et nous ouvrira la route. En attendant, le bâtiment est mouillé et les mécaniciens procèdent à un nettoyage complet de la chaudière, tandis que nous allons donner la chasse aux nombreuses troupes de phoques qui s’ébattent sur la glace. Ces animaux sont ici aussi abondants que sur la côte occidentale du Grönland. Si, en 1878, Nordenskiöld ne rencontra dans ces parages qu’un très petit nombre de ces amphibies, c’est que, cette année-là, les glaces qui constituent leur milieu d’élection étaient rares dans la mer de Kara.

Une fois la machine remise en état, je résolus de tenter le passage par le détroit de Taïmyr. De ce côté la route se trouvant également fermée par la glace, le cap est mis au sud pour essayer de trouver une ouverture dans cette direction. Bien que le temps soit très clair, impossible de savoir où nous nous trouvons ; nous n’apercevons pas des îles marquées sur la carte, et, par contre, nous en distinguons d’autres que ce document n’indique pas… Finalement découvrant un chenal étroit, nous nous y engageons. Bientôt nous reconnaissons que la terre qui s’étend au nord et que nous pensions être le continent est une île et que la passe se prolonge encore plus loin dans l’intérieur des terres. Le mystère devient de plus en plus impénétrable. Peut-être après tout, sommes-nous dans le détroit de Taïmyr ? Apercevant quelques flaques de glace, je donne l’ordre d’ancrer dans un mouillage abrité. Le lendemain, partant en canot, je réussis à avancer très loin, dans un goulet suffisamment profond pour le Fram ; cependant le soir, nous trouvons de nouveau la glace. Le temps est froid ; la nuit dernière il a neigé abondamment ; à vouloir nous engager au milieu de cette banquise, nous risquons d’être faits prisonniers.

5 septembre. – Voilà déjà neuf jours perdus. Aujourd’hui encore il neige et la bise est très fraîche. Dans la soirée, poussées par le vent, des masses de glace arrivent sur nous. Peut-être allons-nous être bloqués pour l’hiver avant qu’un chenal se soit ouvert dans cette banquise diabolique. Si l’expédition est détenue dans ces parages pendant de longs mois, elle y trouvera, il est vrai, un emploi utile de son activité. Toute cette côte de Sibérie est très peu connue, et l’intérieur du pays n’a jamais été exploré. Mais non, je ne puis m’habituer à cette idée d’un hivernage prématuré. Ensuite, c’est par série d’années que la glace est abondante ; si, à cette époque-ci, nous sommes bloqués en 1893, peut-être la saison prochaine ne serons-nous pas plus heureux.

Le 6 septembre est l’anniversaire de ma naissance. J’avoue ma superstition ; en me réveillant, je suis convaincu que, si un changement doit survenir dans l’état des glaces, c’est aujourd’hui qu’il se produira. Je monte donc en toute hâte sur le pont. Le vent a diminué et le soleil brille ; dans cette radieuse clarté l’avenir me semble moins sombre. Le chenal qui s’ouvre à l’est est couvert d’un solide embâcle. Si le Fram n’avait pas abandonné le détroit, il serait maintenant prisonnier, pour Dieu sait combien de temps. Par contre, la passe située au nord du mouillage a été débloquée par la tempête. Peut-être également les glaces qui, il y a dix jours, nous ont barré la route au-delà de l’archipel situé au nord de Taïmyr, ont-elles également été disloquées par la bourrasque. Essayons donc de passer de ce côté. Je suis sûr qu’aujourd’hui la chance me sera favorable. En effet, le lendemain, à six heures du matin, nous doublons le cap Laptef, la pointe nord de l’île Taïmyr.

ITINÉRAIRES DU Fram AUTOUR DE L’ÎLE TAÏMYR

Mais nous n’en ayons pas fini avec les difficultés. De l’autre côté de ce passage redoutable, voici de nouveau la glace. Nous nous frayons un chemin à la vapeur, mais au-delà la mer est très peu profonde : 15, 13, 11 mètres. On avance lentement, la sonde à la main. L’eau est bourbeuse, et un courant très violent porte dans le nord-est. Plus loin la mer devient bleue et transparente ; en même temps, la profondeur augmente. En passant, notons que la séparation entre les eaux bleues et argileuses était marquée par une ligne absolument nette.

Une fois hors de cette zone difficile, nous poursuivons notre route en serrant la côte de près. Toujours des plaines basses s’élevant à peine au-dessus de la mer, constituées, semble-t-il, par des couches de sable et d’argile. Dans ces parages, je découvre une vaste nappe d’eau paraissant s’étendre à une grande distance vers l’est, dans l’intérieur des terres. Probablement une large rivière qui s’épanche en lac avant de se jeter dans l’Océan, comme nombre d’autres cours d’eau de Sibérie.

Le 9 septembre, le baromètre est très bas : 733mm ; le vent souffle de terre en rafales terribles, soulevant d’épais nuages de sable. Peut-être, en présence de la mauvaise apparence du temps, serait-il prudent de rester au mouillage, mais la tempête a chassé les glaces ; profitons donc de l’occasion. Couvert de toile, le Fram file huit nœuds, avec l’aide de l’hélice. Jamais auparavant sa marche n’avait été aussi rapide ; notre navire semble avoir conscience de notre situation et vouloir rattraper le temps que les glaces nous ont fait perdre autour de Taïmyr. Les caps succèdent aux caps, les fjords aux fjords, et vers le soir, dans un lointain vaporeux, nous distinguons ; à l’aide de la lunette, des montagnes. Le cap Tchéliouskine, l’extrémité septentrionale de l’ancien monde, n’est pas bien loin.

La côte est toujours basse, mais à une certaine distance dans l’intérieur des terres s’élèvent des chaînes de montagnes campaniformes, très escarpées, qui paraissent formées de couches sédimentaires horizontales. Les plus éloignées sont entièrement couvertes de neige. Sur un point, ce relief semble revêtu d’une carapace de glace ou de neige descendant en larges franges sur les pentes. Nous approchons du cap Tchéliouskine. Lorsque nous aurons doublé ce promontoire, une des principales difficultés du voyage sera vaincue. Je monte dans le « nid de corbeau » pour examiner l’horizon. Depuis longtemps le soleil a disparu, laissant dans le ciel une longue traînée jaune, une lumière de rêve, une lueur irréelle. Une seule étoile scintille au-dessus de ce cap redouté, comme un phare céleste qui nous promet l’espérance. Et, dans la mélancolie de cette belle nuit claire, le Fram avance lentement vers le nord, sans bruit, comme le vaisseau fantôme.

Le 10 septembre, à quatre heures du matin, le cap Tchéliouskine est doublé ; en l’honneur de cet heureux évènement les « couleurs » sont hissées, aux acclamations de l’équipage.

Après avoir échappé aux dangers d’un hivernage dans la mer de Kara, devant nous la route s’ouvre maintenant libre vers la banquise des îles de la Nouvelle-Sibérie, qui doit nous entraîner à travers l’inconnu glacé du bassin polaire.

Un peu plus tard, nouvelle alerte. Une nappe de glace nous ferme le passage entre le continent et quelques îlots situés à l’est du cap Tchéliouskine. Après une courte reconnaissance à terre, nous réussissons cependant à doubler ces îles ; toute la nuit, nous avançons rapidement vers le sud le long de la côte. Par moments, notre vitesse atteint neuf milles.

11 septembre