Violence et bonté - Madame de Stolz - E-Book

Violence et bonté E-Book

Madame de Stolz

0,0

Beschreibung

Extrait : "Entièrement tapissée de vigne vierge et cachée sous l'ombrage d'un tilleul, la maison du vieux Desnoyers faisait un charmant point de vue, et les promeneurs qui, de loin, l'apercevaient comme un nid sous les feuilles, ne manquaient pas de se dire : « Qu'on doit être bien là ! Quelle tranquillité ! Que ces gazons sont frais ! Que cette eau est limpide ! Il fait bon vivre dans cette petite retraite. » C'était effectivement une retraite..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 242

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



La tour Malakoff tomba.
I La maison du vieux garde

Entièrement tapissée de vigne vierge et cachée sous l’ombrage d’un tilleul, la maison du vieux Desnoyers faisait un charmant point de vue, et les promeneurs qui, de loin, l’apercevaient comme un nid sous les feuilles, ne manquaient pas de se dire : « Qu’on doit être bien là ! Quelle tranquillité ! Que ces gazons sont frais ! Que cette eau est limpide ! Il fait bon vivre dans cette petite retraite. »

C’était effectivement une retraite, et des plus jolies, offerte par Mme d’Embrun au vieux garde en qui son mari avait mis, à juste titre, toute sa confiance. Ce brave homme avait servi la famille de M. d’Embrun depuis l’âge de quinze ans, et il en avait plus de soixante. Son dernier maître venait de mourir, et le vieux garde l’avait pleuré comme un ami, car Albert était non seulement juste et bon, mais aimable.

Dès les premiers jours qui avaient suivi la mort du jeune chef de famille, le respectable Desnoyers avait été complètement rassuré sur son propre sort et celui de sa femme, la vieille Corentine. La riche veuve, maîtresse absolue de la propriété, avait dit au vieillard :

« Rien n’est changé ici ; mon bon mari a été rappelé de Dieu, mais son souvenir remplit ce domaine, et je respecterai jusqu’aux moindres désirs de M. d’Embrun. Il savait combien vous êtes fatigué, et il avait le projet de vous dire : « Repose-toi, mon vieil ami ; voici un toit, un foyer, tu ne nous quitteras jamais. » Il est parti ; mais je suis là, et je vous dis aussi : « Voici un toit et un foyer. »

Et depuis ce jour-là un homme jeune et robuste avait pris la charge qu’exerçait jusque-là Desnoyers ; et celui-ci, souffrant de rhumatismes, et boitant même un peu, s’était paisiblement établi avec sa femme dans le gracieux pavillon qu’on allait appeler dorénavant : la maison du vieux garde.

Dans le premier moment, il y avait bien eu, au fond du cœur, un sentiment pénible : « On croit donc que je ne suis plus bon à rien ? » Mais cette amertume n’avait été que passagère, car Mme d’Embrun, toute bonne et bienveillante, avait promptement ajouté :

– Me voilà seule ; j’ai besoin d’être aidée, secondée, pour élever le mieux possible mon petit Robert, le fils unique que mon bon mari m’a laissé. Vous savez combien cet enfant vous aime ?

– C’est vrai, Madame ; feu notre cher maître me disait quelquefois en riant : « Je suis jaloux, mon vieux ; Robert aime autant être chez toi qu’avec nous ».

– Eh bien, Desnoyers, je veux me servir de cette affection même pour lui faire du bien. Vous connaissez le malheureux défaut qui semble grandir avec lui ? Vous et votre femme êtes doux et paisibles. Je désire que, quand mon enfant ne pourra pas être avec moi, il soit auprès de vous. Dans votre maison il ne verra que de bons exemples et n’aura jamais sous les yeux des scènes de violence, propres à développer en lui ces dispositions à la colère qui me désolent !

– Que Madame ne s’en mette pas trop en peine. Le petit a bon cœur ; avec ça on arrive à se corriger.

– Ah ! j’espère que ce défaut ne deviendra pas une passion, mais je n’en réponds pas. Combien d’hommes ne savent pas maîtriser leurs emportements ! Et ceux-là ont été, comme mon petit Robert, des enfants dont la violence ne tombait, que sur des riens. Plus tard, pourtant, ils ont fait des victimes ! »

C’est par ces quelques mots que Desnoyers avait été dédommagé de la cession qu’il faisait à un autre de ses attributions de garde.

Il ne battrait plus les bois, à la recherche des braconniers, il ne serait plus le premier défenseur de Mme d’Embrun, de son fils et de ses biens. Ce rôle actif passait au leste et nerveux Brossard, mais lui, vieux serviteur, il allait protéger spécialement l’enfance de Robert, l’héritier de son jeune maître, de cet Albert qu’il avait initié aux plaisirs de la campagne : à la chasse, à la pêche, aux longues courses à travers champs. Cet Albert, il l’avait profondément aimé ; et, pour en donner la raison, il avait coutume de dire : « Ce jeune homme-là, c’était la crème des riches ! Et puis, je, l’avais vu naître ! »

Corentine avait eu quelque peine à quitter la maisonnette où elle s’était mariée, où elle avait vécu pendant trente-cinq ans ; mais il fallait bien se rendre à l’évidence ; son mari n’était plus en état de remplir les laborieuses fonctions de garde, et la retraite, si honorable, qu’on lui offrait ne pouvait qu’exciter un sentiment de reconnaissance.

La bonne femme s’était donc installée dans le pavillon, à l’ombre du tilleul. Elle y avait aussi installé son chat, le modèle de ceux de sa race, doux par nature et parce qu’il était toujours à moitié endormi. Depuis que le tranquille Minet était accoutumé au pavillon, sa tranquille maîtresse en avait fait autant, et elle finissait par regarder sans tristesse, entre les hauts peupliers, la maison blanche, au toit de tuiles, qui avait été si longtemps la sienne.

Quant à Desnoyers, ce qui le consolait, c’était d’abord son titre de garde qu’on lui avait, d’un commun, accord, conservé, en y ajoutant l’épithète de vieux, qui, loin d’être blessante, à Hauteroche, y proclamait le droit aux égards et au respect. Ce qui, d’autre part, rassérénait complètement le front du bon serviteur, c’était de voir le petit Robert se trouver bien auprès de lui et de Corentine, passer des heures dans le pavillon ou dans le jardinet, qui en était devenu comme une dépendance, enfin éprouver beaucoup de plaisir à caresser le gros chat, dormant des demi-journées sur les genoux de Corentine.

« Le bel enfant ! s’écriait parfois le vieillard. Vois-tu, ma femme, il me rappelle Albert à cet âge : c’est son regard franc, sa parole nette, assurée, sa vivacité, son bon cœur.

– M. Albert n’a jamais été pétulant jusqu’à la colère. Va, Guillaume, il ne sera pas ce qu’était son papa. Ah ! ces hommes-là ne devraient jamais mourir ! ils font de si bons maîtres ! Quand on les voit en haut, et soi en bas, on est content tout de même.

– Oui, M. d’Embrun méritait d’être aimé pour lui-même, à part ses grands biens et l’influence que lui donnait sa position dans le pays ; mais, entends-le bien, ma femme, j’aimerais son enfant rien qu’à cause de lui. Et puis enfin, il est gentil, ce petit ; il a des moments charmants.

– En passant : mais le plus souvent il est insupportable ; criant, frappant du pied à la moindre contrariété. Je me souviens, moi aussi, de l’enfance de M. Albert. Ah ! quelle différence ! Il rendait sa mère heureuse, lui ! tandis que M. Robert, à cinq ans, a déjà fait pleurer la sienne.

– Bonne dame ! elle a aussi par trop peur ; tout ça s’arrangera avec le temps. »

Comme on le voit, les vieux époux ne s’entendaient pas sur tous les points. Cependant ils ne se querellaient pas pour cela ; chacun gardait sa manière de voir, et voilà tout. Ce ménage était si uni, si heureux, que dans la famille des châtelains on avait surnommé Desnoyers Philémon, et sa femme Baucis. Souvent Mme d’Embrun donnait ce surnom à son vieux garde, quand elle parlait de lui à sa cousine.

Mlle Trépiez, cousine par alliance de la jeune veuve, avait au moins le double de son âge, et semblait n’être là que pour exprimer des idées opposées à celles de Mme d’Embrun. La grande bonté de celle-ci pouvait seule entretenir la paix dans l’intérieur. C’était, entre ces deux femmes, un antagonisme involontaire, provenant d’opinions contraires sur tous les sujets imaginables. Cette cohabitation, Mme d’Embrun la supportait avec une patience de tous les instants.

Le champ de bataille où l’on se serait le plus souvent battu, si la douce Emmeline avait eu d’autres armes que le silence, c’eût été l’ensemble des théories sur l’éducation des enfants.

En face de la violence de Robert, sa mère voulait établir le calme par la bonté. Elle prétendait adoucir le naturel de son enfant par sa propre mansuétude, et s’efforçait, dans les punitions qu’elle devait imposer, de rester froide, grave et de se posséder.

La théorie de Mlle Trépiez était tout à fait autre. D’un caractère ombrageux et impétueux, elle éprouvait, devant les fureurs du petit garçon, une émotion si subite et si peu contenue que, s’il lui avait appartenu, elle eût toujours commencé par tomber dessus, lui adressant les paroles les plus menaçantes, et lui administrant les claques les mieux appliquées.

« Il n’y a que cela, disait-elle, d’un ton qui n’admettait pas la réplique. Si j’avais des enfants, je vous réponds qu’ils seraient sages ! Je les camperais aux quatre coins de ma chambre, et ils s’amuseraient comme ils pourraient, sans bruit surtout ! Mais, à la moindre colère, je les fouetterais d’importance, et trois fois de suite ! »

Mme d’Embrun ne pouvait s’empêcher de sourire, tout en se félicitant de n’avoir été que la cousine.

Robert n’aimait guère Mlle Trépiez ; et plus d’une fois, en l’entendant exposer devant lui son plan d’éducation, il s’était sauvé dans la maison du vieux garde, pour raconter ses propres méfaits, avec plus ou moins de componction, et les sinistres discours de la vieille cousine.

Quand Robert était chez son bon ami Desnoyers, il se croyait au port. Ce vieillard, avec sa haute taille, sa large carrure et ses moustaches grises, lui semblait le symbole de la puissance, et, une fois sous son égide, il croyait que nul danger ne pouvait le menacer.

Le plus doux passe-temps de Robert était le jardin de son vieil ami, où il restait quelquefois plusieurs heures à jouer. Dans ce jardin, le brave homme cultivait les fleurs dont Mme d’Embrun aimait autrefois à se parer. C’étaient surtout des roses. Son mari lui en apportait souvent une, choisie parmi les plus belles ; et, comme depuis son veuvage, elle n’en souffrait plus à son corsage noir, Desnoyers avait dit à l’enfant :

« Si vous le voulez, je vous apprendrai à cultiver les roses ; et quand vous serez un peu plus grand, vous en obtiendrez de très belles, que vous offrirez à votre maman, comme le faisait votre papa.

– Maman n’aime plus les roses depuis que papa est au ciel.

– Elle aimera celles que vous aurez soignées vous-même.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– Alors apprends-moi ? Comment fait-on pour cultiver les rosiers ?

– On les arrose, on les taille au printemps ; on retranche les branches mortes, ou malades ; et quand on voit que le rosier languit, on lui met, au pied, un peu de bon terreau.

– Je ne saurais jamais faire tant de choses.

– On les fait l’une après l’autre ; je vous apprendrai, vous verrez.

– Ah ! tant mieux ! Je ferai venir des rosés ! des roses pour ma petite maman ! »

C’étaient deux bien bons amis que le vieux garde et l’enfant. Néanmoins le pavillon servait parfois de théâtre à de tristes scènes. Lorsqu’une contrariété vive troublait la joie de Robert, il devenait tout à coup irrité, témoignait son déplaisir par des cris, des gestes, des trépignements, et, s’excitant de plus en plus par sa propre impatience, il arrivait à la colère : colère d’enfant sans doute, mais qui présageait les colères lointaines de l’âge viril.

Dans la maison du vieux garde, Robert était à son aise et content. Il se plaisait à suivre Desnoyers dans ses menus travaux, et l’aidait volontiers, ou du moins croyait l’aider.

Robert avait conservé, de la familiarité de ses premières années, l’habitude de tutoyer son vieil ami ; et quand, d’après l’avis de sa mère, il avait essayé de perdre cette habitude, Desnoyers s’y était formellement opposé, disant :

« Votre père ne m’a pas fait ce chagrin-là ; quand il était tout petit, je le prenais sur mon bras, je l’assoyais sur mon épaule, ou je le mettais à cheval sur mon cou, et il me disait : "Je t’aime !" Quand il est devenu seul maître du château et de la moitié du pays, il m’a dit : "J’ai confiance en toi". Enfin, quand il s’est vu mourir, il m’a dit : "Adieu ; reste auprès de ma femme et de mon enfant ; ne t’en va jamais !" Et vous, qui êtes son petit garçon, vous voudriez ne pas me tutoyer ? Ah ! vous me feriez pleurer ! »

L’enfant, avec l’élan de son bon cœur, s’était jeté au cou du vieux garde en disant :

« Je veux faire comme papa, car moi aussi je t’aime ! »

Desnoyers, c’était pour Robert le mobile de la vie active. Près de lui, il apprenait à devenir fort, entreprenant, hardi comme doit l’être un garçon ; même il faisait fièrement l’exercice, son petit fusil au bras, sous les yeux du vieux garde, qui criait d’une voix de stentor : « Garde à vous ! – Portez arme ! – Présentez arme !… » Et le reste. Le conscrit n’était jamais plus content que quand Desnoyers affirmait qu’il avait des dispositions toutes particulières pour le service militaire ; il se redressait alors et gagnait deux centimètres en hauteur.

Ses jeux favoris étaient, avec le fusil, une trompette, un tambour, un sabre, une giberne, un canon, tout ce qui, dans son esprit, lui donnait le droit de dire avec orgueil : « Je suis soldat ! » Dès son jeune âge il semblait comprendre que rien n’est beau, rien n’est noble, rien n’est admirable comme l’abnégation du soldat.

De temps en temps, assis l’un en face de l’autre sous l’ombrage du grand tilleul, auquel était appuyée la maison, les deux amis se racontaient des histoires. La parole était presque toujours au vieillard ; et Robert l’écoutait sans remuer, de peur de lui entendre dire : « Allons, en voilà assez ».

« Raconte-moi des histoires de bataille, ce sont les plus belles.

– Ah ! mon petit monsieur, vous avez raison ; c’est une grande chose que la guerre.

– Tu as été à la guerre, toi ?

– Oui.

– Où donc ?

– En Afrique ; j’étais jeune alors !

– L’Afrique, c’est loin d’Hauteroche ?

– Oh oui ! Bien loin ! Il faut traverser la moitié de la France, et puis passer la mer. Quand vous serez plus grand, je vous expliquerai comment on vit sous la tente, comment on va toujours en avant, même quand les boulets vous arrivent de tous côtés, quand on entend les balles siffler autour de soi.

– Est-ce que tu savais remporter des victoires, toi ?

Ils s’asseyaient l’un en face de l’autre.

– Mon cher enfant, le soldat n’a pas à commander ; il ne fait qu’obéir.

– Toujours obéir ?

– Toujours.

– Obéir à qui ?

– Aux officiers, qui eux-mêmes obéissent à leurs supérieurs, dépendant tous du général en chef.

– Mais si on ne voulait pas obéir ?

– Si on ne voulait pas ?… on ne serait pas digne d’être soldat. C’est la gloire du militaire, à quelque rang qu’il appartienne. En obéissant, sans même savoir ce qu’on lui fait faire, il aide à l’œuvre, il contribue à la victoire, à l’honneur de son pays. Ah ! vous êtes encore trop petit pour comprendre le dévouement d’un homme qui va où il faut aller, sans tenir compte de ses fatigues, de ses souffrances, de ses terreurs, car il en éprouve ; qui va ainsi jusqu’au bout, sachant que ses peines, le plus souvent, ne seront comptées que par Celui qui voit tout. »

Robert devenait pensif quand le vieux garde lui parlait de la guerre ; et le sage Desnoyers finissait toujours par lui dire en souriant :

« Mon petit conscrit, vous qui voulez être militaire, comment donc ferez-vous, puisque vous ne savez pas même obéir à votre maman ? »

Ainsi la douce morale du vieux soldat pénétrait l’esprit de l’enfant presque à son insu, et excitait en lui les meilleurs sentiments.

Quant à la vieille Corentine, naïve et pieuse Bretonne, elle faisait le bonheur de Robert par les beaux contes dont elle récompensait parfois sa sagesse.

« Corentine, un conte breton ? je vous en prie !

– Non, monsieur Robert, je ne vous raconterai rien.

– Pourquoi ?

– Parce que vous avez encore frappé du pied, ce matin.

– Aussi pourquoi ne faisait-on pas ce que je voulais ?

– Fi ! que c’est vilain ! Est-ce qu’un petit garçon bien élevé a d’autres volontés que celles de sa maman ? Quand vous aurez été trois jours sans vous mettre en colère, vous aurez un conte, un beau conte breton. »

Hélas ! ce n’était pas souvent que revenaient ces contes, car Robert retombait sans cesse dans ses fautes ordinaires. Il était entêté, volontaire. On s’opposait sagement à ses caprices, toujours nuisibles, et Monsieur se mettait en colère.

La jeune et aimable veuve, qui n’avait plus de bonheur qu’en son fils, ne pouvait s’empêcher de concevoir une juste frayeur en songeant aux fâcheuses dispositions de son enfant. Il avait bon cœur ; mais elle savait bien qu’un bon cœur ne suffit pas.

Quand Emmeline passait ses doigts caressants dans les boucles blondes et soyeuses de Robert, elle avait encore, dans sa solitude, un peu de bonheur ; mais elle était inquiète, et se demandait si Robert aurait la force de se vaincre, ou s’il serait lui-même vaincu par la colère.

Un jeune homme apparaissait de temps en temps à Hauteroche, c’était Bernard de Salis, frère de Mme d’Embrun, déjà engagé dans le métier des armes, et par conséquent posé, devant le petit garçon, comme un modèle à suivre, comme l’idéal rêvé par ses cinq ans.

Bernard de Salis était aimable et naturellement rieur. C’était l’esprit français, dans sa malignité inoffensive, qui s’amuse de tout, qui cache une pensée sérieuse sous une plaisanterie, et même un souvenir triste dans un sourire.

Robert était en joie quand on voyait poindre à l’horizon un congé, qui ramènerait à Hauteroche son oncle Bernard. L’officier le faisait sauter sur ses genoux un an plus tôt ; ce qui, pour Robert, était déjà le vieux temps.

Lorsque arrivait le jeune lieutenant, son petit neveu tombait en extase devant son uniforme de cuirassier, devant son grand sabre, devant sa haute taille, devant toute sa personne. Bernard se divertissait extrêmement de l’effet qu’il produisait, et prenait exprès des airs de bravoure qui frappaient l’enfant et lui faisaient penser que son oncle avait déjà, comme il disait, remporté beaucoup de victoires.

À la solennité de l’arrivée succédait la plus franche bonhomie, la plus complaisante bonté ; et Robert comprenait alors qu’on pouvait encore se permettre de jouer avec son oncle, de le faire enrager pour rire. Et certes il s’en acquittait bien !

Tels étaient ceux dont l’enfance de Robert se trouvait entourée. C’était le noyau intime, et de loin en loin s’y joignait un vieux militaire, oncle de Mme d’Embrun, dont les dernières années étaient rendues pénibles par d’anciennes blessures reçues les unes en Crimée, les autres en Italie, les autres encore au Mexique. C’était un de ces nobles vétérans qui ont échappé, comme par miracle, au feu de l’ennemi, tout en portant sur leur corps les glorieuses marques de leur valeur et de leur dévouement.

De ce vieil oncle-là Robert avait un peu peur. Sa grosse voix le faisait trembler, et Mme d’Embrun se servait souvent du colonel en retraite comme d’un épouvantail salutaire. Faire savoir à M. d’Evian, par l’intermédiaire de la poste, que Robert venait de se mettre en colère, c’était une des menaces les plus redoutées du petit garçon.

Il était donc insupportable, ce petit Robert ? Précisément. Il est temps de faire connaissance avec lui.

Voici la silhouette de cet illustre personnage à un an :

La maman, la nourrice et la bonne, aux trois quarts affolées, se partagent entre elles les heures du jour et de la nuit, employant tout leur savoir à calmer les cris, les fureurs du petit bonhomme, n’y parvenant pas, s’appelant l’une l’autre au secours, et parfois se réunissant, en trio désespéré, pour conjurer la tempête. On offre tous les avantages réservés à ce temps de la vie : le berceau ; les bras ; les genoux formant balançoire ; la promenade au dedans et au dehors ; un lait généreux, des bouillies délicieuses ; des bains rafraîchissants ;… le bébé se fâche tout de même ; et s’il ne cause encore aucun dommage autour lui, c’est parce qu’il n’en a pas la force.

À deux ans, le petit tapageur prend des airs de pacha, crie deux fois plus fort que l’année précédente, et donne de grands coups avec ses petits poings dans le visage de sa pauvre bonne. Celle-ci voit doubler les exigences de son service par le départ de la nounou, qui s’en retourne dans son pays, raconter aux échos d’Auvergne qu’il n’y a pas sur la terre un enfant plus désagréable.

La bonne commence à maigrir, tant ce lutin la fatigue par ses colères du jour et de la nuit. Elle se dit : « S’il continue, je n’y tiendrai pas ! » Effectivement, elle s’en va un beau matin, pâle, défaite, énervée. À d’autres le terrible poupon ! Cinq ou six filles se succéderont, et la mère sera de plus en plus inquiète des dispositions naturelles de l’enfant.

À trois ans, monsieur, qui sait marcher et parler, en profite pour renverser tout sur son passage et s’ériger en despote. On ne sait comment s’y prendre pour le mettre à la raison. La résistance ouverte le jette dans une exaspération qui fait craindre les suites les plus fâcheuses ; les complaisances exagérées redoublent ses tendances autoritaires.

Un jour, sa mère entend des cris, des pleurs de rage. Elle accourt :

« Qu’y a-t-il ?

– Madame, c’est M. Robert qui a pris ce petit miroir, et qui y voit son nez ; il veut que je lui donne ce nez-là. Je lui dis que cela ne se peut pas, et que d’ailleurs il a bien assez du sien.

– Non ! non ! je veux avoir les deux ! vilaine Pauline ! pan ! pan ! »

La bonne s’occupe de reculer son nez, à elle, qui arrive là en troisième et se voit grandement menacé par ce foudre de guerre. La mère raisonne son enfant, qui crie alors de toutes ses forces, et couvre sa voix. Elle prend le parti d’enlever de force le brandon de discorde. Le petit garçon tourne alors sa colère contre le miroir lui-même et contre ce malheureux nez qui lui apparaît en face du sien. Pan ! un gros coup, avec les deux poings à la fois ; la glace est mince, elle se brise ; et voilà les mains mignonnes du despote toutes déchirées et ensanglantées.

À quatre ans, il devient dangereux.

« Robert, je ne veux pas que tu casses tes jouets.

– Moi, je le veux !

– C’est très mal de répondre comme cela à sa maman. Parce que tu es en colère, ne vas-tu pas détruire tes petits soldats ?

– Oui ; et la boîte aussi ! »

Sur ce, il se met à tordre furieusement bras, jambes et têtes ; puis, s’emparant de la boîte de bois qui servait de caserne à tout le régiment, il la jette au feu.

Il en ferait autant de l’objet le plus précieux. Les fureurs insensées qui transportent sa toute petite personne excitent la défiance de chacun. Il devient un fléau qu’on redoute, bien que ses ridicules emportements fassent sourire de pitié.

À cinq ans, la colère a déjà pris sur lui tant d’empire, que Mme d’Embrun ne peut se consoler de ses peines en regardant son enfant.

Il joue en ce moment, près d’elle, et paraît tranquillement occupé à faire tenir debout les belles quilles qu’on vient de lui donner.

Il s’apprête à les frapper, une à une, de la grosse boule de buis qu’il tient dans sa main.

Les pauvres quilles, par l’effet de quelques inégalités, inhérentes à leur base ou au parquet, trébuchent et tombent les unes sur les autres. Il les relève une fois, deux, trois fois ; la colère le saisit : il lance, n’importe où, la grosse boule, qui va s’installer dans une belle coupe de faïence florentine, à laquelle tient beaucoup sa mère.

« Que fais-tu, Robert ?

– Mes quilles ne veulent pas m’obéir.

– Ah ! mon cher enfant, si je me mettais en colère toutes les fois que tu ne m’obéis pas ! Regarde, tu as cassé ma belle coupe, et cela me fait du chagrin. »

Le petit garçon voit sa mère attristée, bien plus de l’emportement que de la coupe brisée ; son cœur se gonfle, les larmes lui viennent aux yeux ; il tend les bras à sa mère, il regrette, il demande pardon, il promet que jamais, jamais il ne se mettra plus en colère. Mme d’Embrun pardonne ; elle croit à la sincérité du repentir ; mais, quelques heures après, Robert trépigne à la première contrariété.

Et voilà comment passe sa vie le violent et impétueux héritier des d’Embrun. La raison viendra, dit-on de tous côtés à sa mère ; cependant elle a peur, et se cache souvent pour pleurer.

II Ce n’était pas un conte breton

Un jour, Robert avait alors près de sept ans, Mme d’Embrun fut tout à coup appelée, pour une affaire grave, au chef-lieu de son département, et se vit dans la nécessité de laisser son enfant à Hauteroche. Mlle Trépiez, la terrible cousine, ne s’y trouvait point, et cette circonstance n’était pas regrettable, car, du plus loin que s’apercevaient la vieille cousine et le petit garçon, il s’établissait entre eux une sorte de courant de violence, qui menaçait de tout renverser sur son passage.

Fortement prévenus l’un contre l’autre, ils ne le cachaient point, et leur attitude ordinaire, dès qu’ils étaient en vis-à-vis, était celle du chien et du chat.

Mme d’Embrun ne voyait que trop ce manque d’entente et ce parti pris de se contrarier mutuellement. Aussi évitait-elle soigneusement de jamais faire à sa cousine une invitation en règle ; mais cette précaution était inutile : on en fit la triste expérience. La cousine, à l’humeur acerbe, se trouvait bien à Hauteroche ; elle faisait grand cas de l’air de la campagne, et particulièrement de celui que respirait Mme d’Embrun. Donc, elle s’invitait elle-même, et pour autant de semaines ou de mois que cela lui était agréable.

« Je me plais chez vous, disait-elle à Emmeline avec une naïveté digne d’un autre âge, et j’y reste très volontiers. »

C’était, pour le dire en un mot, une personne indiscrète.

La mère de Robert ne pouvait donc regretter l’absence de Mlle Trépiez, coïncidant avec la sienne. Elle avait un moyen bien simple de s’épargner toute inquiétude pendant son voyage de vingt-quatre heures : c’était de confier Robert au vieux garde et à sa femme.

Sa résolution étant arrêtée, elle en fit part à son petit garçon, qui trouva l’idée très amusante ; et le chargea d’aller lui-même porter cette nouvelle à Philémon et à Baucis.

« Maman, pourquoi donc, quand vous voulez rire, appelez-vous Desnoyers Philémon et Corentine Baucis ?

– Mon enfant, parce que La Fontaine a raconté, d’une façon charmante, dans de fort jolis vers. l’histoire imaginaire de deux vieux époux, portant ces noms, s’aimant beaucoup pendant leur longue existence, et obtenant de Jupiter, le maître des dieux selon la Fable, de mourir tous les deux ensemble, afin que l’un n’eût pas à pleurer la perte de l’autre. »

Robert, satisfait sur ce point, ne songea plus qu’au plaisir de passer tout un jour et toute une nuit dans la maison du vieux garde. Cette idée lui souriait ; il était en belle humeur ; et pendant trois jours sa mère, en lui donnant ses leçons, ne remarqua en lui aucun de ces gestes d’impatience qui souvent n’étaient que les précurseurs d’un accès de colère.

Non seulement le petit héritier du château d’Hauteroche avait en sa mère une excellente maîtresse, mais encore il était lui-même un excellent élève ; doué de mémoire et surtout d’intelligence, aimant déjà la lecture, et par conséquent ouvrant la porte à ces connaissances qu’on acquiert sans s’en douter, en s’amusant à lire. Il savait plus que la plupart des enfants de son âge, et ses heureuses facultés se développaient, à la grande joie de sa mère. L’ombre au tableau, c’était toujours cette violence, qui, à la moindre contradiction, contractait les traits de l’enfant et le rendait brusque, irrité, farouche.