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Extrait : "Ce n'est pas pour moi que je voyage, je voyage pour vous, madame. Je porte votre pensée. Je ne suis que la locomotive. Tout ce que je vois ne me semblerait pas curieux si je ne devais vous le raconter. On l'a dit il y a longtemps: le poète est un miroir qu'on promène le long du chemin. Si je promène le miroir, vous savez bien que c'est pour vous..."
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Seitenzahl: 462
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Ce n’est pas pour moi que je voyage, – je voyage pour vous, madame. Je porte votre pensée. Je ne suis que la locomotive. Tout ce que je vois ne me semblerait pas curieux si je ne devais vous le raconter. On l’a dit il y a longtemps : le poète est un miroir qu’on promène le long du chemin. Si je promène le miroir, vous savez bien que c’est pour vous.
Où suis-je ? où vais-je ? d’où viens-je ? – Voilà un début de héros de tragédie. – Je vais à Amsterdam, si j’ai bonne mémoire. Je viens de Bruyères, – je m’en souviens, car mon cœur est resté là-bas. Partir sans vous ! perdre pour huit jours ce profil grec qui me fait croire à Phidias, ces cheveux ondés comme les peignait Titien avec tant d’amour, ces yeux charmants taillés à vif dans le ciel un soir d’automne, – vous perdre, vous que je cherchais avant de vous connaître !
Je vous ai promis, madame, d’être un voyageur naïf, je veux tenir ma parole. Être bête est une qualité de plus en plus rare. Autrefois on était bête, aujourd’hui on n’est que sot. Je ne parle pas de ceux qui sont spirituels. Je suis un homme d’esprit, c’est là, vous le savez, mon plus grand tort. Aimez-moi toujours comme je suis. – Qui n’a ses défauts ?
Aujourd’hui donc je veux être bête s’il est possible. Je commence bien : je m’étonne de tout. Tout à l’heure en traversant Cambrai, voyant un Fénelon chapelier, un Fénelon confiseur, un Fénelon pharmacien, j’ai demandé à mon voisin si c’étaient là des descendants de l’illustre archevêque de Cambrai. J’ai bien vu, à la mine ébouriffée de mon voisin, que je venais de dire une bêtise. Je m’en réjouis pour vous, madame.
Mais voilà que je raisonne au lieu de raconter. Il n’est si méchant livre qui n’ait sa préface. – Vous avez comme j’aime les préfaces. – Les préfaces dans la vie, – dans l’amour, – dirais-je si je ne parlais après la préface.
En route. Je ne vous dirai rien de ce joli paysage qui tient à la Champagne, à la Picardie et à l’Île-de-France. À Bruyères, on se croirait dans le duché de Bade : montagnes à pic, roches moussues, bancs de sable d’argent, bois de chênes, verts étangs, rien ne manque au tableau. Seulement ici les teintes sont adoucies. Le Lorrain s’y trouverait mieux que Salvator. Ce paysage triste et gai n’a pas longtemps passé sous mes yeux. À trois lieues de là, j’étais en pleine Picardie, disant adieu de la main à ces majestueuses tours de la cathédrale de Laon que vous saluez tous les matins.
Je ne vous dis rien de mes voisins : attendu que je monte orgueilleusement sur l’impériale, comme les gens illustres et comme les gens qui n’ont pas le sou, je n’ai jamais de voisines. Au premier relais, pendant qu’on changeait de chevaux, j’ai changé de voisins. – Qu’importe ? me disais-je. Cependant j’étais assez content. Par la même raison que je changeais de point de vue dans la nature, pourquoi ne pas changer de point de vue dans l’humanité ?
Oui, nous étions en pleine Picardie ; de larges pommiers étendaient fastueusement leurs branches, qui ployaient sous le fruit tour à tour jaune, vert et rouge. Le paysage était de plus en plus uniforme : de vastes champs fraîchement labourés pour les semailles ; des tapis de trèfles et de luzerne ; quelques rares carrés d’avoine en javelles ; à l’horizon un moulin à vent qui tourne, une ferme où s’abattent les pigeons, un village caché dans les arbres de ses jardins.
Comme nous allions entrer à La Fère, nous fûmes arrêtés par la rencontre d’un artilleur qui traînait un sabre nu. Il avait l’air d’un homme ivre. Des enfants lui criaient : Prenez garde de tomber ! Il arrivait droit à nos chevaux. Des soldats venant à passer firent cercle autour des chevaux et de l’artilleur. « Artilleur, qu’avez-vous ? »
Il regarde son sabre. « Voyez, » répondit-il d’une voix haute.
Le sabre était taché de sang. « Eh bien ? – Eh bien, j’ai tué Théodore ! »
Il prononça ces mots avec calme, mais avec tristesse.
Nous regardions tous en silence. « Théodore ! dit un des soldats, c’était votre camarade de lit ? – Oui. – Pourquoi l’avez-vous tué ? – Pour un autre camarade de lit qui s’appelle Julienne. – C’est cela, dit le postillon, toujours les femmes ; c’est bien la peine. – Oui, mordieu ! s’écria l’artilleur en brandissant son sabre ; oui, celle-là en vaut la peine ! On pourra me fusiller, mais on ne me fera pas changer d’avis. »
La foule grossissait de plus en plus. « Il faut l’arrêter, » dit une petite voix perçante.
Il entendit ces mots. « M’arrêter ! dit-il en levant la tête, m’arrêter ! est-ce que j’ai l’air d’un homme qui s’en va ? Je vais moi-même tout dire au capitaine ; il a du cœur, celui-là ; je n’aurai pas besoin de lui dire que je me suis battu loyalement. Je ne suis pas un assassin. On me fusillera, très bien ; mais Théodore n’ira plus chez elle. »
Il fendit la foule, prit fraternellement le bras d’un soldat et s’éloigna par le chemin de la caserne.
J’étais ému jusqu’aux larmes, non point de la mort de celui qui venait d’être tué, mais de celui qui va l’être.
Or quelle est cette Julienne qui est deux fois homicide ? Elle est donc jeune et belle, puisque deux hommes, jeunes, beaux, forts et braves, ont consenti à se sabrer pour ses charmes ? Ce qui va vous surprendre, c’est qu’en vérité elle est jeune et belle Elle a vingt ans. Un officier nous a fait ainsi son portrait à l’auberge : « C’est la Madeleine pécheresse dans tout son éclat ; elle serait la fille du diable, qu’elle ne serait pas plus jolie. »
Toujours est-il qu’à cette heure la plus belle femme de Paris, la plus tendre, la plus dévouée, la plus adorable, ne trouverait pas deux amants capables de mourir si vaillamment pour elle. Aphorisme : Il y a encore des amants, mais non plus comme aux beaux jours, – à la vie ! à la mort ! –
Je m’oubliais, car je puis vous dire : – À la vie ! à la mort ! –
Que vous dirais-je de Saint-Quentin ? C’est la patrie du peintre La Tour, qui semblait né pour faire le portrait de trois femmes charmantes, – à divers titres, – madame de Pompadour, madame du Barry et la reine Marie-Antoinette. La Tour seul, dans ses pastels, les a fait sourire avec leur esprit et leur grâce. Au temps où naquit La Tour, il n’y avait à Saint-Quentin ni fabriques ni houillères. La noire fumée de l’industrie ne couvrait pas le pays d’un linceul funèbre. C’est pourtant là un pays riche, – riche ! point de ciel, point de soleil. Les lazzarones ont une richesse plus vraie et plus poétique : le soleil, l’air, la liberté.
De Saint-Quentin au Câtelet, la route est bordée de cerisiers sauvages, je ne sais pourquoi. Grâce à l’automne, les feuilles déjà rougies donnent beaucoup d’accent à ce paysage un peu froid. Je ne regrette pas les pommiers. Du reste, comme toutes les maisons des villages du Nord sont bâties en briques, le paysage un peu vert même en automne prend ainsi du ton et de la variété.
Cambrai est une ville toute blanche, peinte de la cave au grenier. J’y ai passé une nuit à rêver et à dormir, – je ne dis pas à dormir et à rêver, car ce n’est pas la même chose.
Près de Valenciennes je me suis plus d’une fois rappelé les Paul Potter que nous avons vus ensemble. Dès le point du jour les vaches étaient éparpillées dans les prairies ; les unes, un peu surprises de nous voir passer, levaient la tête entre les saules ; les autres, – paresseuses et gourmandes, – couchées au bord de l’eau, mangeaient nonchalamment tous les brins d’herbe qu’elles pouvaient atteindre. Un troupeau de génisses toutes noires tachetées de blanc m’a surtout émerveillé. La civilisation moderne a supprimé le pâtre, ce qui est un malheur, non pas pour les vaches, mais pour le paysage Le pâtre de Paul Potter était d’un très bon effet, soit qu’il jouât de la flûte dans les roseaux, comme le dieu Pan, soit qu’il chantât l’air de Margot ou de Jacqueline.
À Valenciennes, il faut dire adieu à ces braves chevaux picards qui m’avaient appris la patience. Je vais saluer les ailes de flamme de la vapeur. Voilà les arbres qui dansent la sarabande et la mazurka. Quelle légèreté ! quels tourbillons ! c’est le bal de l’Opéra habillé de feuilles vertes. – Première station. – Un jeune homme se promène en fumant. Il est d’une exquise élégance. C’est le fils du prince de Ligne. Un goujat à moitié ivre lui demande sans façon à allumer sa pipe à son cigare. – C’est reçu dans la bonne compagnie. – Le jeune homme donne avec grâce du feu au goujat. Rien n’est plus simple. – Cependant qu’aurait dit, il y a cent ans, le fameux prince de Ligne, celui qui fut toujours un homme d’esprit grand seigneur et un grand seigneur homme d’esprit ? – car il y aura toujours des grands seigneurs et des goujats, – quelle que soit la république.
Si nous n’allions pas si vite, j’aurais eu le temps de voir à Tubize un intérieur digne de Van Ostade. Figurez-vous un forgeron bien coiffé de travers, magnifiquement éclairé par le feu de la forge. Devant la porte, – car on le voyait par la fenêtre, – était une femme qui tenait un enfant par la main et qui donnait à boire à un autre. Sur la façade de la maison, encadrée par des saules, s’étendait un cep vigoureux que le soleil aurait bien dû griller un peu. C’était un joli tableau, très franc, très clair, très gai, un Van Ostade authentique : il n’y manquait guère que la signature.
Je m’aperçois d’une vérité fâcheuse : – il y aura toujours des voyageurs, mais il n’y aura plus de relations de voyage, du moins dans les pays où fleurissent les journaux ; je ne parle pas des voyages où il vous plaira, ceux-là seront toujours charmants à écrire ; il ne faudra pour les faire que beaucoup d’esprit et d’imagination. Mais parlons des voyages à pied ferme, et non des voyages dans le bleu. Le moyen, je vous prie, de lutter avec les nouvelles diverses que publient à chaque heure du jour les organes de l’opinion, comme on disait au bon temps ? Ici comme ailleurs il se passe des évènements qui intéressent tout le monde ; mais aurai-je la patience de copier les gazettes ? La plume me tombe des mains. Il faudrait voyager dans je ne sais quelle mer Pacifique où les sauvages n’ont pas l’erreur de se passionner avec les organes de l’opinion. Mais il n’y a plus ni sauvages ni forêts vierges ; l’espèce humaine a mis partout son vilain pied.
Ainsi je ne vous dirai rien des lois, de la politique, des évènements du pays : c’était bon au temps de Regnard ; aujourd’hui tout a été dit : voilà pourquoi tant d’honnêtes gens passent leur vie à écrire des journaux : ils n’ont qu’à redire ce qui s’est dit la veille, et ainsi de suite durant tous les jours de l’année.
N’ayant pas à vous parler des mœurs publiques, je voudrais bien vous parler des mœurs privées. Rien n’est plus difficile ; ce n’est pas en passant comme la vapeur dans un pays que j’y puis découvrir ce que les anciens appelaient l’âme du foyer ; d’ailleurs, ici on n’ouvre pas sa porte à deux battants, on vit à l’ombre et en silence ; à peine si on entrouvre ses rideaux quand par hasard vient le soleil. (À propos du soleil, le voyez-vous toujours là-bas ? nous nous sommes tout à fait perdus de vue. – Piron disait autrefois du bon Dieu : « Nous nous voyons, mais nous ne nous parlons pas ; » je voudrais bien pouvoir en dire autant du soleil.)
Le poète Gérard de Nerval et le libraire des Essarts sont là qui font un premier-Bruxelles sur les huîtres d’Ostende. C’est une haute question politique tout à fait à l’ordre du jour. Vous comprenez que je n’y entends rien du tout. Toutefois, pendant qu’ils écrivaient, j’ai mangé trois douzaines d’huîtres d’Ostende. Ç’a été toute ma collaboration.
Gérard est arrivé hier par une pluie battante. Comme il est habitué à tout, – vrai voyageur autour des mondes, – il est plein d’humour et non d’humeur, avec son charmant sourire ; il était majestueusement drapé dans son manteau oriental, qui fait à Bruxelles tourner toutes les têtes, je ne dirai pas de l’autre côté.
Il y a ici une très spirituelle manière de faire les journaux, qui sont en grand nombre. À Paris, on est armé de ciseaux et on coupe pour un journal ce qu’il y a de curieux dans un autre. De cette façon, on relit la même chose durant toute une semaine ; c’est déjà bien ; mais ici, à Bruxelles, dans le pays de la contrefaçon, on est beaucoup plus avancé dans cette industrie. Six journaux du même format s’entendent fraternellement. La composition tout entière du premier sert aux cinq autres. Il n’y a en vérité que le titre à changer. Aussi les abonnés ne se plaignent pas du désaccord de leurs journaux. Décidément nous sommes dans le pays de la paix et du silence. Des Essarts est le rédacteur en chef d’un de ces journaux, – position éminente et difficile : – il faut qu’il veille à ce qu’on ne se trompe pas de titre. Du reste, à l’heure qu’il est, des Essarts est un homme de lettre accompli, qui écrit aussi mal à Bruxelles que nous écrivons à Paris.
Gérard m’a remis une lettre à mon adresse signée Hetzel : Puisque vous voilà loin de Paris, vous pouvez écrire sur Paris. Faites écrire Gérard, et que Gérard vous fasse écrire (pour le DIABLE à PARIS). Nous n’en ferons rien ni l’un ni l’autre.
Adieu. Nous partons pour Anvers. Soyez mon ami aujourd’hui comme vous le fûtes hier, comme je serai le vôtre demain.
J’avais promis de t’écrire, mon cher Lafayette ; ce n’est qu’en m’éloignant encore de toi, ô très heureux poète perdu dans les montagnes de l’Auvergne, que je taille ma plume pour toi. Je suis revenu dans cette bonne Flandre si hospitalière aux artistes par ses musées, ses prairies et ses biftecks, pour revoir de près les chefs-d’œuvre des maîtres hollandais. Il est bon d’ailleurs de quitter Paris tous les six mois ; c’est le seul moyen de juger ce qui se fait à Paris et de se juger soi-même : mes jugements, tu t’en doutes, n’ont pas été favorables.
Je t’avertis que je vais te parler au hasard de ce qui frappe mes yeux et mon esprit.
C’est une erreur de croire que nous arriverons à une grande uniformité de mœurs. La civilisation, à mesure qu’elle éclaire un point, laisse tous les autres dans l’ombre, même ceux où elle a passé ; elle fait le tour du monde, mais n’entoure jamais le monde. Il y aura toujours des voyages à faire. Il est vrai qu’on trouvera partout de plus en plus le même sentiment humain ; il y aura partout des gens qui ne se lasseront pas de remédier aux effets pour n’être pas obligés de changer les causes, des gens qui feraient volontiers des pauvres rien que pour pouvoir exercer leur philanthropie.
Un pays qui gardera longtemps son caractère, c’est la Hollande. En effet, comment les Hollandais vivraient-ils en pleine mer comme nous vivons en terre ferme ? comment rêver à Amsterdam sous les brumes du Nord comme on rêve à Naples sous l’éclat du ciel ? Les chemins de fer, en transportant à tous les bouts du monde le même homme et le même esprit, ne transporteront pas le soleil.
De Bruxelles à Anvers on sent déjà venir la Hollande. C’est déjà, la prairie humide qui a l’air de voguer sur l’eau. Nous avions hier un ciel de France après l’orage. Le soleil avait fini par se montrer un peu, à moitié, – de profil, – de trois quarts, – de face, – çà et là. Le soleil est comme les Anversoises ; on ne les voit qu’à travers leurs rideaux ou à travers leurs voiles.
Les Anversoises ne sont guère de leur pays ; ce sont pour la plupart de vraies Espagnoles, brunes, légères, dorées d’un rayon du Midi. Le paradis n’est pas dans leurs yeux.
Nous sommes arrivés sur le soir à Anvers, où nous avons eu tout à coup un spectacle imprévu ; en débouchant sur le port, nous fûmes éblouis par le soleil, qui se couchait dans un lit d’or, de pourpre et de feu ; il répandait sur l’Escaut un magnifique jet de lumière. Je n’ai jamais vu plus solennel spectacle ; Van der Velde en eût pâli de joie. Je ne puis te peindre tout le tableau, – le ciel qui avait les tons les plus riches, – les vaisseaux gaiement parsemés de matelots chanteurs, – les blanches maisons du port, dont chaque fenêtre encadrait des femmes amoureuses du soleil !
Après avoir dîné comme des Flamands ou plutôt comme des poètes, nous allâmes voir danser les Anversoises, dans les musico. Hélas ! le croiras-tu ? elles qui dansaient, il y a quelques années à peine, des danses originales, elles dansaient hier la polka.
Anvers a pourtant conservé de sa physionomie sombre et gaie, catholique et profane. On y fait son salut et on s’y donne au diable avec la même ferveur. Ici il n’y a point d’indifférents. Il est bien entendu que nous y avons fait notre salut.
Nous sommes dans un accord parfait avec Gérard. Seulement, comme c’est un voyageur expérimenté et que je suis un voyageur insouciant, nous ne partons pas toujours du même pied. Il a toujours peur d’arriver trop tard, j’ai toujours peur d’arriver trop tôt, – tu le sais ; – voilà le seul point qui nous divise. Nous arriverons tous les deux.
À l’heure qu’il est, – en vue de Bath, – un peu avant Berg-op-Zoom, – nous écrivons pour Hetzel. De temps en temps nous regardons par les fenêtres. Pour tout spectacle nous voyons l’Escaut ; sur l’Escaut des goélands qui marchent sur l’eau du bout de leurs ailes : sur les rives de l’Escaut des bouquets d’arbres, des moulins à vent, des prairies tachetées de vaches blanches et noires ; dans le lointain, des clochers aigus. Nous rencontrons çà et là un bateau pêcheur. Il vient d’en passer un dont j’ai vu les mœurs : un homme qui fume, une femme qui lave, un enfant qui fait tourner un petit moulin ; – sans parler d’une bonne odeur de soupe aux choux et au lard que j’ai humée au passage. Cela m’a rappelé le peintre Jean Griffier, qui aimait la mer avec passion. Ayant gagné un peu d’argent, se trouvant mal logé sur terre, il acheta un vaisseau, disant qu’il y voulait vivre et mourir. Il fit avec la mer un bail de trois ans. Sa femme et ses enfants s’ennuyant à la fin de ce genre de vie, il les mit à terre et retourna dans sa maison voyageuse.
Dieu veille sur la mienne et sur la tienne, ô mon vieil ami !
Autrefois on voyageait un peu pour perdre de vue ses amis ; en montant dans le coche, on se détachait tout d’un coup de ses idées, de ses habitudes, de sa perspective journalière. Durant tout le temps du voyage, on n’entendait plus parler de sa famille ni de ses amis, de sa fortune ni de soi-même ; c’était le bon temps, car alors un voyage était une nouvelle vie. Aujourd’hui on emporte toute sa vie avec soi ; la vapeur vous suit pas à pas pour vous dire ce qui se fait chez vous, non seulement dans votre pays, mais au foyer de vos amis. On se croyait délivré des ennuis de la veille, mais voilà le journal, cet enfer de l’esprit, qui vous suit, qui vous atteint, qui vous devance partout. Je demande à dîner à Dordreck, on m’offre le Constitutionnel, où je suis forcé de me lire moi-même. Je descends dans le bateau à vapeur qui va me conduire d’Arvez à Rotterdam, j’y trouve la REVUE DE PARIS et l’ARTISTE.
La REVUE DE PARIS et l’ARTISTE ! Eh bien, salut donc à mes amis ! Voilà mon nom d’un côté comme de l’autre. Quoi, après quinze jours d’absence, on ne m’a pas oublié ! Mais je m’aperçois avec une profonde tristesse que mon nom se trouve de part et d’autre jeté en arme de guerre. De quoi suis-je donc coupable ? d’un mauvais roman, à ce qu’il paraît, du moins c’est l’avis de la REVUE DE PARIS, qui veut dire la vérité même à ses rédacteurs ; mais voilà qu’il se trouve à l’ARTISTE des amis imprudents qui ne sont pas du même avis, c’est bien la peine d’allumer la guerre ! La REVUE DE PARIS a raison, le livre est mauvais, laissez passer la justice de la REVUE. Jusque-là, ce n’est rien ; mais voilà que la REVUE, qui me sait absent, déclare que les absents ont tort. Le critique ordinaire déclare qu’en ma qualité de rédacteur en chef de l’ARTISTE je suis auteur de tout ce qui s’y dit de mauvais, même quand je suis à Rotterdam. Rédacteur en chef ! Est-ce que ce n’est pas le public qui est le rédacteur en chef d’un journal ? Vous le savez aussi bien que moi, le rédacteur en chef ressemble un peu à l’archevêque de Paris qui demandait à Piron s’il avait lu son mandement. On pourrait répondre souvent à cette question du rédacteur en chef : Avez-vous lu mon journal ? – Non, monseigneur, et vous ?
Je croyais la guerre terminée, mais voilà encore l’ARTISTE et la REVUE DE PARIS qui escarmouchent plus vivement ; voilà que d’autres noms se mêlent aux débats : sous prétexte de me défendre, on attaque trois ou quatre de mes amis.
En vérité, il serait temps que les journaux de sérieuse littérature donnassent l’exemple de la dignité dans les lettres.
Aujourd’hui que la pensée est la souveraine du monde, même dans les contrées où ne règne pas la liberté d’écrire, les penseurs sont les rois de l’univers : noble royauté dont les États n’ont pas de bornes, la seule qui sera reconnue dans un avenir fécond, dont nul n’ose nier l’approche. La royauté de la pensée admise, ne peut-on pas dire que les journaux sont ses ministres, eux qui vont partout répandre ses bienfaits, dans la chaumière où l’on espère, dans la lande où l’on défriche, dans le cabaret où l’on se console ; – partout où il y a une forge ou une échoppe, un château ou une métairie ? Jamais, en aucun temps, une si splendide aurore ne se leva sur le monde ; il y a encore des ténèbres, – la brume du matin, les dernières vapeurs de la nuit ; mais ne voyez-vous pas déjà les premiers rayons du soleil ? Bayle, Voltaire, Diderot, n’ont pas cultivé un champ aride ; déjà plus d’un épi d’or a poussé sur leurs pas. Le moment est beau pour les écrivains qui se sentent dans la main un bon grain à semer. Le journal est un oiseau voyageur qui traverse le monde : jetez votre idée sur le bout de ses ailes, pour que votre idée aille fleurir jusque dans les déserts les plus ignorés.
Il serait bien curieux d’étudier la marche d’un paradoxe, d’un sentiment, d’une idée emportée au hasard par un journal, qui la transmet à ses milliers d’abonnés, à ses millions de lecteurs. Qu’est-ce que la tribune de la chambre des députés auprès de la tribune du journal ? Le journal est devenu la vie de toute la France ; – un journal qui ne paraît pas à temps, c’est une éclipse de soleil. – Le plus souvent, les journaux, il est vrai, paraissent et ne disent rien ; ils réimpriment ce qu’ils ont réimprimé la veille. Les intelligences supérieures n’y trouvent rien, mais les hommes d’esprit eux-mêmes lisent les journaux. N’est-ce pas pour eux un baromètre qui leur indique le degré de bêtise humaine de chaque jour ? Par le journal, ils tâtent le pouls à la nation.
Le journal, depuis quelque temps surtout, doit donner aux observateurs une triste idée de notre dignité politique, littéraire, religieuse et philosophique. Gutenberg a-t-il donc permis que des démentis honteux et des injures grossières fussent imprimés chaque jour chez le peuple le plus civilisé de la terre ?
Il serait temps que les écrivains songeassent qu’ils sont en spectacle au monde entier ; qu’on les juge et qu’on juge le pays sur leurs tristes querelles. S’ils deviennent les chefs de la république des lettres par la force de leur plume, qu’ils se gardent d’avilir cette noble et fière puissance, œuvre de leur talent. Ils ressemblent trop à des écoliers taquins qui s’injurient en brisant les vitres de l’école. Si la presse veut prévenir une décadence profonde, si elle veut garder son empire sans bornes, elle doit veiller de près à ses œuvres ; elle doit, gardienne de nobles passions, se défendre des petites colères. Puisqu’elle arrive à tant de force, puisque le monde l’écoute comme l’ancien oracle, qu’elle se tienne dans la majesté de la puissance. Aujourd’hui qu’on ne croit plus à rien, si ce n’est à la presse, faites au moins qu’on ne perde pas cette dernière croyance. Les prêtres ont souvent perdu leur cause, – je ne parle pas de Dieu, – pour avoir manqué à la dignité de l’autel : perdrez-vous pareillement la vôtre ? L’univers est à vous, sachez-le donc ; soyez grands, nobles, fiers de vous-mêmes ; faites de la pensée humaine un culte et non un odieux trafic. Donnez l’exemple des vertus qui s’en vont. Au lieu d’avoir des laquais, ayez des cœurs d’homme et de citoyen ; c’est plus riche et plus distingué. Est-ce que Diderot, qui était un vrai journaliste, a jamais songé à faire asseoir la fortune à la porte de l’Encyclopédie ?
Oui, plus que jamais la plume est toute-puissante. L’écrivain tient une place immense, soit qu’il veuille parler au cœur par le sentiment, soit qu’il cherche à séduire l’esprit par la force de l’idée ou l’éclat du paradoxe. Ce qu’il écrit aujourd’hui, demain tout Paris le lira, après-demain la France, dans huit jours l’Europe, dans un mois les cinq mondes : ainsi il ira porter la lumière dans la nuit. Il fera d’un sauvage un homme, d’un homme un poète, d’un cœur une bonne action, d’une âme un héroïsme. Il tient toutes les clefs d’or et d’intelligence.
Dans les arts, depuis quelque temps, la fortune projette son ombre inquiétante. Les artistes ont vu, il y a quinze ans, leurs beaux jours de fraternité, vont-ils donc faire tous de leur atelier une boutique ? La peinture à la toise va-t-elle envahir tous nos monuments ? Le pinceau subira-t-il toutes les dégradations de la plume ? Jeunesse, foyer sacré, jeunesse, où es-tu ?
AU CRITIQUE ***
Monsieur, vous êtes, j’imagine, un homme d’esprit ; cependant, depuis trois mois, depuis les premiers beaux jours de la saison, vous avez passé votre temps à lire de mauvais livres pour écrire d’excellents articles sur ces mauvais livres. Vous avez daigné me donner des conseils ; me sera-t-il permis de vous donner à mon tour un petit avertissement ? Croyez-moi, monsieur, laissez passer les mauvais livres ; n’apprenez pas si jeune à vous indigner : la vie est bonne ; il y a sous le ciel de belles choses qui valent mieux que les livres, même les plus beaux. Est-ce que votre cœur n’a jamais battu pour vous l’apprendre ? Ne savez-vous pas l’histoire de cette femme qui disait au buste de Descartes : Ô l’ignorant ! Ne vous offensez pas, monsieur ; je ne veux pas faire de comparaisons. Si vous êtes né avec le levain de la critique au cœur, pourquoi faire fomenter ce levain dans la lecture des pages que nous imprimons ? Contentez-vous donc d’étudier les pages toujours belles, toujours jeunes, toujours puissantes, que Dieu daigne écrire chaque jour dans le livre universel. Je ne doute pas qu’en changeant ainsi de lecture vous n’arriviez bientôt à changer de point de vue ; peu à peu vous reconnaîtrez que la vie d’un critique négatif est une vie manquée. Prenez garde, croyez-moi, de vous habituer à ne voir que le mauvais côté des choses. Parce qu’une jolie femme a un cheveu blanc, vous dites qu’elle est vieille ; admirez la femme et ne regardez pas le cheveu blanc. L’autre jour, pendant que vous faisiez votre critique, un doux soleil d’automne égayait le monde : quelle bonne journée vous auriez passée à vous promener, le cœur ouvert, l’esprit flottant, dans quelque forêt éloquente, au pied de la vigne généreuse où l’on vendangeait, partout où passait un rayon du ciel ! Est-ce la rage d’écrire qui vous pousse à ce triste métier ? Eh bien, au lieu de prouver aux autres qu’ils se sont trompés, que ne vous trompez-vous vous-même ? Vous dites qu’ils n’ont pas d’imagination, pas de style, pas de talent ; vous qui avez l’esprit si juste, que n’écrivez-vous un roman, une comédie, un poème ? Je m’empresserais de signaler toutes les beautés de votre œuvre, car moi, Dieu merci ! je ne vois que le beau côté des choses de ce monde. Ne croyez pas que j’aurais le mauvais goût de vous appliquer mon aphorisme connu : « Les poètes sont vengés des critiques, dès que les critiques se font poètes. »
La Hollande n’est plus tout à fait la république faite de hasard dont parle Hugo Grotius : « Respublica casufacta, quam metus Hispanorum continet ; » mais c’est toujours un pays où les quatre éléments ne valent rien. On peut lui conserver encore ses vieilles armes : le démon de l’or couronné de tabac, assis sur un trône de fromage.
J’ai promis de vous écrire sur la Hollande. Jusqu’ici j’écris sur tout, excepté sur la Hollande. Quand on entreprend un voyage au long cours, c’est surtout à l’heure du départ qu’on se trouve en verve de raconter ses aventures ou ses impressions. Je vais arriver en Hollande ; j’ai bien peur de n’avoir plus la patience de reprendre ma plume. Parler de la Hollande avant d’y arriver, c’est bien naturel ; mais, quand on entre de plain-pied dans ses vertes prairies, on a bien le temps d’écrire ! Les relations de voyage sont écrites, j’imagine, par des gens qui restent au coin de leur feu ; les vrais voyageurs n’écrivent pas.
Nous sommes toujours dans le bateau à vapeur qui va d’Anvers à Rotterdam. Il n’y a pas d’autres passagers français dans notre humide maison. On parle flamand autour de nous, – ou hollandais, – car je n’entends ni l’une ni l’autre langue. On fume des cigares de Batavia, on boit du vin du Rhin et on mange des biftecks de Berg-op-Zoom. Nous avons déjeuné avec l’appétit des héros de Lesage. Comme on ne boit pas une goutte d’eau dans ce pays où il y en a tant, nous avions à choisir entre le café et le vin du Rhin. Nous avons choisi l’un et l’autre, nous avons bu le vin du Rhin comme vin ordinaire et le café comme vin de Bordeaux.
Un passager attire mes regards ; c’est, il est vrai, une passagère. – Ne vous alarmez pas, c’est une petite fille qui n’a guère que douze mois. – Je crois retrouver ma fille. Elle est toute surprise de me voir écrire. Sa mère a un peu l’accent des vierges de Rubens. Elle pleurait beaucoup tout à l’heure en s’embarquant au-dessus de Oud Vosmaar. On nous dira pourquoi : c’est tout un roman. Elle est là près de nous qui habille et déshabille son enfant. Les jolis petits pieds mignons ! mais que ceux d’Edmée sont bien plus jolis quand elle les prend dans sa main !
Les Hollandais sont de grands paysagistes. Pour égayer les tons froids et tristes de leurs rives, ils peignent leurs maisons et habillent leurs paysans en rouge. Leurs moulins à vent, qui ont le pied dans l’eau, rivalisent d’élégance avec leurs clochers ; rien de plus svelte, de plus gracieux, de plus aérien. À les voir ainsi voler dans les nues, au-dessus des lacs, on se rappelle les demoiselles au corselet d’or qui voltigent si légèrement sur les ruisseaux.
Je viens de voir Willemstadt ; c’est une petite ville jolie et coquette comme les villes chinoises. Elle jette un vif éclat par la peinture de ses maisons. Jamais on n’a mieux varié les nuances ; on dirait un village d’Opéra. Il n’y a pas moins de trois ou quatre églises où règnent et où ne gouvernent pas divers dieux très fêtés : les dieux des papes, les dieux de Luther, les dieux des juifs. Le plus petit village en Hollande est divisé par plusieurs religions. Avant de bâtir, en Hollande, la première maison d’un village, on commence par élever deux temples qui se tournent le dos.
Au premier aspect, on s’imagine que Dordreck est une ville de moulins à vent. C’est un bien curieux spectacle que la vue de ces centaines de moulins bariolés, d’une forme très svelte, qui ont l’air d’hirondelles ou de cigales courant la poste. Ces moulins ne font pas de farine, ils scient du bois, ils battent du beurre et promènent les eaux de l’éternel canal hollandais. Ainsi ils ont une roue comme les moulins à eau ; mais, au lieu de se laisser aller au courant, ils le précipitent. Ces moulins sont pour la plupart gaiement juchés au haut d’une maison pareillement bariolée, bâtie au milieu d’un joli jardin chinois : aussi nous avons beaucoup de peine à prendre ces moulins au sérieux.
Je vous salue, ô Rotterdam, berceau d’Érasme, tombeau de Bayle ! N’est-il pas curieux de remarquer ici que la ville du monde la moins spirituelle a vu se lever celui qui fut surnommé le soleil de l’esprit et s’éteindre celui qui le premier en France a annoncé la lumière ? Ces deux hommes illustres sont morts exilés, l’un de Rotterdam, l’autre à Rotterdam ; mais exile-t-on le génie, le génie dont la patrie est partout ?
La maison d’Érasme est à cette heure une taverne où, comme dans toutes les tavernes hollandaises, on fait plus de fumée que de bruit. Cette maison, qui se trouve dans le Breede Kerkstraat, porte une petite figure d’Érasme avec cette inscription :
Hæc est parva domus, magnus qua natus Erasmus.
Érasme a une statue.
Sur le piédestal j’ai traduit, tant bien que mal, ces vers hollandais :
« Le grand astre, le flambeau des langues, le sel des mœurs, la merveille brillante, ne se contente pas des honneurs d’un mausolée, c’est la voûte sacrée qui seule couvre dignement Érasme. »
Qui songe à la statue de Bayle ? En France, n’y a-t-il point assez de marbre pour glorifier tous les génies de la nation ? mais en France le droit divin de la pensée n’est point encore reconnu. Molière n’a une statue qu’à la condition de verser à boire aux Auvergnats, à l’ombre d’un horrible pignon. En France, – en 1845, on a refusé une place à la statue de Voltaire ; sous prétexte que les rois seuls ont le privilège d’occuper les places publiques. J’ai le premier parlé, dans l’ARTISTE, d’élever une statue à Voltaire ; des architectes et des sculpteurs sont venus offrir leur talent avec enthousiasme ; des écrivains ont offert le marbre ; la ville de Paris a refusé la place.
La statue d’Érasme est en bronze. Je vais vous donner une idée de la propreté hollandaise : on tint conseil en 1622 pour décider s’il fallait frotter la statue ; on n’était pas habitué aux statues dans le pays. On décida qu’elle serait frottée ; on la rendit bientôt polie et brillante. Quelques hommes raisonnables, – propres, mais artistes, – déclarèrent qu’avec ce système on altérait tous les traits délicats. Depuis on n’a plus frotté, mais les bons bourgeois de Rotterdam n’ont plus admiré la statue.
Rotterdam, comme Nuremberg, est la patrie des poupées : aussi les femmes du peuple ressemblent beaucoup aux poupées ; c’est la même coupe de figure, c’est le même vermillon des joues, c’est la même grâce de corsage. Avant de juger les œuvres d’art d’un pays, faut y avoir voyagé.
Il y a toujours beaucoup de libraires à Rotterdam ; mais il n’y a point du tout de littérature. Tous les livres français, – ceux qui sont imprimés en Belgique, – sont pompeusement étalés aux vitres des libraires de Rotterdam, malgré le traité entre la France et la Hollande touchant la contrefaçon. Certes, si les Hollandais violaient un traité sur les lins ou sur les tabacs, les ministres français réprimeraient l’abus ; mais violer un traité sur la propriété littéraire, ruiner la librairie et appauvrir les écrivains ! qui est-ce qui s’inquiète de cela ?
Rotterdam est une ville d’un aspect magique, avec ses mille vaisseaux, ses rues liquides, ses moulins à vent, ses arbres centenaires, son peuple de matelots et d’écaillères. Le pittoresque domine à chaque coin de rue ; l’œil s’arrête tout surpris à la vue de ces maisons d’un joli goût architectural, toujours fraîchement peintes et défendues de grilles noires. On entrevoit çà et là une femme à la fenêtre, qui jette tour à tour un regard sur son aiguille et sur le miroir curieux qui lui montre sans relâche le tableau changeant de la rue.
On voyage peu en Hollande. On nous regardait d’un air surpris, d’abord parce que nous étions étrangers, ensuite parce que nous n’avons pas l’habitude de nous faire la barbe, ce qui est là-bas une grande singularité.
Sur le soir nous sommes sortis dans la campagne pour respirer en toute liberté l’arôme des prairies. Nous avons retrouvé ces belles vaches brunes qui sont bien sur leurs terres ; les unes s’agenouillaient mélancoliquement aux approches de la nuit devant leur table verte ; les autres allaient et venaient dans leur champ coupé de ruisseaux. Quelques chèvres espiègles gambadaient gaiement ; quelques moutons frileux s’abritaient l’un contre l’autre. Déjà dans les lointains la brume se dessinait comme des montagnes de neige. Ce vaste paysage un peu froid, égayé par les nuages empourprés du couchant, coupé par les moulins, les clochers et les maisons de campagne, nous avait poétiquement attristés. Nous n’avions plus rien à nous dire, tant notre esprit s’était laissé prendre aux harmonies de cette nature nouvelle pour nous, toute pleine d’un charme mélancolique. Il ne manquait que votre adorable figure dans ce divin tableau.
Nous fûmes distraits de cette impression par l’arrivée d’une cinquantaine de paysannes venant de divers points pour se rassembler au meldplaats. Quelques-unes chantaient, quelques autres appelaient les vaches. Toutes portaient à la main de grands seaux de fer-blanc. Peu à peu les vaches se réunirent en troupeau ; les paysannes s’agenouillèrent et leur saisirent les pis. Nous distinguâmes, à travers leur babil, leurs cris et leurs chansons, le bruit argentin du lait jaillissant dans les seaux. Le soleil répandait des teintes pâlies sur ce tableau, qui a charmé les rêveurs, même avant Théocrite, par sa poésie agreste. C’était la bonne mère nature, celle que les chemins de fer, les fabriques et les paysages d’Opéra, n’ont pas encore gâtée. Aujourd’hui il faut faire du chemin pour rencontrer cette nature-là.
Sans hyperbole, nous avons mangé un bœuf durant les trois semaines de notre séjour en Hollande. Or vous savez que c’est le pays des beaux bœufs. Il est vrai qu’en Hollande on ne mange que du bœuf, sous toutes les formes. Comme variété, on vous sert du veau ; mais n’est-ce pas du bœuf en herbe ? Dans les premiers jours, nous nous étonnions de ne pas voir paraître d’eau sur la table, en revanche on y voyait en profusion des vins de France et d’Allemagne ; les vins du Rhin, les vins de la Moselle et les vins de Bordeaux se faisaient surtout remarquer par leurs bouteilles d’une forme engageante. Ceux qui n’aimaient pas le vin se désaltéraient, non pas au courant d’une onde pure, mais avec du café noir. Nous avions essayé de ce moyen, qui ne nous avait pas réussi.
« Il paraît, me dit un jour Gérard, que, dans ce pays qui trempe dans l’eau, on ne boit jamais d’eau.
– Demandez-en, » lui dis-je.
Gérard ne voulut pas d’abord faire une pareille demande, craignant de passer pour un sauvage. Nous tînmes conseil. À la fin, après bien des débats, je pris la ferme résolution de demander de l’eau, au risque d’égayer tous les graves habitués de la table d’hôte.
« Garçon, apportez-moi de l’eau. »
Le garçon me regarda d’un air surpris.
« De l’eau ! il n’y en a pas.
– Eh bien, allez-en chercher. »
Toute la table se mit à rire. Gérard était enchanté de n’avoir point pris l’initiative. J’avoue que je commençais à me repentir de ma précipitation. Le garçon n’osait pas rire, bien qu’il eût l’air d’en avoir envie. Il se tenait immobile devant moi, ne sachant que répondre. – Je m’armai d’un nouveau courage.
« Garçon, je vous ordonne de m’apporter de l’eau. » Le pauvre diable ne savait plus à quel saint se vouer ; l’hôte me fit en hollandais un superbe discours que je n’entendis pas, ce qui achevait de répandre la gaieté autour de la table. Gérard essayait de traduire les paroles de l’hôte, car Gérard est très versé dans les langues du Nord. Mais l’hôte avait beau dire, j’avais résolu d’avoir de l’eau, il m’en fallait à tout prix. À la fin, ce brave homme se frappa le front et ordonna au garçon d’ouvrir un certain buffet au fond de la salle. Le garçon obéit ; bientôt il revint vers nous, ayant à la main deux petits verres en forme de calice, qu’il nous offrit d’assez mauvaise grâce. En effet, c’étaient deux verres d’eau, du moins quelques gouttes d’eau et non pas de l’eau de roche. Aussi à peine y eûmes-nous goûté, que nous redemandâmes du vin du Rhin pour nous rafraîchir. Notre voisin de table nous apprit alors que l’eau à boire était la chose du monde la plus rare en Hollande, – quand il ne pleuvait pas. – Or, par hasard, il n’avait pas plu depuis quinze jours. En effet, la mer, se promenant par toute la Hollande, empoisonne jusqu’au Rhin lui-même. Pas un ruisseau n’y coule de source. Les Hollandais, qui vont les pieds dans l’eau, sont obligés d’attendre qu’il pleuve pour boire un coup, ce qui explique suffisamment leur goût décidé pour les voyages. On a écrit de gros livres pour savoir l’origine de leurs perpétuelles migrations. La vraie cause est là. Quand les Hollandais ont soif, ils s’en vont – boire.
En voyant Harlem, gaiement bâtie dans une belle campagne ceinte d’une guirlande de jardins, on se rappelle involontairement quelque gracieux conte de fées. Nous ne voulions pas passer en Hollande sans admirer les tulipes de Harlem, sans écouter un peu cet orgue merveilleux qui est le plus beau du monde chrétien, disent les Hollandais. Il est vrai que les Suisses disent la même chose de l’orgue de Fribourg.
Nous arrivâmes à Harlem par un de ces soleils si doux au déclin de l’automne, qui répandent dans l’âme tout à la fois la mélancolie et la gaieté. Nous allâmes droit à la cathédrale ; nous fûmes bien une demi-heure pour découvrir la porte ordinaire. On nous avait dit que, moyennant douze florins, l’organiste nous ferait entendre, pour nous seuls, toutes les magnificences de cet orgue à cinq mille tuyaux. Nous n’étions pas fâchés de nous offrir ainsi cette représentation extraordinaire ; nous espérions bien ne pas être distraits dans cette immense église déserte où l’harmonie allait prendra pour nous ses mille figures fantastiques, ses mille visions vaporeuses qui ne touchent point à la terre et qui pourtant descendent jusqu’à nous.
L’organiste nous avait offert un programme, nous prenant sans doute pour des Anglais. – Un programme de musique à des poètes !
Nous avions fermé la porte sur nous. Nous nous promenions gravement, admirant en silence les tombeaux de l’église, qui en sont les seuls ornements. Un de ces tombeaux, placé sous les orgues, est une merveille sculpturale en marbre blanc, qu’on dirait échappée à Coysevox. C’est, du reste, une œuvre païenne qui rappelle les autels de Vesta. À peine l’organiste eut-il débuté par un adagio, que la porte de l’église s’ouvrit : nous vîmes entrer deux jeunes filles, – bientôt suivies de jeunes garçons ; – deux femmes vinrent ensuite. – On eût dit une procession. En moins de cinq minutes, plus de cent personnes se répandirent dans l’église, attirées par la musique, les hommes le chapeau sur la tête et le cigare à la main, les femmes riant et chuchotant. La piété existe peut-être à Harlem, mais non pas dans l’église. Nous avions payé les frais d’une promenade et d’une distraction pour les désœuvrés et les oisives du pays.
Cependant l’organiste allait son train, il nous avait transportés par je ne sais quel chant de guerre : nous entendions tour à tour la trompette, le tambour, le canon. Nous reconnûmes bientôt Mozart, Beethoven et Weber. Nous reconnûmes aussi le Ranz des vaches, qui fut suivi d’une pastorale accompagnée d’une tempête. Cette tempête est le triomphe de l’orgue et de l’organiste de Harlem, qui rendent merveilleusement la fraîcheur calme des champs, le retour des troupeaux, la gaieté naïve des paysans, la prière du soir. Tout à l’heure le ciel était pur, les oiseaux sautillaient amoureusement de branche en branche, la fontaine coulait en silence sur son lit de mousse, une brise légère secouait l’arôme des tilleuls, des voix mystérieuses chantaient dans la forêt profonde. Mais tout à coup des nuages montent au ciel, les oiseaux inquiets se réfugient sous les arbres, un silence craintif a succédé aux poétiques rumeurs de la nature, les tilleuls fleuris sont immobiles. Silence ! un bruit terrible a retenti dans les airs ; c’est le premier éclat de l’orage, voilà l’éclair qui sillonne la nue, voilà le vent qui siffle dans la forêt, voilà le tonnerre qui roule majestueusement sous la voûte du ciel. – J’étais violemment ému. La musique m’avait transporté dans une vraie tempête.
« Ce temps-là, dis-je à Gérard, va nous empêcher de visiter les jardins. »
Néanmoins le talent de l’organiste n’avait pu m’entraîner tout à fait dans les pays imaginaires. Je remarquais depuis un instant une jeune fille ou une jeune femme qui me rappela, par sa pâleur charmante et sa grâce délicate, les plus pures créations d’Ossian – que je n’ai jamais lu.
« Voyez donc, dis-je à mon compagnon, est-ce que c’est là une tulipe de Harlem ?
– Songez, me dit-il, que nous n’avons pas le temps de devenir amoureux. »
À ce moment j’entendis prononcer le nom de cette jolie créature.
« Songez qu’elle s’appelle Hélène, c’est un beau nom !
– Ah ! oui, un beau nom par le souvenir de celle qui l’a portée. En effet, poursuivit mon ami d’un air railleur, un souvenir charmant, car Hélène a eu cinq maris : Thésée, Ménélas, Paris, Deiphobe, Achille ; elle fut pendue dans l’île de Rhodes par les servantes de Polixo ; en outre, dans les guerres célèbres dont elle fut cause, il mourut à peu près quinze cent mille hommes.
– Oui, mais c’était en Grèce ; en Hollande, Hélène ne mettra jamais sa nation à feu et à sang. »
Ayant entendu prononcer son nom, la belle Hélène de Harlem nous regarda d’un air surpris et charmé. On comprend bien que je demeurai dans une admiration muette : j’étais allé en Hollande pour voir des tableaux, je m’étais arrêté à celui-là sans arrière-pensée ; voilà tout.
Nous sortîmes de l’église pour visiter les jardins. Un gamin nous conduisit du côté des plus beaux, au-delà des murs de la ville. Notre cicerone voulut nous mettre en rapport avec un amateur célèbre, qui nous reçut avec beaucoup de bonne grâce, mais qui ne voulut jamais consentir à nous ouvrir la porte de son jardin, sous prétexte qu’il n’y avait plus un seul jardin à Harlem en automne. Nous nous présentâmes à la porte voisine. Là, comme l’amateur était dans sa serre, nous pûmes pénétrer dans le jardin. Voyant des étrangers fouler la terre sacrée des tulipes au temps où il n’y a plus de tulipes, cet autre amateur vint à nous d’un air un peu renfrogné. Sans doute il nous eut éconduits comme son voisin, si une jeune femme, traversant rapidement une allée, ne lui eût fait signe de nous laisser promener.
C’était la belle Hélène de l’église.
Elle nous accueillit par un sourire charmant. Comme elle parlait français, elle se chargea de nous faire les honneurs du jardin, ou plutôt du champ de sable coupé de palissades et d’échaliers où nous étions. Elle commença par une élégie fort touchante sur l’absence des tulipes. Son amant eût été à Batavia ou à Canton, qu’elle ne l’eût pas regretté avec plus de mélancolie. De plus en plus émerveillé de la dame : « Décidément, dis-je à mon compagnon, voilà une Hélène digne des plus belles créations des poètes rêveurs ; voyez donc quel profil pur ! comme ses yeux sont d’un bleu tendre ! quelle fraîcheur délicate sur ses lèvres ! cette femme-là doit vivre de fleurs et de rosée ; attachez-lui des ailes, et elle va s’en aller au ciel.
– Vous rêvez, me dit Gérard, qui craignait toujours que mon enthousiasme ne nous fît manquer le convoi de deux heures ; est-ce qu’elle serait aussi fraîche si elle vivait de fleurs et de rosée ? cette beauté-là vous représente beaucoup de rosbifs et de biftecks. »
Comme j’ai un oncle qui aime les fleurs rares, je priai le maître du jardin de me céder quelques oignons précieux. Il m’en choisit cinq, qu’il me fit payer vingt florins. Je trouvai la somme un peu ronde ; mais, la belle Hélène m’ayant elle-même vanté l’éclat des fleurs futures, je ne pouvais plus refuser les oignons. Elle avait mis tant de feu à me prôner ces merveilles du jardin, que je commençais à la trouver moins jolie ; je finis par n’emporter d’elle qu’un souvenir mercantile ; on va voir pourquoi.
Comme nous étions sur le point de nous en aller, je remarquai une plante grimpante de l’Amérique du Sud, qui étendait avec profusion ses rameaux sur un pignon dominant le jardin. Jusque-là, je n’avais pas vu une seule fleur à Harlem ; je découvris sur le pignon une grappe d’un rouge ardent qui jetait un éclat merveilleux.
« La belle fleur ! m’écriai-je avec admiration.
– Oui, dit la belle Hélène, c’est une fleur rare ; depuis six ans que mon père a rapporté cette plante d’Amérique, voilà la seule fleur qui se soit montrée. Vous ne sauriez croire, monsieur, comme cette fleur me charme les yeux ; depuis près d’un mois je viens la voir tous les matins ; voyez quelle couleur éclatante ! comme cette grappe se balance avec grâce ! elle me rappelle mon frère qui doit en avoir chaque jour sous les yeux… La voulez-vous ? »
Disant ces mots, elle courut légère comme une fée vers le pignon, abaissa les rameaux et leva sa blanche main vers la grappe.
« La voulez-vous ? » dit-elle encore.
Elle avait l’air d’offrir la fleur avec un plaisir si vrai, que je ne crus pas devoir refuser ce qui faisait la joie de ses yeux et l’ornement du jardin.
« Dix florins, » dit-elle gravement.
À peine eut-elle prononcé ces mots ou plutôt ces chiffres, qu’elle détacha la grappe et me la remit dans les mains, en laissant sa main dans mes mains et son sourire dans mes yeux.
« Je vous aime pour dix florins, » lui dis-je.
Je n’avais qu’un parti à prendre, c’était de payer. La belle Hélène, comme on le voit, aimait beaucoup les fleurs ; – j’ai voulu dire les florins.
La Bourse de Paris n’offre pas encore la fureur que nous avons remarquée à la Bourse d’Amsterdam. Tout le cœur de la ville est là qui bat avec violence. C’est un horrible tableau.
La Hollande est le vrai pays de la banque. Harlem a eu sa Bourse : on cotait les tulipes comme les fonds publics. On les achetait et on les vendait « sans savoir où l’on pourrait les prendre, dit un historien hollandais ; même avant la saison des tulipes on en avait vendu plus qu’il n’en pouvait fleurir dans tous les jardins de la Hollande ; et jamais il ne fut passé plus de marches pour le semper Augustus que lorsqu’il fut impossible de s’en procurer à aucun prix. À la fin ce jeu devint une telle fureur, que le gouvernement s’en inquiéta et y mit un terme. » Ce beau temps est passé pour Harlem. On sait peut-être qu’au siècle dernier, quand il n’existait que deux semper Augustus, l’un à Amsterdam, l’autre à Harlem, un agioteur offrit de celui de Harlem quatre mille six cents florins, un carrosse neuf et une paire de chevaux gris tout harnachés ; l’agioteur allait triompher et faire sa fortune, quand un de ses pareils offrit pour le même semper Augustus une maison de campagne avec ses dépendances.
On m’a raconté qu’un Anglais, qui aimait les oignons crus, passant un matin devant un marchand de tulipes, mordit à belles dents à un semper Augustus.
« C’est dix mille florins, » lui dit le marchand. C’est sans doute depuis ce déjeuner que les oignons crus font pleurer ceux qui les mangent.
Harlem n’a pas seulement la prétention d’avoir inventé les tulipes. On voit sur la grande place la statue de Laurent Coster, par Van Heerstal. Il tient d’une main un coin marqué de la lettre A, et de l’autre une épreuve, ce qui veut dire que Laurent Coster est l’inventeur de l’imprimerie. On voit à l’hôtel de ville, dans une cassette d’argent, le premier livre imprimé par lui : Speculum humanæ salvationis (le Miroir de notre salut). On assure que la date de ce fameux livre est de 1440.