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Extrait : "– Parce que je ne veux pas ! – Mais pourquoi ne veux-tu pas ? – Parce que je ne veux pas. – Ma foi ! voilà un raisonnement auquel je ne trouve rien à répliquer ! Et une voix, pleine de rires, se fit entendre sur un ton de douce moquerie. – Alors, tu ne veux pas ? c'est une affaire décidée ? La personne à qui on s'adressait resta parfaitement muette. Elle pensait, sans doute, avoir suffisamment indiqué sa volonté. Au bout de quelques minutes d'attente, la voix..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 333

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Vu de profil, ou vu de face,
Ce maître puissant, dont la trace,
Sentier que l’on suit sans péril,
Invite à marcher vers les cimes
Et prépare aux élans sublimes ?…
 
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face.
L’artiste modeste qui passe
Sans bruit, estimant puéril
Chez ceux dont le nom toujours sonne.
Ce qui n’a trait qu’à la personne ?
 
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face,
Ce disparu dont on efface
L’œuvre et le nom, talent viril
Autour duquel la vigilance
Des plagiaires fait silence ?…
 
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face,
L’homme de cœur qui veut qu’on fasse
Moins âpre le chemin subtil
Où trébuche et doute l’artiste
Sans appuis, solitaire, triste ?…
 
– Vu de profil !
Vus de profil ou vus de face ?…
– Heureux d’avoir manqué d’espace
Pour flageller l’être au cœur vil,
Je voudrais plus ample l’hommage
Aux vaillants, aux forts, sur ma page
Vus de profil !

H.J.

1897.

Adrien de Longpérier

ARCHÉOLOGUE

Savant et gentilhomme.

L’Institut rendra justice au savant. Je veux dire un mot du gentilhomme.

Tout le monde a connu ce beau vieillard, aux manières distinguées, à la parole facile et toujours juste. Son accueil faisait songer aux hommes de l’ancienne cour. J’imagine que les surintendants des Bâtiments du Roi sous Louis XIV n’avaient pas d’autre allure.

Sine macula, maculae « Mâcles, sans tache ». Telle était la devise de Longpérier. Les Rohan portaient de gueules à neuf mâcles d’or.

Je ne sais pourquoi ces mâcles losangées reportent ma pensée vers ces menus fragments d’origine assyrienne que Longpérier a recueillis, classés, commentés avec tant de sollicitude et de génie.

C’est à lui que la France est redevable des Galeries assyriennes au Musée du Louvre.

Maxime Du Camp parlant hier d’Édouard Thouvenel disait : « Il donna à la France trois départements : la Savoie, la Haute-Savoie, les Alpes-Maritimes. » La France est redevable à Longpérier de l’empire de Ninive.

La conquête a été rude.

Les lieutenants de Longpérier dans cette entreprise se sont appelés Botta et Victor Place. Si je dis ses lieutenants, ce n’est point pour diminuer le mérite de nos consuls, mais par respect pour la vérité. Le chef de l’expédition, celui qui stimulait le zèle de nos agents consulaires, qui leur obtenait des fonds, qui recevait leurs bulletins et les faisait agréer du pouvoir central, c’est Longpérier.

Un jour, Victor Place perdit la bataille.

Il avait retiré du sol bouleversé de Mossoul des monuments d’une importance considérable. Les envois de Layard, agent d’Angleterre, aux musées de Londres, allaient être éclipsés. Longpérier, qui était instruit de la valeur des sculptures découvertes par notre consul, se sentait hors de lui. Victor Place embarqua sur des keleks, radeaux formés de pièces de bois soutenues par des outres, les lourdes pierres contemporaines de Sargon. Les keleks devaient suivre le Tigre jusqu’à Bagdad. L’embarquement eut lieu sans encombre. Mais le bruit se répandit parmi les Turcs que plusieurs outres des keleks, renfermaient de l’or. Un complot fut tramé.

Pendant une nuit, lorsque les radeaux descendaient lentement le cours du fleuve, des Turcs se jetèrent à la nage et perçant les outres de leurs poignards, ils firent sombrer le chargement.

Ce fut un coup de foudre pour Longpérier.

Le patriote et le savant se sentaient humiliés de cet échec.

Pendant plus d’une année le conservateur des collections assyriennes chercha le moyen de réparer cette défaite. Tenter de repêcher les monuments par des mains françaises était impossible. Il fallait trouver un auxiliaire qui eût quelque autorité sur la population de Mossoul.

Cet auxiliaire se présenta de lui-même à Longpérier.

Il s’appelait Messaoud-Bey et était officier.

Il proposa de relever les keleks et de les conduire à Bassora sans que la France eût à lui tenir compte de ses efforts avant leur plein succès.

L’offre était séduisante. Longpérier étudia soigneusement le plan de Messaoud-Bey.

Convaincu des chances de réussite que présentait sa proposition, il prit un jour Messaoud-Bey par le bras et le conduisit chez le ministre de l’Intérieur.

Celui-ci écouta sans rien dire.

Quand Messaoud-Bey et Longpérier eurent cessé de parler :

– Vous mettez, sans doute, dit le ministre à Messaoud-Bey une condition au service que vous êtes prêt à rendre à la France ?

– Oui, Excellence.

– Quelle est-elle ?

– M. de Longpérier vous la fera connaître.

– C’est bien.

Messaoud-Bey sortit.

Lorsque le ministre et Longpérier furent seuls :

– À quel prix cet homme met-il son dévouement ?

– Excellence, Messaoud-Bey est un brillant officier. S’il réussit dans son entreprise, il demande la croix d’honneur.

Le ministre réfléchit un instant. – La croix d’honneur ? Messaoud-Bey est étranger. Je ne puis condescendre à son désir.

Ce fut inutilement que Longpérier essaya de vaincre les scrupules du ministre. Il n’y parvint pas. Les marbres assyriens extraits avec notre or des ruines de Babylone et de Ninive dorment depuis trente ans au fond du Tigre pour une croix d’honneur refusée.

– « Vous voyez, cher monsieur, me disait, il y a moins d’un an, Longpérier, en me racontant cet épisode, j’aurais fait un bien médiocre diplomate ! »

Il suffit à sa gloire qu’il ait été l’un des plus grands archéologues de ce siècle, et un patriote éclairé.

1882.

Jules Thomas

STATUAIRE

J’aime la sculpture. Pourquoi m’en défendre ? Le public, je le sais, comprend mal aujourd’hui l’art élevé de Jean Goujon. Des juges plus sévères ou plus clairvoyants vous diront que le public n’aime pas la sculpture. Soit. Aimer un art est un acte de l’intelligence, et l’intelligence a besoin d’être enseignée pour agir. D’elle-même, l’intelligence ne se met en mouvement que chez les hommes d’élite. D’ordinaire, elle sommeille jusqu’à ce que l’éducateur ait posé le doigt aux endroits fertiles de l’esprit, jusqu’à ce que des pensées fécondes aient été jetées comme des germes dans la glèbe inconsciente de l’âme humaine.

Où est l’éducateur ? Où sont les critiques, les historiens vraiment épris de la sculpture et ayant à tâche de la faire aimer ? Ils sont rares. Les écrivains d’art abdiquent toute influence. La plupart ne savent qu’applaudir. Ils n’épurent pas le goût de leurs contemporains, ils le flattent. Sont-ils des guides ou des suivants ? Vous entendrez dire que la gravure est un art exquis, mais perdu, condamné, et le dilettante qui tient ce langage avec conviction recueille des photographies ! Faisons mieux. Sans rien oublier des titres de la peinture, de la glyptique, de l’architecture, ne craignons pas de prendre à l’occasion la devise d’Émeric David et de Clarac : Plasticae cliens.

Le 18 novembre 1876, Jules Thomas, ayant à lire devant l’Académie des Beaux-Arts une notice sur son prédécesseur, débutait en ces termes :

« La vie d’Antoine-Louis Barye n’offre à celui qui est chargé de la retracer ni évènements extraordinaires, ni épisodes romanesques ; elle s’est écoulée simplement dans l’étude et le travail. »

Ainsi faudrait-il dire pour être juste envers Jules Thomas lui-même. Rien de tumultueux dans sa vie, où tout est patience, dignité, méditation, œuvres gracieuses et sévères. Il est vrai, M. Thomas, membre de l’Institut, professeur à l’École nationale des Beaux-Arts, est encore dans la maturité du talent. Mais nous n’avons pas à craindre que la seconde moitié de son existence démente la première. L’étude est une divinité vers laquelle on revient quand on a négligé son culte, mais on ne l’oublie jamais à l’âge d’homme. Tel ses contemporains l’ont connu à l’époque de sa jeunesse, tel nous retrouverons toujours l’artiste sérieux, convaincu, difficile sans parti pris, auquel l’école française est redevable de Mademoiselle Mars, de Virgile et du Martyre de saint Étienne.

Le père de Barye était orfèvre. Le père de M. Thomas était praticien. « Ce fut dans la maison paternelle que le jeune Barye sentit s’éveiller en lui ce goût pour les arts du dessin qui devait plus tard illustrer son nom. » Qui parle ainsi ? Jules Thomas. Je ferme décidément son étude sur l’auteur du Jaguar dévorant un lièvre, sans quoi je serais tenté d’en rappeler certaines pages qui ont tous les caractères d’une autobiographie.

Entré en 1841, à dix-sept ans, à l’École des Beaux-Arts, il reçut les leçons de Dumont et put gagner Rome à vingt-quatre ans. Une figure de Philoctète partant pour le siège de Troie lui avait valu le grand-prix. Quatre années auparavant il avait remporté le second grand-prix. Lequesne avait été le lauréat du concours. Jules Thomas le rejoignit à la villa Médicis, où vivaient alors sous la direction d’Alaux, Félix Barrias, Léon et Achille Bénouville, Eugène Guillaume, Lenepveu, Perraud, André. Bientôt après, Garnier, de Curzon, Roguet, Baudry, Bouguereau, Bertinot, Gumery, Chapu allèrent grossir les rangs des pensionnaires de France, tandis que Schnetz recevait par voie de suffrage le sceptre de directeur de l’Académie.

Quelques mois se passèrent pour M. Thomas dans une disposition d’esprit assez semblable au désenchantement. Rome le troublait sans le séduire. C’est l’histoire de tous les pèlerins intelligents qui foulent pour la première fois le sol de l’antique capitale. Rome est en mesure de donner à l’âme plus que l’âme ne lui demande, mais souvent les visiteurs des ruines, des basiliques et des musées de Rome cherchent dans ces trésors un éclat bruyant qu’ils n’ont pas. L’œil interrogateur est déçu ; toutefois, ne craignez rien, l’atmosphère de Rome est saine à la pensée. Pendant que le regard se pose sans se fixer sur les monuments, la poussière, l’horizon, la campagne, le Tibre, une sève vivifiante pénètre l’âme. Des liens invisibles vous attachent au même lieu. C’est le charme, la séduction de l’esprit. Rome a conquis son hôte.

Jules Thomas ne tarda pas à subir l’ascendant de Rome. Il y trempa son génie de force, de douceur, de grâce, d’austérité, puis il revint en France. Mais il portait au cœur une blessure qui jamais ne s’est fermée et qui l’a fait grand. Un amour invincible le torture ; Rome emplit sa pensée :

Quiconque aima jamais porte une cicatrice.

Il n’y a que des âmes d’artistes pour s’éprendre de la sorte des souvenirs douloureux et grandioses flottant sur les débris d’architecture, sous les voûtes des églises, autour des marbres, des mosaïques et des fresques accumulés aux pieds du Vatican. Jules Thomas se fit précéder à Paris par la statue d’Orphée, dont le marbre robuste annonçait ce que serait le jeune maître.

Le Martyre de saint Étienne, composition magistrale qui décore le tympan de l’église Saint-Étienne-du-Mont, donne la mesure de l’habileté de l’artiste dans l’interprétation d’une scène religieuse. Saint Étienne, à genoux, demi-renversé sous les pierres dont l’accablent ses bourreaux, exprime par la sérénité de ses traits souriants, les plis larges et tranquilles de sa tunique, le geste volontairement similaire de ses mains ouvertes le fiat voluntas du chrétien. Impitoyables sont les bourreaux. Leurs mains chargées de pierres font pleuvoir la mort. Un ange plane dans les airs, et à mesure que la vie disparaît du corps de ce confesseur du Christ, un témoin du drame, Saul, assis à droite, gardant les vêtements des bourreaux, relève son front d’adolescent et se laisse envahir par la pitié. Que les yeux de ce jeune homme, dont les mains ne sont pas souillées du sang du martyr, viennent à rencontrer le regard de la victime, et l’Église comptera dans Saul un apôtre.

Vers le temps où Jules Thomas exécutait cette page religieuse au fronton d’un temple chrétien, il se souvenait que l’art iconique est en honneur depuis près de dix siècles sur la terre de France. Et de son ciseau le plus fin, l’artiste sculptait l’image de Mademoiselle Mars dans le rôle de Célimène. Œuvre toute moderne, d’une souveraine élégance, telle que Molière l’eût rêvée, telle aussi que Girardon, Coyzevox ou Tuby, ces maîtres de la décoration au temps de Louis XIV, l’auraient conçue. Ce marbre a le caractère des figures historiques si adroitement dessinées par Saint-Simon ou le cardinal de Retz. J’ai toujours songé de la Fronde, non moins que de l’Hôtel de Bourgogne ou des grandes nuits de Sceaux en regardant cette œuvre de fière allure sous le péristyle du Théâtre-Français. Il semble que Célimène ait habité Versailles.

Or, pendant que les lettrés, les amateurs, les vrais artistes saluaient le talent sérieux et souple de Jules Thomas, l’homme restait modeste et réservé.

On a dit de Flandrin qu’il garda toute sa vie une attitude inclinée et charmante envers Ingres. Le respect affectueux de M. Thomas pour son maître Dumont n’est pas moins connu.

D’une déférence admirable vis-à-vis de l’homme qui fut son initiateur, Jules Thomas donne un trop bel exemple aux artistes de tous les temps pour que ce détail ne soit pas relevé par son portraitiste.

Les honneurs ne l’ont pas changé. Devenu membre de l’Institut, il est demeuré ce qu’il était, circonspect et souriant. L’un de ses premiers soins, lorsqu’il eut franchi le seuil du palais Mazarin fut de modeler le buste de Dumont. Il avait attendu sans nul doute pour entreprendre ce travail, que les suffrages de l’Académie l’eussent fait l’égal de son maître. Ce buste est d’un rare mérite : il n’est pas moins remarquable par le style que par la ressemblance et la vie… L’an dernier, nous entrions au musée d’Anvers. Le vestibule d’honneur est décoré de bustes d’académiciens ; le premier de tous, le plus admiré est celui de Dumont par Jules Thomas.

Mais que ne parlé-je de son chef-d’œuvre, la statue de Virgile ? Debout, drapé, les bras nus, la main droite posée sous le coude gauche, un manuscrit dans la main gauche relevée jusqu’à l’épaule, Virgile détache le regard de l’ébauche incorrecte de son poème et reste pensif. Les Muses ont entouré ses tempes à son insu des palmes de l’immortalité, mais le poète inflexible qui ordonnera plus tard à Auguste et à Mécène de brûler l’Énéide, cherche à parachever son œuvre. Le froncement des sourcils, le désordre heureux de la chevelure qui encadre de ses grandes masses l’ovale d’un visage aminci, le pli des lèvres, la finesse des narines qui semblent mobiles, les yeux surtout si profondément douloureux dans leur fixité voilée, tout est ici l’expression d’une pensée forte, élevée, empreinte de tristesse.

Le désordre du costume, sans porter atteinte aux lois de l’art plastique habilement respectées, est un trait qui atteste la longue étude de Jules Thomas.

Le poète qu’il a fait revivre dans son marbre lui est familier. Il connaît ses œuvres et son histoire. Il dirait avec art, je le gage, la tempête de Sicile, les adieux à la terre natale, la rencontre d’Andromaque, le songe de Turnus, le dévouement de Nysus et d’Euryale, la mort de Camille ; il dirait l’ingénuité de l’homme, l’indolence du courtisan, la rudesse mêlée de gaucherie de ce poète admirable qui eut le don des larmes en un temps où il semblait que le génie lui-même dût être stérile après tant de siècles d’éloquence et de poésie. Non, le Virgile de M. Thomas n’est pas une effigie de hasard. Ce n’est pas un poète, c’est le poète de l’Énéide, et le plus distrait des visiteurs du Musée du Luxembourg laisse échapper malgré lui devant le marbre savant du sculpteur français ce cri que la foule romaine faisait entendre sur les pas de l’ami de Mécène : Virgile, voilà Virgile ! Cette figure est d’un maître.

Elle ne vieillira pas. Elle est plus qu’une œuvre habilement traitée, chaque point du marbre laisse lire une pensée. C’est à la chaude clarté de l’idée que Jules Thomas a conçu son chef-d’œuvre et l’a caressé. Il n’y a pas jusqu’aux plis avares de la tunique qui ne rappellent le surnom de Parthenios appliqué à Virgile : on dirait le vêtement d’une vierge interprété par le ciseau d’un maître de l’ancienne Rome. Des épis, une épée, une flûte à sept tuyaux sont aux pieds de Virgile :

Cecini pascua, rura, duces.

C’est en 1859 que cette figure fut demandée à l’artiste pour la décoration de la cour du Louvre. L’État n’a fait que de rares commandes à M. Thomas. Son marbre était achevé en 1861. Il l’exposa au Salon. L’œuvre eut un immense succès. Il était manifeste que le Virgile avait trop de valeur pour prendre place au grand air, à la pluie, au vent, dans les niches de la cour du Louvre. Le baron de Rothschild commanda sans tarder une réplique de cette œuvre supérieure pour sa galerie. L’original n’en prit pas moins le chemin du Louvre, on le déposa sur le sol, presque au-dessous du Mercure de Millet ; là un pli de la draperie fut brisé par la canne d’un promeneur ou le coup de pierre d’un enfant, puis l’opinion s’émut et un jour on comprit que la place véritable du Virgile, était au musée des artistes vivants.

Le marbre du Virgile est assurément l’œuvre personnelle de Jules Thomas ; mais si cette étude tombe un jour sous ses yeux, il ne nous reprochera pas d’avoir osé dire qu’il eut un collaborateur capable et dévoué. Cet auxiliaire a passé de longs jours à sculpter le pur Carrare d’où s’est dégagée l’image éclatante et souveraine. Il contemplait le soir, avec amour, le chef-d’œuvre inachevé dont il eût voulu hâter l’apparition. Et lorsque les éloges accueillirent plus tard l’ouvrage du jeune maître, l’auxiliaire innommé, inconnu dont je veux parler se prenait à pleurer d’orgueil. Pourquoi ne dirais-je pas son nom ? L’homme heureux, habile et désintéressé qui avait assisté l’artiste dans son travail, c’est le père de M. Thomas, qui maintes fois a voulu être le praticien de son fils. Cet homme laborieux était fier des succès du sculpteur. Il professait pour lui une sollicitude jalouse. En retour, le statuaire garde un culte touchant à la mémoire de son père.

Je me souviens m’être rendu, il y a quelques six ans, à l’atelier de Jules Thomas. Il est situé dans une rue déserte. Un étroit sentier longe des maisons parallèles. À l’extrémité, une barrière en bois, moins haute que l’homme, donne accès dans un modeste jardin. De hautes herbes poussaient dans les carrés, et les bordures, qu’aucune main vigilante n’avait émondées, envahissaient les allées de leurs vertes broussailles. Au fond du jardin, l’atelier, et sur le seuil, debout, souriant, silencieux, avec sa distinction native l’artiste que nous allions voir.

– « Ce coin de terre, nous dit-il en montrant le jardin que nous venions de traverser, est désormais désert ; celui qui l’animait n’est plus là. Cependant, je ne puis entendre ouvrir la barrière de bois sans m’avancer avec quelque espérance vers le visiteur qui m’arrive, comme si je devais revoir un jour mon digne père dans ce milieu béni où si longtemps nous avons vécu ! »

Le maître me fit les honneurs de son atelier. Le modèle du Virgile ornait la seconde pièce. Comme j’essayais de rendre ma pensée en face de cette œuvre de choix qui m’émeut toujours : « C’est à Rome que je dois ce qu’il y a d’heureux dans cette figure, » dit l’artiste avec simplicité.

Aux nombreux élèves qu’il dirige à l’École des Beaux-Arts, il recommande l’étude, une étude incessante et profonde. À ceux qui, plus âgés, ont quitté l’École, il parle de Rome avec passion. L’un d’eux partit pour l’Italie en 1871 et fit halte à Florence. La brillante cité le retint. Quelques semaines se passèrent, puis le touriste, M. Maximilien Bourgeois, écrivit à son maître ses émerveillements.

« Allez à Rome, allez à Rome, lui répondit le maître. »

Le jeune statuaire gagna sans tarder la Ville Éternelle. M. Hébert l’accueillit à la villa Médicis, où il retrouva ses amis de la veille : Lafrance, Mercié, Tony Noël, Allar, Merson. Mais Rome ne se laissa pas pénétrer par le nouveau venu. Il regrettait Florence. Un soir, il fit part de son désenchantement à Jules Thomas.

Aussitôt, celui-ci de lui répondre :

– « Demeurez à Rome, mon ami, et vous apprendrez cette ville sans égale. Étudiez les antiques, fixez le ciel romain, les grandes lignes onduleuses de l’horizon et interrogez votre cœur. »

Avant même que la réponse de M. Thomas fût entre les mains de son élève, celui-ci subissait le charme de la vieille cité ; il avait compris la grandeur, la poésie, la virilité merveilleuse que verse dans une âme d’artiste cette capitale des temps évanouis.

– « Alors, nous dit-il en nous racontant cet épisode, je ne voulais plus quitter Rome et le souvenir du Virgile illuminait ma pensée. »

Jules Thomas n’a-t-il produit que les trois ouvrages dont nous avons parlé ? Loin de là. Cet artiste laborieux a sculpté des marbres nombreux. L’un d’eux est la statue à genoux de Mgr Landriot, évêque de la Rochelle. Un Christ en bronze avait précédé cette figure. L’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique décorent la salle du conseil de la Banque de France. Le baron Taylor va se dresser bientôt au cimetière du Père-Lachaise ; la Pensée médite près des ruines des Tuileries ; le portrait de Bouguereau s’achève ; la statue de l’Architecture se prépare. Mais à quoi bon nous hâter dans une énumération que les veilles du maître feront incomplète avant quelques jours. Il est plus juste d’appliquer à Jules Thomas le mot de Vasari sur Jean de Bologne :

« Si Jean de Bologne jusqu’à présent a fait de nombreux et beaux ouvrages, il est à présumer qu’à l’avenir il en fera encore de plus beaux et de plus nombreux. »

Le présage n’a rien que de naturel. Le duc d’Aumale a demandé pour Chantilly à M. Thomas la statue de La Bruyère. Une fois déjà la figure de Célimène a heureusement inspiré l’artiste. Lorsqu’il se retrouvera en face d’un personnage du grand siècle, le maître français ne sera pas en peine pour sculpter un marbre de haut style.

1882.

Benjamin-Constant

PEINTRE

Certaines victoires éclatent comme une fanfare ; elles frappent à l’improviste et rendent indispensables les éclaircissements de l’historien. Par contre, il en est d’autres que tout le monde pressent et, bien avant que la fortune ait marqué du doigt le triomphateur, l’opinion publique le désignait. Tel est le cas de M. Benjamin-Constant, lauréat de la médaille d’honneur en 1896. Il y a près de dix années que ses pairs se montraient disposés à lui décerner cette distinction. Quelques voix à peine lui ont manqué aux derniers scrutins. Cette fois, c’est chose faite. Plus de deux cents artistes se sont comptés sur le nom du peintre, à l’heure de sa maturité. Il obtient le suprême hommage qu’il soit au pouvoir du jury de décerner. Le passé du maître est ainsi sanctionné par le libre suffrage de ses émules, et son avenir s’ouvre sous le clair rayon d’une victoire enviable. Car, ne l’oublions pas, M. Benjamin-Constant est à peine à mi-chemin de son existence d’artiste. Il nous apparaît encore en deçà de l’âge où, d’ordinaire, l’homme de pensée a la pleine notion de ses facultés, le plein emploi de ses forces.

Trois faces : orientaliste, peintre d’histoire et portraitiste. Ami de Regnault, Benjamin-Constant, n’ayant guère dépassé la vingtième année, accompagne ou précède son ami en Italie, en Espagne, au Maroc. Avait-il trente ans, lorsqu’il exposa ses Prisonniers et ses Femmes de harem bientôt suivis des Favorites de l’émir et de mainte autre scène orientale, traitée avec une rare puissance de coloris ? Regnault était mort. Benjamin-Constant, sans être le disciple de son ami, voulut, en quelque sorte, suivre la tradition qui avait illustré Regnault au sortir de l’adolescence. Ce qui caractérisa le jeune maître, dès cette époque, ce fut sa franchise ; d’autres que moi diraient peut-être son audace. Les peintres qui, chez nous, se sont adonnés aux scènes orientales, ceux que nous pourrions appeler les peintres du soleil, Fortuny, Marilhat, Decamps, Dauzats, ont le plus souvent été des interprètes de sites. Il semble qu’il leur ait paru nécessaire d’offrir à ce magique symphoniste, dont ils enviaient la collaboration toute-puissante, le soleil, un vaste clavier. C’est le sol, le désert, ce sont les grandes ruines, les horizons brûlés qu’ils aiment à traduire. Et, chose singulière, s’ils donnent l’impression de l’immensité, c’est à l’aide de compositions réduites ; on dirait des voyageurs ayant aperçu l’Orient par une étroite fenêtre d’hôtellerie, par l’échancrure de la toile de tente. Certains d’entre eux, Decamps, par exemple, ont dû se renfermer strictement dans le tableau de chevalet, sous peine de trahir leur inexpérience. Rappellerai-je ici ce que nous racontait un jour le peintre Gigoux au sujet de Decamps :

« Decamps a été au premier chef un peintre de talent et un esprit sincère. Sa droiture, son ambition légitime de bien faire l’ont détourné de sa voie vers la fin de sa vie. Un jour que je me trouvais à Rome, dans un restaurant où se réunissaient les artistes français à l’heure du repas, Decamps entra. Il pouvait être midi. Notre ami nous raconta qu’il avait employé sa matinée à étudier Raphaël dans ses grandes œuvres et qu’il avouait à sa honte n’avoir rien compris ! Il paraissait exténué et soucieux. Ce qu’il disait était profondément vrai. Raphaël ne pouvait être son guide. Decamps est le peintre des Singes et des natures mortes. Le grand art, les sujets héroïques vers lesquels il s’est orienté pendant les quinze dernières années de sa vie ne sont pas son élément. Il fait effort et perd toute grâce dans ses compositions bibliques. Pourquoi s’est-il préoccupé de Raphaël, si ce n’était pour lui rendre hommage comme à un maître dont la langue devait lui rester étrangère ? À la vente de Decamps, son renom de peintre de genre et d’orientaliste justement établi a donné le change sur certains de ses ouvrages qui n’étaient pas les meilleurs. C’est ainsi que le Champ de blé, paysage biblique, a pu trouver acquéreur à 40 000 francs ; mais, ne nous y trompons pas, Decamps, le vrai Decamps n’est pas dans des pages de cet ordre. Je ne voudrais cependant pas que l’on se méprît sur ma pensée. Decamps n’était pas incapable d’atteindre au style et de donner parfois l’impression d’une grande scène, mais toujours sur des toiles de proportions réduites. »

Telle n’a pas été la situation de Benjamin-Constant. Il a, du premier coup, dans les compositions que lui inspire l’Orient, brisé le cadre, élargi le fond et vu ses personnages avec des proportions peu différentes de celles que revêt la nature. Fromentin n’avait pas eu cette hardiesse. Fromentin restera parmi les peintres de l’Orient l’homme de goût, de distinction native fait pour plaire aux Français, mais la puissance, la force, l’abandon, la pleine santé, Fromentin ne les possède pas. On constate dans son œuvre une sorte de retenue qui empêche qu’on le place au premier rang des maîtres de son époque. Or, cette opulence que Fromentin se refuse, nous la trouvons chez Benjamin-Constant.

Tout à l’heure, nous entendions Gigoux signaler avec beaucoup de bon sens l’écueil contre lequel s’est heurté Decamps. Peintre de genre, il n’a pas abordé sans péril la peinture d’histoire. Ses contemporains, dont nous parlons plus haut, moins ambitieux que lui, n’ont pas même essayé de traduire sur leurs toiles un évènement mémorable. Un seul maître, en ce siècle, fait exception parmi ceux qui tout d’abord s’étaient consacrés aux scènes orientales : c’est Delacroix. À son exemple, Benjamin-Constant s’est posé, voilà vingt années, comme peintre d’histoire. Rappelez-vous le Mohammed entrant à Constantinople, vers le milieu du jour, par la porte Saint-Romain, entouré de ses vizirs, de ses pachas et de ses gardes. Jean de Hammer, l’analyste de ces faits d’une grandeur sauvage, a soin de nous prévenir que la marche de Mohammed fut triomphale. Nous savons de reste ce qu’il faut entendre par ces paroles. Les triomphes, en ces régions barbares, supposent un lit de cadavres. Benjamin-Constant ne pouvait l’oublier. Des cadavres jonchent le premier plan de son âpre tableau dont nous nous souvenons tous. Une haute récompense honora l’artiste qui n’était encore qu’un jeune homme et la critique s’occupa de sa toile pour en dire le mérite. Elle était d’un coloriste, d’un compositeur, d’un homme de pensée, de conviction, de ferme vouloir. M. Yriarte, pour ne citer qu’un nom, proclama sans crainte dans la Gazette des Beaux-Arts que le Mohammed plaçait son auteur « hors de page ». Le mot était juste et l’avenir a donné raison à notre confrère.

Nul doute que Regnault, s’il eût vécu, se fût imposé la tâche d’être peintre d’histoire à l’exemple de Delacroix. M. Benjamin-Constant vise au même but et, chaque fois qu’une grande page historique a tenté son esprit, il a trouvé sur sa palette, dans son pinceau, dans sa main prompte et robuste les auxiliaires heureux de sa pensée. Il compose et il peint avec une ardeur réfléchie qui appellent le regard et commandent l’attention. Allez au Musée du Luxembourg revoir les Derniers Rebelles. Encore que le Sultan soit anonyme et que les chefs des tribus révoltées, amenés morts ou vifs devant les portes de la ville de Maroc, ne soient pas connus, ce sont bien des figures historiques. La sédition réprimée date d’hier ; elle se renouvellera demain peut-être ? Que nous importe ? L’évènement, pour être fréquent sur le continent noir, n’a rien de banal. Il semble qu’on soit au terme d’un soulèvement général, d’une révolution terrible, tant le peintre a su mettre d’intensité, de vigueur et de style dans la scène entrevue, le drame sanglant qu’il a voulu traduire.

Je vous le concède. Les personnages d’une scène orientale, qu’elle confine à l’histoire où se rattache à l’épisode, sont toujours d’une trempe mâle et fruste, dont l’interprétation ne va pas sans rudesse. Ces hommes brûlés ont pour cadre le désert. À peine sont-ils vêtus. S’ils se drapent, ils y mettent de l’ostentation. Le geste, la pose, le regard, ont quelque chose d’outré ; aussi ne nous demandons pas comment il se fait que les peintres de l’Orient se sentent peu d’inclination pour le portrait. C’est qu’un portrait veut être peint avec sagesse, avec mesure, avec mille nuances délicates et contenues, dont les orientalistes se savent affranchis. Leur modèle, lorsqu’ils ont travaillé sous le ciel d’Afrique ou de Constantinople, n’était-ce pas la bête humaine bien plutôt que l’homme ? Or, le portrait est au contraire une évocation de l’homme policé, de la femme élégante et distinguée, de l’enfant imprégné de grâce et de naïveté. Quelle souplesse, quelle puissance vraie, quelle éducation d’artiste ne faut-il pas au peintre qui, s’étant pénétré des horreurs d’un marché d’esclaves, a le projet de nous transporter ensuite dans le salon d’une parisienne ? Il ne semble pas cependant que la différence d’atmosphère soit jamais une gêne pour M. Benjamin-Constant. Ses portraits ne le cèdent pas à ses tableaux de genre ou d’histoire. Il se ressaisit avec aisance devant Lord Dufferin. Ai-je besoin de rappeler tout ce que l’artiste a su mettre de noblesse aristocratique dans cette toile si justement remarquée à l’un des derniers salons ? Je ne parlerai pas davantage du Portrait de Mme Benjamin-Constant, une page hors de pair. Si la mort ne se fût trop hâtée, nous aurions aujourd’hui sous les yeux le portrait achevé d’Ambroise Thomas. L’œuvre est ébauchée, et M. Rocheblave, un ami du maître, qui a vu cette toile dans son atelier, parle du fond de paysage « où s’évapore une minuscule Ophélie ». M. Rocheblave insiste avec raison sur l’heureuse idée de l’artiste qui ne s’est souvenu du portrait de Cherubini que pour ne pas tomber dans l’erreur à laquelle Ingres, l’habile maître, n’a pas su se soustraire. La muse de Cherubini fait ombre au personnage par son relief, son volume et, disons-le, par son réalisme, le mot, ici étant pris comme un dérivé de réalité. Une vision doit rester impalpable et ne point accuser ses contours avec tant de netteté. L’Ophélie que Benjamin-Constant a placée dans le voisinage de l’auteur d’Hamlet est une allégorie délicate, une apparition fuyante, une pensée à peine exprimée que l’œil de l’esprit perçoit dans les profondeurs vaporeuses du paysage danois.

Au surplus, notre artiste n’en est pas à trouver un de ces attributs charmante qui caractérisent un modèle. Nous avons encore présente à la pensée cette image de jeune fille, prestement drapée à la grecque, tenant une Victoire antique dans sa main d’enfant. N’était-ce pas la fille de Lord Dufferin ?

Un autre portrait, celui-là même qui décide aujourd’hui de la médaille d’honneur, est exposé sous le titre de Mon fils André. C’est une œuvre du plus haut caractère. Le fils du peintre est vu de face, à mi-jambes, assis, les deux mains posées sur la poitrine avec une symétrie pleine d’adresse et de naturel. On dirait que ces mains, d’un modelé très fin, aux doigts longs et fuselés, sont placées là pour comprimer les battements d’un cœur qui fermente d’enthousiasme. La tête est droite. Les yeux sont d’une franchise absolue. Les lèvres disent le calme intérieur. Le visage, dans son ensemble, est un type par la régularité des traits, la sérénité de l’expression. La chevelure, volontairement négligée, ajoute au caractère. Certains accents du front rappellent une figure célèbre de Gros. L’œuvre de Benjamin-Constant est faite de puissance et de sobriété. Le coloriste a su donner dans cette composition la mesure de son prestigieux talent, encore que la gamme dont il disposait fût restreinte. Et nous estimons que le peintre du Maroc et de Constantinople doit être deux fois honoré par cette médaille exceptionnelle que lui décernent ses pairs à l’occasion d’un portrait. Delacroix, qu’il est toujours permis de louer sans porter ombrage aux vivants, n’a point laissé de portraits que l’on puisse comparer à ses pages d’histoire. Plus heureux que son devancier, Benjamin-Constant nous séduit par des œuvres multiples et tellement différentes que les écrivains de l’avenir seront tenus de l’étudier sous les faces nombreuses où il se révèle à ses contemporains avec une maîtrise sans défaillance, et qui chaque jour grandit.

1896.

Charles Blanc

ÉCRIVAIN

Il y a quelques semaines, la France a perdu le plus éloquent de ses critiques d’art : Charles Blanc.

Ce n’est point le nombre de ses ouvrages qui autorise qu’on le place au premier rang, c’est le caractère de sa critique, les délicatesses de son style, l’éclat et la chaleur de sa parole.

Lamartine a dit un jour de Sainte-Beuve :

« Il s’est jeté dans la critique, cette puissance des impuissants. » Le mot est cruel, et Lamartine eut dû l’effacer après avoir écrit son Cours de littérature. Mais, qu’il soit juste ou non, appliqué à Sainte-Beuve et à la critique littéraire, il perd toute portée si on essaie de le justifier en songeant à Vasari…

Je voulais écrire Charles Blanc, et ma plume indiscrète vient de tracer le nom de Vasari. Soit, ne regrettons pas cette confusion, plus apparente que réelle. L’homme qui vient de s’éteindre n’a-t-il pas été le Vasari de toutes les écoles ? Pendant trente années, Charles Blanc a patiemment élevé ce monument aux proportions hors de pair qui s’appelle l’Histoire des peintres. Quatorze volumes in-folio, illustrés de planches innombrables, attestent le labeur immense de l’écrivain, la fière passion de l’artiste. Il a voulu que l’Italie ne fût plus seule au monde à revendiquer l’honneur de posséder l’histoire de ses écoles, il a voulu que cette histoire fût reprise et continuée jusqu’à nos jours pendant que les écoles des Flandres, de Néerlande, d’Espagne, d’Angleterre et de France recevraient l’hommage parallèle de sa critique et de son culte. Un éditeur courageux, M. Renouard, a eu foi dans l’amour élevé de Charles Blanc. De temps à autre, un ami s’est fait le collaborateur de l’architecte et a parachevé quelque partie de l’œuvre gigantesque, mais cette œuvre est la sienne.

On a maintes fois rappelé que Vasari n’a pas su garder une juste mesure dans les éloges qu’il adresse aux maîtres florentins. On ne reprochera pas à Charles Blanc d’avoir été partial envers l’école française. L’Italie tient plus de place que la France dans ses études, et si nous suivons l’économie de sa géographie d’art, l’école qu’il semble préférer aux maîtres de Bologne, de Venise, de Florence, de Milan, de Gênes, de Naples, de Ferrare ou de Lombardie, c’est l’école ombrienne et romaine.

Je ne sais rien de plus heureux et de plus vrai que le tableau gradué de la transformation de l’école ombrienne avec Raphaël à l’apogée de son génie. Charles Blanc a traité ce chapitre avec des nuances, un choix d’expressions, une poésie parlée qui ont la grâce d’un lever de soleil. L’école ombrienne nous apparaît dans son intimité recueillie, l’école romaine dans sa force et dans son éclat. Toutefois, si l’école romaine date de Raphaël, ce n’est pas du vivant de Sanzio qu’elle a pu atteindre à la plénitude de son expansion. Des maîtres comme Raphaël impriment à tout ce qu’ils touchent le sceau d’une personnalité dont leurs contemporains ne savent pas s’affranchir. Il faut qu’ils disparaissent pour que les esprits moins puissants se reconquièrent et s’abandonnent sans obstacle à la pente de leurs facultés et du tempérament national.

« Raphaël, a dit Charles Blanc, avait été dans Rome un athénien en qui reparaissaient les qualités exquises de l’art grec. La force en lui était toujours mariée à la grâce et la majesté à la douceur. Les dieux et les muses, les figures de philosophes et de héros qu’il avait peintes dans la chambre de la Signature, étaient conçues et dessinées comme elles auraient pu l’être par Polygnote sur les murs ou dans les tableaux du Pœcile.

Ce n’est qu’après la mort de Raphaël et dans la personne de son plus grand disciple, Jules Romain, que l’École prend une physionomie absolument romaine. Les élèves de Sanzio, lorsqu’ils veulent s’inspirer de l’antique, se rapprochent des modèles que leur offrent les statues, les bas-reliefs et les frises de l’ancienne Rome, au fur et à mesure que ces modèles, enfouis depuis douze siècles dans la terre, en sont tirés par l’amour et la curiosité de ceux qui président à la Renaissance. Jean d’Udine renouvelle les arabesques et les grotesques qu’il a retrouvés avec son maître dans les excavations des thermes de Titus. Jules Romain, abandonnant le sentiment religieux qui avait triomphé dans l’école ombrienne, et qui ; chez Raphaël, s’était associé sans mésalliance aux beautés de la nature et de la vie, Jules Romain semble converti au paganisme pur, et tous ses ouvrages sont désormais frappés du coin de l’antiquité, mais seulement de l’antiquité romaine, la seule, du reste qui fût bien connue alors, parce que la Grèce, tombée depuis le milieu du quinzième siècle aux mains des Turcs, restait fermée aux artistes italiens comme à tous les autres, et que Raphaël, faute de bien connaître l’art grec, avait été conduit à le deviner. Mathurin et Polydore de Caravage s’imprègnent et se pénètrent si bien du style antique tel qu’il est écrit dans les ruines de Rome, qu’ils finissent par ressembler eux-mêmes à des nourrissons de la louve qui allaita Romulus et Rémus. On dirait qu’ils ont fait descendre du haut de la colonne Trajane, dans leurs camaïeux, les figures musculeuses et superbes de ces reliefs qui, en passant du bronze ou du marbre dans la peinture, conservent leur rudesse farouche, leurs formes énergiques et courtes, leurs mouvements ressentis, leur majesté héroïque, mais pesante. »

Ainsi marche rapide, sans tâtonnements, sans digressions oiseuses, la pensée de l’historien à travers ces grands in-folios, à l’aspect inquiétant, mais dont chaque feuillet projette sa lueur lumineuse. Trop souvent les historiens se font gloire de raconter des batailles, des usurpations, des écroulements de trônes, et le meurtre et les ruines.

Fracti bello, fatisque repulsi
Ductores Danaüm,

écrit le poète de Mantoue. Charles Blanc n’a voulu voir dans l’histoire de l’Europe que les conquêtes pacifiques et durables de la pensée. La science et ses découvertes ne l’ont pas retenu. Le Beau l’appelait, il s’en est enivré, et sa plume élégante a traduit les enchantements de son esprit.