Amnesia - Frédérique Vervoort - E-Book

Amnesia E-Book

Frédérique Vervoort

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Beschreibung

Des lettres mystérieuses, un engrenage inexorable...

Éric reçoit une lettre signée d’une certaine Judith. Qui est Judith ? Éric l’ignore. Qui est Éric ? Judith le sait. La première missive, sibylline mais plaisante, en appelle une seconde, puis une autre. Judith en connaît décidément beaucoup sur Éric, ses relations, son passé. Elle l’observe sans répit, le provoque, le met à l’épreuve. Et voilà qu’il accepte de jouer, avec une parfaite inconnue, une partie asymétrique dont il ne connaît, ni ne comprend les règles...

Amnesia est un thriller doublé d’une fascinante étude de personnalité. Si le mystère de l’identité et des motifs de Judith soutiennent le récit, c’est Éric qui est en le centre. Frédérique Vervoort raconte l’histoire à travers ses yeux : rien de ce qu’il fait, pense ou ressent n’échappe au scalpel de l’auteur, qui expose son univers avec minutie et brosse de formidables portraits de ses proches. Rien de la vie d’Éric ne nous échappe... sauf ce que sait Judith. Virtuose et oppressant !

La mise en scène, les dialogues percutants exaltent la dimension quasi cinématographique du roman et consacrent Frédérique Vervoort comme reine du suspens.

Un thriller psychologique parfaitement construit et haletant jusqu'à la dernière page !

EXTRAIT

Éric, discrètement, déplia la lettre, qu’il connaissait par cœur. Même écriture, même style, même parfum, même signature. Et toujours ce lot de menaces cryptées qu’il ne comprenait pas. Qui pourtant se précisaient. Sous couvert de badinerie, l’inconnue se permettait de faire des remarques sur son caractère, témoignait d’une alarmante connaissance de son passé, et pour finir, s’en prenait à Marion, dont il devinait la rage quand elle l’apprendrait. Éric ne voyait toujours pas où cette Judith voulait en venir. Mais elle était en train de franchir les limites du tolérable.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Maître-assistante à la Haute École Charlemagne en Belgique, Frédérique Vervoort réside à Liège. Franco-belge, elle demeure attachée à l'héritage culturel de ses deux pays d´origine.

L'écriture la passionne depuis toujours, mais c'est seulement maintenant qu'elle prend le temps de s'y consacrer et de partager avec les lecteurs ce qui n'était, jusqu'alors, qu'un plaisir personnel.

Ses romans et nouvelles nous plongent dans une atmosphère intimiste et mystérieuse. Suspense garanti pour ce remarquable auteur qui marche sur les traces de Simenon.

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Amnesia

Frédérique Vervoort

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PROLOGUE

Monsieur,

Vous ne me connaissez pas, du moins c’est ce que vous penserez dans un premier temps, et comment ne pas vous donner raison ? Vous aurez beau chercher dans vos connaissances, récentes ou passées, je peux vous assurer que la pêche sera infructueuse. Vous serez étonné, je présume, de trouver cette lettre dans votre courrier postal et non parachutée dans votre boîte mail, comme cela devient l’usage. Pourtant, je connais cette adresse-là aussi, n’ayez crainte… Mais j’aime l’idée de vous voir fouiller dans l’habituel fatras de factures et de journaux publicitaires pour découvrir cette enveloppe bleue à l’ancienne, et parfumée, s’il vous plaît !

Certes, le parfum est reconnaissable, le papier se vend dans toutes les bonnes maisons de plume, quant à l’écriture… je vous avoue que, malgré ma répugnance à utiliser les techniques de notre siècle, j’ai dû recourir à un ordinateur, prudence est mère de sûreté n’est-ce pas ?

Croyez que je le déplore, on ne manie plus assez la plume de nos jours, bientôt les enfants ne pourront plus écrire qu’avec un seul pouce tapoteur et nous serons bien seuls, vous et moi…

Trêve de digressions : pourquoi vous écrirais-je ?

Hypothèse romantique, je suis une amoureuse transie et incomprise et je désire par-dessus tout vous faire partager les élans de mon cœur…

Seulement, malgré le papier bleu et le parfum, suis-je vraiment une femme ? Mon Dieu, je vous crois ouvert d’esprit mais peu attiré par les éphèbes, donc topons-la, je suis une femme, c’est une légère concession, juste un petit coin du voile que je daigne lever pour vous… Cela vous avancera si peu.

Parce que, il faut bien l’avouer, à quoi nous mène ce courrier, quel est l’objet de ma demande, pour parler le langage d’internet ?

Eh bien, suivant les bons vieux rituels des feuilletons populaires d’antan : suite au prochain numéro, et patience, donc.

Judith

PS. Je devine que, mû par une curiosité bien naturelle, vous lirez ma seconde missive, sachez seulement que, dans le cas contraire, des événements très fâcheux pourraient survenir…

CHAPITRE 1

La dernière phrase toucha au but. Comme une flèche bien acérée, elle se ficha dans la cible de son incompréhension et il en ressentit les vibrations avec une acuité désagréable. Il avait trouvé la lettre, en effet, au milieu d’un fouillis de catalogues publicitaires destinés au vide-ordures, de factures d’électricité, d’un rappel très agaçant de procès-verbal pour mauvais stationnement et d’un folder vantant les dons de Moussa Ben Ali, retours d’affection et désenvoûtements garantis.

À première vue, la lettre bleue lui était bien adressée : Monsieur Éric Berthier, quai de Gaulle… Liège. Il n’y avait aucun doute. Et, comme la signataire de cette missive improbable le lui faisait remarquer, le papier exhalait une odeur sucrée de violette, un peu démodée. Marion pourrait sans doute l’identifier d’un seul reniflement, elle qui se vantait toujours d’avoir « un nez », alors que lui, pauvre fumeur, aurait été incapable de détecter les miasmes d’un incendie au milieu du brasier… Mais Marion était en Italie, il devrait donc ronger son frein. Ces derniers temps, sa vie se réduisait de plus en plus à attendre Marion, de retour de conférences. Une Marion importante et fatiguée, qui se ruait sur le canapé du salon en envoyant valdinguer ses chaussures et se proclamait invariablement « morte ».

En réalité, il n’y avait rien de plus vivant que les petites morts de cette fille. L’appartement était triste et silencieux sans elle. Et Éric n’avait aucun don pour le désordre. Les pièces restaient donc dans l’empois d’une funèbre vacuité en attendant que la jeune femme ne les emplisse à nouveau de son foutoir roboratif.

C’est d’un pas lourd, la lettre tenue du bout des doigts avec une sorte de répugnance, qu’il pénétra chez lui. L’appartement était à son nom. Marion n’avait pas souhaité s’associer à l’achat. Elle se voulait libre, sans entraves d’aucune sorte, mobilières ou sentimentales. Elle rendait visite à ses parents trois fois par an, pour un anniversaire ou une fête répertoriée à leur calendrier bourgeois, et cela lui suffisait. Pour le reste, elle gagnait convenablement sa vie et professait un mépris certain pour un nouvel amarrage conjugal. Une première expérience désastreuse l’avait guérie de toute velléité de nidification, ce qui n’empêchait ni le désir, ni la passion… Elle était cardiologue, elle aimait son métier, les congrès exotiques, le jazz et le soleil. Son cabinet, situé au centre-ville, ne désemplissait pas. Ses journées étaient trop courtes. Mais elle offrait à Éric, qu’elle disait aimer depuis l’enfance, des nuits brèves et fulgurantes. Ils s’étaient connus au lycée (Marion, à l’époque, était interne, ce qui lui conférait une aura particulière, ses parents séjournant régulièrement à l’étranger), puis, quand lesdits parents s’étaient décidés à récupérer leur fille adolescente, Éric l’avait perdue de vue.  Il en avait été assez peu affecté. Marion avait sans doute tendance à réécrire l’histoire d’un premier coup de foudre imaginaire. Lui, il s’en souvenait, la trouvait trop jeune. Deux ans, à leur âge, c’était un gouffre.

Marion et lui s’étaient retrouvés, plus de deux décennies plus tard, par un hasard de vaudeville, chez des amis communs. Entre-temps chacun avait connu de son côté l’expérience du mariage et du démariage. Ils avaient du temps à rattraper tous les deux. La quarantaine les guettait. Marion ne voulait pas d’enfants. Elle appartenait à cette catégorie assez rare de femmes qui refusent de se prolonger et restent insensibles au tic-tac de l’horloge biologique. Résultat : à trente-huit ans elle exhibait un corps de gamine tout juste pubère et une affriolante frimousse de brune aux yeux bleus dont la fausse candeur en avait égaré plus d’un. Mais avec Éric, elle avait retrouvé l’équilibre – disait-elle – même si elle s’éclipsait volontiers quand, un week-end sur deux, il recueillait chez lui Théo, le fruit de son premier mariage : un garçon de onze ans, mutique et calme, qui considérait toujours son père avec un air désapprobateur et vivait le nez plongé dans un écran truffé de monstres extraterrestres. Il ressemblait en cela à Maud, sa mère, que n’agitait jamais l’ombre d’une émotion. Elle avait accepté le divorce avec la même placidité qu’elle s’était laissé épouser. No comment, semblait être sa devise. Cette impassibilité, au début, avait charmé Éric, qui y voyait la séduction de l’eau dormante, d’autant plus que Maud était dotée d’un physique d’héroïne romantique et travaillait comme bibliothécaire, ce qu’il avait toujours associé, Dieu sait pourquoi, à une couverture d’espionne anglo-saxonne. Il avait dû vite déchanter. Maud, en dépit de son prénom et de son métier, était un réceptacle vide. Du moins, rien jusqu’à présent n’avait réussi à lui ôter cette présomption du cerveau. Maud, de toute façon, c’était de l’histoire ancienne. Et il fallait lui reconnaître une qualité : elle se faisait oublier à la vitesse de la lumière.

Éric posa la lettre sur la table du salon et entreprit de se débarrasser de son imperméable et du sac de toile cirée qui contenait ses copies.

Il était perplexe. Un peu excité aussi. Un courrier pareil, cela pimentait une journée qui s’annonçait pourtant prévisible. Il prit le temps de se verser un whisky sur une montagne de glaçons, d’affirmer voluptueusement la plante de ses pieds nus sur le parquet (il détestait les pantoufles depuis que Marion lui avait dit qu’il avait des orteils sexy), avant de reprendre sa lecture. Le papier à gros grain était de bonne facture ; la police choisie pour l’écriture, chantournée et tout en arabesques, s’accordait au style un peu ampoulé, qui sentait son siècle dernier, tout comme le parfum de violette qui émanait de l’enveloppe. Quant au message, si message il y avait, il était proprement incompréhensible. Tant de circonvolutions pour aboutir… à quoi au juste ? Que désirait cette Judith ? – sans doute un nom d’emprunt. Judith, cela sonnait plus romanesque que Josette ou Liliane. Comme tout le monde, Éric avait en tête des réminiscences de tableaux célèbres où Judith, une princesse juive – croyait-il – décapitait sans trembler un général assyrien, Holopherne. Cela n’augurait rien de bon, même si Éric ne voyait pas du tout en quoi Holopherne et lui partageaient une quelconque ressemblance. De toute façon, une évidence s’imposait : les Judith paraissaient dangereusement tordues. Mais la sienne (le possessif lui vint spontanément à l’esprit) avait vu juste. Cela ne lui déplaisait pas. En revanche, il n’aimait pas du tout le post-scriptum, chargé d’ombres. De quels éléments fâcheux voulait-elle le menacer ? Et surtout pourquoi ? Il ne se voyait aucun ennemi. Maud ne semblait pas du genre à lui faire payer une pension alimentaire supplémentaire, mais peut-être que l’eau dormante masquait des fonds boueux ? Cette pensée lui procura un malaise qu’il noya dans une gorgée de whisky. Ridicule. Pas son genre.

Ses élèves alors ? La plupart se débattaient avec l’âge ingrat mais aucun n’aurait eu l’idée de se venger d’un bulletin médiocre. Ils s’en fichaient, pour la plupart, d’une manière abyssale, et d’ailleurs l’absence de fautes d’orthographe et la correction de la syntaxe plaidaient pour eux. Pas cap.

Donc ? Éric replia le rectangle de papier. On verrait plus tard. Pour l’instant, il avait cinquante dissertations à corriger, un dîner à commander chez un traiteur chinois qu’il aimait bien. Marion appréciait ces sortes d’attentions lorsqu’elle rentrait de voyage. Il ne l’attendait pas avant 21 heures. Il avait tout le temps.

***

— C’est une dingue, non ? Méfie-toi quand même… 

Marion venait de reposer ses baguettes sur la nappe éclaboussée de vin. Ils avaient peut-être abusé. Les retrouvailles nécessitaient parfois des étreintes arrosées. Marion se retenait de bâiller : la fatigue du voyage se faisait sentir. Des cernes soulignaient ses yeux. Ils n’en paraissaient que plus clairs. Une fois de plus Éric se dit qu’il avait de la chance d’héberger sous son toit cette jolie intermittente de l’amour. Une cohabitation plus formelle leur aurait semblé fastidieuse, ou génératrice de périls potentiels. Ils avaient donné, tous les deux. Quand Éric recevait son fils, ou lorsqu’elle désirait hiberner vingt-quatre heures (cela pouvait arriver en plein mois d’août) Marion se retirait dans le petit studio qui jouxtait son cabinet ou se choisissait une chambre dans un hôtel confortable, avec un spa de préférence. Il lui arrivait aussi de dormir chez Émilie, une amie collègue qui possédait une maison près du CHU, où elles travaillaient toutes les deux une fois par semaine. Marion, qui sortait d’une conjugalité possessive, assortie d’une villa de douze pièces, de repas de famille interminables et de scènes de ménage à grand spectacle, adorait à la fois cette vie nomade et l’existence sérénisante que lui offrait Éric.

— Surtout, je ne comprends pas… Que me veut-elle ?

Marion s’empara de l’enveloppe et la huma :

— Guerlain. Trop sucré. Elle la reposa, en plein dans une tache de bordeaux.

— Je parie que ça t’excite ! Une belle inconnue qui se languit pour toi, avoue que ça te flatte, non ?

Éric se mit à rire.

— C’est sans doute une matrone de cent kilos qui se fait un film… Je vais observer le voisinage ! Plus sérieusement, la nana semble plus menaçante qu’amoureuse. Tu as lu sa dernière phrase ?

— Oui, et cela m’inquiète un peu… Il y a tant de psychopathes en liberté…

Devant l’air soudain angoissé d’Éric, Marion éclata de rire à son tour.

— Si tu voyais ta tête ! Allons, sois un homme, mon fils ! Je te connais, tu es pur comme de l’eau de roche, qui te voudrait du mal ?

Éric fit la moue. Cela l’agaçait presque que Marion ait si bonne opinion de lui. Pur comme de l’eau de roche pouvait signifier insipide, lisse, étale… Sans surprise, enfin… Toute caractéristique qu’une femme comme Marion pourrait rejeter à long terme, quand elle se serait lassée de la nouveauté d’une vie dépourvue d’aspérité. 

— En tout cas, cette lettre, je ne l’ai pas rêvée. Et ma correspondante…

— Judith !

— Judith, donc, connaît mon adresse, ce que je trouve profondément dérangeant !

— Bien, si elle récidive, tu peux toujours porter plainte.

— N’exagérons pas. Il n’y a encore rien de concret…

— « Encore », dis-tu… Tu te méfies donc de « l’après » ?

Éric crispa les mâchoires. Cette conversation finissait par lui sembler oiseuse. Les cernes de Marion, son épaule qui émergeait, comme un frêle esquif, de l’embrouillamini soyeux de son peignoir mal fermé, lui semblaient mériter une attention autrement soutenue. Il se pencha par-dessus la table, renversant un verre au passage :

— Tu es de garde, demain ?

Pour toute réponse, Marion sourit et délaça sa ceinture.

CHAPITRE 2

Éric,

Oui, je m’accorde la privauté de vous donner votre prénom, puisque nous avons déjà fait connaissance. Ce « Monsieur »empesé, me semble à présent d’une hypocrisie malvenue.

Rassurez-vous, ma familiarité n’excédera pas les limites de la bienséance. Je connais votre côté conformiste et, pour tout dire, boy-scout. Cela ne me déplaît pas. Il est rare de nos jours de rencontrer un homme qui traîne derrière lui des traces d’enfance. La vie ne vous a pas encore trop abîmé. Un divorce, un enfant à mi-temps, quoi de plus banal de nos jours ? Je sais que ces événements si communément partagés par nos concitoyens ne vous ont guère affecté, vous jouez fort bien de votre côté placide, et puis vous retombez sur vos pattes. Comme un chat. Car vous savez vous montrer un peu félin, aussi, c’est pour cela que vous n’êtes pas tout à fait dénué d’intérêt. En temps voulu, je parie que je réussirai à vous faire sortir les griffes ! Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant, j’apprécie, comme vous-même, le cours tranquille des jours. Profitez-en. Quelques remous et tourbillons sont à prévoir, mais je ne suis pas pressée, et je suis sûre que cela ne vous déplaira pas, au fond.

Patience donc, mon cher Éric. Apprivoisez votre petite Marion, c’est un animal encore sauvage, ne vous y trompez pas. Elle mobilise vos forces et votre attention. C’est assez mignon. Vous aurez bientôt l’occasion de les disperser, ces fameuses forces, alors, prenez votre souffle, rassemblez-vous, méditez sur ce qui va suivre, et réjouissez-vous : il vous arrive enfin quelque chose…

Judith

Éric pianota sur son portable : elle a encore écrit !

Il ne se faisait guère d’illusions. Marion était en consultation et elle n’avait pas le temps de réagir. Elle ne parcourait ses messages que durant ses rares pauses. Et puis, qu’aurait-elle pu répondre ? Il lui montrerait la lettre en temps voulu. Quinze jours de tranquillité et il se croyait déjà quitte des élucubrations de cette malheureuse : une lettre unique, une sorte d’hapax – il venait justement de donner la définition de ce mot à ses étudiants, mû sans doute par une sorte de pressentiment.

Lesdits étudiants, pour l’heure, dodelinaient devant lui, une houle de têtes blondes, brunes ou châtain qui s’inclinaient sans révérence sur une page de Chateaubriand. Certains bâillaient ou, il n’était pas dupe, pianotaient eux aussi sur leur portable ouvert dans les casiers. C’était de bonne guerre. Avait-on idée d’infliger à ces malheureux les souffrances du Vicomte ? Cela témoignait d’un esprit de rébellion contre l’époque tout à fait improductif. Tous ses collègues qui slamaient avec enthousiasme sur l’air du temps ne se privaient pas de le moquer, gentiment : « Mais tu vas les dégoûter à tout jamais de la littérature, ces pauvres mômes ! Que t’ont-ils fait pour mériter ça ? ». On lui rappelait judicieusement que Sarkozy s’ennuyait à la lecture de La Princesse de Clèves. C’était bien la seule clairvoyance qu’ils lui accordaient. Éric s’était entêté. Pour cette fois. Il n’était pas contrariant de nature mais cette semaine, il avait balayé les consignes du Programme, et tout un arsenal de compétences transversales, pour lever dans les crânes assoupis des gamins les orages désirés de René…

Sans grand succès, il devait l’avouer. Certains se marraient ouvertement. D’autres lui glissaient en coulisse des regards apitoyés. Le prof sympa de terminale ne tournait pas rond. Mais Éric avait la chance d’exercer son art dans un collège privé catholique et bourgeois où toute tentative d’insurrection – des apprenants comme des appreneurs (on était censé utilisé le jargon à la mode) – était dûment sanctionnée. Que les mécontents aillent se faire lyncher dans les banlieues ! Éric pensait que Chateaubriand ne soulèverait aucun remous du côté de la Direction. Monsieur Pottier ne dédaignait pas, étant de facture classique, quelques rappels de culture à l’ancienne, comme la blanquette. Point trop n’en fallait, il convenait de rester moderne, mais le collège Saint François d’Assise (dit Saint Fran) se vantait d’être ouvert, tolérant, en prise directe avec le siècle, mais sans afficher d’hostilité brutale au passé. Les parents étaient contents. Les élèves avaient d’autres chats à fouetter…

Éric, discrètement, déplia la lettre, qu’il connaissait par cœur. Même écriture, même style, même parfum, même signature. Et toujours ce lot de menaces cryptées qu’il ne comprenait pas. Qui pourtant se précisaient. Sous couvert de badinerie, l’inconnue se permettait de faire des remarques sur son caractère, témoignait d’une alarmante connaissance de son passé, et pour finir, s’en prenait à Marion, dont il devinait la rage quand elle l’apprendrait. Éric ne voyait toujours pas où cette Judith voulait en venir. Mais elle était en train de franchir les limites du tolérable. Éric regrettait d’avoir pris cela pour un jeu : il pêchait toujours par légèreté. Cependant, il n’imaginait pas de quelles épreuves cette Judith le menaçait. Pourquoi s’en prendre à un type comme lui, discret, plutôt consensuel et sans histoire ? Si elle lui en voulait, pourquoi et de quoi ? À moins qu’elle ne se livre à un batifolage gratuit, par pure malignité, qu’elle soit tombée sur lui par hasard, et qu’elle teste, répondant à un pari absurde, ses capacités de manipulation… Un jeu connecté ? Un frisson l’empoigna et il se surprit à regarder ses élèves avec terreur. Certains, il le savait, étaient accros à des émissions de télé-réalité, qu’il jugeait personnellement ineptes, comme tous les individus pseudo-éduqués de sa génération. Était-il, à son insu, la proie d’une de ces pitreries ? Ses élèves étaient-ils complices ? À bien y réfléchir, ces regards en dessous qu’ils s’échangeaient, ces ricanements, tout cela avait-il un lien avec la lettre, contrairement à ce qu’il avait pensé ? La plume pouvait être tenue par une professionnelle – le mot sonnait douloureusement – les adolescents fournissaient les renseignements. Il était facile de piocher dans sa vie, il n’avait rien à cacher. Il connaissait en outre la curiosité maladive des jeunes gens pour les agissements d’un professeur jeune et plutôt séduisant. Les filles surtout, dont certaines auraient volontiers joué les Lolita. Mais il n’avait aucun goût pour les nymphettes. Son indifférence, son ironie parfois, avait dû en blesser plus d’une.

Il les épiait entre ses cils. Laquelle ? Emma, qui le fixait justement à travers sa frange et soufflait de manière exagérée ? Justine, qui avait un petit côté sadien, une vraie peste il le pressentait, dont le regard sombre pesait sur lui d’une manière tellement insistante qu’il avait parfois envie de lui rabattre la tête sur son pupitre. Ou Lou, la Barbie de l’équipe, qui mordillait son marqueur rose fluo et avait ostensiblement fermé son classeur, signifiant par là que les émois de François-René n’atteindraient jamais son cortex. Ses collègues avaient raison. Pourquoi torturer ces enfants ? Et pour quelle pauvre moisson ? 

Les garçons lui semblaient plus francs du collier. Mais c’était peut-être une impression. N’avait-il pas éveillé à son insu l’intérêt de Franz, un charmant inverti qui exagérait son côté féminin pour mettre les rieurs de son côté, ce qui ne manquait pas d’habileté ? Ou suscité l’irritation de Sami, un jeune Irakien qui entrait dans cette catégorie des réfugiés de bonne famille que tolérait l’établissement, mais affichait une susceptibilité à fleur de peau ? Comment savoir ?

Non, tout cela était absurde. Comme cette lettre. Il ne servait à rien de s’épuiser à trouver des explications. C’était sans doute le but vicieux de son auteur. Le déstabiliser sans raison. Il froissa le papier rageusement, avant de le fourrer dans sa poche. Il le montrerait à Marion, par honnêteté, mais ce serait la dernière fois qu’ils se prendraient la tête pour ces idioties. Leurs heures étaient trop précieuses pour les perdre en conjectures.

La sonnerie, avec le brouhaha familier de rires, raclement de godasses et exclamations diverses qu’elle suscitait, le tira de son marasme. Il accueillit la fin de son non-cours avec soulagement. La plupart des écoliers s’étaient à peine étonnés de son mutisme. D’ailleurs, que pouvait-on bien raconter sur Chateaubriand ? Qu’il dorme, paisible, du côté de Saint-Malo, personne ne se sentait, aujourd’hui, d’humeur à agiter ses cendres.

Une fois hors de sa classe, Éric évita soigneusement la salle des profs et s’engouffra dans l’ascenseur réservé qui menait au parking de l’établissement. Par chance, il ne rencontra aucun collègue, n’étant point d’humeur à bavasser. Une migraine pointait. Ayant relâche l’après-midi, il allait pouvoir se relaxer, lire allongé sur son divan, à son rythme, et espérer Marion avant la nuit. Il y avait des journées sans… Il fallait les accepter comme les autres. Au fond, rien de tout cela n’était tragique.

Marion arriva plus tôt que de coutume. Il dormait. Son livre, un essai assez ennuyeux sur l’esthétique du roman au 18e siècle, avait glissé sur le tapis, pages en éventail. Il ronflottait doucement, abandonné… Elle sourit et se pencha pour lui donner un léger baiser sur les lèvres.

— Endymion endormi, tu vois que j’ai des lettres, moi aussi !

Réveillé en sursaut, Éric posa sur elle un regard vague.

— Déjà là ?

— Oui, j’ai eu un désistement. Ce con n’a même pas prévenu, je te jure ! Elle souffla, les yeux au ciel, en se débarrassant de son imperméable. Elle portait une petite robe grise qu’il aimait bien pour son côté faussement sage. Il la croyait capable de ne rien porter dessous et tendit une main paresseuse vers ses hanches pour vérifier. Elle l’arrêta d’une tape sèche.

— Bas les pattes ! Je te surprends en plein travail à ce que je vois !

— J’étais plongé dans une intense réflexion.

— Tellement intense que tu as piqué un roupillon ! Allez, pousse-toi !

Il se colla contre le dossier pour lui faire place. Sa croupe tiède s’appuya contre sa cuisse. 

— Alors, la folle t’a encore écrit ? Montre !

Éric fouilla dans sa poche et extirpa l’enveloppe froissée. Marion examina le timbre avec une moue.

— Adresse écrite à la machine, postée à Liège, autant dire indices nuls, sauf qu’elle vit ici, pas loin… 

Éric se dressa à demi sur un coude :

— Je préférerais qu’elle m’envoie ses conneries des Maldives, ce serait plus rassurant…

— Une île presque engloutie, je te comprends… Mon pauvre chéri, savoir qu’elle rôde dans le secteur comme une hyène ne me rassure pas ! Et Marion éclata d’un rire tellement moqueur qu’il fut pris d’un doute.

— Dis-donc, petit animal sauvage, ce n’est pas toi qui me ferais marcher, par hasard ? Serais-tu Judith ?

Marion, qui était en train de lire, fronça les sourcils. Son visage avait pris une expression soucieuse qu’Éric jugea irrémédiablement sincère. Non, Marion n’avait pas de temps à perdre avec ce genre de provocation. Et puis, elle ne lui voulait que du bien, elle lui en avait donné mille preuves. Marion était un être entier, passionné, incapable d’hypocrisie. Quelqu’un de profondément bienveillant. Une belle personne, comme on disait dans les magazines féminins… Fâchée, elle haussa le ton :

— Tu me crois capable de ça ? Quelle opinion as-tu de moi ?

— Pardon, mon amour… Je plaisantais, bien sûr !

Éric la prit contre lui, serra sa taille entre ses bras. Elle lui sembla étonnamment fragile, petite et friable… Elle éveillait d’ancestraux instincts de protection. Il enfouit son visage dans ses cheveux bouclés, doux et parfumés.

— Dis-moi que tu ne m’en veux pas et on va jeter cette saleté dans la poubelle…

— Gardons-la au contraire, s’il faut des preuves…

— Des preuves ! Tu crois qu’elle veut nous nuire ? Pourquoi ?

Marion se mordilla l’ongle du pouce.

— Justement, on ne sait pas. C’est sans doute un acte gratuit, qui ne débouchera sur rien… De toute façon, que veux-tu qu’il arrive ?

— Tu n’as tué aucun patient, récemment ?

Éric plaisantait à demi, alors elle prit la mouche, se dégageant de son étreinte :

— J’ai au moins dix cadavres sur la conscience. Ta Judith est sans doute un zombie vindicatif.

— Je propose qu’on abandonne le sujet, c’est faire trop d’honneur à cette tarée que d’en parler à l’heure de l’apéritif. Et même après ! Basta la Judith. Raconte-moi plutôt ta journée, Docteur…

Debout, Marion tentait de discipliner ses boucles sur sa nuque. Il aimait bien ce geste.

— Je n’ai pas envie de parler boutique… Ou alors, raconte-moi à ton tour les exploits et subtiles réflexions de tes chères têtes blondes ? Les dernières blagues de la cour de récré ?

Éric leva la main en signe de reddition.

— Stop ! Arrêtons ça. Si on allait boire un verre en ville ?

Marion plissa les paupières :

— Et un petit resto après ?

Éric bondit vers le hall d’entrée, soudain guilleret :

— Enfin une bonne idée !

CHAPITRE 3

Éric écarta la copie sur laquelle il venait de consacrer au feutre rouge un 7/20 sans indulgence. Ces jeunes veaux n’avaient ni orthographe, ni idées. C’était cela, le nouveau mal du siècle. La mansuétude, il avait donné au début de sa carrière, quand il vibrait encore de la fougue de la vingtaine. Maintenant, ces pseudo-jugements écrits en yaourt le fatiguaient. Il se moquait des opinions vaseuses de Jonathan ou de Thomas sur les dangers de la Science sans conscience, ou les ramifications d’internet. Il n’en avait plus rien à cirer de leurs laborieuses réflexions à propos de Camus ou d’Éluard, pompées avec application sur le même internet… Il se demanda si ce désabusement n’était pas l’effet d’un vieillissement précoce. L’enthousiasme, et son corollaire, la rébellion, sont les carburants de l’adolescence. Il en était loin et cela le titillait, au détour d’une page, par miracle, réussie – souvent celle de Léa, ou de Franz (à croire que la subtilité nécessitait une touche de féminité). Il en éprouvait un remords proche du renoncement. À quoi servait-il encore, et pourquoi ne pas consacrer ce qu’il lui restait de jeunesse à vivre avec flamboyance ? Un tour du monde à la voile, un engagement dans une ONG, ou à la Sûreté de l’État, section agents secrets ?

Le problème, c’est qu’il avait facilement le mal de mer, ne supportait pas les climats extrêmes et confondait les chiites et les sunnites, même quand il était à jeun. Il fixa la fenêtre du bureau avec mélancolie. Il pleuvait et il y avait tellement de buée qu’il distinguait à peine le fleuve et son cortège de péniches à travers les vitres. Tout se confondait dans un gris indistinct. Ses pensées même étaient grises.