Mytho - Frédérique Vervoort - E-Book

Mytho E-Book

Frédérique Vervoort

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Beschreibung

Avec ce recueil, partez à la rencontre de personnages mythologiques modernisés

Fruits de l’imagination sans limite des hommes, les mythes ont ceci de particulier qu’ils sont la source inépuisable de leur l’inspiration. Depuis l’antiquité, chaque génération a vu naître d’autres dieux et héros, les traits des plus anciens ont été modifiés ou précisés, les histoires ont mué en fonction des circonstances tout en restant fondamentalement les mêmes. Mytho plonge cette matière première bouillonnante dans un bain de modernité.

Construit autour de dix personnages emblématiques, Œdipe, Sisyphe, Pandore…, c’est un recueil de nouvelles que l’on appréciera indépendamment les unes des autres. Chacune transpose le héros ou l’héroïne au XXIe siècle sans jamais perdre les traits qui en font des archétypes. Chacune nous rappelle que l’évolution de l’humanité, les immenses progrès de la science n’ont pas changé radicalement le caractère des hommes depuis les temps primitifs. Pour votre plaisir, chaque nouvelle est suivie d’un rappel du mythe d’origine.

La romancière Frédérique Vervoort réussit une fois encore à nous captiver et nous faire réfléchir.

EXTRAIT

Cette fois, ils se sont contentés de le battre avec une sorte de filin d'acier, très souple, coupant comme un rasoir. Il saigne abondamment mais les entailles sont relativement peu profondes. Il a connu pire. L'imagination des bourreaux est étonnante. C'est le seul domaine où ils peuvent faire preuve d'une quelconque créativité. Stavros, surtout, a une tête de dernier de la classe, le genre de grosse face ahurie aux paupières tombantes qui a dû faire de lui la risée des gamins, jadis. Avec sa carrure de minotaure, déjà il faisait peur, sans doute. Cent kilos de graisse et de muscles animés par un obtus désir de vengeance, cela fait réfléchir.

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Mytho Frédérique Vervoort

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ARACHNÉ

Cette fois, ils se sont contentés de le battre avec une sorte de filin d'acier, très souple, coupant comme un rasoir. Il saigne abondamment mais les entailles sont relativement peu profondes. Il a connu pire. L'imagination des bourreaux est étonnante. C'est le seul domaine où ils peuvent faire preuve d'une quelconque créativité. Stavros, surtout, a une tête de dernier de la classe, le genre de grosse face ahurie aux paupières tombantes qui a dû faire de lui la risée des gamins, jadis. Avec sa carrure de minotaure, déjà il faisait peur, sans doute. Cent kilos de graisse et de muscles animés par un obtus désir de vengeance, cela fait réfléchir.

Yannis calcule qu'il a, selon toute probabilité, une journée de répit. Peut-être deux. Les hommes se reposent. Ils profitent, près de la plage, d'une espèce de baraquement où ils boivent de l'ouzo et du vin résiné. Des fois, ils amènent des filles, Yannis les entend hurler pendant qu'ils s'amusent, mais le plus dur, c'est le silence brutal qui suit. Il n'en est pas sûr, mais certaines doivent finir à la mer, dans des sacs lestés de pierres. Du moins, c'est ce qu'il a entendu dire. Il préfère ne pas y penser. Bloquer la gamberge est un travail de tous les instants. Sinon, il céderait à la panique et il ne veut pas leur donner ce plaisir.

Avec précaution, il s'étend sur sa paillasse. Le sang de ses plaies colle à la toile de jute qui la recouvre et il prélève un peu de l'eau tiédasse de l'écuelle pour tamponner les coupures les plus à vif. La cellule est étroite, il peut à peine se tenir debout et ses deux bras étendus touchent les murs de béton. Deux fois par semaine, il a droit à une promenade sur le sentier de la mer. Menottés, les prisonniers se suivent à la queue leu leu comme des forçats du siècle passé. Yannis en profite pour faire le plein d'azur et de lumière, malgré la chaleur aride qui lui brûle le torse. Il respire l'air marin, cette odeur salée à laquelle se mêlent des effluves de myrte et de poussière. Cela lui procure une ivresse légère, même si le dos de la mer, sous le soleil dur, lui fait penser à une carapace de métal, dont le bleu sombre miroite de façon blessante. Les gardiens rigolent.

— Eh, connard, tu veux tes Ray Ban ?

Il se garde de broncher. Surtout, ne pas se faire remarquer. Rester neutre. Un corps blessé qui marche. Rien de plus. Les autres font pareil. Il en reconnaît certains. Le petit Yorgos, si radieux, qui paradait sur sa moto, autour de la place aux jasmins. Ils l'ont chopé lui-aussi. Étudiant, c'est suspect. Et puis sa gueule d'ange devait lui attirer la vindicte des lourds, des pas beaux ; leur premier acte, symbolique, a été de lui raser la tête. Envolées, les belles boucles qui encadraient le pur profil comme des grappes de raisin sombre… Yorgos, chauve et émacié, ressemble à un moineau plumé. Son regard n'exprime plus rien. Un vide noir. Stavros a dû se l'envoyer avant de le désosser proprement. Yorgos boîte bas. Il ne tiendra plus longtemps. Pauvre môme. Yannis parie que la prochaine fois, il ne sera plus dans la file et puis il arrête la spirale, de nouveau. Repos. Évoquer les camarades ne l'aide plus. Ou alors, infecte son cerveau comme un venin subtil. Les autres disparaissent. Moi, je survis. C'est le genre d'idée qui peut rendre fou, parce que, parfois, elle engendre un abject triomphe.

Convoquer les fantômes du passé aussi peut vous faire déraper. Le sourire de sa mère. Le rire sonore de Kostas, le copain de toujours, le premier enrôlé, le premier disparu. Et le visage d'Eleni. Le corps d'Eleni. À ce stade, Yannis crispe les poings, les mâchoires, s'oblige à une inspiration lente. Ne pas craquer. Ne rien imaginer. Elle n'est pas sur l'île, c'est déjà ça. Les militaires se seraient fait un plaisir de la traîner devant lui pour mieux la torturer sous ses yeux. Alexis l'avait prévenu qu'ils aimaient ce genre de raffinement. Et Eleni était si audacieuse, parfois. C'est elle qui l'avait initié au Mouvement. Qui lui avait parlé des tracts et des réunions. De leurs règles. Il n'avait rien livré. Pour combien de temps encore ? Eleni, il en était sûr, avait pu s'échapper. Il la connaissait. Elle était pleine de ressources. Et elle connaissait les deux mondes, c'est cela qui faisait sa force. Yannis l'avait sans doute séduite par sa rusticité, mais il ne lui en voulait pas. C'était déjà un tel miracle qu'une fille comme Eleni s'intéresse à lui. Une fille dont la peau sentait la fleur d'oranger et prenait si délicatement le soleil qu'elle s'ambrait à peine, et c'était troublant, cette pâleur dorée sous le voile noir des cheveux…

Yannis ferme les yeux. De toute façon, il fait sombre dans la cellule. Ils ont renoncé à allumer en permanence l'ampoule électrique. Trop de coupures de courant, et du courant, il en faut pour la suite des réjouissances, même si les bonnes vieilles méthodes font leur preuve, sur l'île. En se concentrant, il peut entendre le battement des vagues sur les rochers, et le souffle du meltemi. Il y a aussi une fente étroite dans le mur, tout en haut. C'est par elle qu'il suit les variations de la journée. Le rose doux de l'aube précède le bleu impitoyable de midi, puis une brève lueur orangée, qu'il redoute, parce qu'après, c'est le noir complet. Et l'angoisse. Et les cris. Et la peur du bruit ferraillant d'une clé dans la serrure énorme. Pas toutes les nuits, heureusement.

Les gardiens ont renoncé à la corvée des pierres. Yannis les soupçonne de trop s'emmerder à les surveiller, sous ce soleil de plomb qui les accable, eux aussi, malgré l'eau qu'ils boivent à profusion au nez et à la barbe des prisonniers qui meurent de soif, arrimés à leur pioche. Maigre plaisir, trop cher payé. Les gardiens se contentent à présent de les faire marcher au pas militaire, pieds nus dans la caillasse. C'est bien assez. Et Yannis se surprend à espérer ces instants de souffrance. Pour l'odeur du sel. Les gifles du vent. La brûlure du ciel. Tout plutôt que le trou abject où ils l'ont fourré. La paillasse. Les scorpions, parfois. Le seau infect. Et cette fente de lumière, comme seul repère. Il ouvre les yeux, et la fixe tout de suite. Un rectangle pur, couleur lavande. Bizarrement, une impression de plénitude l'envahit. C'est presque choquant de sentir ses muscles tétanisés se relâcher, la douleur des coups s'estomper, le bleu de cette meurtrière – la bien nommée – délayer sa révolte… Mais c'est bon.

Il ne l'a pas aperçue tout de suite. Il a dû s'assoupir, sans s'en apercevoir. Mais elle semble se balancer, aérienne, dans le vide. Pas très grande, peut-être venimeuse, mais il n'en est pas sûr, et à ce stade, il s'en fout. Autant il redoute les scorpions, autant les araignées lui sont familières, et pour tout dire, sympathiques. Eleni partageait cette particularité avec lui. Loin de hurler, comme toutes les femmes, lorsqu'elle en découvrait une, courant le long d'un mur ou agrippée à un rideau, elle l'observait au contraire avec une attention presque tendre, fascinée par l'architecture complexe de sa toile, l'entrelacs fragile et solide de ses fils, et surtout, ce matin-là, par les diamants de rosée qui s'y accrochaient… Les deux amants s'étaient assoupis sous un olivier qui avait abrité leur première étreinte… Eleni s'était ébrouée, puis avait frissonné avant de se serrer, nue, contre lui :

— Tu te rends compte ? C'est la première fois que je m'endors à la belle étoile ! Et que je sens l'aube sur ma peau… Oh, regarde !

Elle désignait, de son bras tendu, l'araignée qui oscillait au centre de sa toile, tramée entre deux feuilles argentées.

— Regarde le boulot qu'elle a abattu, pendant qu'on dormait… Industrieuse petite bête, je t'aime, tu nous protèges… je le sais !

Et elle avait soufflé un baiser, du bout des doigts, vers la bestiole. Yannis avait ri, il s'en souvenait. Il avait posé ses lèvres dans la chevelure noire d'Eleni, qui sentait à présent la mousse et la rosée du matin. C'était un moment merveilleux. Au moins, cela, on ne pouvait le lui arracher.

L'araignée, bien sûr, ne naît pas de l'espace. À bien l'observer, elle est suspendue à un fil quasi-invisible, qui la relie à une toile en spirale, qu'elle a dû tisser pendant la nuit à l'angle de la lucarne. Un restant de lumière fait briller les rayons de soie. C'est un travail d'une étonnante délicatesse, et l'animal, qui remonte avec lenteur, semble prendre son temps et observer à son tour le prisonnier. Yannis regarde le tremblement de ses huit pattes précises, graphiques comme des traits de pinceau. Il se sent étrangement ému. L'araignée est plutôt petite, mais son abdomen est d'un noir intense velouté, alors que les autres espèces qu'il a pu observer sur l'île sont rougeâtres, et, comment dire, sans grâce.

Il repense bien sûr à ce matin d'été, sous l'olivier, dans les bras d'Eleni. Le ballet gracile de l'insecte au-dessus de leur tête, le rire d'Eleni :

— Ma parole, c'est une voyeuse !

Est-ce que les araignées voient ? Question stupide. Bien sûr. Elles ont même plusieurs paires d'yeux, lui avait affirmé Eleni d'un petit ton pédant, qui l'avait beaucoup amusé. Et ce ne sont pas des insectes, mais de vrais prédateurs, des arthropodes… Bravo, il était heureux de l'apprendre. Et d'où te vient cette science des araignées, mon amour ?

— Ah, mystère… Eleni avait souri avant de l'envelopper dans sa chevelure. Il adorait ça.

— Te voilà prisonnier de ma toile, ô mortel !

Après, il y avait eu d'autres étreintes sous l'olivier, mais ils n'avaient plus revu l'araignée. Eleni l'avait emmené plusieurs fois chez elle, dans le quartier chic de la ville. Sa maison était spacieuse, décorée avec le bon goût des riches de naissance. Il ne voyait jamais ses parents, et il avait pensé, avec un peu d'acrimonie, qu'elle devait cacher leur liaison, que son beau paysan la changeait des bourgeois à hors-bord qu'elle devait fréquenter dans son collège privé, mais qu'il ne fallait tout de même pas pousser, de là à l'inviter officiellement... Et puis, bien plus tard, il avait compris. Eleni le protégeait au contraire. Elle était une sorte de transfuge, une rebelle qui osait défier son milieu, celui de l'ordre triomphant, et qui pour cela devait agir dans la clandestinité, ne pas l'exposer, lui, si facilement repérable…

Ils avaient été punis tous les deux. Lui de sa naïveté – le bonheur le saoulait un peu, et il en oubliait les règles de prudence élémentaire – elle de son orgueil : rebelle certes, mais qui oserait toucher à un cheveu de la fille de Mavridis ?

Ils avaient osé. Il le sentait. Sa belle confiance de tout à l'heure venait d'être ébranlée. Bizarrement, cette araignée lui envoyait comme un signe. Eleni n'était peut-être pas prisonnière sur l'île, comme lui, mais les militaires avaient sûrement trouvé un moyen de la dompter. Il ignorait lequel, et cela augmentait son angoisse. Eleni aux mains de ces salauds…

L'araignée remonte doucement le long de son fil. Yannis se lève, s'approche, se hausse sur la pointe des pieds. Il a l'impression que l'animal veut lui communiquer quelque chose. La solitude et la peur doivent engendrer ce genre de fantasme… Il connaît, comme tout le monde, des histoires de prisonniers qui ont apprivoisé un rat, ou une fourmi, ou une araignée, justement, seule présence vivante, devenue amie par osmose, dans la noirceur d'un cachot… il rejoint cette cohorte de misérables, mais cela l'indiffère. Il contemple l'araignée avec émotion. C'est un animal compatissant. Elle partage son isolement. Elle a un abdomen bombé, brillant. Il peut voir ses yeux, ses espèces d'antennes qui n'en sont pas, Eleni lui avait expliqué leur rôle… Il ne comprend pas comment cette bête peut engendrer le dégoût. Il la trouve belle. Elle s'est reposée au centre de sa toile comme une escarboucle. Les arabesques de soie dessinent un canevas rigoureux, à la géométrie étoilée, évoquant certains cristaux de neige. Dans la touffeur de la cellule, l'araignée lui apporte une bouffée de fraîcheur, une sorte de message complexe et lucide, comme sa toile. Yannis éprouve un léger vertige. Il n'a plus mangé depuis… il ne saurait dire combien de temps. C'est aussi une tactique des bourreaux de leur faire sauter deux ou trois repas, si maigres soient-ils… Cela affaiblit la volonté déjà défaillante des reclus. Aggrave leur faiblesse.

Il se laisse de nouveau tomber sur la paillasse, étourdi. Son regard ne quitte pas la dentelle de fils tissée à l'angle de la fenêtre, si on peut appeler cette fente une fenêtre… Et le petit corps noir, immobile, qui veille en son centre…

Yannis essuie la sueur qui coule le long de ses tempes et sourit à l'araignée. C'est stupide mais il lui sourit, et il lui parle, en lui-même : « Protège-moi, petite… Regarde-moi, ne t'en va pas… »

Il voit le bleu du ciel défaillir, derrière la toile, il a peur que la nuit ne lui dérobe bientôt son amie… Déjà s'amorce la palpitation orangée, entre or et topaze, qu'il connaît bien et qui annonce le crépuscule trop bref. Ses prunelles s'écarquillent, dans le désir douloureux de la voir encore, et l'araignée semble s'étirer au milieu de sa toile. Elle s'étire comme une fille surprise dans sa sieste, ses longs membres frémissent et palpitent, et sa chevelure se déploie autour d'elle, comme une grande roue de rayons soyeux… C'est un spectacle effrayant et merveilleux à la fois… Yannis ne peut rien faire d'autre que d'assister à cette métamorphose, et au fond, il approuve, et il sait… La fille glisse avec lenteur le long du mur crasseux. On dirait une de ces trapézistes scintillantes qu'il avait pu admirer, enfant, lorsqu'un petit cirque s'était installé dans un champ, près de son village… Sa mère, il s'en souvient bien, l'avait mis en garde contre les gitans voleurs d'enfants, mais il aurait bien voulu que cette gitane-là, accrochée à son filin d'acier invisible – le même peut-être, que celui qui venait de mordre sa chair jusqu'au sang – l'enlève comme une proie. Il se serait collé, effaré et ravi, contre son souple corps d'acrobate, et il aurait accompagné son envol vers le chapiteau.

La fille-araignée rampe sur le sol, à présent… Ses bras et ses longues jambes nues prennent appui avec une surprenante vélocité sur les aspérités de la terre battue et du béton. Yannis n'a pas peur. Au contraire, il ressent une émotion érotique à voir se soulever, entre les fils noirs de la chevelure, une croupe bombée, blanche et femelle, dont l'éclat troue la pénombre de la cellule.

Il n'a pas la force de se soulever mais il guette l'instant où la créature se penchera sur lui, enfin. Il peut déjà respirer le parfum de sa chair, un parfum de fleur d'oranger, qu'il reconnaîtrait entre mille.

Elle est à genoux devant lui. Elle a retrouvé sa forme humaine. Ses yeux sombres expriment une infinie compassion. Des larmes étoilent la pointe de ses cils comme des gouttes de rosée. Ses lèvres tremblent. Elle n'a jamais été aussi belle. Elle se lamente à voix basse, se tord les mains. Il tend le visage, avec délice, pour recevoir la pluie de ses cheveux et se caresser à leur soie.

— Eleni, tu es revenue… Que t'ont-ils fait, mon amour ?

Eleni gémit, se balance d'avant arrière comme un enfant autiste :

— C'est ma faute, je n'aurais pas dû les défier, vois de quelle manière horrible ils m'ont punie… Et dire que je t'ai entraîné dans ma chute, mon Yannis, comme je le regrette, comme tu dois me haïr !…

— Te haïr ? Jamais Eleni, tu entends ? Jamais ! C'est un tel bonheur de te revoir, un supplice aussi… Approche-toi…

Les mains de Yannis s'enroulent dans la trame des longs cheveux, tentent d'effleurer les seins qui se cachent derrière leur voile… Il ne désire rien d'autre, même si ses forces semblent l'abandonner… Ce serait bon de mourir ainsi, dans un parfum d'oranger… Il regarde en haut, vers la lucarne. La toile flotte, déchiquetée, le long du mur. L'araignée a disparu. La lumière décline, trop vite…

Peut-être que les lèvres d'Eleni se sont posées, une dernière fois, sur les siennes. Peut-être qu'elle s'est glissée sous la fente de la porte. Peut-être que ses bourreaux l'ont écrasée, comme un insecte nuisible. Ou peut-être qu'elle retisse sa toile, dehors, entre les feuilles de l'olivier, avec une infinie patience…

***

Arachnéest une jeune Lydienne qui excelle dans l'art du tissage. Elle ose disputer à la déesse Athéna, ou Pallas, la palme de la meilleure tisserande. La déesse accepte le défi, mais elle vient déguisée en vieille femme et exhorte sa rivale à céder à la déesse et implorer son pardon. Courroucée, Arachné s'obstine et répète sa provocation. Pallas se montre alors sous son vrai jour. Le concours commence. L'ouvrage d'Arachné surpasse celui de Pallas au point que la déesse s'en empare et le déchire ; la déesse change sa rivale en araignée la condamnant à tisser éternellement sa toile.

Arachné et la littérature : Virgile (Géorgiques, Livre IV), Ovide (Métamorphoses, Livre VI), et Dante Alighieri (Divine Comédie, Le Purgatoire)