Mortelle absence - Frédérique Vervoort - E-Book

Mortelle absence E-Book

Frédérique Vervoort

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Beschreibung

Et soudain, l’absence… Nathan a disparu avec armes et bagages, sans un mot, sans un signe.

Louise et Nathan formaient un couple sans histoire, deux êtres qui se sont croisés, aimés, ont fondé une famille, et vivaient en harmonie depuis près de 10 ans, sans déchirure apparente, ni aspérité. Louise ne comprend pas, tout comme la police qui hésite entre fugue, meurtre ou suicide. Un artiste peintre à la veille de la consécration, cela ne se volatilise pas comme ça, il y a forcément une explication. Certes…

A partir d’informations éparses, elle démêle peu à peu l’écheveau de la vie de Nathan dont elle ignore tout… Tour à tour, Frédérique Vervoort donne la parole aux deux protagonistes qui nous livrent leur part de vérité, de souffrance et leur part d’ombre. Elle s’interroge sur notre capacité à surmonter l’absence d’un être cher, sur les mensonges et les non-dits qui tissent nos relations sociales et privées, sur le vertige que crée leur mise au jour. Connaît-on jamais vraiment ceux et celles qui partagent nos vies ? Il est des eaux troubles où il est imprudent de nager.

Avec Mortelle absence, Frédérique Vervoort nous offre un roman nimbé de mystère pour nous entraîner au-delà du miroir des apparences.

EXTRAIT

Il est difficile de savoir quand ça a commencé.

Il pleuvait. Les fenêtres vibraient sous les rafales.

Les buis en pot de l'entrée se sont renversés et je n'ai pas eu le courage d'ouvrir la porte et d'affronter les herses glacées de l'averse pour les ramasser.

Et puis il y a eu comme un déchaînement, un trop plein de nuages a éclaté en zébrures livides, le gravier de l'allée s'est soulevé. J'ai pensé que c'était un signe. Et je ne suis pas superstitieux de nature.

La lettre pendait au bout de mes doigts comme une saloperie dont on n’arrive pas à se débarrasser, un cheveu mouillé, une épluchure… Mais cette fois-ci, j'ai su que j'irais jusqu'au bout. Que j'affronterais l’écriture raide, la barre des T crevant le papier d'une encre violette reconnaissable entre toutes. Qui se donnait encore la peine d'écrire des lettres à l'heure des e-mails ? Qui dévissait le capuchon du stylo d'une main que j'imaginais toujours ferme, sans bague, les veines légèrement plus saillantes peut-être ?

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MORTELLE ABSENCE FRÉDÉRIQUE VERVOORT

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PROLOGUE

NATHAN KELLER

Il est difficile de savoir quand ça a commencé.

Il pleuvait. Les fenêtres vibraient sous les rafales.

Les buis en pot de l'entrée se sont renversés et je n'ai pas eu le courage d'ouvrir la porte et d'affronter les herses glacées de l'averse pour les ramasser.

Et puis il y a eu comme un déchaînement, un trop plein de nuages a éclaté en zébrures livides, le gravier de l'allée s'est soulevé. J'ai pensé que c'était un signe. Et je ne suis pas superstitieux de nature.

La lettre pendait au bout de mes doigts comme une saloperie dont on n’arrive pas à se débarrasser, un cheveu mouillé, une épluchure… Mais cette fois-ci, j'ai su que j'irais jusqu'au bout. Que j'affronterais l’écriture raide, la barre des T crevant le papier d'une encre violette reconnaissable entre toutes. Qui se donnait encore la peine d'écrire des lettres à l'heure des e-mails ? Qui dévissait le capuchon du stylo d'une main que j'imaginais toujours ferme, sans bague, les veines légèrement plus saillantes peut-être ?

J'attendais ce moment depuis des années, inutile de me mentir. Je le redoutais. Ou pas.

C'était l’heure que j’aimais, d’habitude. Entre chien et loup. Le papier tiédissait entre mes doigts, avec ses signes encore indistincts qui devenaient de plus en plus tentateurs dans la pénombre… Mon cœur battait fort. Au loin, des sirènes de police ont retenti. J'ai sursauté. Je ne me connaissais pas lâche. J'ai bizarrement repensé à mon père qui me disait qu'on ne prend la mesure de soi-même que dans les instants de choix extrême ou de danger. Fuir ou rester. Affronter. Se coucher… Je me suis levé, j'ai traversé le salon pour allumer la lampe halogène, la plus éclatante, évitant le clair-obscur des abat-jours. Debout, j'ai levé la lettre à la hauteur de mes yeux, pas trop éloignée. J'avais dépassé les 40 ans. J'aurai besoin de lunettes bientôt.

Et j'ai lu.

I

Le silence de la maison a volé en éclats. Dérapage de pneus mouillés sur le gravier, claquement de portières, cavalcade sous la pluie toujours déchaînée… La porte d'entrée s'est ouverte à la volée.

Il y a eu une odeur puissante d'eau et de terre. Louise a couru dans le hall, cramponnant son sac d'une main et son parapluie retourné de l'autre. Les jumeaux suivaient, et leurs rires rebondissaient comme des balles. Ça m'a retourné le cœur. Pour combien de temps encore ?

« Quel foutoir ce temps ! Tu pouvais pas nous aider ?

— A quoi ? »

Louise a secoué la tête.

« A prendre les mallettes des jumeaux, par exemple. Elles sont dans le coffre. Et secourir mon pauvre parapluie. Il est en train d'agoniser ! »

Je lui ai pris la chose des mains. Trois baleines pendaient lamentablement et un pan de nylon bleu détrempé gouttait sur le sol comme une aile cassée.

« Il est foutu.

— Je le sais figure-toi. Ce n'est pas une grande perte, va… Ouf, je suis morte ! »

C'était la remarque la plus anodine qui soit, mais vu les circonstances, j'ai frissonné. Je déteste les expressions toutes faites, et plus encore celle-là.

« Attends, je prends ton manteau…

— Aide plutôt les jumeaux… »

Elle s'est débarrassée de son imperméable d'un coup d'épaule, l'a accroché à la patère et m'a gratifié de son fameux sourire, pommettes remontées, yeux presque clos…

« Un bisou !  »

Les enfants ont fait chorus aussitôt, deux braves chiots mouillés en anorak fluo. Si tant est que les chiens portent des anoraks, ce qui peut arriver pourtant dans ce quartier bourgeois où les mémères promènent volontiers leurs ersatz enrubannés au bout d'une laisse.

J'ai embrassé deux paires de joues lisses, identiquement rosies par la tempête.

« C'est chouette papa, ce vent ! On a cru s'envoler ! »

Ils se débarrassaient à leur tour de leur harnachement. Ils avaient hérité du caractère enjoué et paisible de leur mère.

Comme à leur habitude, ils se sont rués vers la cuisine, en quête de leur goûter. J'ai béni le carcan de l'habitude qui m'avait discipliné, dans un état de totale absence, à préparer les tartines de confiture et le jus d'orange qui les attendaient à chaque retour d'école. Je restais un père attentif. Un homme au foyer responsable. Un modèle du genre. Pour combien de temps encore ?

Louise a posé brièvement la tête sur mon épaule. J'ai senti le parfum de ses cheveux. Son chignon croulait un peu sur la nuque, comme j'aime. J'ai enroulé une mèche châtain clair autour de mon doigt.

« Bonne journée ?

— A part le temps, oui.

— Du neuf ? »

Il y avait rarement du neuf dans la vie de Louise. Elle était professeur d'anglais dans un lycée privé pour enfant HP, comme on disait. Des petits génies souvent incompris qui fuyaient le système scolaire habituel trop en retard sur leurs neurones de surdoués. C'est dire que Louise ne connaissait pas les affres habituelles des enseignants, confrontés aux dures réalités des cités ou aux agitations pré pubères de gamins plus accros aux derniers gadgets électroniques à la mode qu'aux subtilités du prétérit.

« Heu… Non. Marie-Charlotte, 11 ans, aurait souhaité qu'Hamlet soit plus décideur, mais bon…On ne se refait pas… »

Elle a bâillé joliment, en s'étirant comme un chat. Louise était un être profondément gracieux. Cela m'avait séduit jadis. Quand j’avais compris que je devenais enfin accessible à la grâce…

Elle s'est ensuite perchée sur l'accoudoir du canapé et m'a regardé. Son léger froncement de sourcils m'a indiqué que, cette fois, je ne donnais pas tout à fait le change.

« Tu as un problème ? Il s'est passé quelque chose ? Ton tableau n'avance pas comme tu voudrais ?

— Un tableau n'avance pas, Dieu merci. »

J'avais parlé d'un ton sec. Elle n'a pas répliqué, s'est contentée d'une petite moue et s'est levée d'un bond.

« C'est pas tout ça, j'ai besoin d'un bain chaud pour me relaxer. Tu vas voir les jumeaux ? »

Elle n'a pas attendu la réponse et a disparu dans la pénombre du hall. Ses talons ont claqué dans les escaliers. J'ai obtempéré. Ma docilité m'écoeurait. Serais-je toujours si prévisible ?

Dans la cuisine, Tom et Lola s'amusaient à déchiqueter les serviettes en papier disposées sur la toile cirée. Ils riaient et leur petite voix aiguë me vrillait les tympans. J'étais dans un trop grand état de stupeur pour capter leur conversation d’étourneaux.

Je me suis contenté d'arracher les lambeaux de serviette et de grommeler :

« Quel âge avez-vous ?

— Huit ans papa, tu le sais, non ? »

Lola m'observait, moqueuse. C'était la plus remuante des deux. La plus brune aussi, celle qui me ressemblait, jusqu'à la fossette du menton. Tom levait vers moi le fin visage mat aux yeux clairs de sa mère. De parfaits hétérozygotes. Des clones m'auraient dérangé. Les efforts de Louise pour devenir fécondable avaient payé, finalement. Une réussite, cette paire d'enfants. Si on peut dire…

Un léger vertige m'a étourdi et je me suis laissé tomber, un peu trop brusquement, sur la chaise en treillis métallique. Les prunelles de Tom se sont troublées.

« Ça va pas, papa ? »

J'ai tenté de plaisanter :

« Pas Pa pa ? Tu parles en volapük ? »

Il a souri, pas convaincu.

« Tu es tout pâle… »

J'ai tenté un sourire.

« Tout le monde est pâle, sous ce ciel noir. »

Lola a haussé les épaules.

« On n'est pas dehors papa, et ici, on voit bien… »

Elle a désigné le plafond éclairé, les meubles d'acier brossé qui renvoyaient vivement la lumière.

Je me suis levé. Pas le courage de poursuivre.

« Bon, je vais voir ce que devient votre mère. Et arrêtez avec ces serviettes, ou faites-en des cocottes ! »

« Bonne idée ! » – Lola s'affairait déjà, ses mains tachées de confiture déployant le papier trop mou, orné d'une guirlande de cerises. Les yeux gris de Tom m'ont suivi, pensifs. Je me suis hâté vers la porte, et au lieu de monter au premier étage, où Louise s'ébrouait dans la salle de bains, je me suis réfugié dans mon atelier, à l'arrière de la maison. C'est une pièce vaste, à l'ancienne (la maison date du début du siècle, le dernier…) prolongée par une véranda, vitrée jusqu'au plafond. La clarté du jour, quand il y en a, jaillit de partout, verdie, en été, par les arbres fruitiers et les deux tilleuls qui ponctuent la pelouse du jardin. Lorsque la tempête fait rage, comme à cet instant, la balançoire des jumeaux grince en se tordant au bout de ses chaînes, comme un supplicié aux fers…

Je me suis assis devant ma dernière toile, inachevée. Les autres attendaient, retournées contre les parois de verre cinglées de pluie, ou empilées à même le carrelage. L'atelier s'emplissait des ombres des nuages qui couraient à basse altitude. Une odeur familière de peinture et de térébenthine m'emplissait les narines. Je regardais sans les voir les grands aplats d'un rouge violent jetés sur la toile. Reflet d’une colère intérieure, comme auraient dit les quelques critiques qui commençaient, avec parcimonie, à s'intéresser à moi. Ironie du sort, j'étais en passe d’être connu, et même reconnu : j'avais fait des expositions, dont plusieurs à l'étranger, Amsterdam et Paris récemment. Deux toiles venaient d'être vendues. J'avais même obtenu quelques commentaires flatteurs dans des revues d'art bien établies. Et, consécration suprême, je venais d’être choisi pour exposer à la prochaine Biennale de Venise. Ma cote allait monter. C'était à mourir de rire, alors que j'avais choisi un métier de feignant, comme pensaient (et disaient) les parents de Louise, un métier (un hobby, précisaient-ils, dédaigneux) qui me permettait de rester à rêvasser au logis tandis que ma brave petite épouse s'escrimait au dehors… Mais les perfidies des beaux-parents avaient leurs limites. Financières entre autres. Lorsque j'avais épousé leur fille, j'étais rentier, et plus qu'ils ne le pensaient. Selon eux, ça rendait plus acceptable mon statut de pseudo-artiste. Et puis il y avait cette maison qui me venait de mon grand-père, industriel des mines au bon temps du Pays Noir.

Une baraque plutôt alambiquée, aux fioritures Art-déco, qui les épatait en secret et avait l'avantage d’être retirée en lisière du bois d’Argenteau, pas très loin du fleuve, qu'elle surplombait… De la loggia du premier, je suivais souvent des yeux le serpent d'eau grise que sillonnaient les péniches.

Le rouge du tableau me heurtait comme un ricanement. J'ai ressenti une sorte d'écœurement proche de la nausée, comme si je contemplais des éclaboussures de sang, du sang frais, encore tiède… Je pouvais presque en sentir le remugle, caresse obscène, lancinante mais masquée. L'obscurité avait complètement envahi l'atelier.

L'orage ne cédait pas, ses feulements assourdis résonnaient au loin. On se serait cru en novembre, au bord de l'hiver, et pas du tout en mars.

Machinalement, je me suis dirigé vers l'évier au fond de la pièce, et je me suis lavé les mains, longuement, avec une sorte d'acharnement, brossant mes ongles sous l'eau froide. Une lady Macbeth en plein déni. De très loin, de très haut, la voix de Louise m'est parvenue, comme dans un rêve. Elle m'appelait. Elle s'inquiétait. Je me devais de la rejoindre. Il ne fallait pas donner l'alerte.

Je l'ai retrouvée dans notre chambre, qui donnait elle aussi sur le fleuve. Enveloppée dans son peignoir-éponge, elle séchait ses cheveux à l'aide d'une serviette de coton d'un bleu vif. Des mèches frisottaient sur son front. Une boucle restait collée en travers de son cou, qu'elle avait long et fragile, un cou d’Iphigénie. Une sorte de désespoir m'a étreint. J'ai presque eu les larmes aux yeux et j'ai détourné la tête pour ne pas me trahir. Penchée en avant, Louise se frictionnait la tête avec énergie. Elle s'est redressée brusquement, le sang aux joues.

« Je me sens mieux. J'étais frigorifiée. En mars, tu te rends compte ?

— Giboulées…

— Plus que ça, je t'assure, on aurait dit une tornade. Parole, j'ai failli stopper la voiture sur la bande d'arrêt d'urgence !

— Mon pauvre bébé…

— Enfin, demain, repos ! On bouge et on se fait un resto ? »

J'ai tressailli, frappé par cette évidence toute bête. Louise ne travaillait jamais le jeudi. Ça me laissait un jour de moins. Et il y avait urgence. La lettre, pliée en quatre dans ma poche, pesait son poids de menace. Incapable de rassembler mes pensées, j’ai acquiescé : « C’est une bonne idée ».

— On conduira les enfants chez mes parents »

D’habitude, je n’appréciais guère que les jumeaux s’attardent chez leurs grands-parents. Ils en ramenaient souvent des expressions nunuches, une indigestion de dessins animés imbéciles et une propension à faire des caprices. Enfin, j’exagérais. Je ne supportais tout simplement pas la parentèle de Louise : ni ses parents, ni Sébastien, son frère jumeau (j’aurais dû doublement me méfier) qui n’en finissait pas d’éterniser sa puberté, à près de trente ans. En fait, je ne supportais personne de l’entourage de Louise, à part Louise. Ça restreignait heureusement le champ des sorties, et j’avais de la chance que cette fille m’aime si absolument qu’elle sacrifiait volontiers ses désirs à mes volontés, que je prenais toujours soin de justifier et d’argumenter. Le fait qu’elle avance aussi simplement la possibilité de planifier notre journée du lendemain prouvait que je lui abandonnais la manœuvre et qu’elle le sentait. D’habitude, je m’amusais à exercer mon pouvoir, mais c’était trop simple, et puis surtout inutile. Louise ignorait ces jeux, elle planait au-dessus de toutes mes mesquines manipulations avec une indolence de goéland, elle baissait sa garde au premier assaut, ça ne l’intéressait pas, elle ne perdait jamais son temps en ratiocinations, et du coup, mes pauvres calculs échouaient. Je ne m’en portais pas plus mal. Jouer est amusant si on a un partenaire à la hauteur. Louise ne se situait pas dans l’espace du conflit. Son amour inconditionnel s’adaptait à mes brusques sautes d’humeur. Si elle me sentait mal luné, elle se tenait à distance et attendait que cela passe, tout simplement. Elle me désarmait sans lutte. Et quand c’est moi qui capitulais, si elle s’en étonnait, elle était trop fine pour en faire état. Cette femme glissait entre les doigts comme du sable, m’incitant, petit à petit,  à m’ajuster à elle, à me fondre dans son ataraxie. L’imposture se détachait de moi comme une peau morte, je me découvrais entravé mais paradoxalement plus libre. Miracle de nos censures mutuelles…

« Donc, demain quartier libre ? Tu conduis Tom et Lola chez mes parents et je me fais belle en t’attendant ? Tu consens à abandonner ton œuvre un instant pour me sortir en ville ? »

C’était dit gentiment, sans ironie, du moins le pensé-je. Encore qu’elle savait que je déteste l’emploi du mot « œuvre » en ce qui concerne mes productions picturales. Alibi aurait été plus exact. Ses parents avaient raison bien sûr, même si le reconnaître blessait mon ego. J’avais été le premier étonné de l’exposition médiatique de mes dernières toiles. Et puis, comment ne pas l’avouer - pris au jeu. J’aimais peindre. Je connaissais mes limites, mais aussi mon habileté, qui n’était pas du génie mais peut-être presque du talent. Depuis peu, je reconnaissais à l’activité de peindre un pouvoir cathartique qui libérait une puissance émotionnelle inhabituelle chez moi. J’oubliais tout lorsque je peignais. Mon cœur battait plus fort, plus lentement, irrigué d’un sang plus riche, semblait-il ; je me découvrais des fulgurances inédites quand mon pinceau touchait juste, que la couleur vibrait à l’unisson de mes pulsations. Et cela n’avait pas de prix. Cette coïncidence. Comme lorsque j’avais rencontré Louise alors que je pensais que ma vie resterait un désert, une plaisanterie plate qui ne connaîtrait jamais de chute. Au début j’avais lutté, incrédule, redoutant l’arrêt de jeu, la sentence brusque qui éteindrait cette flamme comme un seau d’eau froide. J’avais tort. Cette sentence, je l’attendais toujours. De moins en moins. Trop occupé à savourer le moment présent. A entrer dans le monde de Louise. Dans le monde des vivants. Born again.

Le bel engrenage avait failli se gripper. Trop vite.

L’entêtement femelle de Louise à vouloir créer une prolongation à notre union m’avait pris par surprise.

L’idée de me survivre ne m’enchantait guère, évidemment, pire cela m’effrayait. Même si cela pouvait passer pour une couverture idéale, je ne voyais pas comment le faire comprendre à ma jeune et fervente épousée… Un enfant, quelle complication ! Quelle brèche dans mon existence si bellement cloisonnée… Mais prendre le risque de perdre cette femme… Impossible. J’en étais là. Et les jumeaux étaient nés. Une sorte de blague du destin.

On avait tout de suite embauché une jeune fille au pair, pour soulager les parents de ce double cadeau. Mes moyens me le permettaient et il avait été entendu dès le début que je resterais à la maison pendant que Louise exerçait son métier de prof. Cet arrangement me convenait à merveille. J’étais sauvage, et pour cause, et appréciais peu la vie sociale et les nouvelles rencontres. La sédentarité m’allait comme un gant. Isolé dans ma bulle, je pouvais espérer une perpétuité de tranquillité et d’anonymat. La brusque, mais toute relative reconnaissance de mes tableaux m’avait presque ennuyé au début, même si une fierté un peu revancharde avait vite, je l’avoue, remplacé cette modestie de bon aloi.

La fille au pair était une laide et robuste Australienne rousse qui aurait découragé un kangourou dans le bush, mais se révéla être une nurse aussi dévouée qu’efficace, et aussi tendre que son physique de bûcheronne le permettait. Du reste les jumeaux l’adoptèrent très vite. Ils s’étaient révélés, à l’usage, un couple de bébés sereins qui se témoignaient en grandissant une affection à toute épreuve, solidaires à un point agaçant, mais bon, je n’allais pas m’en plaindre. Louise les adorait sans les idolâtrer, ce qui fut pour moi une surprise agréable. On allait pouvoir les éduquer sans trop de peine. Influencée par son métier, elle essaya bien, au début, de détecter chez ses enfants des signes de précocité alarmante. Par chance, ils n’apprirent pas à lire avant leurs 3 ans, ne donnèrent aucun signe d’hyperkinésie ou de torpeur malvenue, et ne composèrent aucune symphonie pianistique spontanée sur le vieil instrument du salon. Bref, ils étaient des enfants normaux, joueurs, heureux de vivre et raisonnablement doués. De quoi pouvais-je me plaindre puisque le rôle de père au foyer qui m’était dévolu à mi-temps s’en trouvait ainsi grandement facilité, avec l’intendance de Kate bien entendu. Louise apportait le supplément d’âme, les contes à dormir debout du soir ou les câlins poétiques du matin. Et des expos de peinture, des séances de mini-théâtre, en somme tout l’attirail culturel d’une mère bien née et soucieuse de l’éveil intellectuel de ses enfants. On avait acheté à Kate un livre simplifié de gastronomie enfantine qui évitait aux malheureux les sandwichs au beurre de cacahouète et autres horreurs natives du Queensland. Pour le reste, Louise et moi on se débrouillait assez bien. Je pouvais même dire que ces derniers temps, les instants de grâce se multipliaient comme des frémissements de lucioles dans la nuit. Je m’éveillais au bonheur comme d’autres découvrent un continent. Les odeurs, les saveurs me ravissaient. Même le quotidien avait un nouveau parfum de découverte. Je devenais moins tracassier, moins directif. Je baissais ma garde. La méfiance glissait de moi comme une pelure. Louise ne devait pas s’en plaindre, elle qui m’avait souvent connu crispé, aux aguets, sans comprendre pourquoi.

Et puis aujourd’hui, ce couperet. Dans un sens, je l’attendais depuis des années. Bien avant le surgissement de l’espoir dans ma vie, espoir qui avait correspondu à l’avènement de Louise et des enfants.

Des espaces froids restaient à franchir, des steppes de glace et de feu que j’avais bien connues, secrètement aimées. On ne se refait pas.

On m’avait accordé un sursis mais mon temps était venu à présent. J’avais des choses à régler. Et il ne me restait plus beaucoup de jours.

***

Mes beaux-parents habitaient un quartier résidentiel terne et chic, dans la grande banlieue de Liège, où toutes les maisons offraient l’aspect de cubes de briques rouges à toit pentu, encadrés de jardinets au cordeau. Une allée de gravillons menait à une double porte de garage peinte en blanc qui témoignait de la prospérité automobile des occupants. Comme d’habitude ? J’ai freiné devant la barrière, sans me donner la peine de klaxonner pour prévenir de mon arrivée. La mère de Louise devait me guetter derrière son rideau. De fait, la porte s’est ouverte en grand. Une silhouette encore juvénile, en tailleur bleu marine, s’est propulsée vers les jumeaux.

« Mes enfants ! »

Comme d’habitude j’ai bronché sous l’impact du possessif. La mère de Louise se penchait pour embrasser Tom, son préféré. Du moins c’est ce que je soupçonnais. Mais ça n’avait plus d’importance à présent. Elle se tenait devant moi, un peu hésitante, pressentant mon hostilité. Elle avait un joli visage, récemment repassé au botox. Des cheveux coupés net, comme la pelouse de son jardin.

« Entrez donc Nathan. Vous avez bien une minute ? »

Et comment donc ! D’un coup, ma rancœur a fondu. Comme hier devant Louise, des larmes me sont montées aux yeux. Dernière bouffée de sentimentalisme avant le grand saut. Je ne détestais plus cette femme. Elle était la mère de Louise après tout. Et moi, les mères, j’en connaissais mal l’usage. J’ai acquiescé.

« D’accord, pas longtemps, votre fille m’attend. »

Je suis entré à la suite des jumeaux dans un salon moquetté de clair où les bibelots se voulaient de bon goût, ainsi que les meubles cirés et alignés comme à la parade. Sur la table, un grand bouquet de jonquilles étincelait, comme une giclée de lumière jaune. Elle l’a désigné avec fierté. « Les premières du jardin ! Vous en voulez pour Louise ? »

« Non, pour mon usage personnel. Vous voulez bien me faire ce plaisir, Edmée ? »

Edmée Delaunoy m’a regardé, ne sachant si je plaisantais ou me moquais d’elle, ce qu’elle appréciait peu. Sa bouche s’est pincée et des rides survivantes en ont encadré les commissures.

J’ai corrigé le tir.

« Elles sont superbes et je suis sûr que cela fera plaisir à Louise. Merci. »

Pauvre Edmée, elle naviguait toujours entre deux eaux avec moi, tour à tour déstabilisée par ma torpeur ou mon agressivité. Je l’ai observée attentivement. On dit toujours que c’est bon signe lorsque les mères des filles que vous aimez ne s’avachissent pas trop vite. Bon signe pour le futur des filles bien entendu. Un matériau génétique de bonne tenue est toujours encourageant. Dans le cas d’Edmée, la nature avait été un peu trafiquée, je l’ai déjà dit, mais la silhouette en jetait encore et les yeux gardaient leur éclat derrière les lunettes à monture papillon dernier cri.

« Ainsi donc les enfants ne vont pas à l’école aujourd’hui ? Vous avez raison de me les confier. Vous serez plus libres pour vos activités cette fin de semaine. »

J’ai capté aussitôt le message subliminal : « C’est ça, larguez-moi les mômes pour mieux vous éclater, bande d’irresponsables ! »

Comme pour confirmer mon intuition elle a ajouté avec une certaine perfidie : « L’école n’organise pas une petite fête pour le Carnaval ? »

« C’est déjà fait. Vous avez loupé un grand moment belle-maman. Lola interprétait un hortensia dans le bal des fleurs, et Tom nous a joué son air des petits castors à la flûte à bec. Sans une faute. Il a été, j’ose le dire, ovationné ! »

Elle s’est presque étranglée : « Quand cela ?

— Vendredi passé, l’école avait pris un peu d’avance, mais vous étiez à votre cours de philo je pense ? »

La malheureuse réactivait ses neurones dans un « atelier » de conversation philosophique, « Le Boudoir des Philosophes », qui compensait le préjudice (soigneusement caché dans la famille) que lui avait causé son propre père, en interrompant ses études à 17 ans pour la faire travailler dans la boulangerie familiale. C’était une vacherie de ma part, je le savais, mais avec Edmée, je ne pouvais m’empêcher de rendre coup pour coup, malgré mon accès de mansuétude précédent. Vexée, elle a baissé la tête. Heureusement, les enfants sont intervenus :

« T’as rien raté Granny ! Tom, il a joué faux comme d’hab…

— Et Lola – a surenchéri Tom – a dansé comme un éléphant ! Elle avait rien d’une fleur, tu sais ! » Lola, mi-furieuse, mi-hilare s’est jetée sur son frère : « Sale menteur ! Je danse bien, moi ! »

Granny a levé ses mains baguées en signe de protestation. « Du calme les enfants ! Vous avez bien votre petite valise au moins ? »

J’ai désigné le sac de toile imperméable qui transvasait les trésors des jumeaux et accessoirement quelques nippes de rechange. Granny (pas Mémé) pouvait voir que j’avais pensé à tout.

La première, elle a donné le signe de reddition : « Et ce café Nathan ? Vous attendez Juju, au moins ? »

Juju n’était pas un chihuahua, c’était le beau-père de Louise. Il travaillait dans les assurances. Il ramenait des sous à sa moitié. Je l’aimais plutôt bien. Le vrai père de Louise était mort quand elle avait 16 ans. Cela nous faisait un point commun supplémentaire. Était-ce mieux ?

« Je n’ai pas le temps Edmée, malheureusement. Vous embrasserez Juju pour moi

— Bien sûr ! »

Tom et Lola se sont jetés à mon cou. Je les ai serrés, j’ai respiré leur odeur de lessive pour bébé et de shampoing. Leurs joues étaient douces. Si chaudes. Une angoisse terrible m’a étreint. L’espace d’un instant ma vue s’est brouillée. Je ne pourrai jamais. Jamais. C’était foutu.

« Tout va bien Nathan ? »

Elle était intuitive cette femme, finalement. Ou j’étais transparent. J’ai pris entre mes mains le visage de Lola, pointu, avec sa fossette au menton et ses yeux si sombres, sous les sourcils en aile d’hirondelle. « Tu seras une grande fille, hein ? Tu veilleras sur ton frère ? » Idiot de la prendre toujours pour l’aînée, elle si vive, avec ses 5 minutes d’avance… Mais Tom me semblait vulnérable comme un chevreau, incapable de rendre les coups, sensitif… Il allait souffrir. J’ai embrassé ses cheveux. Sa presque blondeur, celle de sa mère…

« A très vite, fils.

— A dimanche, Papa ! »

Je me suis hâté vers la voiture, sans attendre les jonquilles. Après tout, je bénéficierais peut-être d’un sursis si j’exécutais tout, bien, sans faillir ? Je devais pouvoir le faire, comme Burt, le poussin héros de l’album préféré des enfants lorsqu’ils avaient trois ans, toujours prêt à sauter de sa branche mais se ravisant sans cesse, ce qui provoquait leur hilarité. Sauf que je n’étais pas Burt et que je n’avais pas droit à l’erreur, n’est-ce-pas ?

Louise ne m’attendait pas avant midi. J’avais largement le temps de passer à la banque. L’argent liquide devait m’être livré au plus tôt lundi. Je devais aussi téléphoner à Phil, lui fournir une explication plausible pour ne pas honorer mon rendez-vous de fin de semaine et brouiller les cartes en ce qui concernait l’exposition de Venise. Dieu sait si j’en avais rêvé pourtant de cette biennale. Maintenant cela me semblait déjà s’éloigner de moi à toute vitesse, ma vie d’antan me filait entre les doigts, comme du sable… L’urgence était autre. J’ai braqué vers l’autoroute, le long de la Meuse, vers la ville. Le fleuve scintillait sous l’arc du pont. Je devais faire vite.

***

Quand j’ai traîné, dans l’herbe encore humide de la veille, une chaise de jardin - Louise m’a rejoint, un verre à la main. Elle portait une robe de lainage gris qui gainait son corps fin, presque acéré, longues jambes, ossature d’antilope. Le diamant que je lui avais offert pour la naissance des jumeaux brillait à son cou comme une goutte d’eau suspendue à un fil invisible. Elle a bu une gorgée et a agité la main qui tenait le verre.

« Tu en veux ? Bordeaux. Il en reste d’hier.

— J’ai besoin de quelque chose de plus fort si tu permets. »

Les carafes étaient alignées sur un guéridon, près de la fenêtre du salon. Louise aimait voir le soleil jouer dans les facettes du cristal. Il restait un fond de whisky dont l’ambré me réconforta bizarrement. Allons, les choses ne tourneraient peut-être pas si mal si je m’y prenais bien. Le beurre et l’argent du beurre aurait dit mon père, avec son bon sens populaire. Je n’y croyais pas trop mais cette fois j’avais besoin de me raccrocher au moindre fétu. J’ai  rempli mon verre. Au diable la prudence. Le temps s’était radouci. Le ciel lavé et l’odeur d’humus m’ont fait du bien. J’ai respiré à fond et tenté un sourire.

« Tu as retenu à quelle heure ?

— Une heure. A l’Instant Bleu. On a le temps. Kate a pris ses trois jours. Elle a un copain je crois. Ou une copine ! »

Elle a ri. J’ai visualisé l’honnête visage massif de Kate, ses taches de rousseur, ses tenues pratiques de girl-scout.

« Je penche pour un copain – chaste et mormon. Ou un Irlandais pratiquant, comme ses ancêtres.

— Tu serais bien étonné. Kate en ville se métamorphose peut-être en panthère du sexe, string et fouet…

— Plus le fouet que le string…

— On parie ? »

C’est étrange. Je pouvais encore badiner, regarder sans fléchir le cou vulnérable de Louise que le rire renflait en douceur, aimer la couleur indécise et pâle de ses yeux sous la frange trop longue, toucher le petit diamant au creux de sa gorge…Tout cela était doux et familier, comme une sorte de monde parallèle que j’allais quitter bientôt. Avec infiniment de regret. Mais les regrets n’étaient plus de mise ; j’avais bénéficié d’un trop long sursis, j’en étais conscient, on ne vous fait jamais deux fois le même cadeau et tout avait un prix. Ce bonheur plié comme un drap propre ce n’était plus pour moi. D’ailleurs, n’y avait-il pas eu des signes avant-coureurs ? Une sorte de malaise, encore vague, un sentiment d’angoisse et de vide, qui m’arrivait par bouffée, me forçant à courir au miroir contempler mon visage. A ce moment-là, mes traits me semblaient comme brouillés ; les yeux très noirs, le menton fendu, le nez… j’avais l’impression d’être devant un étranger que je n’aurais pas reconnu dans la rue. Nathan Keller.

« Nathan, ne le prends pas mal, mais je te trouve lointain ces derniers temps. Tu n’as pas d’ennuis au moins ? »

Louise avait l’art de me prendre de court alors que ses mots étaient toujours en train de ronronner innocemment dans ma tête, sans interrompre le fil de mes pensées. C’était la deuxième fois en peu de temps qu’elle s’inquiétait à mon sujet. J’ai sursauté. Elle me palpait de ses antennes. Dangereuse si on n’y prenait garde. Depuis notre première rencontre où je l’avais banalement draguée dans un café, fasciné par l’immédiate séduction qui se dégageait de son sourire, je savais qu’elle serait pour moi à la fois une chance et un écueil. Ma chance, elle l’avait été pendant plus de dix ans. Maintenant, il allait falloir payer l’addition.

« Quel ennui ? Au contraire, tout baigne en ce moment. J’ai vendu des tableaux, mon travail me satisfait, tu es belle à damner une brochette de saints et j’ai la dalle, ça tombe bien tu as réservé au resto. Que demande le peuple ? »

L’important était d’éloigner les soupçons. Louise ne devait se douter de rien. C’était ça le plus dur. Elle avait des antennes de libellule, je le répète. Je devais surtout éliminer cette impression de pesanteur qui me plombait la poitrine, étouffer le mantra affolé qui tournait dans ma tête. D’accord je n’avais pas le choix. Mais on a toujours le choix aurait dit mon père. Il le disait encore peu de temps avant sa mort. Qu’il avait donc choisie, usé par la maladie, lui, refusant les prolongations. « Ça suffit, le fils. On arrête de jouer. Dis-moi au revoir maintenant, ça vaut mieux. J’ai tout prévu. Tu dois juste me foutre la paix cette nuit et promettre de garder le cap. » Le matin, je l’avais découvert apaisé, le visage cireux. La morphine l’avait proprement sorti de scène. Je n’étais pas sûr d’y arriver aussi bien. Je ne le suis toujours pas.

Mon laïus de faux-cul a pourtant marché. Louise s’est détendue. J’ai siphonné le fond de mon verre ; j’avais un urgent besoin de la brûlure de l’alcool.

« On y va ? »