Le jeu de la poupée - Frédérique Vervoort - E-Book

Le jeu de la poupée E-Book

Frédérique Vervoort

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Beschreibung

Jusqu’où l’obsession peut-elle mener ?

Après trois ans de vie commune, un couple se sépare. Banal. Entre Virgile, séduisant spécialiste de poésie latine, et Clara, pétillante assistante juridique, la séduction a laissé la place à une relation tendue, rongée par l’obsession de Virgile : préserver son bonheur quoi qu’il en coûte.

Le jeu de la Poupée nous plonge dans l’univers d’un homme dominé par un besoin de contrôle maladif. L’auteur s’interroge sur ce que l’on perçoit chez autrui, ce que l’on voit, ce qui reste obscur et ce que l’on préfère ignorer. Gare à ceux et celles qui n’ont pas vu venir l’orage !

Frédérique Vervoort distille un récit captivant dont l’intensité va crescendo. Son écriture rythmée bat la cadence d’une descente aux enfers vertigineuse.

EXTRAIT

C’est une journée qui commençait mal. Le Pape avait démissionné la veille. Virgile n’en pensait strictement rien. Sa propre débâcle intime l’interpellait davantage. Il s’étonnait que cette cacophonie, tout ce bruit que le malheur jetait dans son crâne, n’éveillât aucun écho dans l’immeuble. Mais on entendait juste le bourdonnement d’un aspirateur, en bas. Sans doute la concierge qui nettoyait le palier du rez-de-chaussée. Il y avait là, devant la porte d’entrée, un vilain paillasson qu’on ne parvenait jamais à remplacer malgré les réclamations du Conseil syndical.

Virgile ferma la porte avec douceur. Il aurait voulu la claquer à la volée, mais cela aurait été inutile. Il n’y avait personne dans l’appartement. Clara était partie hier avec ses valises. Il entendait encore le grincement sinistre des roulettes sur le carrelage.

À PROPOS DE L’AUTEURE

Franco-belge, Frédérique Vervoort porte en elle l'héritage culturel de ses deux pays d´origine. Passionnée de mythes et légendes, observatrice attentive des comportements humains, elle se consacre désormais à l’écriture et partage avec ses lecteurs ce qui n'était, jusqu'alors, qu'un plaisir personnel. Ses romans et nouvelles nous plongent dans une atmosphère intimiste et mystérieuse. Frisson garanti pour ce remarquable auteur qui marche sur les traces des grands du suspense.

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Le jeu de la poupée Frédérique Vervoort

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Chapitre 1

C’est une journée qui commençait mal. Le Pape avait démissionné la veille. Virgile n’en pensait strictement rien. Sa propre débâcle intime l’interpellait davantage. Il s’étonnait que cette cacophonie, tout ce bruit que le malheur jetait dans son crâne, n’éveillât aucun écho dans l’immeuble. Mais on entendait juste le bourdonnement d’un aspirateur, en bas. Sans doute la concierge qui nettoyait le palier du rez-de-chaussée. Il y avait là, devant la porte d’entrée, un vilain paillasson qu’on ne parvenait jamais à remplacer malgré les réclamations du Conseil syndical.

Virgile ferma la porte avec douceur. Il aurait voulu la claquer à la volée, mais cela aurait été inutile. Il n’y avait personne dans l’appartement. Clara était partie hier avec ses valises. Il entendait encore le grincement sinistre des roulettes sur le carrelage. Elle se coltinait aussi un sac de voyage en cuir, qu’il ne lui connaissait pas, qu’elle avait dû acheter en douce, et qui lui battait le mollet. Adossé au mur du salon, les bras ostensiblement croisés, Virgile n’avait pas bougé. Il la regardait se débattre dans ce foutoir de bagages avec une joie mauvaise. « Pars, salope, on ne te regrettera pas… ». Elle avait tout traîné péniblement jusqu’à l’ascenseur, sans se plaindre. Mais son menton tremblait. Au début, cela l’émouvait toujours, lorsque les larmes s’annonçaient chez Clara. Ses yeux prenaient une brillance particulière et ses cils palpitaient rapidement, comme pour protéger ce glacis fluide qu’elle ne voulait pas laisser couler. À ce moment-là, ses iris devenaient plus clairs, presque verts, de la couleur particulière des feuilles de saule, et cette nuance le fascinait toujours. Mais pas hier. Il lui en voulait trop. Il ne parvenait pas à regretter la gifle qu’il lui avait balancée, alors qu’elle avait le culot de préparer le café du matin comme si rien ne s’était passé, comme s’ils allaient prendre un petit déjeuner ordinaire. Il l’avait d’abord regardée, avec une sorte de stupeur, saupoudrer le filtre de café moulu, appuyer sur l’interrupteur avec ses gestes précis de tous les jours. Quand elle s’était avancée pour lui tendre, le visage neutre, une tasse de liquide fumant, il avait levé la main et l’avait abattue, presque par réflexe, sans vraiment viser, attrapant au hasard une joue et un bout de nez. Elle avait crié, plus de surprise que de douleur, semblait-il, et la tasse avait valsé, les aspergeant tous les deux de café brûlant avant d’exploser sur le sol. « Match nul » avait-il pensé, « Tu me quittes, je te tue ». À y bien réfléchir, c’était une phrase absurde, parce qu’elle n’avait pas du tout annoncé son intention de le quitter. Pas encore. Et une gifle n’a jamais tué personne. Même si, dans un polar, le geste malencontreux aurait sûrement envoyé la jeune femme valdinguer contre un angle de cheminée, en marbre de préférence, et – il n’y serait pour rien – elle aurait chuté lourdement devant lui, le front ensanglanté, les yeux révulsés, morte. Mais elle s’était contentée de le regarder sans rien dire, les prunelles dilatées, puis, avec une impavidité qui avait failli le rendre fou, elle s’était penchée pour ramasser les débris de la tasse, comme la bonne petite ménagère qu’elle n’était pas.

Virgile ouvrit la porte qui menait à l’escalier de service. Il n’avait nullement l’intention d’entamer une conversation avec Madame Monette, et il attendit, tapi dans l’ombre, que cessent les divers bruits ménagers avant de dégringoler les trois étages en courant. Sur le trottoir, il reprit son souffle et frissonna sous le vent chargé de pluie. Un ciel de défaite pesait sur le fleuve dont l’odeur proche lui sembla plus menaçante que familière. Sa voiture était garée sous les platanes du quai. Clara n’avait jamais pu passer son permis. Elle avait dû appeler un taxi. À moins que ? Une pensée soudaine l’effleura, comme une lame. Qui serait venu la chercher ? Elle était trop fière pour jouer les victimes, non ? Mais quelle victime était capable de le mettre ainsi au tapis ?

Virgile Tessier se tassa sur le siège de sa voiture, un vieux break Renault gris poussière, et fit tourner la clé de contact. Il n’avait pas trente ans et son avenir lui semblait vide. Son passé aussi. Il n’avait ni conquis un empire, ni inventé un jeu vidéo, ni ruiné une banque. Il avait juste écrit quelques chansons pour un groupe de rock alternatif qui n’avait jamais décollé, et conseillé des livres dans une Fnac locale. Autant dire rien. Moins que rien, même, puisque la Fnac en question venait de le licencier. Compression de personnel. Le chef de service lui avait glissé en guise de consolation : « Avec votre beau diplôme, Virgile, vous allez vite retomber sur vos pattes ! » – C’était, à n’en pas douter, une perfidie. Virgile, pour faire honneur à son nom de poète bucolique, détenait une maîtrise de lettres classiques, spécialité « Les pères fondateurs de la poésie latine », et avait, à une certaine période de sa vie, été incollable sur un certain Ennius, qu’il décryptait avec révérence. Il empilait ensuite chaque traduction dans un maroquin vert avec une maniaquerie de collectionneur. Tout cela, il s’en souvenait fort bien, amusait Clara, à un moment où il parvenait encore à la faire rire.

— Dis-donc, tu es en phase avec ton époque, toi, au moins !

Ils venaient de se rencontrer et entamaient des travaux d’approche autour de deux verres de vin de Moselle, dans un café à la pénombre propice. Virgile essayait de ne pas trop la fixer, mais c’était difficile. Clara était ce genre de fille qui accroche le regard comme la limaille de fer accroche l’aimant. Et aimant, et même amant, il ne demandait qu’à le devenir, après une assez longue période de jachère sentimentale. Elle avait une manière de plonger son petit menton pointu dans ses mains réunies en coupe et de hausser les sourcils qui le fascinait. Sans parler de ses yeux verts, de son teint pâle qui contrastait avec une bouche fardée, et de cet air de douceur espiègle qui appelaient chez tout mâle normalement constitué, et il pensait encore à l’époque (comme on se connaît mal !) qu’il l’était à un point extrême – un désir de tendresse mâtiné de bestialité. Il se comprenait très bien. Cette fille faisait naître des émotions contradictoires. On avait envie de la protéger – si frêle, si pâle – mais on devinait qu’elle était capable de vous glisser entre les doigts comme une vouivre maléfique. Et vous y laisseriez  votre peau. Or, il tenait à sa peau, Virgile, à cette période de sa vie. Maintenant, il n’en était plus sûr. Sans femme et sans travail, il se sentait comme le  héros d’un roman d’Eugène Sue ou du vieil Hugo, une sorte de Cosette au masculin, le genre à faire pleurer les Margots du 19e siècle, mais les Clara modernes n’aimaient pas les loosers, il avait intérêt à changer de rôle au plus vite. De lui montrer qui il était vraiment. Même si cela risquait de la surprendre…

Un moment, il posa, dans un geste dont il mesura en lui-même – avec détachement – l’emphase dramatique, son front contre le volant, et cela donna un petit coup de klaxon tout à fait incongru qui le fit sursauter et provoqua le regard indigné d’une vieillarde qui faisait trotter son cabot le long du quai. Virgile se redressa : « Sois un homme mon fils », et chercha son regard dans le rétroviseur. Il avait un long visage mat, des yeux pensifs aux cils épais et des cheveux bouclés plus longs que ne le voulait la mode, mais les crânes de forçats virils demandaient de l’attention et une tondeuse ; il ne possédait ni l’une, ni l’autre.

C’était un visage plutôt agréable, en fait, et il se demanda pourquoi, jusqu’à présent, il en avait si peu, et si mal profité. En s’ébrouant comme un homme qui se réveille, il observa le reflet de l’eau entre les troncs des platanes, les bosselures irrégulières des pavés, et, de l’autre côté de l’avenue, les façades familières des immeubles. Sa fenêtre, au troisième, était restée ouverte, et un pan de tenture voletait dans le vent. Il aurait dû normalement remonter, repousser le châssis, mais il avait la flemme. À quoi bon ? Une pensée désagréable – une de plus – venait de le cueillir. Il était seul à présent pour payer le loyer. Le bail était à son nom. Où diable Clara irait-elle crécher ? Il tenta de la visualiser dans une pièce, chambre ou salon, mais cela s’avéra impossible. Trop de souvenirs pour concevoir l’inconnu. Elle s’était volatilisée dans l’espace. Absurde. Il se mordit la lèvre. Une envie de pleurer soudaine l’empoigna. La disparition de Clara, c’était la goutte d’eau amère de trop. Bien sûr, cette gifle était de trop, elle aussi, dans un certain sens. On ne bat pas une femme, même avec une fleur, aurait dit son arrière-grand-mère (oui, l’aïeule s’accrochait, dans l’indifférence générale) qui en ce moment même avait oublié jusqu’à son nom dans l’aile réservée aux Alzheimer de sa maison de repos. À y bien réfléchir, on ne bat pas les hommes non plus. Mais cette option était assez peu partagée, si on en croyait l’état du monde. L’agressivité faisait partie de la nature humaine. Dont acte.

Du plus loin qu’il se souvienne, Virgile ne s’était jamais battu dans les cours de récréation. Il n’aimait pas les coups. Ni les donner – croyait-il – ni surtout les recevoir. Sauf une fois, où sa nature mutique et ses boucles trop longues avaient apparemment exacerbé l’animosité d’un certain Colin Pierrefonds, 13 ans et demi, un gros rouquin qui s’exprimait par éructations. Celui-là, Virgile avait éprouvé une joie féroce et profonde à lui entrer dans le lard, au sens propre du terme, exaspéré par une ultime provocation : « Eh, la chochotte, ta môman a oublié de t’enlever tes bigoudis ! » Quelques gamines, il s’en souvient, avaient ricané. Des sournoises, toujours du côté du plus fort, même si Pierrefonds était d’une bêtise abyssale. Un tas de gelée rose à pulvériser au plus vite. Et Virgile avait pensé au taureau qui piaffe dans l’arène, juste avant d’embrocher enfin le toréador. Il avait foncé, poings en avant, cœur en chamade. Soulevé par une giclée de haine pure. Et cela avait payé. Le nez du gros avait éclaté sous le choc. Comme une grenade. En une seconde, le sang avait noyé ses taches de rousseur et il s’était effondré en hurlant. Virgile avait écopé de trois heures de retenue. La gloire. Et les filles avaient cessé de ricaner. En fin d’année, il avait même pu en embrasser une, avec la langue, pas la plus jolie, mais la plus accessible, celle qui se laissait un peu tripoter à travers le chemisier. Il se rappelait encore avec excitation de la consistance un peu molle, élastique, de ses seins naissants. Un grand moment. Émilie Matagne. Qu’était-elle devenue ?

Clara, la première fois qu’il l’avait vue nue, et cela, finalement, avait été rapide, lui avait fait l’effet d’un tableau de Balthus. Mince et un peu blême, des jambes de faon, de petits seins écartés sur lesquels glissaient ses mèches noires. Mystérieuse et enfantine. Plutôt sophistiquée mais avec subtilité. Elle éveillait des sensations complexes. Un vrai désir. Il avait tout de suite adoré ça. Elle était, dans l’amour, passive et vorace à la fois, une sorte de lotus carnivore. Très différente en cela de Marjorie. Mais il fallait éviter de raviver le souvenir de Marjorie. Clara, elle, avait une manière de rire et d’allumer une cigarette, comme si rien ne s’était passé et que l’on reprenait une conversation tout juste interrompue. Elle lui posait beaucoup de questions, sur sa vie, ses études, ses galères, mais finalement parlait assez peu d’elle, ce qui aurait dû l’inquiéter. Au contraire, il en avait été conforté dans son narcissisme et avait jugé réconfortant qu’une quasi-inconnue ne se répande pas en confidences. La présence de Clara lui suffisait. Sa légèreté, et jusqu’à la promptitude avec laquelle elle avait enfilé ses dessous de gamine (du coton blanc) avant de se glisser dans ses jeans et de s’esquiver, tout cela l’avait charmé.

Une fois la porte claquée, il avait aspiré son odeur dans l’oreiller, un parfum de rose, addictif, qu’il apprendrait à connaître, avant de se demander si elle lui avait bien donné son numéro de portable. Elle avait fait mieux. Elle l’avait rappelé elle-même pour lui dire combien cette rencontre lui avait plu. Était-il libre demain soir ? C’est ainsi que leur histoire avait commencé. Et à présent, trois ans, deux mois et douze jours plus tard : clap de fin. Clash plutôt. Clara et son petit visage retourné par la gifle. L’empreinte de cinq doigts rouges sur sa joue. Son regard empli de stupeur. Il s’en voulait à mort. Enfin, peut-être pas. Il se comprenait aussi. Et même, plus le temps passait, plus il s’accordait une sorte de statut de victime collatérale. Après tout, il était presque en état de légitime défense… Clara l’avait poussé à bout. Et il lui en fallait beaucoup, à lui, Virgile, pour sortir de ses gonds.

Le moteur du break toussait. Le pot d’échappement fumait. Il aurait dû être remplacé depuis un mois. Ce clou n’en avait plus pour longtemps. D’ailleurs, tout dans la vie de Virgile semblait avoir atteint la date de péremption. Liaison avec Clara incluse.

Il s’extirpa finalement de la voiture. La raison en était simple. Il ne savait où aller. Son contrat avait pris fin, un peu brutalement, il y avait une semaine. Il se voyait encore traverser les allées de la Fnac, sonné. C’était le matin. Il y avait peu de clients, à part quelques gamins en rupture d’école qui rôdaient autour de consoles vidéo et que des vigiles surveillaient comme le lait sur le feu. L’odeur des livres neufs lui dilatait, comme toujours, agréablement les narines. Mais le virtuel remplacerait bientôt tout ce fatras de papier. Les arbres diraient merci. Ennius devait graver ses poèmes au stylet, dans la cire… O tempora, o mores… Qui s’intéressait encore au latin ? Dans le local du personnel, il croisa Kelly, sa collègue du rayon DVD. Elle aussi faisait partie de la charrette. Encore ensachée dans son tablier jaune, elle se mouchait avec force, assise sur un tabouret. Son visage prenait l’eau. En voyant Virgile, elle eut une tentative maladroite pour l’enlacer – genre « réconfortons-nous de conserve » – et il fit un pas de côté pour l’éviter. Tout mais pas ça. Kelly vivait seule, ou de temps en temps avec un con de passage. Son gosse de dix ans était élevé par la grand-mère. Il n’aurait pas supporté les horaires décalés de la jeune femme. Du moins, d’après les allégations de Kelly elle-même. Maintenant, elle allait enfin pouvoir récupérer son morveux, allelluia ! C’est ce qu’il lui glissa, sadiquement, en guise de fausse consolation, parce qu’il ne supportait pas les blondes, grosses, molles et pleurardes, et elle redoubla de sanglots. « Et avec quel argent je vais l’élever, moi, mon Kevin ? » – Virgile se retint de hausser les épaules. Il y avait toujours quelque chose. Kelly le considérait avec stupeur, comme si elle prenait conscience pour la première fois du peu d’empathie que Virgile accordait à ses collègues en particulier, et au reste de l’humanité en général. Si elle avait cru pouvoir le draguer à la faveur de leur licenciement commun, c’était râpé. « Toi, tu t’en fous, c’est ça, hein ? Fils à papa, va ! »

Virgile sourit à ce souvenir. Il n’avait jamais connu son père qui avait fui dans son Italie natale après avoir engrossé sa mère, Laurence, dix-huit ans et des poussières. De Papa, il en avait donc fait l’économie dès sa naissance. Et les mecs qui s’étaient ensuite succédé dans la vie de sa mère étaient du genre poids plume, inconsistants comme des bellâtres de feuilletons-télé. Laurence n’avait jamais su garder un mâle, un vrai, à ses côtés. Jolie, pourtant, dans le genre poupée vite fanée. Elle ébouriffait les cheveux de Virgile : « Puisque je t’ai, toi ! »… Il approuvait. Ça lui convenait tout à fait. Il n’aimait pas la nouveauté. C’est pourquoi il s’était réfugié dans les grimoires de la latinité avec une sorte de délectation régressive. Le monde actuel l’emmerdait. Il n’aimait ni le foot, ni les bagnoles, ni les jeux virtuels. Se servait à peine de son portable. « Tu es un cas ! J’ai un fils du siècle passé ! » s’amusait Laurence. Avant de courir à son bureau où elle plaçait des polices d’assurance avec une conviction qui aurait mérité un meilleur sort, car son patron l’augmentait à une cadence qui n’avait rien d’infernal. Heureusement, les grands-parents Tessier veillaient. Leur pharmacie, qui occupait encore tout un angle d’une rue marchande de la ville, suffisait à suppléer aux fins de mois parfois difficiles de l’inconséquente fille-mère. « Qu’est-ce que j’en ai entendu ! » lâchait parfois, à ce sujet, Laurence, qui s’épanchait peu sur son passé. « Mais je t’ai gardé, c’est l’essentiel ! » Le contraire eût été gênant pour Virgile, qui ne savait comment prendre cette phrase. Ses grands-parents pourtant l’adoraient. Cela entrait pour beaucoup dans le pardon mitigé qu’ils avaient finalement accordé à leur fille. Et puis Virgile portait leur nom, en plus d’un prénom de poète trépassé depuis la nuit des temps. Cela les réconfortait bizarrement. La race incertaine des Tessier s’offrirait peut-être une prolongation de choix… Il fallait croire en l’avenir.

D’avenir, Virgile n’en prévoyait guère pour l’instant. Il marchait le long du quai, en regardant les péniches sillonner le fleuve, découpées dans la brume comme des cachalots paisibles. L’eau tremblait un peu, sous l’impact d’une petite pluie froide. Virgile avait remonté son col. Il n’avait pas de parapluie, cela l’encombrait, et d’ailleurs il les perdait tous. La perspective de rentrer dans son appartement désert le déprimait. Le parfum de rose de Clara devait toujours flotter. Il était sensible aux odeurs. Il était sensible tout court. Mais surtout, au fur et à mesure que ses pas l’éloignaient de chez lui, il était en colère. Une colère tellement installée en lui, compacte et noire comme une météorite, qu’il n’en avait pas pris conscience tout de suite. Pourtant, elle devait couver depuis longtemps cette colère. Bien avant la gifle. Bien avant le boulot merdique, les compressions de personnel, les amants fadasses de sa mère. Bien avant l’arrivée de Clara donc. Il était peut-être né avec elle, elle avait toujours fait partie de lui, enkystée bien profond, attendant son heure. Marjorie avait sans doute  servi de déclencheur, mais cela n’avait plus grande importance, à présent... Personne ne pouvait soupçonner la palpitation sombre qui s’agitait parfois, sans raison, dans sa poitrine. Il se voyait, comme dédoublé, en train de battre le pavé, les poings crispés dans les poches de sa veste, le cœur battant, les mâchoires serrées. En rage. Il aurait pu attraper un passant par le cou et l’assommer sur place, sans raison, pour le plaisir de sentir des os craquer contre ses phalanges. Les passants sont si bêtes. Il n’aimait pas les gens. Il n’avait jamais réussi à les aimer. Voilà la vraie raison. Même les plus proches. Même Clara ? Il s’immobilisa. Renversa le visage en arrière pour boire la pluie, qui avait un goût de larmes. Le ciel bascula. La réponse arriva comme un coup de cravache. Même Clara.

Alors, ça n’avait pas de sens, cette sensation d’effondrement. Le monde pouvait bien tourner sans Clara. Clara était oubliable. Son parfum flotterait quelques jours encore dans leur chambre, et puis basta. Virgile passerait à autre chose. Il s’arrêta soudain, s’approcha du fleuve et appuya ses coudes sur le parapet. Un sourire étira à demi ses lèvres. Le vent rebroussait ses cheveux. Voilà, c’était exactement ça. Il allait passer à autre chose.

Chapitre 2

Assis à son bureau, Virgile se força à récapituler les faits. Le bilan n’était pas formidable. Sur la page luminescente de son portable, il tapa, en caractères gras : « Métier : néant. Amour : néant. Fortune : néant. Amis : rien à foutre. Clara… » Il releva la tête, pensif. Recula sur son siège. Se massa doucement les tempes. Finit par prendre une feuille de papier vierge et décapuchonna le stylo Mont Blanc que lui avait offert son grand-père pour son dernier anniversaire. La plume raya presque la surface blanche. Il inscrivit en majuscule : CLARA. Puis il étira les lettres de façon grotesque : C L A R A. Puis, avec rage, et l’encre bava un peu : «  Clara est partie. Clara est une salope. » Ça venait vite maintenant, par jets de haine, palpitations d’artère malade. Il se sentait mieux. La colère avait un objet. Légitime. Poli comme un brillant. Il ne savait pas encore quoi en faire. Ce bijou de haine, Clara le méritait. Amplement. Il fallait juste qu’il se calme, qu’il réfléchisse. On se moquait toujours un peu de sa nature contemplative, dans la famille ; ça tombait bien. Il avait tout son temps.

Il devait d’abord s’occuper de lui. Des corvées sans nom l’attendaient. S’inscrire à Pôle emploi. Il fallait bien vivre. Et puis, ça l’occuperait pour le moment. Pas question de mendier chez les grands-parents Tessier. Ou alors, le strict minimum… Sa chance était que les employés de Pôle emploi s’avéraient si nuls que la seule lecture de son diplôme les plongerait dans une perplexité sans remède. Où caser le poète Ennius dans les courbes plongeantes de la croissance, la stagnation des entreprises, la gueule de bois des banques et la fuite des enseignants ou des capitaux ? Il y avait peu de risque qu’on le sollicite, lui, ou son Romain. Il regarda sa montre. Les bureaux étaient encore ouverts. Autant en finir. Il rassembla la paperasse dans son portefeuille usagé, se retrouva au volant de sa voiture. Il traversa la ville dans une sorte de brouillard. Rive gauche, rive droite. La Meuse scintillait entre les arches des ponts. Un soleil timide pointait enfin. Les bâtiments massifs du Forem s’imposèrent, devant un parking bétonné. Il franchit des portes de verre, stagna dans un couloir, et fit la file comme prévu, parmi un troupeau de mornes semblables. Le nom de Clara pulsait par intermittence dans son crâne, mais il se maîtrisait. Il n’y avait rien à faire pour le moment. Un homme au visage sombre, à l’accent laborieux, s’escrimait devant lui, au guichet numéro 4. Il portait un veston à rayures qui luisait aux épaules, des épaules massives d’ailleurs, qu’il devait monnayer comme déménageur ou manœuvre de chantier. À moins qu’il ne soit psychanalyste : un mauvais, qui conduisait ses patients au suicide. Virgile fantasma ainsi un certain nombre de minutes sur son voisin d’infortune qui s’éloigna enfin, après ce qui semblait être une invective en serbo-croate. Il se retrouva à sa place, au guichet 4, devant une femme au visage fatigué et au double menton, qui soupira en le regardant, puis enfouit son nez dans un mouchoir en papier roulé en boule qui traînait sur sa tablette.

— Excusez-moi.

— Je vous en prie ! Virgile sourit, avec une exquise urbanité. La femme éternua et le contempla, tout en se tamponnant les narines.

— Que puis-je pour vous ?

Virgile étala les attestations de l’employeur et les photocopies d’usage. Il ne gardait jamais un boulot bien longtemps, alors il avait l’habitude. La femme souleva les papiers sous l’éclairage jaune du néon.

— Bien, bien… Voilà votre C4, d’accord, d’accord…

— Et voilà les photocopies de mes diplômes…

— Je vois, je vois…

Elle l’agaçait avec sa manie de tout répéter :

— Que voyez-vous au juste ?

Décontenancée, elle se moucha à nouveau, et demanda, avec un brin d’agressivité :

— Quel est le secteur où vous aimeriez exercer vos compétences ?

— Parce que j’ai le choix ?

Elle maugréa :

— De toute façon, nous allons vous orienter vers notre conseiller, c’est la procédure.

Elle tamponna deux feuillets et tapota sur son ordinateur dont l’imprimante cracha un nouveau document qu’elle lui tendit.

— Voilà, bureau 6, on vous appellera, prenez un ticket.

Virgile lui lança un regard impénétrable. Il l’imagina un instant empalée, nue, ses gros seins ballotant dans le vide, la tronche écrabouillée. Cela lui fit du bien et il sourit.

— Très bien. Merci madame. Elle consentit à son tour un faible sourire. Il avait du charme, après tout, ce garçon. Et il était bien élevé. Ce n’était pas si courant.

Virgile se retrouva dans l’habituel couloir obscur, devant une porte en contreplaqué. Le néon, cette fois, crachotait au-dessus de son crâne une lueur verdâtre d’outre-tombe. On ne l’avait pas réparé depuis la dernière fois. Il attendit longtemps. Des employés passaient devant lui, chargés de dossiers ou tenant contre leur poitrine des gobelets de carton qui fumaient. Certains riaient et plaisantaient. D’autres erraient comme des ombres et semblaient traverser le Styx. Ceux-là échapperaient au pal.

Le visage de Clara se remit à palpiter dans sa mémoire. Sous ses paupières baissées, le sourire de la jeune femme éclatait comme une fusée de feu d’artifice. De qui se moquait-elle, la garce ? Il l’imagina soudain, retirant son pull d’un coup sec, comme elle le faisait souvent, et riant de sa surprise de la voir soudain apparaître, torse nu, ses petits seins un peu rougis, comme éraflés par la laine trop rude.

— Vivons sans entraves !

À présent, l’entrave dont elle s’était délivrée, c’était lui. Il fallait reconnaître que cette pensée lui était insupportable. À qui offrait-elle à cette seconde précise ses nichons délicats ? Elle était trop fine pour lui donner le nom de son successeur. Il en était réduit à des conjectures. Cela pouvait être son employeur, elle travaillait comme secrétaire dans un cabinet d’avocats. Donc ils pouvaient être deux sur le coup. Maître Gilbert et Maître Dorsival. Maître Dorsival était une femme. Cela l’éliminait d’emblée en principe, Clara s’étant toujours comportée en hétéro bon teint. Mais on pouvait toujours avoir des surprises dans ce genre d’affaires. Lui-même n’avait-il pas cédé, à 15 ans, aux sollicitations d’un ami plus âgé, par simple curiosité expérimentale ? Ça ne lui avait pas tout à fait déplu d’ailleurs, mais l’autre était devenu collant, larmoyant, bref, pire qu’une femme, et il s’était enfui.

Maître Gilbert était gras et rougeaud. Un chapon. Non, il ne pouvait imaginer sa gracieuse Clara livrée à ce volatile. Alors, le médecin ? Clara n’était jamais malade mais il suffisait d’une fois, d’auscultations en palpations, pour que le bon docteur perde son sang-froid. Un ancien MSF, cela plaît toujours aux minettes urbaines. À surveiller donc. Qui encore ? D’anciens camarades de fac ? Clara avait essayé tour à tour le droit, l’histoire de l’art et la logopédie, avant de s’avouer vaincue par sa paresse naturelle. Mais elle avait dû s’envoyer beaucoup de copains. Certains devaient rôder encore. Même s’il avait tout fait, au cours de leur vie commune, pour limiter les dégâts. Au début, ça lui convenait, à Clara, cette bulle à deux. Du moins, elle avait réussi à le lui faire croire.

— Monsieur Tessier ?

La porte de contreplaqué s’était entrouverte. Encore une femme. La même que l’année passée. Il reconnut le badge punaisé à son sein droit : « Florence Pons ». Il finirait par haïr cette engeance. Le minuscule bureau empestait le patchouli ce qui lui souleva le cœur. Rien à voir avec les effluves roses de Clara. La conseillère emploi le reconnut lui aussi et prit un air de circonstance. Elle ouvrit une farde de carton et il reconnut son nom sur l’en tête des dossiers.

— Ah, Monsieur Tessier, compression de personnel, je sais… Je suis navrée pour vous ! » – sur ce, elle se fendit d’un sourire qui dévoila des gencives roses, et ce simple détail fit battre le cœur de Virgile d’une haine primale. Il se força à expirer lentement et la conseillère poursuivit, inconsciente :

— Mais rassurez-vous, nous allons vous trouver quelque chose, compte tenu de, heu… vos diplômes…

— Oui, je veux un boulot en rapport avec mon domaine cette fois…

Gencive le regarda d’un air incertain et il précisa avec sécheresse :

— Ça ne doit pas être difficile de trouver une Institution qui s’intéresse à l’influence des vers saturniens dans l’œuvre du poète Ennius, non ?

L’employée déglutit, mal à l’aise :

— C’est-à-dire…

— La culture, madame ? Serait-ce un vain mot ? Le fait que l’hexamètre latin d’Ennius ne soit pas aussi libre d’influences helléniques que l’on a bien voulu le croire, est-ce que ce n’est pas aussi important que de vendre des hamburgers décongelés à des ados obèses dans un Mac Do quelconque ?

— Je ne vous proposerai plus un Mac Do, monsieur, c’était une erreur… Un travail temporaire…

— Pour ne pas grever le budget de l’État, merci. Mais creuser le trou de la Sécu à cause de ma future dépression, vous y avez pensé ?

Elle leva la main, contrariée :

— Pas de menaces, monsieur Tessier. Nous faisons ce que nous pouvons, mais reconnaissez que votre poète Annus n’est pas très vendeur, par les temps qui courent… »

Virgile sourit. Il était rassuré. Elle lui foutrait la paix pour un bout de temps, et il avait besoin de tout son temps pour réfléchir. Et peut-être agir. Il articula le sésame, d’une voix funèbre :

— Je le sais, madame Pons. C’est la crise.

— Oh oui monsieur Tessier. La crise !

Ils soupirèrent tous les deux, l’air entendu. Florence Pons se rasséréna un peu.

— Bon, eh bien, nous ne manquerons pas de vous recontacter. »

Elle ajouta soudain, comme traversée d’un éclair de méfiance :

— Et vite, croyez-moi !

Si elle pensait qu’il allait utiliser son temps libre pour travailler au noir sur un débarcadère quelconque, il ne fallait pas l’alarmer. Il avait urgemment besoin qu’on l’oublie, à présent. Il hocha la tête, le regard loyal et implorant.

— J’y compte bien madame Pons. Ennius et moi n’aurons pas de meilleur agent que vous.

Il sourit. Sourcil droit légèrement levé, fossette gauche creusée. Imparable. Le badge frémit un peu. Il ne devait pas trop en faire non plus. Elle ne devait pas manœuvrer pour le revoir à tout prix. Il corrigea le tir :

— Je vais profiter de cette vacuité forcée pour m’occuper de ma maman.

Elle cilla légèrement. Bon, ça. « Ma maman » faisait à la fois enfantin, concerné et légèrement efféminé, de quoi refroidir des ardeurs naissantes. De fait, elle articula, pleine de compassion :

— Elle est malade et âgée, je suppose ?