Aux origines du droit du travail – Tome 1 : Législation, libertés et acteurs - Jean-Luc Putz - E-Book

Aux origines du droit du travail – Tome 1 : Législation, libertés et acteurs E-Book

Jean-Luc Putz

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Beschreibung

Cet ouvrage, tout en gardant une approche juridique, retrace les origines et l’évolution des principales règles de la législation sociale. Il pose à la fois un regard critique sur la situation légale actuelle et un regard sur l’évolution historique, qui permet de mieux comprendre et interpréter le Code du travail, oeuvre législative composée de normes remontant à des époques très variées. Les développements juridiques sont complétés par des données historiques, sociologiques et statistiques pour illustrer le contexte et l’impact des règles de droit.

Ce tome s’intéresse dans un premier titre à la genèse et aux caractéristiques de la législation luxembourgeoise encadrant le travail subordonné. Dans un deuxième titre, les libertés individuelles et collectives sont abordées, notamment la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté du travail et les libertés syndicales. Le dernier titre passe en revue les différents acteurs du monde professionnel, comprenant, outre
l’employeur et le salarié, également les syndicats, les organisations professionnelles, les représentants du personnel ainsi que les autorités publiques.

Un deuxième tome abordera la relation de travail à proprement parler, depuis la formation du contrat de travail, en passant par son exécution, jusqu’à sa résiliation, le tout dans une approche historique, perspective indispensable pour expliquer l’état actuel de la législation.

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© DBIT s.a. département Promoculture-Larcier 2014

Membre du Groupe De Boeck7, rue des 3 CantonsL-8399 WindhofLuxembourg

Tous droits réservés pour tous pays.

Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

EAN 978-2-87974-606-7

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

Sommaire

Préface

Abréviations

CHAPITRE 1

Le cadre juridique du travail

CHAPITRE 2

Libertés professionnelles

CHAPITRE 3

Les acteurs

Annexes

Bibliographie

Index alphabétique

Préface

L’analyse juridique du droit du travail se limite souvent à une analyse du droit positif ; le juriste expose les règles qui ont cours à une époque donnée en se basant sur les textes de loi et la jurisprudence qui les interprète. Cet ouvrage a pour ambition d’élargir ce regard dans une perspective historique ; l’étude de la genèse d’une certaine règle de droit permet de cerner sa raison d’être et de l’interpréter dans son contexte et dans sa finalité. De même, cet ouvrage propose certaines références à des travaux sociologiques et statistiques qui autorisent un regard critique sur la situation actuelle du droit, notamment au regard de son efficacité pour résoudre des problèmes sociaux et économiques concrets.

« Pour protéger le salarié, la durée du contrat de travail doit être limitée à un an ».

« Il n’est guère utile de légiférer en matière de chômage et de licenciement des ouvriers, le Grand-Duché ne comptant que 5 chômeurs ».

« Dans l’intérêt des ouvriers, mieux vaut que la relation de travail ne fasse pas l’objet d’un écrit ».

« Les organisations syndicales sont à proscrire, parce qu’elles portent atteinte aux libertés tant du patronat que de la classe ouvrière ».

« Il faut restreinte l’accès au travail des étrangers et des femmes, ceux-ci constituant une concurrence déloyale pour le travailleur luxembourgeois ».

« Le travail des enfants ne peut être proscrit : ils apportent une contribution financière indispensable à la survie de la famille. »

Voilà plusieurs affirmations qui paraissent aberrantes du point de vue actuel du droit du travail, mais qui, à un moment ou un autre de notre histoire sociale, ont caractérisé le droit positif luxembourgeois. La connaissance de l’élément historique et de la situation sociale qui a guidé les choix des autorités permet de prendre du recul de de jeter un regard nouveau sur la législation sociale de notre pays.

À l’instar de mes travaux précédents, mon analyse se focalise sur les sources luxembourgeoises. Le lecteur n’aura pas de difficultés pour trouver des livres savants sur l’histoire, la sociologie et les défis actuels du droit social en France, en Belgique ou en Allemagne. Les pages qui suivent ont simplement pour objectif de compléter ce riche fonds par une contribution spécifiquement luxembourgeoise.

Mon travail se fonde essentiellement sur l’analyse des articles de doctrine disponibles, sur une analyse des travaux parlementaires sur la période entre 1840 et 1940, ainsi que sur une analyse des réformes majeures d’après-guerre, le tout complété par les études économiques et statistiques, réalisées essentiellement par le STATEC et le CEPS/Instead.

Tant les aspects de droit du travail individuel que ceux qui intéressent les relations collectives, sont abordés. En ce qui concerne les premiers, peu de travaux de recherche ont été publiés ; pour les seconds, je me suis basé sur mes publications antérieures sur le droit du travail collectif, tout en les complétant avec de nouvelles références.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à un historique parfaitement chronologique, ni à des statistiques précises à la virgule près – ce n’est pas le but recherché. L’approche reste juridique en ce sens que les développements sont construits et dessinés autour d’un problème de droit déterminé.

Pour colorer ces développements, de nombreuses citations ont été reprises des sources d’antan, qui sont parfois anecdotiques, parfois troublantes. Du renvoi du paradis terrestre jusqu’à la tripartite, de l’interdiction de l’esclavage jusqu’au congé linguistique pour apprendre le luxembourgeois, cet ouvrage touche-à-tout propose davantage de sujets de réflexion que de réponses concrètes.

Jean-Luc PUTZ

Abréviations

CCiv

Code Civil

CCT

Convention collective de travail

CDFUE

Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne

CE

Conseil d’État

CEDH

Convention Européenne des Droits de l’Homme

CEPS

Centre d´Études de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Économique1

CES

Conseil Économique et Social

CIC

Code d’Instruction Criminelle

CJUE

Cour de Justice de l’Union Européenne

CP

Code pénal

CR

Comptes Rendus des Séances des États (1840 – 1847), resp. de la Chambre des Députés (à.p.d. 1848) du Grand-Duché de Luxembourg

CSAS

Conseil Supérieur des Assurances Sociales

CSJ

Cour Supérieure de Justice (instance d’appel des Tribunaux du Travail)

CSS

Code de la Sécurité Sociale

INSTEAD

International networks for studies in technology, environment, alternatives, development

ITM

Inspection du Travail et des Mines

LJUS

Base de données du Parquet CREDOC

NCPC

Nouveau Code de Procédure Civile

ONC

Office National de Conciliation

ONT

Office National du Travail

PAN

Plan national d’action pour l’emploi

Pas.

Pasicrisie luxembourgeoise

PSELL

Panel Socio-Économique Liewen zu Lëtzebuerg

RGD

Règlement grand-ducal

SSM

Salaire Social Minimum

STATEC

Institut national de la statistique et des études économiques du Grand-Duché du Luxembourg

TA

Tribunal d’Arrondissement

TFUE

Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne

TT

Tribunal du Travail

1. Loi du 10 novembre 1989 portant création d´un Centre d´Études de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Économiques auprès du Ministre d´État.

Chapitre 1

Le cadre juridique du travail

1. Le rôle du travail

2. Genèse du droit du travail

3. Intégration dans l’ensemble du droit

4. Sources du droit

5. Qui fait la loi ?

6. Surveillance et contrôle du droit du travail

7. Recours devant les juridictions

1Plan. Le travail n’est qu’une parmi de nombreuses activités humaines ; il peut se définir comme étant l’activité humaine qui fait œuvre utile, visant essentiellement à produire des biens et services destinés à satisfaire des besoins. Le travail s’oppose ainsi notamment aux activités ludiques, le jeu, ainsi qu’à l’inactivité, tels le repos ou le sommeil. Dans cette partie introductive, nous nous intéresserons d’abord au rôle du travail au sein de la société (titre 1), ainsi qu’à l’évolution de son encadrement juridique (titre 2), évolution qui a engendré le droit du travail tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ce droit du travail, qui n’est pas autonome mais enchevêtré dans l’ensemble de notre législation (titre 3) se fonde sur une pluralité de sources (titre 4) ; outre la législation à proprement parler, le droit négocié tient une place importante. Pour cette raison, il ne faut pas s’attarder uniquement aux sources formelles, mais analyser concrètement quels sont les acteurs qui influent et façonnent notre législation sociale (titre 5) ; à côté du législateur, les partenaires sociaux jouent un rôle clé, que ce soit par le biais des syndicats, des chambres professionnelles ou encore des institutions tripartites. Les derniers titres s’intéressent à la manière dont le respect de la législation peut être contrôlé et imposé aux employeurs et salariés (titre 6), l’ultime recours étant celui devant les juridictions du travail (titre 7).

1. LE RÔLE DU TRAVAIL

2Une question de choix. Tout homme libre doit décider de ce qu’il fait du temps qui lui est imparti. Le travail, dans le sens d’une activité productive, n’est qu’une forme de l’activité parmi d’autres, les activités humaines étant très variées : politiques, sociales, familiales, intellectuelles, sportives, religieuses.

Grâce aux progrès scientifique et technologique, l’homme s’est engagé dans un processus de rationalisation constante et systématique de la production des biens et services. La productivité du travail n’a cessé de croître, sauf pendant des périodes de crise économique, ce qui confronte la société à un choix de principe : la première solution consisterait à produire la même chose avec un investissement moindre en temps et en énergie : travailler moins et profiter du gain de temps pour s’adonner à d’autres activités, ou tout simplement à l’oisiveté. La seconde solution consiste à maintenir la même durée de travail et à produire ainsi plus de biens, gagner plus et consommer davantage. Les esprits les plus critiques diront qu’on ne cesse de créer de nouveaux (et illusoires) besoins, afin de maintenir la nécessité de travailler.

Dans une brève introduction, nous tenterons de montrer que le travail n’a pas toujours été au centre de nos vies. Aurions-nous oublié qu’il existait des formes de sociétés non structurées par le travail, telles les sociétés primitives ou pré-économiques ? La finalité était de satisfaire les besoins en peu de temps et avec un minimum d’efforts, l’idée de besoins illimités étant inexistante1.

3Une société matérialiste ? La société actuelle a opté pour la seconde solution, donc d’utiliser la productivité accrue pour créer davantage de biens. On peut en rejeter la responsabilité sur les salariés en affirmant qu’ils sont désireux de consommer davantage ; c’est ce qu’affirme le dogme économique des besoins illimités. Dans cette optique, tout le monde doit être affecté à un travail productif ; le plein emploi et la maximisation du taux d’activité sont les objectifs à atteindre. On peut également en rejeter la faute sur le pouvoir politique, qui a mis en place – notamment à travers sa politique budgétaire – un système qui ne peut se passer de croissance économique. Dans tous les cas de figure il n’est pas étonnant qu’actuellement le plein emploi soit au centre de toute politique économique.

Un autre changement social a favorisé cette évolution. Longtemps, l’enrichissement personnel n’était pas méritoire – avarice et envie, c’est-à-dire le désir de s’approprier à tout prix les mêmes biens que d’autres possèdent – comptent parmi les péchés capitaux. La société dite « matérialiste » (attachement aux valeurs matérielles) a changé la donne : la recherche d’une situation de revenus stable et confortable devient un des buts principaux, socialement accepté voire reconnu. Or, des voix critiques affirment que la simple augmentation du PIB et de la consommation n’est pas la seule manière d’avancer pour une société et que cette voie peut s’avérer destructrice tant pour les ressources naturelles que pour les ressources humaines qu’elle réclame, et s’avérer ainsi à long terme contreproductive.

Mais une activité ne semble souvent être reconnue socialement que si elle est qualifiée de « travail », c.-à-d. essentiellement si elle est rémunérée, si elle est échangée sur un marché économique. De la sorte, le travail domestique (gestion du ménage, éducation des enfants) est marginalisé et peu reconnu, tant sur le plan social que sur le plan législatif (p.ex. les congés spéciaux, la couverture par la sécurité sociale). Cette conception n’a pas manqué de longtemps marginaliser les femmes dans leur rôle social et de cimenter la prétendue supériorité de l’époux sur l’épouse. Le travail bénévole reste également moins reconnu, notamment quant à son encadrement juridique au Luxembourg.

1.1 Quelques idées sur la conception du travail à travers l’histoire

Dans ce titre, nous proposons quelques brèves réflexions à propos de la question : le travail anoblit-il l’homme ou bien l’avilit-il, est-ce qu’il le libère ou bien l’asservit-il ? Quand est née l’idée que le travail confère sens et dignité à notre vie ?

4Étymologie. L’étymologie du mot montre qu’il est chargé de connotations négatives. « Travail » vient du mot latin « tripalium » (= trois pieux), un instrument de torture. Longtemps d’ailleurs l’expression « travailler quelqu’un » signifiait « le soumettre à la torture », sens qui a disparu. Le travail est également associé à l’idée de « douleur » ; ne parlait-on pas d’une « femme en travail » pour dire « une femme en train d’enfanter » ?

5Les paradis. L’idée de travail est absente des paradis proposés par différentes religions. Dans le paradis terrestre, Adam et Eve se nourrissaient des fruits que le « jardin d’Eden » leur offrait en abondance. Après avoir commis le péché originel, ils sont chassés de l’Eden et la punition pour Adam sera qu’il devra se procurer la nourriture à la sueur de son front, donc qu’il devra travailler ; quant à Eve, elle enfantera dans la douleur. On lit dans la Genèse (III, 17.19) : « Le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain ».

Deux interprétations du mythe de l’Eden peuvent être intéressantes : Certains chercheurs y voient une représentation symbolique du passage de l’enfance (donc de l’innocence et de l’insouciance) vers l’âge adulte chargé de responsabilités. Rappelons que selon notre éthique actuelle, un enfant ne doit pas travailler (→ 464). Plus intéressant : ce serait une représentation symbolique du passage d’une société de chasseurs et de cueilleurs vers une société sédentaire et agricole, passage qui se fait au cours du néolithique. Donc un passage d’une société qui suivait son propre rythme de vie vers une société où la vie est rythmée par le travail (préparation des sols, semences, récoltes, stockage, etc.). Dans cette optique il est intéressant de voir que dans la Thora, Jahvé accueille favorablement l’offrande du berger Abel (le non-sédentaire) et refuse l’offrande de Caïn, l’agriculteur.

Au IVe siècle, SAINT-AUGUSTIN, dans ses sermons à propos de Genesis 2.11, écrit que dans le paradis terrestre, le peu de travail (il fallait par exemple cueillir des fruits et se préparer une couche pour la nuit) n’était pas pénible, alors que la punition en enfer consiste dans un travail éternel.

On ne connaît pas non plus le travail dans les paradis qui nous attendront dans l’au-delà (à l’exception de ce qui sera dit ci-après à propos du protestantisme). Dans le paradis chrétien, les bienheureux vivent dans la félicité éternelle, la béatitude, jouissant de la contemplation de Dieu. L’islam décrit en détail le paradis qui attend les fidèles : une sorte d’oasis fertile où l’eau, le lait, le miel et le vin coulent en abondance, les élus passent le plus clair de leur temps allongés sur des tapis et des coussins moelleux, servis par les houris (jeunes femmes vierges).

D’un autre côté, d’après la théologie de l’Église catholique romaine, la paresse figure parmi les sept péchés capitaux. Or ces textes sont souvent mal interprétés, car interprétés au vu de la notion contemporaine du travail ; à la base, la notion de « paresse » vise toutefois un relâchement dans la prière, l’ascèse et la lecture des textes révélés et non l’absence du travail productif et de l’effort physique.

Pourtant, cette vision n’étant plus en accord avec le monde industrialisé qui se forme à partir du XVIIIe siècle, l’Église affirme que ce n’est pas le péché originel qui a créé le travail ; la punition divine consistait plutôt à le rendre pénible. En effet, « pour ce qui regarde le travail en particulier, même dans l’état d’innocence, l’homme n’était nullement destiné à vivre dans l’oisiveté. Mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable est devenu, après le péché, une nécessité imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance »2.

De la même façon, selon certains exégètes, la vision coranique du paradis doit être comprise comme symbolique.

6Antiquité. Historiquement parlant, l’homme accordait peu de valeur au travail jusqu’aux XVIIIe/XIXe siècles. Chez les anciens Grecs, le travail physique est méprisé ; l’art suprême, la philosophie, présuppose l’oisiveté, tout comme la politique. Avec le commerce et l’art militaire, ce sont les seules occupations dignes du citoyen. Les « polis » grecques n’ont pu atteindre leur haut degré de développement que grâce à deux forces de travail : les étrangers qui y vivaient (les barbares) et les esclaves (de guerre, pour crime, pour dette, etc.). Ainsi, au Ve siècle avant Jésus Christ, Athènes, pour quelque 30.000 citoyens (« sans les femmes et les petits enfants bien entendu », comme dirait RABELAIS) comptait quelque 80.000 esclaves (certaines sources avancent même le chiffre de 400.000, ce qui semble exagéré). On peut dire que chaque ménage disposait d’au moins un esclave et le travail pénible (mines, carrières, agriculture) était exclusivement fait par des esclaves.

À Sparte, les hilotes (ou ilotes) jouaient en quelque sorte le rôle des esclaves (on peut éventuellement les comparer aux serfs du moyen âge). Les citoyens spartiates étaient peu nombreux par rapport aux hilotes dont ils craignaient toujours une révolte ; aussi l’éducation consistait-elle surtout à endurcir les enfants et à enseigner l’art militaire, la vie du citoyen étant frugale, les exercices militaires permanents, pour se prémunir contre une révolte éventuelle des hilotes – et bien sûr aussi une attaque extérieure. Tout, même la vie la plus dure, semble-t-il, est préférable au travail régulier et astreignant.

L’économie romaine était-elle aussi fondée sur l’esclavage. Mais, moins enclins à philosopher que les Grecs, pragmatiques, ils plaçaient souvent le negotium avant le otium, donc le travail, principalement le commerce, avant les loisirs. Aussi faut-il dire que la fameuse revendication des citoyens « panem et circenses » (du pain et de jeux de cirque) est une formule du satirique Juvénal, qui résume ainsi de façon sarcastique la mentalité d’une plèbe oisive qu’il méprise. En tout cas, la formule est loin des panneaux brandis par les métallos d’Arcelor-Mittal revendiquant du travail.

Ce qu’on appelle le « miracle chinois », dû en partie à une éthique du travail particulière de ce peuple, prendrait-il ses racines dans le confucianisme ? On peut en douter, car les textes attribués à Confucius s’adressent à des lettrés. Travailler pour lui prend deux acceptions, et il s’agit de trouver le juste milieu entre le travail sur soi et le travail extérieur. Le fil conducteur de sa réflexion c’est la modération en toutes choses, le « non-agir ». On connaît sa formule célèbre : « Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie ».

7Du Moyen-Âge aux Temps Modernes. On le sait, la noblesse (nous ne parlons pas des pauvres hobereaux) et jusqu’à la révolution française aurait cru déchoir si elle s’était adonnée à un travail régulier, surtout manuel ; elle passait son temps à guerroyer, à chasser et à s’amuser.

Il existe bien sûr le « ora et labora » (prie et travaille) des monastères, mais l’idée que le travail serait une obligation du chrétien et lui conférerait la dignité ne naît qu’avec la Réformation (XVIe/XVIIe siècles). C’est alors que commence à s’imposer une nouvelle éthique du travail ; c’est une obligation et le centre même de la vie. Certain moraliste protestant ne peut même pas se représenter le Paradis sans une occupation régulière. Cette évolution va de pair avec la naissance du capitalisme (au sens moderne). MAX WEBER écrit en 1904/1905 dans “Die protestantische Ethik und der Geist des Kaptialismus” que le sol sur lequel pousse l’idée que le travail aurait une valeur en soi – comme d’ailleurs le capitalisme l’exige – est ici (i.e. dans le protestantisme) le plus fertile. Ses idées ont dès le début été vivement critiquées et on a fait remarquer que les racines du capitalisme naissant se retrouvent dans les riches villes italiennes du XVe siècle, qui, elles, sont catholiques.

8La Révolution française. La Révolution, parmi les prérogatives de la noblesse, veut également détruire le droit à l’oisiveté. Mais, pied de nez à l’histoire, c’est la bourgeoisie qui a le plus profité des changements opérés par la révolution et une nouvelle classe de désœuvrés naît : les rentiers, ceux qui ont placé leur argent dans l’industrie naissante (chemin de fer, mines, sidérurgie, etc.) et qui vivent sur le revenu (les rentes de leur capital). Un descriptif de ce type d’oisifs se trouve dans Germinal de ZOLA, qui décrit aussi la création des premières caisses de prévention (maladie, accident, vieillesse, grève), l’organisation syndicale (socialiste et communiste) et les grèves étouffées dans le sang.

9Utopies. Une autre source intéressante peut être fournie par les utopies et les uchronies, donc les descriptions de sociétés parfaites. L’utopie (le lieu de nulle part, qui n’existe pas) situe cette société hors de notre espace (une île écartée, l’Atlantide, une vallée inaccessible) et propose – en contrepartie de la société existante – un idéal sans croire pouvoir l’atteindre. Plus rarement elle place cette société dans notre espace, mais dans un futur plus ou moins lointain et indéterminé ; elle part ainsi de la possibilité de réaliser ce type de société.

L’archétype de l’utopie a été publié en 1516 par THOMAS MORE, érudit et homme politique anglais ; son livre s’intitulait justement UTOPIA. La société y est égalitaire et strictement organisée. La journée comprend trois parties : 6 heures de travail (3 le matin et 3 l’après-midi après 2 heures de sieste), 8 heures de sommeil et 8 heures de temps libre (occupé à suivre des activités d’une haute valeur morale et culturelle). Tout le monde travaille et chacun doit passer au moins une partie de sa vie dans les champs, l’agriculture étant l’occupation la plus nécessaire et la plus noble et celle qui procure la plus grande satisfaction (VIRGILE n’écrivait-il pas déjà « O fortunatos nimium sua si bona norint agricolas »). 6 heures de travail par jour, donc la semaine de 30 heures, c’est peu (au XIXe siècle encore quelques patrons – de vrais pionniers en la matière – réduisaient le travail journalier de 14 à 12 heures !), mais c’est possible selon THOMAS MORE du fait qu’il n’y a pas d’oisifs dans son Utopia. À noter par ailleurs que 6 heures de travail par jour étaient la norme dans les monastères qui suivaient la règle « ora et labora ».

Un siècle plus tard, FRANCIS BACON, dans sa Nouvelle Atlantide, est le premier à voir dans le progrès scientifique et technologique une possibilité pour améliorer les conditions de vie et pour rendre le travail moins pénible. Cette idée, que la technologie doit débarrasser l’humanité des travaux répétitifs et durs reste d’actualité et constitue un moteur puissant pour améliorer les machines dont nous disposons et qui ont progressivement remplacé les esclaves et les serfs. Le temps ainsi libéré devrait ainsi permettre au travailleur (et au XXe siècle à la femme au foyer) de s’adonner à des activités culturelles et à l’acquisition de connaissances (illusion dont PIERRE BOULLE se moque dans Les Jeux de l’Esprit). Dans la société utopique de FRANCIS BACON l’autorité des savants est ainsi très forte : ils sont réunis dans une « maison de Salomon », en quelque sorte le premier centre de recherches et y travaillent à percer les secrets de la nature et à créer de nouveaux outils.

Cette idée, que la technologie puisse contribuer au bonheur humain, est contestée par d’autres écrivains et philosophes qui prônent le retour à la terre, à la nature ; pour eux l’agriculture est la première richesse d’un pays, ils dessinent l’idéal d’une société purement rurale. De plus, suite aux découvertes de peuplades primitives, vivant en autarcie notamment sur les îles du Pacifique, naît le mythe du « bon sauvage », paisible, bon, sain, travaillant uniquement pour assouvir ses besoins élémentaires et donc heureux. Ici on pense bien entendu à ROUSSEAU, à l’explorateur français BOUGAINVILLE et, plus près de nous, au livre et au film célèbre « Les Révoltés de la Bounty » qui décrit, sur l’île de Tahiti, une sorte de paradis terrestre, où vit un peuple heureux, libre, pratiquant tout juste un peu d’agriculture, d’artisanat et de pêche et passant le reste du temps à jouir de la vie. Vision qui s’oppose à la tristesse des villes industrielles qui commencent à naître en Angleterre. L’histoire du film, reposant sur des faits authentiques, se passe au XIXe siècle.

10Mythe du travail épanouissant. En général cependant, depuis le XIXe siècle, l’idée que le progrès technologique lié au travail augmenterait la prospérité et le bonheur humain commence à s’imposer. HENRI DE SAINT-SIMON, en 1825, pense que « la société doit être réorganisée. Non pas selon les désirs des oisifs et autres parasites, mais d’après les principes des “producteurs”. C’est le travail de chacun qui enrichit la société, le rentier est l’ennemi de tout progrès et le savant, tout en haut de l’échelle de l’utilité sociale, le bienfaiteur de l’Humanité3.

DOMINIQUE MEDA4 précise que c’est au XIXe siècle que s’est construit le « mythe du travail épanouissant » : le travail n’était plus seulement destiné à la satisfaction des besoins, mais à la réalisation de soi-même. C’est au moment même où les ouvriers peinent dans les mines et l’industrie sidérurgique naissante que le travail sera ainsi parfois défini comme une liberté créatrice. G. W. F. HEGEL l’a formulé dans les termes « Arbeit macht frei », slogan qui sera perverti par le régime nazi.

CHARLES FOURIER est sans doute le théoricien dont l’influence a été la plus forte ; on a souvent essayé de mettre en pratique ses idées. Le concept central (vers 1810/20) est la création de phalanstères, de cités idéales regroupant une communauté de quelque 1.500 personnes, des coopératives de production comportant une majorité de cultivateurs. Personne n’est salarié, tous participent aux bénéfices. Pas d’oisifs non plus, tous travaillent. Selon FOURIER, c’est par le travail que l’homme peut réaliser l’unité de ses passions et apaiser ses craintes, ses doutes, ses peurs. C’est ainsi que naît l’idée de « travailler avec plaisir », alors que le travail était jusque-là surtout considéré comme une corvée ou même une punition. Une cinquantaine d’années plus tôt déjà, VOLTAIRE avait souligné dans son Candide la valeur morale du travail qui « éloigne de l’homme trois maux : le vice, l’ennui et le besoin ».

11Le Marxisme. Contentons-nous d’effleurer le cas épineux de KARL MARX et du marxisme. Ce que Karl MARX dénonce, c’est le salariat, l’aliénation créée par un travail abrutissant et répétitif, l’impossibilité pour l’ouvrier de se « réaliser » vu qu’il est forcé de vendre sa force de travail. Mais il ne semblerait pas que KARL MARX ait été un « bourreau du travail » ; il semble avoir été attiré par l’idée de l’oisiveté. Ainsi THIERRY PAQUOT rapporte qu’il appréciait le pamphlet de son gendre, PAUL LAFARGUE, dont le titre est… Le droit à la paresse (1880). LAFARGUE vocifère contre « cette folie [qu’] est l’amour du travail », et, rappelant le « droit au travail » exigé par les révolutionnaires de 1848, il écrit : « Honte au prolétariat français ». Il préconise 5 heures de travail journalier. Ceci est loin du stakhanovisme soviétique. On le sait, STAKHANOV est cet ouvrier qui a dépassé de loin les quotas imposés et qui est devenu le modèle que chaque ouvrier en URSS devait – en principe – suivre (en fait, rares étaient les vrais stakhanovistes) ; l’émulation dans le travail étant un des piliers de l’idéologie communiste.

On peut plus près de nous penser par exemple à ERNEST CALLENBACH (1974, First Days in Ecotopia) qui préconise le travail hebdomadaire de 20 heures. Celui qui ne veut pas travailler reçoit de l’État une aide financière minimale. Libre à celui qui adore travailler d’augmenter sa part « à la sueur de son front ». Cette idée, exigeant que chacun, qu’il travaille ou non, reçoive une partie du gâteau, est régulièrement reprise de nos jours, sauf que la part ne consiste plus dans la portion congrue exigée par CALLENBACH. D’ailleurs l’idée a fait partie du programme électoral des Pirates au Luxembourg.

Les mouvements alternatifs n’ont jamais été des adeptes fanatiques du travail à outrance. Productivisme et consumérisme sont remis en cause.

Les revendications actuelles sont ambiguës : face au chômage il y a des revendications au « droit de travailler ». En même temps, il y a une opposition souvent farouche des syndicats à une augmentation du temps de travail, les revendications portent surtout maintenant sur la qualité du travail.

On pourrait être amené à conclure que l’idée d’un travail valorisant et source de bonheur se retrouve surtout dans la bouche des idéologues et des philosophes ou encore… des utopistes ; or l’utopie, c’est un état qui n’existe pas.

1.2 Rôle actuel du travail

12Forte valorisation. MARCELLE STROOBANTS note que c’est avec l’essor du salariat que le travail est devenu principe organisateur de notre société et valeur centrale jusqu’à nouvel ordre5. DOMINIQUE MEDA confirme que le travail est le fondement de l’ordre social, il détermine largement la place des individus dans la société, il continue d’être le principal moyen de subsistance et d’occuper une part essentielle de la vie des individus6. Aux yeux du pouvoir législatif, l’emploi est « un important vecteur d’intégration sociale et le premier moyen de lutte contre la pauvreté »7. Déjà au début du siècle dernier, le législateur luxembourgeois avait constaté qu’« aujourd’hui le louage de service [contrat de travail] est la charte fondamentale, ou la charte de vie, de la plus grande partie de la population et c’est assurément de tous les contrats civils le plus usuel et le plus fréquent »8. En 1939, il écrit que « la société moderne est arrivée à tirer toute sa valeur et toute sa dignité de son travail, autrement dit de son activité ordonnée (…) Le travailleur sera stimulé dans toutes les facultés qui président à son activité le jour où il sera conscient de la noblesse du travail »9.

Des études récentes permettent de conclure que, comparativement aux autres pays européens, le Luxembourg se caractérise par un ethos du travail particulièrement prégnant, les résidents du Grand-Duché étant nombreux à croire que le travail est un devoir vis-à-vis de la société et qu’il est humiliant de recevoir de l’argent sans avoir à travailler10. Le « poids moral » du travail continue ainsi à s’affirmer au sein de la société luxembourgeoise, tendance qui est inversée dans certains autres pays occidentaux11. CHARLES FLEURY conclut : « Le travail est valorisé en tant que devoir vis-à-vis de la société, mais également en tant que moyen ultime pour développer ses capacités. Une proportion grandissante d’individus croit que le travail doit toujours passer en premier, même si cela signifie moins de temps libre, et plusieurs condamnent plus ou moins ouvertement le non travail »12.

Les enquêtes montrent que, même s’il reste loin derrière la valeur de la famille (90 %), le travail est jugé « très important » par une large et croissante majorité de la population (55 % en 1999 et 70 % en 2008), loin devant les amis et les relations, les loisirs et, en fin de liste, la religion et la politique13. Le Luxembourg n’est dès lors pas sur la voie vers une société du loisir.

13Explication du rôle du travail. La valorisation morale du travail ne nous semble être que le reflet de l’importance qu’il a pris dans l’organisation de la société.

Tout d’abord, le travail est le facteur déterminant des revenus et de la position d’une personne. Nous verrons que pour la grande masse, les revenus de capital sont marginaux, de sorte que les revenus du travail sont la seule source de revenu (→ tome II) ; le travail devient ainsi le fondement de l’autonomie et de l’indépendance du citoyen et a remplacé la propriété – notamment foncière – dans cette fonction de stabilisation. La nature du travail détermine aussi largement la position de l’individu dans la société, d’autres facteurs antérieurement importants – tels par exemple le statut marital ou l’appartenance religieuse – perdant en importance.

Le droit du travail, au rythme des horaires, repos journaliers, repos hebdomadaires et congés annuels qu’il impose, fonde la structure temporelle de nos vies. Par ailleurs, la vie professionnelle absorbe une partie essentielle du temps disponible. Le temps consacré au travail entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du XXe siècle avait considérablement diminué ; sur une période plus courte, à savoir de 1986 à 1999, on observe également une nette diminution en France, diminution qui s’explique toutefois principalement par la baisse de la proportion d’individus en emploi, le temps de travail des salariés à temps complet pris isolément ayant augmenté14.

À côté de la famille et du voisinage, c’est également dans le contexte professionnel que se déroulent une bonne partie de nos contacts sociaux, phénomène amplifié par de nombreux facteurs, tels que l’éloignement entre le domicile et le lieu de travail, rendant impossible un retour au foyer familial en cours de journée, la part importante d’expatriés que compte le Luxembourg, les activités de loisir organisées par l’entreprise, etc.

Enfin, il faut rappeler le rattachement historique de la sécurité sociale au fait d’exercer une activité salariée. Aujourd’hui, le cercle des assurés est nettement plus large, mais la simple citoyenneté ou résidence ne suffisent guère ; une période d’inactivité professionnelle prolongée peut priver un individu de toute protection sociale.

C’est donc tout ce cadre de vie protecteur et cette identité professionnelle que le travailleur risque de perdre s’il perd son travail. On comprend ainsi pourquoi, bien que le chômage soit assez bien compensé au Luxembourg d’un point de vue financier (80 à 85 % de l’ancien salaire), il reste néanmoins un fléau et peut avoir des conséquences dramatiques, surtout s’il est de longue durée. Le chômage se traduit tout d’abord par une perte de l’estime de soi, le chômeur doutant de sa légitimité sociale. D’un jour à l’autre, son rythme de vie est bouleversé. Il se voit privé du statut honorable de salarié pour endosser celui du chômeur, plus difficile à porter en raison de la stigmatisation de cette catégorie de personnes, soupçonnées de ne pas vouloir travailler, tout comme les bénéficiaires de l’aide sociale vivraient aux crochets de la société. Enfin, perte du travail rime avec perte des contacts sociaux : « l’expérience montre que le chômage de longue durée conduit à la démission sociale des concernés »15. La participation au marché du travail et la participation à la vie sociale, notamment socioculturelle, sont des facteurs liés ; retrait du marché du travail – notamment des femmes et des jeunes – est synonyme de retrait de la vie sociale ; pour les travailleurs âgés quittant la vie active, la situation est cependant inverse alors que leur participation à la vie sociale augmente16.

Le chômage, persistant depuis des décennies, a raréfie le travail et sa précarisation raréfie encore davantage le travail stable : or, ce qui est rare et difficile à obtenir est plus désirable que ce qui est d’un accès facile.

Il faut aussi noter que le travail est devenu le lot de (presque) tous les citoyens, même les plus aisés, alors qu’historiquement le travail – peu intellectuel et essentiellement agricole et artisanal – était réservé aux pauvres. Avec ses garanties et son statut protecteur, « en un siècle, de condition indigne, le salariat est devenu l’état le plus désirable »17. En 2011, 43,2 % de la population au Luxembourg était en emploi18 ; parmi les 20 à 64 ans, ce taux est en augmentation, passant de 67,2 % en 2003 à 71,4 % en 2012, augmentation due exclusivement aux femmes qui accèdent de plus en plus au marché du travail19.

14Fonction de resocialisation. Ce rôle central du travail au sein de la société explique également les vertus resocialisantes qui lui sont attribuées. Les formations, stages ou mises au travail sont utilisés en tant que mesures (re)socialisantes.

Actuellement, il suffit de penser aux multiples contrats censés aider les plus jeunes et les plus âgés à intégrer ou réintégrer le monde du travail, mesures appuyées par diverses associations de réinsertion par le travail. Les multiples mesures qui cherchent, avec des dépenses budgétaires considérables, de maintenir les salariés dans un rythme de travail – même si le travail en soi n’est pas forcément d’une grande utilité – témoignent encore de la volonté politique d’éviter à tout prix l’enlisement dans l’inactivité.

Sur le plan pénal, la fonction socialisante du travail est particulièrement présente (voir aussi → 242). Signalons la possibilité qu’ont les tribunaux, tout comme les services d’exécution des peines, de convertir les courtes peines privatives de liberté en travaux d’intérêt général (TIG). Il n’est pas rare non plus de voir des peines prononcées sous la condition probatoire d’exercer un emploi ou de suivre une formation professionnelle (sursis probatoire). Au niveau de l’exécution des peines d’emprisonnement, les régimes d’exécution fractionnée, de semi-liberté (activité le jour, emprisonnement la nuit) et de semi-détention (travail en prison le jour, liberté la nuit) sont autant d’aménagements dont l’objectif principal est le maintien en activité20. Tout condamné a par ailleurs un droit au travail dans les établissements pénitentiaires, visant à « contribuer activement, dans la mesure du possible, à la rééducation et au futur reclassement du condamné dans la société »21.

15Fondement de la cohésion sociale ? Est-ce que le travail a réellement cet effet de socialisation qu’on lui attribue ? Il est souvent affirmé que le travail constitue le fondement de la cohésion sociale (i.e. l’intensité des relations sociales entre les membres de la société22, favorisant ainsi les synergies et augmentant la qualité de vie), voire, selon EMILE DURKHEIM, le fondement du bon fonctionnement de la société, indispensable à la solidarité et à la conscience collective.

Il est vrai, comme nous venons de le développer, que l’accès au travail donne un statut social à l’individu et constitue ainsi un moyen d’intégration dans le tissu social. Une étude menée par CHARLES FLEURY permet cependant de relativiser les relations entre le travail et la cohésion sociale (l’auteur ne manquant cependant pas de rappeler la difficulté de mesurer le phénomène de la cohésion sociale). Il paraît que le travail « perd de plus en plus son pouvoir de socialisation, rendant particulièrement difficile la construction de rapports sociaux fondés sur la confiance et l’engagement mutuels »23.

S’il semble exister un lien positif entre le fait d’occuper un emploi et la cohésion sociale, la participation au marché du travail ne semble cependant pas suffisante pour expliquer les comportements cohésifs24. CHARLES FLEURY constate ainsi que le lien entre travail et cohésion sociale est beaucoup moins net que ce que les discours politiques laissent entendre et qu’on peut même retenir que les personnes ayant un ethos du travail sont étant celles qui affichent les comportements les moins cohésifs. Il conclut qu’« il ne suffit pas simplement de créer des emplois pour accroître la cohésion sociale, mais il faut des emplois qui soient intéressants et qui offrent non seulement de bonnes conditions matérielles, mais qui permettent également de concilier de façon harmonieuse les diverses facettes de la vie des individus ». Ce constat rappelle le problème de l’émergence de deux marchés du travail, l’un stable et l’autre précaire (→ tome II).

2. GENÈSE DU DROIT DU TRAVAIL

2.1 Apparition du « travail » en tant que valeur marchande

16Vue d’ensemble. Le droit du travail est issu du développement du travail salarié, qui à son tour a été rendu possible du fait que le travail est devenu une valeur marchande en soi, quantifiable et échangeable. Cette évolution trouve sa source dans l’abolition des structures corporatives par la Révolution française qui leur a substitué le régime très libéral du Code civil : chacun peut faire le travail qu’il souhaite et il n’existe plus d’autorités intermédiaires qui réglementent l’activité professionnelle par métiers.

Avec la libéralisation (révolution française), puis l’industrialisation, le « travail » est devenu une marchandise individualisée, soumise à un prix dicté par le marché. Le travailleur vend à l’entrepreneur une certaine durée de travail.

17Esclavage. Longtemps le travail en tant que tel ne se concevait pas comme marchandise. La propriété s’exerçait soit sur le fruit du travail, soit sur le travailleur lui-même. Il y avait d’un côté l’homme libre, qui ne travaille pas pour autrui : il vend les fruits de son travail, pas son travail. Il y avait d’un autre côté l’esclavage, impliquant une forme de droit de propriété sur la personne qui fournit le travail. L’esclave était considéré comme un outil. ROBERT SCHAACK souligne qu’en droit romain, le contrat de travail proprement dit (locatio operarum) n’avait pas l’importance du contrat actuel et que c’est le Moyen-Âge qui a apporté l’idée du lien de fidélité25.

18Servage. L’esclavage est aboli au Luxembourg, comme en France, à l’époque féodale, tout esclave se faisant baptiser étant par là-même affranchi26. Il sera remplacé dans le système féodal notamment par le servage. JEAN BERTHOLET écrit en 1753, concernant les anciennes servitudes de Luxembourg, que « la condition des Peuples dans le Luxembourg, comme ailleurs, étoit celle des serfs (…) Quoiqu’il en soit de son origine, il est certain que les anciens peuples de la Gaule étoient serfs »27. JOSEPH WAGNER précise que « les Francs, qui succédaient aux Romains,… instituaient le servage, forme adoucie de l’esclavage, pour contenir les artisans qu’ils recrutaient parmi les anciens habitants »28. Le serf du moyen-âge, quoique astreint à travailler, n’est plus considéré comme une chose, mais comme une personne. Les serfs sont appelés dans les coutumes luxembourgeoises « Eigenleute », « Unfreie » ou « Leibeigene » et se trouvaient en bas de l’échelle sociale.

Nos Coutumes, fixées dès le XVIIe siècle, opèrent la distinction suivante29 :

« Outre les gens d’Église, Nobles, Francs-hommes & Bourgeois, il y a des gens de servile condition & particuliere, notamment ès quartiers Allemands, entre lesquels aucuns se nomment Leibeygenschafftsleuth, les autres Schafftleuth, autres Dienstleuth, qui sont tous de basse condition & qualité servile, & ont obligations diverses au Prince & à leurs Seigneurs, selon qu’a été observé en chacune Prévôté & Seigneurie, & sous les peines usitées en cas de contravention.

Esdits quartiers Allemands y a encore gens vulgairement appelés Freyschafftleuth & Zinsleuth, qui ne sont de qualité si basse que les précedens : Mais leurs obligations sont de la nature des Contrats censuels, ou bien d’arrentements perpetuels ».

Plusieurs distinctions s’imposent donc, non seulement quant à la qualification des gens de travail, mais encore en ce qui concerne le lien qui existait entre cette condition servile et la propriété de la terre. De même, cette qualification d’une personne ne déterminait pas seulement la nature de son obligation de travailler et de la contrepartie qu’elle recevait, mais l’ensemble de son statut social, notamment les règles sur le mariage ou sur les successions, ainsi que la question si elle pouvait être propriétaire de biens et les aliéner librement30.

19Gens de servile condition. Un commentaire anonyme des coutumes, datant de 185331 précise que les personnes se divisaient en gens d’église, en nobles et en roturiers. Les roturiers formaient le troisième ordre des États. Ils se divisaient en deux classes : les habitants de libre condition, et ceux de servile condition. La première classe comprenait les bourgeois, les francs-hommes et les campagnards qui n’étaient pas détenteurs de voueries. Le commentateur précise que « les habitants de servile condition étaient les Gens du seigneur – les “Leute”. L’origine de leur condition servile se tire du régime de la chevalerie. Les gens, qui se trouvaient sur une terre donnée à un seigneur, ou prise par lui, étaient réduits à l’état de servage, avec la terre qu’ils occupaient – homines subditi, servi gleboe, gleboe adscripti. Réduits ainsi en servitude, le seigneur leur imposait des obligations serviles. Cet état et ces obligations passèrent à leurs descendants (…) Les obligations particulières, imposées aux gens de servile condition, étaient celles de faire la garde et les ouvrages de la maison du maître, diverses espèces de corvées, et de payer redevances en nature ou en argent »32.

Certaines nuances distinguaient entre eux les gens de servile condition. Selon NICOLAS MAJERUS, les Dienstleuth, sont appelés ainsi « à raison des différentes corvées et servitudes par lesquelles ils sont astreints à leur seigneur ». Le même auteur précise que les deux premières catégories ne se rencontrent pas dans le quartier wallon (donc uniquement dans le quartier allemand). Entre ces trois catégories, « il n’y a point d’autre différence que le titre et la possession qui en décident, aiant cela de commun qu’ils sont tous de condition servile »33.

Tous sont effet des Schafftleuth, astreints à travailler. Mais les premiers le sont parce qu’en tant que Leibeigen, ils appartiennent au seigneur et sont ainsi des personnes serviles, les seconds parce qu’ils sont détenteurs d’un bien servile, et enfin, les derniers parce qu’il y a eu un accord consensuel.

(a) Leibeygenschafftleuth.NICOLAS MAJERUS précise que « Les “Leibeygenschafftleuth” étaient des serfs personnels, tandis que les “Schafftleuth” est les “Dienstleuth” sont des serfs réels. Un avis du Grand Conseil de Malines, daté du 29 octobre 1764, précise à propos des premiers : « La Coutume considère partout ces gens d’une condition servile et basse, pour ainsi dire comme appartenans de corps au seigneur en les nommant Leibeygenschafftleuth, personne dont la propriété du corps est au seigneur ».

CALIXTE HUNDEMANN-SIMON confirme que dans le cas des « Leibeygenschafftleuth », le seigneur était propriétaire de la « personne-même » du serf et que certains contrats de vente de seigneuries mentionnent dans l’énumération des biens et droits « les sujets en dépendant » ; il fallait attendre l’avènement de Joseph II pour que le servage disparaisse au Luxembourg en 178234. Il estime que seulement 30 % de la population luxembourgeoise était de condition vraiment « libre » au XVIIIe siècle, liberté restant cependant très théorique35.

Pour NICOLAS MAJERUS, ce qui caractérise les « Leibeygenschafftleuth », ce sont surtout les corvées personnelles36. Les prestations que les Leibeygenschafftleuth devaient au seigneur étaient en général indéterminés, puisqu’ils étaient à sa disposition à toute heure et pour tout travail37. « Die Hauptbeschäftigung der Leibeigenen war, die Güter ihres Herrn zu bauen (…) Die Leibeigenschaft war nicht beschränkt persönlich, sondern sie erbte sich fort, und sie war bis zum Loskaufe verewigt.(…) Das Schicksal dieser Leibeigenen [wurde] nach und nach milder. Wir finden selbst schon im VII. Jahrhundert Beispiele, dass man Einige dieser Unglücklichen aus der Leibeigenschaft entlassen hat »38.

MICHAEL MÜLLER explique que les Leibeygenschafftleuth ne pouvaient être qualifiés de Zinsleuth, dont question ci-après, puisqu’ils n’étaient propriétaires de rien et ne pouvaient donc payer d’intérêts (Zins)39.

(b) Schafftleuth et Dienstleuth. Dans un commentaire anonyme des Coutumes générales, les Schafftleuth sont la seconde espèce des gens de servile condition et « semblent nestre de si basse condition que les précédens puisque notre coutume les différencie de nom, et nestre serfs qu’à raison des biens de servile condition desquels ils payent le Schafft et nullement à raison de leur personne ».

MICHAEL MÜLLER explique que contrairement aux Leibeygenschafftleuth, les Schafftleuth et Dienstleuth sont des gens en principe libres, mais qui continuent à avoir des engagements envers leur seigneur pour prester certains travaux et/ou payer certaines redevances40. Il pouvait s’agit d’anciens Leibeigene qui ont été libérés, mais avec maintien de l’obligation aux prestations de travail41. Le fait d’être de condition servile et d’être obligé à fournir des prestations n’impliquait pas nécessairement d’être un Leibeigen42.

(c) Freyschafftleuth et Zinsleuth43Les « Freyschafftleuth » et les « Zinsleuth » constituent « une quatrième espèce de gens de qualité basse, mais pas si servile » que ceux mentionnés ci-dessus, « et ces personnes ne peuvent pas être appelées serves… Aussi ont lesdits Freyschafftleuth et Dienstleuth pleine et entière liberté de partager et de vendre leurs biens en déclarant simplement au seigneur ou son officier pour en tenir note à la conservation de son droit. Une autre différence entre ces Freyschafftleuth et Zinsleuth est que si faute de payement du Zins, c’est-à-dire du cens ou arrentement le seigneur voudroit faire proclamer les biens affectés à ce sens et arrentement il sera obligé de se pourvoir en justice pour obtenir la permission de faire escrier les dits biens possédés par les Freyschafftleuth et Zinsleuth »44.

Mais contrairement aux personnes traitées ci-avant, ils n’étaient pas obligés en raison de leur personne ou de leurs biens ; leurs obligations pouvaient s’établir par des conventions de particulier à particulier45.

20Les biens serviles. Si nous avons commencé nos développements en exposant le statut des personnes avant de s’intéresser au statut des biens, nous avons opté pour une vision actuelle, et non pour celle qui prévalait à l’époque dont on parle et à laquelle c’était plutôt le statut du bien qui conditionnait celui de la personne y attachée : « Es war damals… beinahe allgemein geltender rechtlicher Grundsatz, dass man die Grundgüter als ein principale, und deren Bewohner als ein accessorium betrachtet hat ; daher lesen wir in so vielen Urkunden des Mittelalter, wo Rede von Schanckung oder von einem Verkaufe der Grundgüter ist, dass zugleich die Bewohner derselben, an den neuen Eigenthümer übertragen worden sind »46. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons trouvé les développements les plus précis quant aux gens de travail dans l’ouvrage de MICHAEL FRANZ JOSEPH MÜLLER de 1824, consacré au régime des biens immobiliers (Über die Natur der Grundgüter). D’après la même classification que pour les gens, on distinguait entre les biens d’Église (geistliche Güter), les biens nobles (adlige Güter) et les biens serviles. Ces derniers se divisaient, en fonction de la qualité de leur occupant, entre Leibeigenschaftgüter47 et Schaftgüter48.

C’était au niveau du droit des biens que la problématique des prestations de travail était ancrée. Dans ce contexte, il n’y avait aucun besoin de fixer un encadrement légal au « travail » en soi ; les coutumes restent muettes quant à un « droit du travail ».

Ainsi, pour les gens de servile condition, « ce n’était pas leur personne seule qui était obligée, mais plutôt leurs biens. Si le serf possédait donc des biens serviles dans différentes seigneuries, il était obligé à cause et à raison de ses biens envers ces différents seigneurs »49. NICOLASMAJERUS souligne que si les esclaves du droit romain étaient attachés à la personne de leur maître qui pouvait les envoyer n’importe où et qu’ils ne pouvaient pas avoir de famille, les serfs étaient au contraire attachés à la terre de leur maître50.

Parmi les biens de servile condition figuraient notamment les « voueries » (Vogtei) ; la propriété y était divisée entre la maître et le détenteur du bien. Ce qui caractérisait la vouerie était qu’elle était asservie à une rente appelée « Schaft » (Schafft) et que le détenteur était obligé « à quelque prestation, taille, corvée »51. Le « travail » qui était dû au seigneur n’était pas une force de travail abstraite telle qu’on l’imaginerait aujourd’hui, mais il s’agissait de « corvées » correspondant à différents types de prestations à charge des roturiers52, comme par exemple une corvée à faucher, une corvée au bois ou à charrue ou encore une corvée pour nettoyer les prairies53. Le type de travail à accomplir dépendait largement de la nature du bien auquel les Schafftleuth étaient rattachés54 ; « la condition des serfs est différentes selon la nature des Terres & des Seigneuries. Cette différence est manifeste dans le Luxembourg, où il y a dans les quartiers Allemands & Wallons, & presque en chaque Seigneurie particulière, différentes coutumes, & différens usages là-dessus »55. Sur le plan linguistique, il nous reste en langue luxembourgeoise le terme de « schaffen » (travailler, arbeiten) et de « eng Schaff » (un emploi, ein Arbeitsplatz)56.

Pour Jean-BERTHOLET, de nombreuses personnes n’étaient serfs qu’à cause de leurs héritages et ils devenaient francs en les abandonnant57.

Le Luxembourg est une des seules régions où le servage s’est maintenu jusqu’à la Révolution française58 ; dans le comté de Luxembourg, on érigeait encore de nouvelles voueries au XVIIIe siècle. En effet, « Dans la province de Luxembourg (…) les vestiges de l’ancienne servitude étaient plus prononcés, surtout dans les quartiers Allemands »59. Avec l’introduction du droit français sur le territoire luxembourgeois, le servage sera aboli60. La problématique des voueries continuera cependant à occuper les tribunaux, notamment en ce qui concerne les successions61.

21Régime corporatiste. GÉRARD TRAUSCH nous rappelle que la société, coutumière, était sous l’Ancien régime fortement hiérarchisée et inégalitaire ; le Duché de Luxembourg, en dehors de l’agriculture ne connaissait qu’une production artisanale, les métiers étant obligatoirement organisés en corporations ou jurandes dans les villes et gros bourgs, chacune disposant d’un statut propre et d’une loi spécifique62. NICOLAS MAJERUS précise que les corporations existaient chez nous au XIIIe siècle, mais que ce n’est qu’aux XIVe siècles qu’elles se sont organisées solidement63. Pour ROBERT LÉON PHILIPPART, les corporations remontaient à Luxembourg au XIVe siècle et ailleurs (Diekirch, Arlon, Vianden) au XVe siècle, qu’il s’agissait d’organisations extrêmement protectionnistes, l’accès y étant difficile et fort coûteux64. D’après JEAN ULVELING, les premiers statuts des métiers de Luxembourg portaient l’empreinte du droit germanique de l’époque ; la chaîne des traditions se perd dans le XIVe ou XIIIe siècle, mais la corporation de St-Eloy remontait, selon ses propres dires, à 126365. La société luxembourgeoise était ainsi bloquée dans le système suranné des corporations.

Sous l’Ancien régime, le travail – surtout dans les villes – était ainsi organisé par métiers dans des corporations. Ces corporations détenaient un monopole sur leur métier. Le travail s’exerçait à l’intérieur d’un tissu réglementaire dense et peu flexible. Les carrières et statuts étaient fixés. Il existait une hiérarchie entre les métiers ; à Luxembourg-Ville, les drapiers avaient reçu l’honneur de marcher à la tête des métiers et d’exercer une prépondérance sur les autres corps66. La distinction entre métiers et professions était plus importante que la distinction patron, apprenti, ouvrier, employé, etc.

La progression (carrière) et les statuts étaient figés. La corporation procédait à la fixation des règles de l’art et procédait à ce qu’on appellerait aujourd’hui un « contrôle de qualité ». Ce cadre donnait certes à ceux qui avaient la chance d’y entrer une protection importante, mais il est également de nature à inhiber toute innovation.

NICOLAS MAJERUS précise qu’au XVIIIe siècle, la vie corporative subissait une crise à cause de ses nombreux abus. En 1771, l’impératrice a tenté d’éliminer des statuts les dispositions surannées, mais les métiers s’y sont opposés. Dans la même année, une ordonnance cherche à limiter le nombre jugé abusif de procès intentés par les corporations67. En 1784, tous les maîtres ont obtenu la liberté d’employer le nombre d’ouvriers qui leur convenait68. La Révolution française ne fera ainsi que donner le coup de grâce à un système suranné69 (voir à ce propos → 37 et 301).

22Régime du Code Civil. Les dispositions du Code civil relatives à ce qu’on appelle aujourd’hui « contrat de travail » sont quasiment inchangées depuis sa promulgation en 1804, et restent très sommaires (voir aussi → 37).

En parlant de « louage de services », la notion reste associée au louage de choses. L’article 1708 nous apprend qu’il existe deux sortes de contrats de louage : celui des choses et celui d’ouvrage. Dans la logique du Code civil, le louage peut avoir trois objets : des choses, du cheptel ou des gens de travail. La notion de « louage d’ouvrage » reflète l’idée d’une location de la force humaine au profit d’autrui70.

Le louage d’ouvrage est défini par l’article 1710 comme étant un contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles. Parmi ces contrats, l’article 1779 distingue différentes catégories, dont, sous le point 1°, la catégorie très large du « louage des gens de travail qui s’engagent au service de quelqu’un ». Comme le note NORBERT OLSZAK71, cette formulation s’explique du fait que le Code Civil, en 1804, avait repris, à travers l’œuvre de POTHIER, les appellations du droit romain ; dans l’économie romaine reposant sur l’esclavage, cette réification du travail par son assimilation aux choses était normale, mais elle peut aussi convenir à l’économie capitaliste où la force de travail doit pouvoir s’échanger sur le marché. Ainsi, le Code civil, même s’il a libéré le travail, n’en est pas moins resté attaché dans sa terminologie aux distinctions anciennes.

On peut juger ces dispositions surannées ; mais à chaque fois que le législateur a été amené à légiférer sur le contrat de travail, il a insisté sur le maintien de la référence vers ces articles du Code civil pour conserver le rattachement avec le droit des obligations classique. Ainsi, à ce jour, l’article L. 121-1 du Code travail définit le contrat de travail par référence à l’article 1779 1° du Code Civil. Le travail est ainsi entièrement libéré des contraintes de l’Ancien Régime et soumis à la liberté contractuelle. Les corporations ne sont pas seulement abolies, mais les révolutionnaires interdiront encore toute forme de coalition (→ 301), afin de garantir cette liberté nouvelle et d’éviter un retour des anciennes structures corporatistes. Le « travail » s’échange donc d’individu à individu, aux conditions librement convenues.

Cette évolution, favorisée par l’industrialisation, emportera encore plusieurs autres abstractions : le travail s’affranchira du capital et de la formation, qui se doteront d’un encadrement juridique distinct. De même, la femme sera marginalisée du fait que travail rémunéré et tâches domestiques seront scindés dans le temps et l’espace.

23Dissociation du capital. Du fait que la force humaine et le temps du travail pouvaient faire l’objet d’une convention à part, le travail s’est dissocié du capital. Le salarié n’est plus propriétaire de ses outils de travail. Cette donne est rendue nécessaire par l’industrialisation vu les importants investissements requis par les manufactures et usines. Les capitaux devaient pouvoir s’accumuler pour mettre en place ces nouvelles installations. La situation du travailleur s’en voit affaiblie : il ne maîtrise plus le processus de création de valeur. Il n’est pas non plus associé à la vente des biens et services qu’il produit. Le fait de ne plus être maître de la production met le salarié en situation de subordination et lui enlève tout droit de décision. Cette dissociation, engendrant une opposition entre le capital et le travail, marquera toute l’histoire sociale. Elle se résume dans la question de la répartition du pouvoir de décision (→ 224) et de la richesse (revenus et risques ; → tome II) relatifs à l’activité économique entre le facteur capital et le facteur travail.

Cette séparation trouvera son expression dans la forme de la société anonyme où capital et travail sont complètement séparés : l’actionnaire ne travaille pas, et souvent ne dirige pas non plus l’entreprise, mais n’a envers celle-ci qu’un lien d’investisseur. La société anonyme « est celle dont le capital est divisé en actions et qui est constituée par une ou plusieurs personnes qui n’engagent qu’une mise déterminée »72. Les sociétés de personnes, et dans une certaine mesure la société à responsabilité limitée, peuvent être constituées sans apport en capital, mais par la simple volonté des associés de travailler ensemble ; dans la société anonyme par contre, l’apport en industrie (apport en travail) est interdit. Le travail ne peut être apporté que par les travailleurs et non par les actionnaires.

24Dissociation de la formation. Le travail s’est aussi dissocié de la formation, comme le note MARCELLE STROOBANTS73. Sous l’Ancien Régime, l’apprentissage était assuré par le maître auprès duquel on travaillait. Les statuts des corporations obligeaient d’avoir travaillé chez des maîtres et d’avoir voyagé comme compagnon74. Dans l’ère industrielle, le patronat a peu d’intérêt à investir dans la formation d’une main d’œuvre mobile et volatile. DENIS SCUTO en fournit une illustration pour le travail dans les mines75 : c’est l’équipe travaillant ensemble qui assure la formation sur le lieu même du travail. Le jeune manœuvre qui se joint à l’équipe, et qui commence comme rouleur, n’a pas besoin d’une qualification particulière » ; deux jours d’introduction sont jugés suffisants par les patrons. Peu à peu, le jeune rouleur acquiert les connaissances nécessaires pour passer à la profession de mineur.

Il n’est donc guère étonnant de voir l’école publique se développer parallèlement avec l’industrialisation, évolution qui a également été favorisée par l’interdiction du travail des enfants.