Bérénice - Jean Paul Pointet - E-Book

Bérénice E-Book

Jean Paul Pointet

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Beschreibung

Baron désargenté, Edmond Alfé Des Gonds se trouve confronté, malgré lui, à une petite personne issue de la bourgeoisie : Bérénice Piranesi. Elle aime les chiffres et les sciences, il n'aime que la littérature. Elle méprise la noblesse, caste inutile, lui ne peut s'empécher de la comparer à ses soeurs et s'étonne de son instruction et de sa liberté de ton. Bérénice est le premier tome d'une longue série qui emmène le lecteur de 1785 à 1795 sous le nom de "Mémoires d'un gentilhomme des dernières années de l'ancien régime".

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Seitenzahl: 608

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Avertissement au lecteur

Ces mémoires sont apocryphes. J'ai longtemps hésité sur la forme à leur donner, c'est long et difficile de se raconter, même quand on a survécu, comme dit si bien mon contemporain l'abbé Sieyès. Sans ma petite Émilie, ma fille bien aimée qui me l'a demandé, je ne me serais pas penché sur ces années douloureuses, de plus je ne suis ni écrivain, ni grammairien, j'écris difficilement et, tel un besogneux, j'ai besoin de revenir fréquemment en arrière pour vérifier la cohérence de mon récit. Ami lecteur, merci de m'accompagner sans me juger.

Table des chapitres

Chapitre 1 Un curieux repas de fiançailles

Chapitre 2 Les choses se gâtent pour Bérénice.

Chapitre 3 Éléonore de Fierville

Chapitre 4 Allais-je regretter Paris ?

Chapitre 5 Trianon

Chapitre 6 Sous le charme

Chapitre 7 Les ennuis s’accumulent.

Chapitre 8 Promenade dans Paris

Chapitre 9 Charles Honoré de Maubuisson

Chapitre 10 Violaine de Villebon

Chapitre 11 D’Osny

Chapitre 12 Deux duels et un grave dilemme.

Chapitre 13 Conséquence imprévue d’un acte chevaleresque.

Chapitre 14 Chez D’Osny

Chapitre 15 Départ

Chapitre 16 Sept jours de voyages

Chapitre 17 À Paris, pendant ce temps-là

Chapitre 18 Fierville

Chapitre 19 Mercuriale

Chapitre 20 Salgard

Chapitre 21 Un château à défendre

Chapitre 22 Trahison

Chapitre 23 Probus

Chapitre 24 Fuite

Chapitre 25 Saint-Éric

Chapitre 26 Saint-Quentin

Chapitre 27 Deux seins nus et une conscience en déroute

Chapitre 28 Premier rêve

Chapitre 29 Le souterrain

Chapitre 30 Deuxième rêve

Chapitre 31 Arrivée de Probus

Chapitre 32 D'Osny et Corbinien

Chapitre 33 Jeannette

Chapitre 34 Destin

Chapitre 35 Rendez-vous secrets

Chapitre 36 Julie

Chapitre 37 D'Osny veille

Chapitre 38 Un revenant

Chapitre 39 Retrouvailles

Chapitre 40 Échanges et négociations

Chapitre 41 Terrassé mais vainqueur

Chapitre 42 Le contrat

Chapitre 43 Conséquence d'un contrat de mariage

Chapitre 44 Conversations

Chapitre 45 Enfin un emploi qui convient

Chapitre 46 Mariage

Chapitre 47 Débuts au Garde-Meuble

Chapitre 48 Retour en Saintonge

Chapitre 49 Noël

Chapitre 50 Juste châtiment

Épilogue

Chapitre 1 Un curieux repas de fiançailles

Nous étions treize à table, chiffre inquiétant pour certains, mais pas pour maître Piranesi qui fêtait les fiançailles de sa fille, dignement comme il se doit quand on est notaire royal. Le champagne avait été offert par le prétendant, deux caisses d’un cru exceptionnel, tous en avaient plaisanté. "Vous voulez vous ruiner avec du Ruinart1!" Le jeu de mots était facile, il n’avait pas fait rire la fiancée.

Jean Sébastien Guillot, son promis, était conseiller au Parlement de Besançon, un emploi de justice. L’homme était âgé, deux fois veuf, vivait avec sa mère et avait quatre enfants dont elle allait avoir la charge, à dix-sept ans ! C'était un homme de haute taille, très mince, voire maigre, avec un cou immense portant une pomme d'Adam agressive, quasi-goitre, qu'eut daubé monsieur de Bergerac s’il avait été encore en vie. Son habit gris était parfaitement ajusté et de bonne coupe. La fine mousseline de sa cravate à jabot tombait en trois cascades exubérantes fraîchement plissées, ça le flattait faisant oublier le cou et son appendice monstrueux. Il portait une perruque poudrée à frimas aux rouleaux relevés sur les tempes, ce qui lui donnait un air à la mode, et affichait un sourire, dont ne savait s’il s’adressait à la fiancée, dont la beauté faisait contraste, ou s’il était simplement de courtoisie. Était-ce un artificieux comme semblaient en témoigner les petits regards qu’il s’adressait dans le miroir ? Un dissimulé ? Un jésuite tartufiant le futur beau-père ? Était-ce simplement un jocrisse2 ? Je trouvais la jeune fille bien trop jolie pour la donner à un tel homme.

Bérénice Piranesi était vêtue d'une robe de soie souple, couleur queue de serin3, sans panier ni tournure, simplement posée sur deux jupons souples. Cette robe avait un décolleté très sage qui tirait le regard, le corsage était ajusté. Elle ne portait aucun bijou ce qui faisait ressortir la blancheur de son cou. Quand elle était entrée dans le salon nous nous étions tous levés et c'est debout que s’étaient faites les présentations. Le fiancé avait pris un air de circonstances et essayé de se montrer sobre en s'inclinant pour la saluer, mais ses yeux s’étaient attardés sur le fin sillon de la jeune poitrine, l’évaluant comme bétail à la foire, était-elle une vache qu’il lui eut tâté les mamelles. La jeune fille avait eu un haut-le-cœur vite caché d’une courte révérence, ce faisant elle avait exposé un peu plus sa jeune gorge et rougit violemment, tandis qu'un léger tremblement se répandait dans tous ses membres malgré ses efforts pour le maîtriser. Guillot avait affiché une mâle satisfaction, "je l’impressionne". Pour ma part, je la croyais surtout terrorisée.

Il y avait eu des applaudissements auxquels Corbinien et moi, ne nous étions pas joints. Corbinien détestait la bourgeoisie et n’était là que par amitié. Pourquoi mon notaire nous avait-il invités, je ne sais. Je ne connaissais que lui dans l’assistance, c’est par son intermédiaire que me parvenaient les maigres fermages que me rapportait ma petite seigneurie. Il nous avait présentés avec une emphase exagérée.

« Monsieur le comte Corbinien de Vigneules, dix-huit quartiers de noblesse. Monsieur le chevalier de Sémontré, baron Edmond-Alfé Des Gonds, qui n’en compte pas moins. »

Vingt-deux, avais-je précisé pour lui faire pièce.

Le conseiller Guillot était venu avec sa mère, aussi petite qu’il était grand, sèche, sans l’ombre d’un sourire, regardant sa future bru avec méfiance.

Madame Piranesi était une petite chose insignifiante, mais joyeuse.

Maître Rouvray était notaire lui aussi, c'était un ami de maître Piranesi, sa femme l’accompagnait, heureuse de ce voyage dans la capitale, car tous deux habitaient en province, pas très loin de la Saintonge.

Les quatre autres personnes présentes étaient d’abord un petit homme rubicond qui plaisantait beaucoup, c’était un ami de Guillot, il était, lui aussi, conseiller au Parlement de Dole et s’appelait Bisseau. Un ecclésiastique rondouillard et court sur jambe parlait beaucoup, il avait une bonne tête sympathique et répondait au nom de Naussans, c’est lui qui célébrerait le mariage. Un second ecclésiastique était là, tout son contraire, il était si grand et si maigre qu’il eût passé pour le frère de Guillot, qui d’ailleurs l’avait imposé au repas de fiançailles, il s’appelait Robert de Chanaleilles. Le dernier personnage présent était un homme de petite taille, trapu, mal habillé, avec un visage assez laid et des yeux fureteurs, la chevelure très noire, du poil partout, une légère difformité dorsale à la limite de la bosse. Corbinien m’avait glissé en aparté qu’il avait tout du rat, c’était le commissaire de quartier, un certain Salgard.

Le repas se révéla excellent, Piranesi avait engagé deux porte-chapes stylés4 qui pour cinquante sols firent un excellent effet. Un traiteur avait fourni, outre le souper, le linge de table, les couteaux, cuillères et tout le nécessaire accompagnant les mets qu'il fournissait5, à savoir un plat de noix de veau à l'oseille, une compote de quatre pigeons, un plat d'artichauts frits et de haricots verts, tourte de frangipane, crème fouettée et deux seaux6 de cerneaux. Les vins étaient merveilleux, ils étaient servis dans des coupes en cristal que le maître des lieux avait commandées spécialement pour ce repas, chacune était décorée d’un blason personnalisé. Pour moi et Corbinien, c’était à nos propres armes, et plus fantaisiste pour les autres convives qui étaient enchantés à l’idée de pouvoir les garder à l’issue de ce repas de fiançailles.

Tristes fiançailles, si les mets et les vins étaient agréables, il n’en était pas de même pour les conversations, on ne peut plus inintéressantes, pouvait-il en être autrement avec à table deux juges, deux notaires, deux ecclésiastiques, une jeune fille malheureuse qui se taisait, un commissaire de police et Corbinien qui refusait de répondre quand on lui parlait.

Piranesi commença par mettre en valeur les qualités de sa fille, son instruction, sa douceur, l'intérêt qu'elle portait à son métier, son jugement, sa finesse face aux arguties juridiques. Guillot opina sans s’engager.

Soucieux de le mettre en valeur, mon notaire le fit parler, l’autre comprit parfaitement le jeu et se complut à décrire son travail, les gens qu'il fréquentait, le confort de sa demeure à Besançon où il avait laissé ses enfants, pauvres orphelins auxquels il manquait une mère, c’est ce qui le pressait de se remarier. Il se tourna vers sa fiancée, la jeune fille se tut. Il y eut un léger flottement, Corbinien ricana discrètement. Piranesi multiplia les questions pour ne pas laisser la gêne s’installer: quelle était sa charge, avait-il traité récemment des affaires intéressantes, quels étaient ceux, de ses collègues, qu’il appréciait particulièrement et conclut d’une galanterie.

« Nous avons eu de la chance que vous puissiez vous libérer, j'imagine que vous êtes écrasé de travail.

Guillot se rengorgea.

— Vous ne sauriez si bien dire, maître, je n'ai pu obtenir ce congé du président à mortier7 Marbeuf qu'en insistant sur les buts de ce voyage.

Il accompagna ces paroles d'un sourire coulé en direction de Bérénice, qui fit comme si elle n'avait pas entendu.

— Et ce dernier a visiblement accepté puisque vous êtes là !

— C'est un homme remarquable, il est premier président, ce qui lui vaut le titre de Monseigneur. Il a tout de suite accepté, ce d'autant plus qu'il est lui-même heureux en ménage, comme le prouve sa nombreuse descendance.

— Mais encore ? fit Piranesi qui trouvait que son futur gendre insistait trop et commençait à s'inquiéter des réactions de sa fille.

— Je vais vous étonner, vous surprendre et sans doute même ne me croirez-vous pas fit Guillot ménageant ses effets. Savez-vous combien cet homme a eu d'enfants ?

— Si vous le présentez ainsi, c'est qu'il en a eu beaucoup.

— Oui, vous êtes sur la bonne voie, son épouse est devenue une célébrité.

— Si on se réfère à celles des puritains anglais d’autrefois, qui en avaient fréquemment douze, voire treize, le chiffre doit s'en rapprocher.

— Multipliez par deux et vous serez encore en dessous de la réponse fit Guillot, ravi de la stupéfaction de son auditoire.

— Plus de vingt-cinq ? proposa Corbinien, ouvrant pour la première fois la bouche.

— Trente-trois dit Guillot, triomphal, comme s'il était l'auteur de l'exploit8.

— Quelle horreur ! fit madame Piranesi.

— Quelle santé ! fit Rouvray.

— Qui faut-il célébrer monsieur Guillot, demanda ingénument Corbinien, le géniteur puissant engendrant une telle postérité, où la mère féconde qui y survit ?

— Mais ni l'un, ni l'autre, je voulais juste expliquer que Monseigneur de Marbeuf ne pouvait pas me refuser un congé.

— J'espère que vous n'entendez pas suivre son glorieux exemple.

— J'ai déjà quatre enfants, deux fils et deux filles, si je me remarie, ce n'est pas tant pour m'assurer une descendance, que parce que je crois qu'ils ont besoin d'une mère.

La jeune fille était livide. Prudent, Piranesi préféra changer de sujet.

— Que faut-il penser des Francs-comtois, sont-ils aussi procéduriers que les Parisiens ?

— Si j'osais, je dirais que c'est une horreur. Ces gens-là sont "moult brigueux, de subtiles tromperies et fort enclins à la fureur des chicanes" comme on dit là-bas, mais je ne m’en plains pas, cela me permet d'en vivre, et fort bien.

— Vous êtes nombreux ?

La question sembla embarrasser Guillot qui craignait que l'énormité du chiffre ne diminue son prestige.

— Nous sommes quatre-vingt-dix-huit.

— La province est donc si peuplée !

— Le chiffre est plus fréquent que vous ne semblez le croire, beaucoup de gens ont recours à la justice du roi.

— Si vous êtes conseiller, vous êtes donc noble ? fit Corbinien, légèrement moqueur.

— Mais oui.

— Vous êtes noble ! Baron, comme monsieur ?

Je venais d’entendre pour la première fois la voix de Bérénice Piranesi, une voix claire, posée, intelligente. Son ton manifestait plus le doute que de la surprise, mais Guillot ne le perçut pas. Corbinien s’amusait beaucoup.

— Nous sommes en dessous, écuyer. Si le titre est petit, nous n’en avons pas moins tous les privilèges de l'aristocratie, dont le blason. Cette question est-elle importante à vos yeux, mademoiselle ?

— Non, je vous prie de m'excuser si je vous ai semblé impolie.

— Il n’en est rien, soyez-en sûre.

Guillot expliqua ensuite que sa charge était héréditaire, qu'il la tenait de son père et qu'il espérait bien la transmettre un jour à son fils aîné. Elle rapportait peu en argent, mais beaucoup en épices9, les plaideurs étant autorisés à offrir des présents à ceux qui instruisaient leur affaire. Piranesi demanda à Guillot s’il n’avait pas à leur conter une affaire criminelle qu’il aurait éclaircie. Ravi, Guillot s’exécuta.

« Ce tantôt. Un goujat10 de campagne était accusé d'avoir tué son fils en le noyant.

— Quelle horreur ! fit madame Piranesi.

— Oui, et le pire, c'est que le pauvre diable était sans doute innocent. Lorsque le cadavre fut découvert, le greffier criminel étant absent, l'affaire fut portée devant la justice seigneuriale du marquis d'Aubais. C'est un homme très efficace et puissant. Pas moins de six personnes se rassemblèrent sur les lieux de la découverte : le juge seigneurial, son procureur juridictionnel, un greffier civil et criminel, un huissier, un maître chirurgien et le marquis lui-même. Bien entendu, tous les villageois accoururent, à la fois ravis de la distraction et réclamant justice à grands cris.

— Qu'a fait le marquis ?

— Il savait parfaitement qu'un crime relève du Parlement de Dole, qui seul, en l’absence du roi peut juger en haute justice. Pour calmer la foule, il a fait procéder à l'acte de cruentation.

— Aïe ! fit Piranesi.

— N'est-ce pas. Pour ceux qui ne le savent pas, l'acte de cruentation est le mot ancien désignant la torture. L'homme a donc subi une sorte de jugement de Dieu.

— Charmant sujet pour un dîner de fiançailles, me souffla Corbinien l’oreille.

— Monsieur l’écuyer est en manque de poésie, répondis-je à mi-voix.

Guillot attendit quelques secondes pour faire monter la tension, but une gorgée de vin dont il se rinça la bouche, puis il raconta.

— En fait, le marquis d'Aubais n'en avait pas le pouvoir et il le savait bien. Le corps était allongé dans l'herbe, au bord de l'étang. Il a ordonné au suspect de l'enjamber plusieurs fois de suite. Toute l'assistance observa que son visage changeait de couleur. Puis le maître chirurgien du marquis lui palpa le cœur, lequel toquait fort. Enfin il constata que le pouls du suspect s'était accéléré, c'était la preuve qu'il était coupable !

Bisseau applaudit, Salgard fit remarquer qu’en guise de torture, c’était léger. Guillot se lança dans le récit d’une autre affaire judiciaire, avec effets de manchettes et des plaisanteries auxquelles il enlevait toute saveur, vu qu'il en pouffait le premier et plus fort que les autres. Procédures, greffiers, sergents, libraires imprimeurs, exécuteurs des hautes œuvres, je m’ennuyais, et plus encore la fiancée qui, depuis quelque temps, me jetait de petits regards, ayant saisi les miens.

Puis il y eut un petit drame, qui en précédait un grand. Guillot savait parler, c'était son métier, il semblait intarissable, décrivant la beauté du site de Briançon, la double courbe du Doubs, l'animation des chalands, la splendide forteresse, le palais de l'évêque, les boutiques de nouveautés, la cathédrale Saint Jean et son extraordinaire horloge astronomique aux soixante-deux cadrans, le palais Granvelle. Il parla aussi de ses relations flatteuses, les après-midi chez la baronne douairière de Morton, les conversations édifiantes du jeudi quand monseigneur lui faisait l'honneur de venir souper. Bérénice sursauta.

— Vous recevez un évêque à souper !

— Mais oui, mère est très pieuse et monseigneur de Boisgelier, qui est vicomte, nous honore de son amitié. Il nous l'a prouvé récemment en me donnant un rôle important lors de la procession du rosaire. Je portais les reliques de Saint Pacôme, exceptionnellement déchassées et offertes à l'adoration des fidèles.

— Mais, c'est médiéval !

Guillot, perdu dans ces pieux souvenirs, ne saisit pas le ton de la jeune fille qui voyait avec dégoût son prétendu promis à pied, dans les rues de Besançon, un coussin de velours dans les mains et portant avec déférence un vieux tibia ! Puis les pensées se précisèrent, elle voyait ce même homme diriger son existence, entrant dans son lit, posant ses mains sur elle et réclamant l'usage de ses droits d'époux. Elle poussa un cri, les conversations cessèrent, on la dévisagea.

— Ce n'est rien, un petit malaise, cela va déjà mieux s’excusa-t-elle.

Corbinien vola à son secours en évoquant la fête scandaleuse donnée par le duc de Chartres. Trois jeunes femmes y étaient venues vêtues de robes si indécentes qu’on avait qualifié la soirée de ″petit repas des déesses″. Guillot discourut largement sur l'affaiblissement de la morale, dont ces crapules d’encyclopédistes étaient la cause. Puis les conversations glissèrent un instant sur les réformes de Maupeou, fâcheusement annulé par Sa Majesté11. Guillot évoqua des affaires de fausse noblesse qu’il avait eu à traiter, le commissaire Salgard lui demanda des précisions que l’autre fournit avec tout un luxe de détails, puis Piranesi se leva, le moment des félicitations était venu. Il brandit fièrement sa coupe en cristal et s’exclama.

— Je bois au vicomte Corbinien de Vigneules et à son ami, Edmond Alfé, baron Des Gonds, qui honorent tous deux de leur présence les fiançailles de ma fille.

Corbinien ne pouvait pas ne pas remercier, il se leva et porta son toast.

— Je bois à ces dames.

C’était sobre, à son image, d’ailleurs il ne but pas, se contentant de faire semblant. Les trois femmes présentes inclinèrent la tête. Si madame Rouvray était jolie on ne pouvait en dire autant de madame Piranesi, petite chose effacée, et encore moins de la mère du conseiller, aussi sèche qu’austère. Je me levai à mon tour.

— Je bois en l’honneur de la future madame Guillot.

La jeune fille garda la tête baissée. Prenant exemple sur Corbinien je trempai juste mes lèvres, faisant mine de boire. M’associer au rite sacrificiel de cette jolie biche était au-dessus de mes forces.

Les toasts se succédèrent, chaque invité brandissant fièrement la coupe, que le maître des lieux avait commandée spécialement au meilleur cristallier de la capitale…

— Je bois en l’honneur de l’abbé Naussans qui célébrera le mariage sous huitaine.

— Je bois en l’honneur du futur marié dont la piété est exemplaire.

— Je bois à la fiancée, aussi belle que sage.

La pauvre était livide. Ascète dans sa tenue, Guillot l’était dans ses mœurs, la pauvre jeune fille n’allait pas s’amuser, surtout que madame Guillot regardait son fils avec une adoration possessive.

C’était le tour du juge Bisseau, il serait le témoin de Guillot. Il se leva et attendit que tous les regards convergent sur lui. Petit, l’embonpoint bourgeois, la mine couperosée et les yeux rieurs, il fit durer, tel un comédien qui prépare son effet.

— Je bois au conseiller Guillot qui me fait l’honneur de son amitié et qui a enfin accepté de me vendre sa terre de Beaupré afin que je puisse en porter le nom.

Corbinien me jeta un coup de coude, nous avions vu les deux hommes échanger leurs verres, blason oblige. Bisseau rejeta la tête en arrière et vida sa coupe. Aussitôt un goût bizarre révulsa ses papilles, c’était un mélange de sucre et d’amer. Il se plia en deux, le visage déformé sous l’effet de violentes douleurs, tordu de spasmes, et porta la main à sa poitrine. De nouvelles contractions le transpercèrent si rudement qu'il s’affala sur le sol, un filet de bave au menton, secoué de convulsions. Les femmes crièrent, Piranesi et Rouvray se regardèrent, Guillot resta de marbre, Corbinien esquissa une sorte de grimace ironique, la fiancée leva les yeux sur moi et me regarda fixement.

Soudain la vieille se leva et tendit un doigt accusateur vers la jeune fille.

« C’est vous qui l’avez empoisonné, sorcière. »

1 Première et plus ancienne maison de Champagne créée en 1729 à Épernay.

2 Un benêt.

3 Mélange de jaune et de noir. On en verra beaucoup, quelques années plus tard, sous la Révolution !

4 Domestiques servant à table.

5 Cela permettait d'augmenter la note et il fallait en passer par là même si les placards étaient déjà pourvus d'argenterie.

6 Comprendre "compotier".

7 Président à mortier, l'un des dix juges du Parlement. Le mot vient de la petite toque ronde qu'ils portent en séance.

8 La chose est historique et prouvée. Elle est citée par les auteurs du célèbre dictionnaire "J'ai vécu au dix-huitième".

9 Avantages matériels. L’origine de cette expression est réellement fondée sur les épices, les magistrats se faisant payer en poivre ou en muscade, d’où la fonction de receveur des amendes et des épices que les députés de l'Assemblée Constituante supprimeront en 1789.

11 Selon les historiens contemporains, la chute de Maupeou et l'abandon de ses réformes par Louis XVI auraient pu moderniser la monarchie et éviter la révolution de 1789. Apprenant que le roi lui retirait sa confiance, Maupeou aurait confié en aparté « il est foutu ».

Chapitre 2 Les choses se gâtent pour Bérénice.

Les regards convergèrent vers la jeune fille, stupeur, étonnement et interrogations se lisaient sur les visages. Elle fit face, refusant de baisser les yeux, image même de l’innocence outragée, je ne pus me retenir de l’admirer. Puis les faits s’enchaînèrent, à une vitesse infernale. Piranesi claqua dans ses mains et appela ses valets.

— Holà mes gens, le conseiller Bisseau a eu un malaise, qu’on lui porte secours.

Tout le monde se leva, les valets s’empressèrent, on tenta de lui faire absorber un émétique, en vain.

— Il est mort, monsieur, dit l’un des domestiques.

— C’est impossible.

La terrible accusation semblait flotter dans l’air. Les femmes s’étaient regroupées dans un coin, les hommes autour du corps. Bérénice était seule. Elle tremblait légèrement et ne me quittait pas du regard. Attendait-elle quelques secours de ma modeste personne ? Le commissaire Salgard prit les choses en main.

— Qu’on fasse quérir le médecin du Châtelet.

L’attente parut interminable. Guillot avait ramassé la coupe dans laquelle il aurait dû boire, il la contemplait pensivement, ses yeux allant de l’objet fatal à sa fiancée, je crus deviner le mot garce sur ses lèvres. Les beaux yeux clairs soutenaient son regard, "je recommencerai" semblaient-ils dire. Avais-je trop d’imagination ?

Contrairement à moi, Corbinien évitait galamment de regarder la jeune fille, mais il avait un léger sourire au coin des lèvres que j’interprétai sans peine, "madrée, la pucelle". Je lui en voulus. L’abbé Naussans avait sorti son rosaire dont il serrait nerveusement les grains tout en murmurant, "Dieu, prend pitié de ta créature", sans qu’on sache si cette prière s’adressait à la victime ou à la jeune fille. À ses côtés, Robert de Chanaleilles faisait de même, mais son regard, posé sur Bérénice, me sembla habillé d’un fanatisme cruel. Les Rouvray avaient été transformés en statue de pierre. Madame Piranesi pleurait discrètement. La vieille Guillot couvait des yeux son grand homme, qui lui-même ne détachait pas son regard de la jeune fille, laquelle palissait à vue d’œil. L’attente se faisait interminable.

Soudain le médecin entra, c’était un homme jeune, portant besicles, tout de noir vêtu. Il observa le défunt, préleva de la bave, et conclut laconiquement qu’il s’agissait bien d’un empoisonnement à l’arsenic. Ses deux aides emportèrent le corps jusqu’à la morgue où il avait ses instruments et surtout les indispensables canidés dont il avait besoin pour confirmer son hypothèse12. Les choses prenaient une autre tournure. Salgard regarda froidement Piranesi.

« Maître, je veux interroger tous vos domestiques, mais pas ici, au Châtelet.

— Je vous rappelle que notre bon sire a interdit la question, murmura Piranesi13.

— Qui a mis la table ?

— Mais, eux, naturellement.

— Même les verres ?

Mon pauvre notaire n’était plus que l’ombre de lui-même, il n’osa pas regarder sa fille. Salgard eut l’élégance de ne pas insister, il obtiendrait des aveux en son temps. L’élégant coffret fourni par le maître verrier suivit le même chemin que le cadavre. Salgard était pressé de partir, nous fûmes congédiés non sans avoir été sommés de nous présenter au Châtelet dans les plus brefs délais.

Le Châtelet est la plus horrible prison de Paris. Situé au débouché de la rue Saint-Denis et à l’extrémité du Pont-au-Change, un flot continuel y entre ou en sort : officiers de justice, sergents du guet bourgeois, avocats en rabats, plaideurs qui leur courent après, commis portant des sacs. Malgré les siècles, l’édifice avait gardé son allure de forteresse médiévale, outre ses cachots et sa morgue, c’était aussi le siège de la police parisienne, l’endroit où l’on n'entrait jamais sans être sûr de pouvoir en sortir.

Je me présentai au portier et demandai le bureau du commissaire Salgard. L’homme me fit attendre, ce qui permit à Corbinien de me rejoindre, il n’avait pas envie de parler, je me tus moi aussi.

Le bureau du commissaire était sombre, sans aucune ouverture. Deux misérables bougies éclairaient une longue table sur laquelle étaient posées les treize coupes en cristal. Celle dans laquelle avait bu le malheureux Bisseau était à l’écart, l’artiste cristallier y avait ciselé le blason de la terre de Beaupré, d’or, à une fasce ondée d'azur, chargée d'une grappe d'argent tigée de sinople. Corbinien avait trouvé cela ridicule, les blasons se multipliaient comme les verrues sur la fesse d’un pesteux, tout le monde en avait ou s’en faisait faire : les bourgeois, les villes, les corporations et mêmes les commissaires au Châtelet dont certains s’enrichissaient de façon scandaleuse, on ne savait que trop comment.

Salgard ne s’abaissa pas à nous demander si nous avions empoisonné la coupe de Guillot, mais il voulut savoir pourquoi nous avions été invités à cette étrange soirée, je pris donc la parole le premier.

« Mes terres sont en Saintonge. Mon intendant m’envoie mes fermages par l’intermédiaire de maître Piranesi, je l’honore de mon amitié.

Ma formule était prétentieuse, Salgard retint un ricanement.

— Et monsieur ?

Corbinien sourcilla, il aimait qu’on lui donne du vicomte et ne répondit pas, ce que je fis à sa place.

— Monsieur de Vigneules m’accompagnait.

Salgard acquiesça distraitement.

— Vous connaissiez la jeune fille avant cette soirée ?

— Pour ainsi dire pas, et je ne la crois pas coupable.

Le policier eut un sourire rusé.

— Tiens donc ! Et ce serait qui, selon vous ? Car la victime a bel et bien été empoisonnée, le docteur Roitelet a ouvert le corps et ingurgité de force le contenu de son estomac à un chien qui est mort sur-le-champ, l’empoisonnement est donc confirmé.

Je n‘en avais aucune idée, seuls les beaux yeux clairs de Bérénice m’avaient poussé à une telle affirmation.

— À qui profite le crime, monsieur le baron ?

— Certainement pas à cette malheureuse enfant que le père va s’empresser de marier à quelqu’un d’autre. J’ajoute que le poison ne se trouve pas dans la corbeille d’une fiancée.

— Peut-être… Il y avait un autre verre empoisonné, voulez-vous savoir lequel ?

Un long frisson me parcourut, si le commissaire avait voulu ménager ses effets, il avait réussi.

— Lequel ? demanda froidement Corbinien, moins émotif que moi.

— Il portait un blason représentant le cœur sanglant du Christ.

Je sursautai.

— C’est celui de Naussans, il en était si fier qu’il l’a montré à tout le monde. Mais qui voudrait tuer cet homme sympathique ?

— Un de ces misérables athées, ennemi de notre Sainte mère l’Église !

— Il y en avait d’autres ? demanda négligemment Corbinien.

— Ou, un troisième, son blason représentait une simple couronne de martyr.

— Robert de Chanaleilles !

Salgard triompha.

— Guillot, Naussans, Chanaleilles, trois personnes connus pour leur attachement indéfectible à la religion.

— Le crime est donc signé, susurra Corbinien, vous démasquerez aisément le coupable. »

Corbinien s’empressa de disparaître, prétextant qu’il avait un assaut à mener contre maître Callot, dont la salle d’escrime était insuffisamment réputée. Je me retrouvai seul sur le pavé parisien, décontenancé. Rien ne m’attachait à cette jeune fille, pourquoi me sentais-je concerné ? Certes il était horrible ce Guillot, quant à sa mère, elle respirait la méchanceté, il suffisait de voir les regards jetés sur sa future bru avant l’horrible accusation, d’ailleurs d’où venait-elle cette accusation ? Y avait-il un secret dans la vie apparemment sage et rangée de cette pucelle ?

Il y a loin du Châtelet jusqu’à l’enclos du Temple, près duquel était mon domicile, je marchais d’un pas lent tout en réfléchissant. Qu’aurais-je fait si mon Tout-Puissant de père avait voulu m’unir à un vieux corbeau décharné ? Si j’avais dû coucher dans son lit ? Vivre sous la tutelle d’une marâtre que je devinais aussi stupide et butée que toute puissante ? La condition des femmes n’avait rien d’enviable, elles étaient rares celles qui pouvaient choisir leur destin. Même Éléonore, ma redoutable fiancée, savait parfaitement qu’elle devrait se marier tôt ou tard, et c’est pour cela qu’elle m’avait choisi plutôt qu’un époux qu’on lui aurait imposé.

C’était une histoire douloureuse que j’aurais préféré oublier, mais était-ce si facile ? Certaines personnes n’ont aucune mémoire, quand on discute avec elle d’évènements auxquels elles ont participé on a presque le sentiment d’être un menteur. Vous êtes sûr ? Vous croyez ? D’autres en ont trop, j’en faisais partie, mais la mémoire est sélective, capricieuse, bizarre, elle vous envoie des images sans qu’on le veuille. De penser à Éléonore me rappela ma jeunesse, et surtout mon père qui me terrorisait. Quand il venait me chercher à la pension, son silence était terrible. Une fois au château je devais le suivre dans notre petite bibliothèque, où il vérifiait mes connaissances, il était très instruit pour un homme de guerre. Puis nous passions à la salle d’armes, il y testait mon courage dans de furieux assauts, or j’étais un être doux, paisible dont le bonheur résidait dans les livres. Je le décevais. Si j’avais été cadet, il aurait fait de moi un curé. Pour corriger ce qu’il tenait pour un défaut il m’apprenait la guerre à grands coups d’étrivières, mais j’étais déjà un petit Mazarin, je préférais la diplomatie à la violence. Au moins appris-je à tenir correctement une épée, ce qui me sauva la vie plus tard comme je le dirai dans ces mémoires.

Pour en revenir à ma fiancée, j’avais abandonné Éléonore au pied de l’autel, s’il avait été vivant, mon père aurait sauté en selle pour me rattraper et me marier de force, comme cette pauvre Bérénice que tout le monde accusait. La jeune fille était-elle coupable ? Si ce n’était-elle, qui d’autres ? Les Rouvray venaient de Saintonge, comme moi, ils ne connaissaient pas Guillot. Naussans était doux comme un mouton, gourmand comme Pantagruel et bonasse comme les gens heureux ; de plus il était parisien et sans aucun lien (à ma connaissance) avec la Franche-Comté. Madame Piranesi aurait pu vouloir protéger sa fille d’un mariage réprouvé. Guillot aurait pu vouloir se débarrasser de Bisseau et trouver là une occasion en or, mais pourquoi englober Naussans et Chanaleilles dans le lot, ils étaient dévots, comme lui. D’où venait ce Chanaleilles ? Piranesi nous l’avait présenté sans s’étendre. L’homme ne s’était animé qu’une fois au cours de la soirée, c’était quand Guillot avait expliqué qu’il avait eu l’honneur de porter les reliques de Saint Pacôme, exceptionnellement déchassées lors d’une procession. Je doutais qu’une jeune fille de dix-sept ans ait assez de cran pour assassiner, dans la foulée, un fiancé exécré et deux dévots à son image. Restait Salgard. Pourquoi le commissaire aurait-il voulu assassiner Guillot qu’il ne connaissait pas ? Certains faits restaient troublants, Naussans avait-il bu son verre ? Il me semblait que oui, car l’homme était bon vivant. Si le verre était vraiment empoisonné, pourquoi ne s’était-il pas écroulé ? S’il ne l’était pas pourquoi Salgard aurait-il menti ? Tout cela était bien compliqué.

Sans m’en rendre compte, mes pas m’avaient porté devant la maison des Piranesi, un bel immeuble cossu, tout en pierre. J’hésitai un bref instant et toquai le heurtoir, un homme de ma condition se devait d’offrir son soutien à l’hôte chez qui le malheur s’était introduit. Je gravis le bel escalier de chêne menant aux bureaux de l'office notarial et fis antichambre. Apprenant que j’étais là, mon notaire s’empressa de me recevoir. L’homme avait perdu ses couleurs et toute sa bonhomie, il était ravagé et me parla comme si j’étais un familier.

« Ah monsieur le baron, quel grand malheur, ma pauvre fille est perdue.

— On n’arrête pas les gens sans preuve.

— Salgard en trouvera, ou croira en trouver, et entre les juges de la capitale et ceux de Besançon, il y aura une forte solidarité ! C’est une fatalité, un affreux hasard.

— Je ne comprends pas.

— Le poison ! Quelqu’un l’a mis dans le verre de Guillot, quelqu’un qui savait pouvoir s’en procurer or Bérénice a une passion pour la science, c’est une grande amie de Marie-Anne de Lavoisier.

— La femme du chimiste ?

— Oui, l’homme qui a percé le mystère de l'eau. Ma fille a suivi ses cours, elle a même assisté à certaines expériences. Je n’y trouvais rien à redire, car j’aime qu’elle soit instruite, or dans une officine, les flacons et bocaux ne manquent pas !

— Ça ne fait pas d’elle une meurtrière.

— Elle y a aussi rencontré un dénommé Fourcroy, athée notoire qui se moque de l’Église et la tient en détestation, or Bérénice est agnostique, elle a développé un esprit scientifique et ne croit qu’à ce qui a été démontré par la science. Qu’on lui prouve que Dieu existe et elle y croira. À supposer que le commissaire Salgard l’apprenne, et ça ne devrait pas tarder…

Le pauvre homme ne put finir. De fait, le cercle se refermait : arrestation, procédures, emprisonnement, la justice était encore plus impitoyable pour les femmes, créatures du diable, que pour les hommes. Je laissai Piranesi reprendre son souffle, puis il me fit une confidence qui aurait été d’une naïveté charmante, si les circonstances n’étaient pas si dramatiques.

— Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai invité monsieur le baron, ainsi que votre ami le vicomte, c’est par vanité, pour éblouir le conseiller Guillot. Je savais que je commettais une folie en lui donnant ma fille, mais l’idée d’être allié à une famille de la haute magistrature m’a fait oublier son bonheur.

— Il a l’air très porté sur la religion !

— Je ne le savais pas. Quand il est venu à Paris pour négocier le contrat, nous n’avons pas parlé messes, prières et patenôtres, juste de la dot. Il m’a alors paru courtois, intelligent, plein d’humour.

— Il a presque votre âge !

— C’est souvent une garantie de bonheur, pour une jeune fille.

— Pourquoi madame Guillot a-t-elle accusé votre fille d’être une sorcière ?

— Elle devait savoir pour Lavoisier, la science est à la mode, monsieur le baron, les femmes savantes sont de plus en plus nombreuses. Mon Dieu, moi qui étais si fier de l’amitié de Marie-Anne14 pour ma fille !

— Justement, pourquoi voulait-il l’épouser ? Ce genre d’homme n’aime pas qu’une femme soit instruite.

— La dot, monsieur Des Gonds, elle suffirait pour racheter toute votre baronnie, terres, bétails, hameaux et même le château. J’espère que je ne vous froisse pas ?

Bien sûr que si, il me froissait l’animal, je savais que j’étais pauvre, et Corbinien l’était plus encore. Il nous avait invités pour faire décoration, quelle humiliation !

— Les circonstances dramatiques dans lesquelles vous vous débattez m’ôtent toute pudeur superflue.

Piranesi eut un petit sourire triste.

— Ne me jugez pas, on se marie dans son milieu, vous-même… En donnant à ma fille une dot considérable, je croyais faire son bonheur, comment aurais-je pu prévoir que Guillot serait victime d’une tentative d’empoisonnement, et chez moi en plus !

— Il faut croire que l’assassin était parmi nous ! »

12 La médecine médicolégale n’existait pas, on utilisait des moyens empiriques.

13 L’abolition de la torture par Louis XVI se fit en deux étapes, 1780 pour la question préparatoire, et 1786 pour la question définitive dont le but était d’arracher des aveux.

14 Marie-Anne-Pierrette Paulze, épouse d’Antoine de Lavoisier.

Chapitre 3 Éléonore de Fierville

Ainsi la belle était agnostique, et Guillot, suffisamment intéressé pour passer outre à cette mésalliance que l’on pourrait qualifier de culturelle. Ah la puissance de l’argent ! Pauvre Bérénice, si elle ne finissait pas à la Salpêtrière, elle se retrouverait dans le lit du conseiller qui, une fois la dot empochée et la vertu consommée, trouverait facilement une autre façon de l’enfermer. La condition des femmes était vraiment désastreuse.

Je ne dormis pas, outre les innombrables bruits de charrois et, dès potron-minet, le concert des milliers de coqs de la capitale, l’image de cette fragile jeune fille me hantait. Quel était son avenir ? Violée par un homme ayant trois fois son âge ? Porter un fruit que sa belle-mère lui arracherait pour en faire un dévot à l’image de son géniteur ? Finir ses jours dans la geôle d’un couvent où un prêtre libertin (il y en avait tant !) monnaierait ses indulgences contre les faveurs que ses vœux lui interdisaient de rechercher ? Voir flétrir sa jeunesse à l’ombre d’un autel dont on n’était pas sûr que l’Esprit saint l’eût habité ? Pourquoi Dieu, s’il existait, laissait-il des hommes, peu fiables parler en son nom ?

Ce genre de pensées ne permet pas l’endormissement, la police savait tout sur tous, outre les espions de cour, de villes, de lit, de rue, de filles, ceux qui hantaient les salons et les cafés rapportant le moindre propos séditieux, la pire engeance était les domestiques, un quart d’entre eux servaient d’espions, et les secrets des familles, ceux que l’on croyait les mieux gardés, parvenaient aisément à sa connaissance. Salgard devait déjà savoir qu’elle était agnostique, fréquentait Fourcroy et avait accès au laboratoire du célèbre chimiste.

Il fallait que j’en parle avec quelqu’un, Corbinien, où pouvait-il être, à l’opéra ?

Les plaisirs sont un tourbillon dans lequel on se laisse facilement prendre, j’aimais la musique, donc je fréquentais l’opéra. J’y jouais les grands seigneurs, guettais les œillades, le froufrou des soieries et abreuvais de compliments ces ravissantes déesses qui semblaient droit descendues de l’Olympe. Elles me regardaient en souriant, supputaient le poids de ma bourse et m'éconduisaient avec des rires joyeux qui ne m’offensaient point. Eussé-je porté des boutons en diamant qu’elles auraient gonflé leur jeune poitrine pour attirer mon attention. J’étais sûr d’y trouver Corbinien, j’arrivai en plein drame.

« Retirez ce mot ou vous êtes mort ! rugissait un militaire à belle moustache.

— Mot, quel mot ? Vous faites bien l'important !

— Vous m'avez traité de népenthès, je n'ai jamais ouï une telle insulte.

— Je n'en doute pas.

— Retirez ou je vous rentre ma lame dans la gorge.

— Encore faudrait-il que vous y parveniez !

Corbinien restait très calme ce qui ne m’étonnait pas, mon ami étant un escrimeur hors pair. Je m’approchai, amusé par la voix ridiculement haut perchée du militaire, mais le ton montait, il avait reculé de trois pas et sorti son épée. C’était un hercule. Corbinien avait fait de même, mais plus calmement et en esquissant une moue dédaigneuse, propre à narguer son adversaire, ce qui réussit, car l’autre vitupéra de plus belle, toujours avec sa voix de fausset qui semblait artificielle chez un homme de sa corpulence.

— Je vous ferai voir si je suis un népenthès.

J’éclatai de rire et tentai de calmer le jeu.

— Mais enfin, monsieur, ce n'est pas une insulte, c’est un mot grec qui se traduit par qui dissipe la tristesse.

— En un mot, que vous êtes grotesque ! rajouta Corbinien.

Quelque part, un rire fusa, l'auteur en était une ravissante jeune personne d'à peine seize ans, en justaucorps mauve de danseuse, la poitrine étroitement bandée dans un corselet rouge qui faisait ressortir la naissance de deux jeunes seins, appelant les caresses.

— Est-ce l'objet de la querelle ?

— Oui me répondit Corbinien avec flegme, ce militaire confond les cantinières et les demoiselles d’opéra. Assurément ses lettres se limitent à peu de choses puisqu'il s'offense de mots qu’il ne connaît pas, je vais donc lui enseigner le beau langage. L'encre rouge ne déplaît pas à cette plume-là.

Corbinien avait sorti ce qui était son seul bien avec son titre de vicomte, une flamberge quasi historique puisqu’elle avait sauvé la vie de son père lors d’un duel resté fameux, à Nantes, sous le règne précédent.

— Butor répliqua le militaire, qui fendit sans prévenir.

Corbinien para facilement et agrippa au passage le poignet de son adversaire, dont il immobilisa l’épée. Toute la salle applaudit. Il changea de ton.

— Le butor est celui qui ignore les civilités de l’escrime courtoise, je vais donc vous les enseigner. On commence par enlever son feutre.

Il fit voler celui de son adversaire d’un premier coup d’épée. Le militaire recula, furieux et humilié.

— Faquin.

— On ne s’insulte pas, ce sont les valets qui ont recours aux invectives, les gentilshommes se saluent.

Corbinien fit un geste large en direction de son adversaire, mais surtout de l’assistance qui apprécia.

— Comédien !

— La comédie est un art, mais l’art vous est inconnu bien sûr, j’ajoute que vous offensez notre beau public.

Les demoiselles saluèrent, joli spectacle pour qui aiment les seins palpitants prêts à jaillir d’un corset trop serré.

— Je vais te larder comme un dindon.

— Dindon ? Je n’aime pas la violence, monsieur, mais vous exagérez et je vais vous corriger comme vous le méritez. Abusus non tollit usus15.

Je connaissais suffisamment Corbinien pour savoir qu’il ne risquait rien, mais je ne pensais pas que tout irait aussi vite. Une charge brutale, un enrobé du poignet, une arme qui vole dans les airs et tombe à côté de moi, la fureur de l’autre, ses hurlements de rage, le voilà qui se précipite pour reprendre son arme, moi qui pose le pied dessus pour l’en empêcher, tout cela ne prit que quelques secondes.

— Suffit monsieur, vous avez été désarmé loyalement, cette dispute est close.

— Rends-moi mon épée, coquin, sinon je te jure que je ne t’oublierai pas.

— Quo quisque stultior, eo magis insolescit16 soupirai-je.

— Tu m’insultes, toi aussi ! rugit le militaire.

— Intelligenti pauca17 renchérit Corbinien.

Ce à quoi je rajoutai sentencieux.

— Facit indignatio versum18.

L’autre nous regarda, aussi ahuri qu’imbécile.

— Vous êtes médecins ?

— Je fais des saignées en effet, répondit Corbinien, voulez-vous que je guérisse votre apoplexia ?

Il était temps de faire cesser cette querelle, je me tournai vers la jeune fille.

— Soyez juge.

La jeune personne ne manquait pas d’esprit.

— Eh bien moi, messieurs, je ne vous oublierai ni l'un ni l'autre, mais je vous supplie de vous réconcilier sur-le-champ. Monsieur le capitaine est beaucoup trop bel homme pour avoir besoin d’un langage aussi savant. Quant à vous monsieur l'intellectuel, vous êtes trop difficile à comprendre. Réconciliez-vous, je l'ordonne, j'embrasserai celui qui fera le premier geste.

Le militaire fut le plus rapide, il tendit une main dont Corbinien se saisit à regret, puis ils se donnèrent une sorte d'accolade. La belle offrit un baiser et tout rentra dans l’ordre, en apparence seulement, car avant de sortir, le militaire demanda à un valet s’il savait le nom de mon ami. Par malchance c’était le cas, Corbinien étant très fier de ses origines aristocratiques. L’autre fila droit au Grand Châtelet où officiait Salgard. Mais je ne le savais pas et m’approchais.

— N'était-ce point dangereux de risquer ta vie pour un simple mot ?

Il parut surpris et m'envisagea gravement.

— Qui te dit que je risquais ma vie ? C‘est toi qui es mauvais à l’épée, tes attaques sont molles et tu pares à la désespérance. Invite-moi pour te faire pardonner.

— De quoi ?

— De m’avoir attiré dans un piège en me forçant à souper chez ces horribles Piranesi. »

C’est ainsi que nous nous retrouvâmes chez Foy, attablés devant une merveilleuse chocolatière en porcelaine remplie d’un liquide moussant, délicieusement poivré.

Corbinien refusait de brader sa pauvreté contre une mésalliance, il méprisait la bourgeoisie, qu’elle soit de robe19 ou d’argent, et ne comprenait pas que je puisse la fréquenter, mais j’étais son ami. Il possédait quelques terres entourant les ruines d’un château et cette très belle épée qu’il tenait de son père, mystérieusement assassiné quand il était encore jeune.

« La belle a-t-elle été arrêté ? fit-il nonchalamment.

— Comment as-tu deviné que c’est d’elle que je voulais te parler ?

— Facile, quand la vieille l’a accusée, c’est toi qu’elle a regardé. Je suis chevalier de Malte, mais c’est monsieur le baron Des Gonds qui secourt les futures esclaves. Qui a voulu tuer ce Guillot, selon toi ?

— Je n’en sais rien, mais ce n’est pas elle.

— Trop belle, ricana Corbinien, puis il se rembrunit. Pourquoi fréquentes-tu ce genre d’individu ? Ces gens-là sont vulgaires, ce sont de nouveaux riches.

— Et nous d’anciens !

— Ne plaisante pas, la noblesse est menacée et je ne parle pas de privilèges, je n’en ai guère. Les bourgeois prennent nos places, nos châteaux, nos noms ! Regarde ce Bisseau tout fier à l’idée de se faire appeler Bisseau de Beaupré. Ne me dis pas que tu courtises la fille ! Ah oui, c’est par ce Piranesi que tu touches tes fermages, heureux homme, moi je vis aux crochets de l’ordre de Malte qui m’héberge, sinon je serais à la rue.

— Tu donnes des leçons de latin !

— Ne te moque pas, fit Corbinien avec une grimace. Pour en revenir à ce Piranesi, c’est humiliant, il doit connaître au moindre sol l’état de tes finances

— Plus que tu le penses, car il n’est pas avare de conseils. ″Vous n’êtes pas dans la gêne, monsieur le baron, mais ça pourrait venir quand on choisit, comme vous, de vivre loin de son bien. Du maître absent, la prospérité va se détournant, c’est bien connu.″ Il me rappelle Éléonore.

— Ta fiancée ! Ah, Edmond, comme tu as de la chance, à ta place je l’aurais épousée tout de suite, moi, au lieu de m’enfuir !

— Parce que tu ne la connais pas.

— Quand une femme est affreuse, on lui fait l’amour dans le noir.

— Éléonore n’est pas affreuse, elle est magnifique, brune avec une chevelure noire de jais, des attaches fines, un buste à faire rêver la Montespan. Elle est mince, élancée, sportive, courageuse. Elle n’a peur de rien, monte mieux que moi, tire indifféremment à la carabine ou au pistolet sans jamais manquer son coup. Mais il y a pire, elle est intelligente, sérieuse, économe sans être ladre. Elle gère elle-même les biens de son père, depuis que celui-ci est tombé malade. Elle le fait avec une autorité sur ses paysans dont je serais bien incapable.

— Elle est pauvre !

— C’est l’une des plus riches héritières de Saintonge.

— Riche, magnifique, mais que fais-tu là !

Je m’étais suffisamment posé la question pour connaître la réponse.

— Tu épouserais une femme qui te domine en tout ?

Corbinien ne répondit pas.

Foy est un café très confortable, avec une jolie lumière renvoyée par des miroirs aussi hauts que larges. Les soubrettes y sont ravissantes et bien habillées, la clientèle de bon goût, mais ce jour-là il n’y avait qu’un seul fou dans l’assistance, moi, ce que Corbinien essaya de me faire comprendre.

— Te rends-tu compte que tu viens de décrire la femme idéale ?

— Je sais.

— Si je l’épousais, elle gérerait nos terres, s’occuperait de nos gens, belle, fidèle, pendant que moi, dilettante, je me consacrerai tout entier à l’escrime. Et quand je pense, en plus, que tu l’as gravement offensée en l’abandonnant au pied de l’autel, et devant toute la province !

Cette lâcheté était mon plus mauvais souvenir, j’en avais honte comme d’une tâche. Pauvre Éléonore qui avait son propre Guillot, le marquis de la Coudraye qui la courtisait depuis longtemps. Il était trois fois plus âgé et lui aussi était courtois, intelligent et plein d’humour, mais elle m’avait choisi, avait-elle eu plus de chances ? Corbinien respecta mon silence, mais il avait envie d’en savoir plus, se confier me soulagerait-il ? Pas sûr.

— Que s’est-il passé ?

— Le récit risque d’être long !

— L’amitié est une vertu et ce lieu confortable, je t’écoute.

— Pour que tu comprennes, il faut que je commence par le début, mon plus ancien souvenir.

— Ne cherche pas à m’effrayer, tu n’y arriveras pas.

— Eh bien soit. Je connais Éléonore de Fierville depuis toujours, les terres du marquis, son père, sont voisines des nôtres, enfants nous jouions ensemble.

— Elle était déjà belle ?

— Oh oui ! Elle portait souvent une robe en velours avec une couronne de princesse en carton doré. Son jeu préféré était de me donner des ordres. Chevalier tuez-moi ce dragon et je vous offrirai mon cœur.

— Un dragon ?

— Un simple buisson de ronce dans lequel son foulard de soie s’était pris. Je me suis fait des griffures jusqu’au sang. Merci chevalier, mais pour avoir mon cœur il y a une autre épreuve, vous devez dompter Bucéphale-le-terrible.

— Elle commence à me plaire ton Éléonore.

— Il s’agissait de la plus terrible biquette d’un de nos pauvres métayers, une noiraude avec des cornes redoutables. Elle m’a défié. Vous avez peur chevalier ? J’y suis allé, la chèvre a rué, puis foncé tête baissée droit devant elle. J’entends encore la voix d’Éléonore, chevalier, chevalier, revenez.

— Mais vous étiez enfants, alors, la suite ?

— Je ne me souviens plus de rien avant sa treizième année. Ses parents l’avaient murée dans l’abbaye aux Dames20 réservée aux jeunes filles de la noblesse. Elle n’en sortait que pour des évènements rarissimes qui donnaient peu de place au jeu ou à l’intimité. Je la voyais grandir, devenir une jeune fille, elle me faisait parfois de timides sourires à la messe, mais c’était très rare.

— J’imagine qu’elle était encore plus jolie.

— Bien sûr, comment aurais-je deviné qu’elle m’aimait ?

— Idiot. Alors, la suite ?

— Mon père mourut. Je garde peu de souvenirs de cet évènement si ce n’est qu’il me permit de revoir Éléonore. Ma mère avait fait distribuer des billets d’enterrement afin que tous ceux qui voulaient s’associer à notre deuil soient prévenus. Quand j’ai signé l’acte de sépulture qui me faisait baron, Éléonore se tenait au premier rang, étrangement belle dans sa robe de deuil. Elle priait de toutes ses forces, remerciant Dieu de ne pas être à ma place, son père ne sachant se comparer au mien. Nous n’eûmes pas le temps d’échanger d’autres mots que les traditionnelles condoléances. Puis ma mère m’a pressé de choisir un état, j’ai obtenu le droit de finir mes études. J’ai su par une indiscrétion qu’elle avait donné des ordres pour qu’on me fasse connaître les physiocrates, en effet, une idée venait de germer. Les terres de Fierville jouxtaient les nôtres, elles étaient trois fois plus étendues, le marquis n’avait qu’une fille, le piège se tissa autour de moi. Ma mère s’y montra particulièrement habile, et Éléonore, consentante.

— Un très beau piège !

Je lisais dans son regard qu’il me désapprouvait, il avait raison, non seulement j’avais fui mes devoirs de gentilhomme, mais j’avais trahi une femme qui m’aimait. Il attendit la suite, je m’exécutai de bonne grâce, parler me faisait du bien.

— Alors que traditionnellement les élèves ne quittaient jamais le collège, ma mère emprunta de plus en plus souvent la voiture du marquis pour venir me chercher, et ce sous les motifs les plus variés. Elle en profitait pour extraire Éléonore de son couvent, nous faisions l’aller et le retour ensemble. Le marquis était un homme pacifique, j’aimais lire, il m’ouvrit généreusement sa bibliothèque, bien plus fournie que la nôtre, ce qui fit que j’allais à Fierville assez souvent. Quand je reposais un ouvrage, il aimait en discuter avec moi, sa femme sonnait pour qu’on nous serve le chocolat, c’était un moment d’une grande douceur. Tout en parlant il m’observait, j’étais un jeune homme calme, très différent des fiers-à-bras qui pullulent dans la noblesse, il éprouvait de la sympathie et ne s’en cachait pas.

— Si j’ai bien compris, il n’y a pas de fils chez les de Fierville.

— Éléonore est sa seule héritière.

— Ad astra per aspera21.

— Tu peux le dire, je ne me suis douté de rien. Éléonore n’aimait pas lire, mais elle appréciait ces moments. Installée dans une bergère, ses grands yeux noirs posés sur moi, elle m’écoutait discourir avec son père. Le marquis ne refusait aucun sujet et s’amusait de mes emportements quand je citai Titus Manlius Torquatus en le comparant à Louis XVI.

— Curieuse idée, tu pensais à Artois et Provence22 ?

— Oui.

Ces souvenirs étaient doux, doux comme ma belle province, mon petit château, notre rivière, mes forêts, mes riches pâturages et mes terres à blé. Que faisais-je ici !

— Les de Fierville étaient riches, il fallait avoir beaucoup d’aisance pour s’offrir les trente tomes de l’Encyclopédie, ses planches illustrées étaient un régal dont je ne me privais pas.

— Mauvaise lecture.

— Autorisée par le roi.

— Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, mais reviens à ta belle marquise.

—Trois années s’écoulèrent. J’atteignais mes dix-neuf ans quand ma mère décréta que le temps des études était fini. Elle renouvela entièrement ma garde-robe, dépense considérable, mais Éléonore était particulièrement élégante.

— Tu ne te doutais vraiment de rien ?

— Non. Bien sûr les de Fierville me faisaient beaucoup de compliments, mais ils étaient rares les nobliaux aussi instruits que moi, or le marquis aimait les belles-lettres et voulait avoir mon avis sur tout : l’esclavage, le droit des femmes, la monarchie, l’Église, les inégalités.

— Quand même !

— Surtout qu’Éléonore avait désormais dix-sept ans. Sa beauté s’affirmait, mais je ne voyais pas encore la femme, malgré son corsage qui valait bien celui de Suzon, la plus enjouée de nos chambrières.

— Je ne te comprends pas.

— Attends la suite. Les de Fierville avaient de très belles écuries, Éléonore aimait monter et me proposait fréquemment de l’accompagner, c’était l’occasion de charmants apartés que ses parents acceptaient, car ils avaient confiance en moi. Nous faisions le tour de ses terres, chevauchant de conserve, le plus souvent sans parler. Elle appréciait la forêt, ses odeurs, les prairies, le jeu du vent dans les arbres, les couleurs. Ces promenades nous entraînaient presque toujours au bord d’un magnifique plan d’eau, immense, très bien empoissonné, avec des oiseaux migrateurs qui nichaient dans les roselières. Elle aimait s’y baigner.

— Tu l’as vue nue ?

— Bien sûr que non, que vas-tu imaginer, mon éducation est parfaite, je suis un gentilhomme

— Un gentilhomme qui louche sur le corsage de Suzon !

— Je fais la différence entre une chambrière et une marquise. Un jour elle me fit une remarque dont je ne saisis pas immédiatement la portée. ″Comment trouvez-vous notre étang Edmond ?″ Il était grandiose, presque un lac, son père en était très fier. ″Avez-vous remarqué qu’il jouxte vos terres ? Ce sera ma dot, ainsi que les bois qui le bordent. Puis à la mort de mes chers parents, que je souhaite le plus tard possible, tout reviendra à mon époux.″

— C’était clair.

— Pour tous sauf pour moi, car Éléonore gardait en toute circonstance un air grave, réservé. Ses regards étaient très différents de ceux que Suzon posait sur moi.

— La jolie chambrière était suffisamment rouée pour se faire désirer, puis négocier sa reddition. Alors ?

— Il s’agissait bien de mariage, mais j’étais le seul à ne pas l’avoir compris.

— J’ai raison, tu es idiot.

— Non. Éléonore avait tant de qualités qu’il lui fallait un époux exceptionnel, ce ne pouvait être moi, car outre la mésalliance (les de Fierville étant très au-dessus de nous), je n’étais, à ses yeux, qu’un joyeux dilettante, du moins le pensais-je. J’ajoute qu’elle était réaliste, logique, choisissait ses mots et ne s’exprimait qu’après avoir beaucoup réfléchi, alors qu’un rien de spontanéité ne m’aurait pas déplu. Est-on amoureux d’une statue !

— C’est possible.

Sacré Corbinien, il aimait Versailles à la fureur et à défaut de fréquenter la cour, arpentait les jardins en connaisseur, s’émerveillant de bosquet en bosquet.

— Sans que je m’en aperçusse, nous devenions plus intimes. Éléonore s’entendait à merveille avec ma famille. Des phrases telles que ″Edmond, j’en ai discuté avec votre mère, elle m’approuve″, revenaient très souvent. Pire, elle s’entendait encore plus avec mon régisseur, Probus Lemoine, et me faisait des reproches fréquents. ″Edmond, on vous vole, Probus a constaté des coupes sauvages dans vos forêts, des traces de pâturage et même de braconnage, il faut mieux surveiller vos terres.″

— C’est une perle cette fille !

— Une walkyrie vendéenne qui multipliait les reproches à mon endroit, je l’entends encore. ″Mon bien est mieux surveillé que le vôtre, je m’y emploie puisque mon père n’a pas d’héritier mâle et qu’il est valétudinaire. Vous devriez passer moins de temps dans notre bibliothèque et avoir plus souvent cul-en-selle. Ce ne sont pas les livres qui nourrissent le seigneur, mais bonnes terres et bons troupeaux.″

— Je commence à comprendre.

— Quand je lui ai fait remarquer que son discours était curieux et qu’elle ferait mieux de penser au mariage, elle m’a répondu. ″J’y pense Edmond.″

— Toi ?

— Comment voulais-tu que je m’en doute, les prétendants se bousculaient autour d’elle ! Le plus âgé avait quarante-huit ans, c’était le marquis de la Coudraye. Le plus jeune était comte, il s’appelait Perreau de la Franchère et était écuyer du roi. Son père se montrait aimable avec chacun, ainsi qu’avec tous ceux qui gravitaient autour des jupes de sa fille.

— Et Éléonore ?

— Elle ne montrait de préférence pour personne, son choix était déjà fait, que ses parents approuvaient.

— Et tu es là !

J’ignorai cette pique et poursuivis.

— Quand ma mère m’a convoqué, habillée de noir comme l’exigeait son veuvage, elle a commencé par me regarder sévèrement. ″Mon fils, la santé de monsieur de Fierville décline, il veut établir sa fille au plus vite. Éléonore apporte en dot deux belles prairies, une forêt, un étang à carpes, et trois pièces à labours. Elle vous connaît depuis toujours et vous apprécie, j’ajoute qu’elle n’est ni laide, ni sotte et qu’elle possède le caractère qui vous manque. Vous allez l’épouser.″

— J’aurais parlé de même.

— Je n’en doute pas, mais il est impossible de se mettre à la place des autres, change-t-on de colonne vertébrale quand on a mal au dos !

— Poète. Alors, la suite ?

— Cette conversation avait lieu dans notre bibliothèque, pièce aussi petite que notre fortune, ma surprise fut totale. ″Nous sommes inférieurs en tout aux de Fierville, comment pourraient-ils consentir à une telle union ? ″ Ils y consentaient. Taisant ma surprise, j’émis une seconde objection. ″Éléonore est fière, elle ne saurait se contenter d’une couronne de baron.″ Ma mère avait déjà sa réponse. ″Je lui en ai parlé, elle souscrit pleinement à ce projet. Elle vous aime et vous l’aimez.″ Je ne sais d’où lui venaient de telles certitudes, Éléonore était splendide, certes, mais je n’avais aucune envie d’être dominé par ma femme. J’aimais ses yeux sombres, son joli menton, ses beaux cheveux bouclés et même le ton de sa voix quand elle me donnait des ordres, ce dont elle ne se privait pas. ″Edmond, je vais me promener, accompagnez-moi. Edmond, ôtez cette dentelle, vous ressemblez à un coq de basse-cour, nous n’allons pas à un mariage, mais visiter vos métayers.″

— Elle a du caractère !

— Comme ma mère qui prit mal mes réticences. ″C’est un très beau mariage que vous allez faire, Éléonore n’est pas que riche elle est intelligente et belle. Elle a les hanches larges des femmes fécondes, elle vous donnera de beaux enfants qui perpétueront notre lignage. Les reproches se mirent à pleuvoir. Éléonore est l’épouse qu’il vous faut, c’est une femme de tête, vous qui en manquez tant ! Nierez-vous que Probus fasse tout le travail ?″

— Effectivement.