Cryptomnésie - Jean Paul Pointet - E-Book

Cryptomnésie E-Book

Jean Paul Pointet

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Beschreibung

Petit voyou sans envergure, Paul Duval s'éclate contre un mur en tentant d'échapper à la police. Après un long coma c'est un tout autre individu qui se réveille, on lui raconte une vie dans laquelle il ne se reconnaît pas. Il n'a aucun souvenir mais une mémoire prodigieuse qui lui fait retenir tout ce qu'on lui présente, y compris les articles scientifiques de la bibliothèque de l'hôpital. À la recherche de son passé, il rachète sur un coup de tête une maison quasi abandonnée qu'il explore avec passion. Solder son passé va se révéler plus difficile qu'il le pensait.

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Seitenzahl: 321

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Je remercie mes lecteurs, tous ceux qui aiment mes histoires et qui me sont fidèles. Je dédie spécialement ce roman à une personne qui se reconnaîtra, du haut du ciel.

JP

[email protected]

Sommaire

Lisa

Réveil

Marsan

Les Duval, père, fils, oncle, neveu

La police

Lisa

Le Blockhaus

Explications

Massacre

Duval’s Dreamcar

La guerre

Maison à vendre

Cryptomnésie

Fausse gloire

Obsessions

Deux menaces et un allié

Un solex magique

Une cravate écossaise rouge et un blazer croisé

Trois…Douze…Vingt-et-un

En Savoie

Des flammes et la mort.

Nettoyage

Colomba

Funérarium

Juste retour des choses

Jean Baptiste

Lyon-Sud

1 Lisa

Lisa se réveilla avec une forte migraine et une sensation de brûlure entre les cuisses. Paul était debout son iPhone à la main, il parlait avec un copain.

— T’as reçu mon message ?

— Oui, t’es un beau salaud.

— Un salaud à qui tu dois cinq cents euros.

— Seulement quand tu auras mis les photos en ligne, j’ai encore rien vu.

— Le pognon d’abord, les photos ensuite.

— T’as pas confiance ?

— Non.

— J’ai pas le fric, faut que je m’fasse une billetterie.

— J’t’attends au Blockhaus, magne. Tu verras, sa petite moule est splendide.

— Elle était pucelle ?

— Bien sûr.

Lisa se souleva sur un coude et le dévisagea. Paul rigolait doucement. Elle réalisa qu’elle était nue. Ses yeux descendirent sur ses cuisses, les traces de sang ne laissaient aucun doute.

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Il s’approcha, l’agrippa par les cheveux et lui mit l’iPhone sous le nez.

— Tu veux voir comme tu es belle ? Dans une heure, dès que ce con de Romain aura craché son fric, tout le lycée pourra admirer ta chatte, avant et après que tu sois devenue une femme. Maintenant, tu te rhabilles et tu dégages.

Elle poussa un cri de désespoir.

Paul enfourcha sa puissante moto, franchit le portail de la propriété et accéléra à fond sans remarquer la voiture banalisée garée en face. Immédiatement, un téléphone sonna au commissariat du second arrondissement.

— Il vient de partir à vous de jouer.

Paul roulait sur les quais de Saône, à fond comme d’habitude. Il savait où était le radar fixe et accéléra encore, sa plaque était illisible, un truc de Romain, un simple voile de vernis, il en rigolait déjà quand il vit le barrage qui se formait pour l’intercepter. Son bolide était puissant, il calcula qu’il avait le temps de passer. Cela se joua à trois secondes déjà il était loin. Les flics le prirent en chasse. Il s’engouffra dans Choulans dont il avala les courbes à 140 à l’heure, les semant facilement, mais l’idée de les narguer lui fit faire demi-tour. Arrivé au carrefour de Sainte-Foy, il s’engagea dans la descente. Les flics l’avaient vu, la poursuite dura peu. Au premier virage, Paul voulut freiner, mais sa moto alla tout droit, il percuta violemment le muret central et s’écrasa contre la maçonnerie soutenant la colline. Son iPhone explosa dans le choc.

Lisa avait fini de se rhabiller, elle voulait mourir. Elle prit le bus, descendit en centre-ville, s’engagea sur le pont de l’université, très encombré de piétons, enjamba le parapet et se jeta dans le vide, dans l’indifférence générale. Quand les pompiers la repêchèrent, ils réussirent à expulser l’eau qui engorgeait ses poumons, mais le cœur avait cessé de battre. Un vigoureux massage cardiaque réussit à le faire repartir, très faiblement. Toutes sirènes hurlantes, le SAMU l’emporta, inconsciente, vers le grand hôpital Lyon-Sud. C’est ainsi que les deux jeunes gens se retrouvèrent à quelques mètres l’un de l’autre, chacun agonisant dans sa chambre.

2 Réveil

Plusieurs semaines s'écoulèrent, Paul restait dans une sorte de coma, semi-conscient, incapable de réagir. Il souffrait de multiples fractures, y compris crâniennes. Une femme venait le voir chaque jour, elle lui tenait la main pendant des heures, pleurant silencieusement. Il était aveugle et ne pouvait pas parler. Puis son corps émergea de sa léthargie, il bougea lentement la main droite, plia le bras, voulut appeler, mais sa bouche, ses lèvres, sa langue refusaient de lui obéir. Il y eut un petit cri, quelqu’un se leva, ouvrit la porte et se précipita dans le couloir.

— Docteur Mugnier, venez vite.

Une personne entra, puis une voix masculine tenta de le stimuler.

— Est-ce que vous m’entendez ?

Paul leva les doigts en signe de réponse.

— Vous pouvez parler ?

Il fit signe que non.

— Est-ce que vous me voyez ?

Il ne voyait rien.

— Vous avez eu un très grave accident, maintenant vous êtes réparé, vos fractures sont réduites, vos organes fonctionnent, rien ne s’oppose à ce que vous retrouviez la vue et l’usage de la parole, c’est une question de volonté, essayez de parler.

Paul en était incapable, sa bouche était pâteuse, sa langue inerte, sa mâchoire refusait de bouger. Qui était ce type, son chirurgien, le psychiatre de l’hôpital ? En tout cas, il avait une voix rassurante.

— Docteur, il vous entend.

— Je vois bien, c’est un miracle. Vous êtes Paul Duval, vous avez presque vingt ans, avec toute la vie devant vous. Il faut que votre esprit réintègre votre corps. Puis il s’adressa à la vieille dame qui ne pleurait plus, mais respirait fortement. Son cerveau réagit, il est conscient, il ne demande qu’à se libérer, vous seul pouvez l’aider, il connaît votre voix, parlez-lui, sans arrêt, racontez-lui sa vie.

Hélas, l’effort avait été trop dur, il sombra à nouveau dans l’inconscience.

Il devait faire nuit quand son corps réagit à nouveau. Les bruits de l’hôpital avaient cessé, il n’entendait rien, la vieille dame était partie, il était seul. Il réussit à bouger les deux bras en même temps, puis remua un pied. Sa mâchoire s’articulait normalement, il essaya d’émettre un son, ce fut une longue plainte. Où était-il ? Qui était-il ? Pendant une heure il s'exerça à parler, il avait la bouche sèche, c’était douloureux. Pourquoi n'y avait-il pas d’infirmière de garde ? Soudain il réalisa qu'il voyait, faiblement certes, mais il distinguait les lumières des réverbères, la veilleuse de sa chambre. Il devait y avoir un bouton à presser, une sonnette. Il essaya de se lever, mais ses muscles avaient fondu, il ne fallait pas tomber. Il trouva, appuya, quelques minutes plus tard entra l’infirmière de nuit.

« Boire. »

Elle remplit un verre qu’elle lui tendit, accompagnant ce geste, quasi maternel, de mots affectueux. C’était une Africaine d’une cinquantaine d’années, elle était belle avec ses gestes emplis de douceur. Elle le recoucha et lui expliqua qu’elle allait chercher l’interne. Ce dernier examina Paul et prononça lui aussi des paroles encourageantes. Il allait s’en sortir, il en était sûr désormais.

Quelques heures plus tard commença le premier stade de sa rééducation. Son cas passionnait tout le monde : c’est rare, dans une carrière de scientifique, d’assister à un miracle. Le docteur Mugnier lui expliqua qu'il était mort, puis que son cœur s’était remis à battre et son cerveau à réagir, c’était incompréhensible, inconcevable du point de vue scientifique, mais le fait était là, il était vivant et lui était là pour l'aider à retrouver toutes ses facultés.

Dans les jours qui suivirent tout alla très vite, Paul se levait, faisait quelques pas dans sa chambre, puis dans le couloir, tout le monde était gentil. La vieille dame revenait tous les jours, elle lui racontait une vie qu'il ne connaissait pas. Il était incapable de lui répondre. C'est ainsi qu'il apprit qu'il s'appelait Paul Duval, qu'il était orphelin et qu'il habitait avec elle, 48 rue Pasteur à Oullins. À l’énoncé de cette adresse, Paul avait eu un choc qui avait fait croire à tout le monde qu'il retrouvait la mémoire.

— Je vois un petit garçon faisant du patin à roulettes sur les trottoirs, puis promenant son chien.

— Tu n'as jamais eu de chien.

— Qui êtes-vous ?

— Émilie, c’est moi qui t’ai élevé, je suis ton ancienne nourrice, la bonne de tes parents.

Les jours passaient, pleins de surprises, Mugnier l'encourageait, Paul s'émerveillait de tout, le toubib avait choisi de le tutoyer.

— Tu étais sacrément abîmé quand tu es arrivé, mais on a bien travaillé. Pour tes jambes, je dois te prévenir, les cicatrices ne partiront pas.

— Ça ne fait rien, je me sens léger comme si j'avais perdu trente kilos.

— C'est de pouvoir se lever, on n'est pas fait pour rester allongé pendant des semaines. Et cette mémoire ?

— Rien, absolument rien. Quand je me regarde, je ne reconnais pas le type qui me fait face dans le miroir.

— Pour cela aussi une rééducation est nécessaire. Ça doit être désagréable.

Paul chercha une réponse sans la trouver. Sa rééducation avait été extrêmement facile, brûlant les étapes. Au début il marchait autour de sa chambre, s'appuyant sur les murs, puis sur ceux du couloir. Mugnier avait suivi ces progrès avec enthousiasme, il n’avait jamais vu ça. Le moment de le faire sortir de l'hôpital avait cependant été reporté de jour en jour, car le jeune homme n'avait toujours pas retrouvé la mémoire.

— Désagréable ? Je ne sais pas. À vous écouter tous, je suis revenu d'entre les morts, je m'en contente pour l'instant.

— Ce n'est pas le cas d'Émilie !

— Je ne sais rien du type dont elle me parle.

— Vraiment rien ?

— Que ce qu'on m'en a dit, ma moto, la vitesse.

— Le lycée ?

— Rien.

— Ta copine ?

Paul détourna le regard. Depuis quelques jours il faisait un rêve, toujours le même. C'était dans les couloirs d'un hôpital comme celui-ci, il suivait une jeune fille, elle franchissait une porte. Au moment où il allait l'atteindre, une violente douleur lui déchirait la poitrine, et il s'écroulait.

— Qu’est devenue la fille de la chambre trente, celle qui est morte le même jour que moi ?

— Comment sais-tu qu’une jeune fille morte reposait dans la chambre 30 ?

— Je l’ai vue.

Mugnier changea de visage, il se souvenait bien, car la pauvre môme avait exactement l’âge de sa propre fille. Personne ne savait pourquoi celle-ci avait tenté de se suicider. Tenté ? En fait elle avait réussi, puis, contre toute attente, son cœur s'était remis à battre, exactement comme dans le cas de Paul Duval.

— C’est strictement impossible, quand elle est arrivée tu étais dans le coma la boîte crânienne enfoncée et tes os en miettes, tu ne peux pas l’avoir vue.

— Elle mesure un mètre soixante, ses cheveux sont mi-longs, châtains, elle a un front large, de beaux yeux bleus, un air doux, un sourire triste.

— Dis-moi son nom.

— Lisa.

— Comment tu le sais ?

— J'en sais rien, ce nom est venu, comme ça. C'est lié à un rêve que je fais depuis quelques jours.

— Raconte.

— C'est flou, et puis j’ai mal à la tête. Qu’est-elle devenue ?

— Elle a quitté l’hôpital depuis longtemps.

Mugnier revint le lendemain en compagnie d’un autre toubib qu’il présenta comme le professeur Marsan, spécialiste de la traumatologie crânienne et des cas d’amnésie. Si Paul était en confiance avec Mugnier, l'autre type lui sembla moins sympathique, il refusa de raconter son rêve.

— J’imagine que tu as hâte de sortir d’ici.

— Oui et non.

— Parce que tu es amnésique ?

— Il y a un peu de ça.

— Tu accepterais que mon collègue t'examine, il peut t'aider à retrouver la mémoire.

— Je m'en fous.

— Ce n'est pas vrai, tous les amnésiques souffrent d'avoir perdu leur identité, leurs souvenirs, les noms de leurs amis, leur famille.

— Émilie m'a dit que j'étais orphelin.

— Il te reste un oncle.

— Pourquoi je ne l'ai pas vu ?

— Il voyage beaucoup.

— C’est un muet ?

— Il se tait pour mieux t'observer.

— Comme Charcot ?

— Tu connais le professeur Charcot ?

— Non, ça m'est venu comme ça, je ne sais pas qui c'est.

Marsan sursauta, les deux toubibs eurent un long regard. Parmi les corps des milliers de soldats américains tombés sur les plages de Normandie en juin 44, certains avaient été victimes du souffle d'une explosion, leur cœur ne battait plus, ils ne respiraient pas, on les avait entassés à la morgue comme les autres et pourtant treize d'entre eux s'étaient réveillés. Tous avaient perdu la mémoire. Marsan avait choisi leur cas comme sujet de sa thèse de doctorat. C'est pour cela qu'il était là.

— Tu ne veux pas connaître le contrat que nous te proposons, par exemple, le nom de la jeune fille de la chambre trente et ce qu'elle est devenue ?

Ce fut au tour de Paul de sursauter, des souvenirs, il n'en avait aucun, pas le moindre, pas même le plus petit. Il n'avait que ce visage, un visage triste avec un petit sourire amer. Pouvait-il se reconstruire ave quelque chose qui ne durait que quelques secondes ? Il refusa.

— Je n'aime pas les psychiatres.

— Pourquoi ?

— C’est comme SOS dépannage, on ne sait jamais ce que ça va coûter.

— Si vous dîtes cela, c’est que vous avez peur, murmura Marsan d'une voix douce, calme, impénétrable.

— Aquila non capit muscas1.

— Pardon ? Vous pouvez répéter ?

Paul en était incapable, cette phrase avait jailli comme ça, il ne savait même pas ce que ça voulait dire. La migraine était là, fulgurante. Il plissa les yeux, tituba et se laissa tomber sur son lit.

— Foutez-moi la paix.

1 L’Aigle ne prend pas de mouches.

3 Marsan

Paul ne réussit pas à refaire le même rêve, la fille de la chambre trente ne revint pas. Ses migraines augmentèrent. Tout le monde lui expliquait que c'était normal, qu'il avait besoin de calme et de beaucoup de repos. Émilie pleurait en lui tenant la main, elle lui racontait inlassablement sa vie d'avant l'accident, elle y mettait une telle force de détails qu'il finit par comprendre qu'il n'avait été qu'un pauvre con avant d'arriver là, c'est ce qui le décida à aller voir Marsan. Le bureau du psy était à l’autre bout de l’hôpital, Paul marcha à grandes enjambées, respirant l’air frais de cette journée d’automne, s'étonnant de tout, regardant les autres malades, les voitures qui passaient. C’était bon d’être vivant et en bonne santé. Marsan avait été prévenu, il lui épargna l’épreuve du divan, puis il le prévint qu’il branchait un magnétophone. Paul répéta docilement tout ce qu'il avait dit à Mugnier, la fille, son visage triste, cette porte qu'elle franchissait, l'impossibilité de la suivre, son propre corps qui s'écroulait.

De longues minutes passèrent, Marsan réfléchissait. Les pertes de mémoire étaient fréquentes après un choc violent, mais là, c'était plus qu'un choc violent, c'était un très grave enfoncement de la boîte crânienne, théoriquement mortel, que Paul Duval soit vivant était donc déjà incompréhensible en soit. Avait suivi une longue phase d’agnosie2, phénomène rare, mais bien connu des scientifiques. Là n'était pas le second problème, ce qui le troublait, c'était que le jeune homme ait été capable de faire deux fois de suite une description exacte de la jeune fille de la chambre trente. En d'autres circonstances il aurait rattaché ce récit à ce que l'on appelle la mémoire eidétique, le patient emmagasine les images qui se présentent à ses yeux sans les intégrer à son psychisme, comme dans un état d'hypnose, mais c'était impossible puisque Lisa Gauthier avait été hospitalisée en état de mort clinique, elle était donc incapable de se déplacer dans un couloir; quant à Paul Duval, hospitalisé le même jour, il aurait été encore plus incapable de la suivre au vu de ses multiples fractures, et pourtant les faits étaient là ! Allait-il se couvrir de ridicule en concluant à une banale E.M.I ? Non, il n'y croyait pas, à ses yeux tous ceux qui prétendaient avoir vécu une expérience de mort imminente étaient des simulateurs habiles. Pourtant, l'amnésie du jeune homme n'était pas feinte, son esprit s'était-il réellement séparé de son corps ? Il était temps de commencer les tests.

— Vous voyez ce petit oculus juste en face de vous ?

— Oui.

— C’est une caméra très puissante, elle vous filme depuis votre entrée dans ce bureau.

— Donc l’enregistrement est un leurre.

— Exactement. On commence ?

Paul se foutait de tout, il voulait juste savoir pourquoi la fille de son rêve ne lui apparaissait plus. Marsan sortit d'un dossier toute une volée de photos qu'il étala devant lui.

— Mes parents sont là-dedans ?

— Oui.

— Je suis censé les reconnaître ?

— Essayez.

Paul examina soigneusement les visages, pas un ne lui parla, de parfaits étrangers. Marsan sortit une nouvelle volée de photos, cette fois-ci c'étaient des gens en rapport d'âge, il y avait dissimulé certains de ses camarades de classe. Ce fut vain.

— Et mes profs ?

— Ils étaient dissimulés dans la première série.

— J'suis désolé.

— Essayez avec ça.

Marsan sortie une troisième série de photos, c'était des lieux de vacances, parmi eux un palace de Deauville où le jeune homme avait passé toutes ses vacances en compagnie d'Émilie. Paul la regarda à peine. Marsan y avait ajouté celle d'un ravissant pavillon de banlieue, un coupé sport était garé dans la cour, la voiture appartenait au père de Paul, quant à la maison, c'était celle où il habitait. Ce fut à nouveau vain, mais le jeune homme tressaillit légèrement devant la façade plus modeste d'une maison située dans le même quartier, presque en face du pavillon. Paul reposa la photo.

— J'ai cru, mais non, toujours rien.

Marsan abattit sa dernière. Il sortit d’un dossier une nouvelle série de photos, Paul en reconnut une en un millième de seconde.

— C'est la fille de mon rêve.

— Oui, celle qui est morte et revenue à la vie le même jour que vous.

— Est-ce que je la connaissais, avant ?

— C'est une élève de votre classe.

— Nous étions en couple ?

— Je ne sais pas, Émilie n'a rien pu me dire. D'après le directeur de votre collège, c'est plutôt non.

Paul contempla longuement ce visage, il trouvait la fille jolie bien qu'un peu triste. Son visage offrait un ovale parfait, des sourcils très épilés, un petit pli amer au coin des lèvres. Qui était-ce ? C'était le noir absolu dans sa tête. Il plissa violemment le front, il ne comprenait pas.

— Pourquoi a-t-elle ce sourire triste ?

— C'est à vous de le savoir.

Paul regarda à nouveau la photo.

— C'est con cette amnésie.

— Si vous voulez la revoir, rien de plus facile, elle a quitté l'hôpital et repris ses études. Elle est dans son lycée, le vôtre où il ne tient qu'à vous de retourner en sortant d'ici.

— Retourner à l'école !

— Beaucoup sont conscients que ce n'était pas votre priorité.

— J'suis un con ?

— C'est ce que disent vos anciens professeurs, avec d'autres mots.

— Je ne me sens pas particulièrement idiot.

— Alors comment vous sentez-vous ?

— Je ne me sens rien du tout.

— Vous êtes jeune, d'une santé éclatante, bien que cousu de cicatrices.

— Mais mon cerveau est vide.

— Cela ne signifie pas qu'il ne fonctionne pas, et je suis même sûr qu'il fonctionne très bien au contraire. Regardez à nouveau la photo. (Paul s'exécuta). Vous y prenez du plaisir ?

— Oui, je la trouve très jolie. Croyez-vous à la métempsychose, toubib ?

— Je vous répondrai quand vous m'aurez donné la signification de ce mot.

— C'est quand l’esprit qui se sépare du corps.

Marsan croisa les doigts et se recula contre le dossier de son fauteuil, tout l'étonnait chez Duval, à commencer par sa façon de s'exprimer de Paul Duval, il était calme, posé, utilisait peu de raccourcis et encore moins ces grossièretés du genre "va te faire foutre" dont il usait et abusait avant son accident, selon ses proches. Son expérience lui avait appris que les grands traumatisés de la vie ne sont plus jamais les mêmes, que frôler la mort change un être et souvent, quand il s’agit d’un jeune imbécile, lui met un peu de plomb dans la cervelle, mais de là à lui donner une culture ! Une citation latine, Charcot, et maintenant ce gamin lui demandait s'il croyait à la métempsychose !

— Pourquoi cette question ?

— Parce que c'est vous le toubib. Je ne sais rien de Paul Duval, c’est lui qui a sombré dans le coma, mais c’est moi qui me suis réveillé. Si je suis ici, dans votre cabinet, c'est parce que j'ai vu en rêve une de mes camarades de classe qui agonisait dans la chambre voisine, il est donc normal que je vous demande si vous y croyez.

— C'est important pour vous, que j'y crois ?

— Oui.

— Cela n'existe pas.

— Alors je veux sortir de cet hôpital.

— Vous disiez le contraire il n'y a pas si longtemps.

— J'ai changé d'avis.

— Pourquoi ?

— Ma tête est vide comme une maison sans meubles, il faut que je retrouve cette fille, qu'elle me dise qui j'étais avant mon accident.

— Ce peut être dangereux. Selon le témoignage de votre vieille nourrice vous n'aviez pas de copine avant l'accident, vous ne parliez jamais de filles, seule votre moto vous intéressait, votre moto, la vitesse et vos petits trafics.

— Alors dites-moi ce qu'elle vient faire dans ma pauvre cervelle traumatisée.

— Pour cela, il faut que je vous mette sous hypnose.

— Pas question, je ne veux pas être à votre merci.

— Je suis médecin, mon rôle est de vous aider.

— Non.

— C'est la seule solution.

— Non et non, l'hypnose guérit les névroses, or je ne suis pas névrosé, je suis amnésique. Je ne souffre d'aucun trouble affectif ou émotionnel, je n'ai pas d'angoisse, pas de phobie, pas d'obsession, ni même d'asthénie.

— Ce n'est pas le vocabulaire d'un type qui a redoublé trois fois dans sa scolarité, se fait tatouer un poignard sanglant sur le bras droit et vit de petits trafics au point d'être à deux doigts d'avoir un casier judiciaire !

— Bref, je suis un cas.

— Oui. Dans les cas d'amnésie totale, les patients ont tout à réapprendre, y compris la lecture. Je n'en ai jamais rencontré capables de faire une citation latine ou d'évoquer Charcot.

Paul commençait à céder. Que risquait-il à se laisser hypnotiser ? Marsan n'était pas un amateur, encore moins un charlatan. Ses propos laissaient entendre qu'il avait rassemblé un gros dossier sur lui, tous ses faits et gestes devaient y être consignés, ses fréquentations, ses amis, qui sait, même ses bulletins scolaires.

— Et la palingénésie, vous y croyez ?

Marsan sursauta comme si on l'avait touché au fer rouge, Paul venait encore d'utiliser un de ces mots que personne ne connaît.

— Rappelez-moi ce que c'est.

— Facile, c'est la croyance au retour périodique des mêmes évènements, c'est pour cela que ça m'a intéressé. L'article parlait aussi de la phylogénétique, c’est-à-dire de la réapparition de caractères ancestraux liés à la filiation de gènes dérivés d’un gène ancestral commun. Émilie n'arrête pas de me dire que je suis tout le portait de mon grand-père, "surtout maintenant que je suis plus calme", quand je suis tombé sur un article sur les troubles de la mémoire dans l'une des petites bibliothèques des salles d'attente, ça m'a intéressé et je l'ai lu.

— Et retenu !

— C'est normal, ma cervelle est vide, donc il y a beaucoup de place. J'aimerais apprendre à me connaître, or ce grand-père, auquel je ressemblerais, il m'a semblé que c'était quelqu'un de bien.

— Curieux propos dans la bouche d'un individu qui s'apparentait plus à un voyou qu'à un honnête homme avant son accident !

Ces propos ébranlèrent Paul. Était-ce pour cela qu'il n'avait pas éprouvé le besoin de retrouver son passé avant cette photo que Marsan lui avait mise sous le nez ? Vivait-il dans le déni, sa conscience bloquant les souvenirs, virginité de l'âme qui lui convenait ?

De son côté le psy était profondément ébranlé, comment un individu incapable d'apprendre une seule leçon de toute sa scolarité, donc dont la mémoire n'avait pas été formée, pouvait-il avoir retenu à première lecture des mots aussi difficiles que palingénésie et phylogénétique ! C'était plus qu'étonnant, c'était surnaturel.

— Un grand-père, dites-vous ?

— C'est ce que m'a dit Émilie. Dans l'article, l'auteur expliquait qu'on aurait tous une mémoire secrète profondément enfouie en nous. Elle garderait l'empreinte de tous ceux qui nous ont précédés, nos parents, nos grands-parents, ce, sur des dizaines de générations et resurgirait par hasard, le plus souvent sous la forme d’une impression, de déjà-vu.

— Palingénésie et phylogénétique ne sont pas des sciences, rien que des hypothèses pour certains et des élucubrations pour les autres. D'ailleurs, l'origine de ces pseudo théories scientifiques est facile à déterminer. Les enfants dont on dit "qu'ils sont tout le portrait de leur grand-père" ne sont que de petits singes savants que leur entourage formate inconsciemment. Ce sont les récits qu'on leur fait, multipliés à l’infini, qui les poussent à vouloir ressembler à cet ancêtre flatteur auquel on les compare. Il n'y a donc pas hérédité, atavisme, palingénésie ou autre phylogénétique, mais une simple imitation guidée par une volonté de reconnaissance chez ces enfants.

— Émilie a donc eu tort de me parler de mon grand-père.

— Je n'ai pas dit ça.

— Alors que faits-vous du cas troublant de l'opération "Fontaines de vie"?

— Je vous écoute, répondit Marsan, agacé.

— Dans le même article, l'auteur citait un de vos confrères, le docteur Schwartz de Munich. Il a fait sa thèse sur le Lebensborn nazi, ces enfants arrachés à leur famille dès le plus jeune âge et élevés chez de parfaits inconnus chargés de leur inculquer les idéaux du national-socialisme. Quand on a rendu l’un de ces enfants à ses parents légitimes il a révélé des traits de personnalité troublants : il avait les mêmes goûts pour la musique que son arrière-grand-père, aimait écrire, comme lui et les mots lui venaient tout aussi facilement, à croire que la nature manquait d’imagination, et reproduisait le même individu, à deux ou trois générations de distance.

Marsan discutait depuis plus d'une heure avec Paul Duval, il était sidéré. Ce gamin, quasi-analphabète avant son accident, lui tenait tête comme s'il était son égal, mais il y avait plus, totalement amnésique pour tout ce qui précédait son entrée à l'hôpital, Duval témoignait à présent de capacités mémorielles hors du commun.

— Nous ne sommes pas là pour parler des travaux du docteur Schwartz, revenons au test des photos. Quand je vous ai présenté celle de votre oncle, de vos amis du lycée et même de vos parents dissimulés au milieu de parfaits étrangers, vous n’avez pas eu la moindre réaction, sauf pour une, c'est apparemment le seul fil qui vous rattache à votre passé.

Heureusement qu'il avait l'enregistrement vidéo, il le revisionnerait dix fois si nécessaire, et cela pour rien, car il était sûr de lui, Duval n'était pas un simulateur, sinon il serait un génie.

— Je ne sais pas pourquoi elle est apparue dans mes rêves.

— Où, selon vos dires, elle n'a même pas prononcé un seul mot, or le plus troublant, c’est que vous l'y ayez vue et que vous sachiez son nom.

— Donc vous ne doutez plus de mon rêve ?

— Non, je pense que c’est un très fort sentiment de culpabilité qui bloque votre mémoire. Votre état grabataire avancé rendait impossible une promenade dans les couloirs, c’est lui qui vous a fait entrer en contact, mentalement, avec votre victime, et c'est pour cela qu'elle n'a pas dit un mot.

— Pourquoi victime ?

— Parce que vous avez persécuté Lisa Gauthier au point qu’elle tente de se suicider. Tout est là. Voulez-vous lire ce dossier ?

— Non.

— C'est préférable en effet, vous étiez un mauvais sujet, insolent, d’une ignorance crasse, s’exprimant par images stéréotypées, avec un vocabulaire d’une pauvreté proche de l’illettrisme : abréviations, onomatopées, injures et lieux communs.

— Drôle de façon de me soigner.

— Ai-je le choix ? Vous refusez l'hypnose.

— Je ne suis pas un sujet de laboratoire.

— Certes, mais vous étiez pratiquement un délinquant, c’est en tentant d’échapper à la police que vous vous êtes éclaté contre un mur, or la commissaire Leflère semble douter de votre amnésie, selon elle, elle tomberait à pic, mais là n'est pas le problème. Je lui ai expliqué votre cas. Au-delà de votre résurrection, aussi énigmatique que celle de cette jeune fille et qui a eu lieu presque au même moment, et de cette vision dont on ne peut douter, votre transformation intellectuelle pose un réel problème. Vous vous exprimez avec une virtuosité époustouflante, comme si vous étiez un autre.

— Vous êtes bien placé pour savoir que le cerveau reste un grand mystère et qu’on n’en connaît qu’une infime partie. Certains pensent que le cortex cérébral contient la mémoire des générations qui nous ont précédés et que …

— Encore ce foutu article que vous savez par cœur ! Je sens que je vais écrire à Ça m'intéresse pour leur signifier de ne plus publier d'âneries.

— Comment expliquez-vous que les lapins nains nés en captivité essaient de creuser des terriers en grattant le fond de leur cage, si ce n'est pas leur mémoire génétique ?

— Foutaises.

— Ah bon ? Parce que l'hypnose … ?

— Visiblement votre fameux article ne parlait pas de Sigmund Freud sinon vous sauriez qu'il a fait des miracles. Qu'êtes-vous venu faire dans mon cabinet, monsieur Duval ?

— Je finis par me le demander.

— Votre corps est guéri, quant à votre cerveau, aucune loi ne vous oblige à vous faire soigner. Une amnésie, qu'elle soit antérograde, rétrograde, hystérique, neurologique, aphasique, apraxique ou agnosique n'est pas, à proprement parler, invalidante, seule l'hypnose pourrait débloquer la situation, mais puisque vous la refusez, il ne vous reste qu'à rentrer chez vous.

— Chez moi ? ricana Paul Duval, je ne sais même pas où j'habite. De mon ancienne vie je ne connais qu'Émilie et ce qu'elle me raconte, mais comme cela ne m'intéresse pas, je n'en retiens même pas la moitié.

— Alors que les articles scientifiques dans les salles d'attente de l'hôpital … Passons. Je vous rappelle que toutes les séances d'hypnose sont filmées et que vous pourriez tout contrôler.

— Après seulement, pas pendant.

— La situation est donc bloquée, comme votre mémoire.

— Je sens de l'ironie.

— Du dépit, celui du médecin devant un patient qui refuse de se laisser soigner. Accepteriez-vous au moins que je vous accompagne chez vous pour ce retour ?

— Comme vous voudrez.

Marsan retint un sourire de satisfaction.

2 Incapacité de reconnaître ce qui est perçu, alors que les organes sensoriels restent intacts.

4 Les Duval, père, fils, oncle, neveu

Le taxi quitta Lyon-Sud pour Oullins, petite ville toute proche. Marsan guetta ses réactions, il n'y en eut aucune, pas plus quand ils empruntèrent la rue du Perron qui passait devant le lycée où Lisa Gauthier tentait de reconstruire sa vie, que quand ils s'engagèrent dans la descente menant au luxueux pavillon que Paul avait quitté pour courir à la mort. Ce fut Paul qui rompit le silence.

— Si j’en crois notre entretien, cette fille doit me détester et appréhender mon retour !

— Elle sait que vous avez perdu la mémoire. À propos, vous voulez vraiment retourner au lycée ?

— Oui.

— Avec trois ans de retard dans vos études vous êtes dégagé des obligations scolaires, à quoi bon y retourner, vous avez peu de chances de décrocher le bac.

— Ignoti nulla cupido3.

— Pardon ?

— Je veux dire que mon pseudo sentiment de culpabilité n’est peut-être pas celui que vous croyez.

— Et on peut savoir d'où vous vient cette seconde citation latine ?

— J'ai dû lire ça dans une BD d'Astérix.

— Il y en avait dans les salles d'attente ?

— Bien sûr.

— Quelle mémoire pour un amnésique !

— Vous ironisez parce que je suis un cas, mais je n'y peux rien, ma mémoire ne m'obéit pas, elle fait une sorte de tri sélectif, c’est à la mode.

— Pourquoi êtes-vous de si bonne humeur ?

— C'est de revoir Émilie. À propos, qu’est-ce que j’ai fait à part persécuter Lisa Gauthier et me faire tatouer un poignard sur le bras droit ?

— Les conflits de générations sont fréquents, surtout dans les milieux aisés. Il est probable que votre père ne supportait plus vos écarts, votre grossièreté, vos incohérences. Les disputes devaient être fréquentes.

— Il était inquiet, "pain de vieillesse se pétrit en jeunesse".

— Encore un produit de votre tri sélectif !

— Non, c'est d'Émilie, elle semble m'avoir souvent fait la morale, avant.

— À en juger par ce que vous êtes devenu elle en aura moins l'occasion. Pour en revenir à votre père, il est mort, un accident stupide en rentrant d’Italie où il avait été expertisé un lot de voitures de collection, dont une Lamborghini de 1967, un modèle rarissime. Votre mère était avec lui, vous n’aviez que dix-sept ans, votre oncle est devenu votre tuteur légal. Il a géré votre vie et vos biens jusqu’à votre majorité, et même après car pour diriger une entreprise, il faut des compétences que vous n’avez pas.

— Pourquoi n’est-il pas venu à l’hôpital ?

— Il se sent responsable, cette moto trop puissante, c’est lui qui vous l’avait offerte.

— Donc il m’aime !

— Il ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfant, c'est pour cela qu'il vous a exagérément gâté vous passant tous vos caprices, puis tentant d’arranger vos bêtises. La police vous en dira plus.

Le taxi s’arrêta, Paul eut une hésitation, que cachait cette grille peinte en vert ? Et que cachait, une seconde plus tôt, le portail majestueux du lycée où il savait retrouver la fille de son rêve ? Que se passerait-il lorsqu'il serait en face l'un de l'autre ? La victime qu'il avait poussé au suicide, et l'imbécile qui l'avait persécutée ?

Marsan appela par l'interphone, le portail s'ouvrit. Un parc apparut, avec à gauche un immense garage aux grandes portes en bois ornées de fers ouvragés, et juste à côté un jardin d’hiver et un petit bassin où flottaient des nénuphars. Le pavillon était au fond. Sur le porche attendait une vieille femme au sourire légèrement crispé. Marsan avait dû briffer Émilie, car elle resta muette, seuls ses yeux parlaient, ils disaient sa joie. Elle s'effaça pour laisser entrer les deux hommes. Paul était devant, stupidement planté au milieu d’un hall gigantesque qui desservait des pièces étroitement fermées, il ne savait où aller, quelle porte pousser. Émilie interrogea Marsan du regard, il lui fit un signe, elle ouvrit l'une d'entre elles, elle donnait sur un salon austère. Paul observa ce décor, cherchant s'il lui évoquait quelque chose. Il y avait un miroir, quelques tableaux, un ameublement cossu, mais vieillot, qui s’asseyait encore dans un fauteuil club à part les nostalgies d’Hercule Poirot ? Les stucs au plafond évoquaient un confort bourgeois bien désuet. Trois revues traînaient sur une table basse, des hebdomadaires financiers, on ne devait pas beaucoup s’amuser ici. Émilie revint avec un plateau, Marsan accepta un café, Paul s'abstint.

— Alors ?

— Rien, je ne suis pas chez moi ici, ce n'est pas ma maison. Peut-être que si on me montrait mon ancienne chambre, quoique, non, j'aurais dû éprouver quelque chose en voyant le jardin, il est superbe. Seule la rue a semblé me parler, mais c'est une impression fugace, à peine le côté d'un voile qui se soulève de façon brève. Je me sens comme un ordinateur qu'on aurait formaté par accident, mon disque dur est vide, quelque chose bloque mes souvenirs.

— Et je ne pourrai rien faire tant que vous n'accepterez pas de vous laisser hypnotiser.

— Laissez-moi le temps. À propos, vous qui êtes toubib, comment me faire enlever ça ?

Marsan observa longuement le tatouage. Le poignard rappelait ceux des officiers SS, le célèbre Ehrendolch. Il n'y manquait rien, pas même l'inscription sur la lame, mais Duval avait demandé au tatoueur de remplacer la devise Alles für Deutschland par Alles für Vergnügen4. Pourquoi avoir gardé la phrase en allemand ! Il observa à nouveau le tracé du dessin, c'était vraiment un très beau travail qui avait dû coûter une fortune, pourquoi Duval voulait-il le faire effacer ? D'ordinaire les amnésiques s'accrochent à leur passé, chaque bribe est un trésor, un sésame dont ils espèrent forcer la porte. Lui s'en moquait, et même semblait vouloir tout effacer.

— Il y a plusieurs techniques, les plus sûres sont le laser Q Switch et le picoseconde, dans les deux cas c’est long, douloureux, et très cher.

— Je n’ai pas le choix. Neues Leben5.

— Vous parlez allemand ?

— Pas du tout. J'ai dû lire ça quelque part.

Marsan accusa le coup, comme tous les scientifiques il avait étudié les cas de glossolalie, ils étaient rares, parfois troublants comme celui de Frédérica Hauffe. Dans le cas de cette jeune Allemande, il s'agissait d'une dissociation de la personnalité assortie d'hallucinations auditives d'origine subconsciente provoquée par la puissance autonome du subliminal. Dans celui de Paul Duval, on pouvait imaginer que l'explosion de son cerveau avait réveillé des zones obscures.

— Ça ne va pas, toubib ?

— Non, juste le planning de ma journée qui est très chargée. Il va falloir que je vous quitte. Et vous, que comptez-vous faire ?

— Retourner au lycée, les études, c’est important.

Dans la voiture qui le ramenait à l'hôpital, Marsan essayait de faire le point. Jamais le dossier de Paul Duval n'aurait dû abouti sur son bureau, c'était un banal cas d'amnésie rétrograde, sans ce rêve le gamin serait retourné à l'anonymat, mais voilà, il avait vu Lisa Gauthier en rêve, elle se déplaçait dans le couloir pour rentrer dans la chambre trente. Qu'il l'ait réellement vue était impossible, donc ce n'était qu'un rêve, une sorte de fantasme de culpabilité puisque Lisa ne lui avait pas adressé la parole. Cette explication ne suffisait pas, comment expliquer qu'il connaisse le numéro de la chambre ? Et cette curieuse formule : "elle est morte le même jour que moi".

Puis les surprises s'étaient enchaînées, l'ancien Duval était quasiment analphabète, incapable de retenir quoi que ce soit, même le code de sa carte bancaire et voilà qu'il citait Charcot, le Lebensborn, la palingenèse, faisait des citations latines, allemandes et concluait ses phrases de morales d'un autre temps. Peut-on à la fois déclarer que "Pain de vieillesse se pétrit en jeunesse"