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Amy est atteinte d'une maladie très rare, le Xeroderma Pigmentosum. Passionnée par la biologie, elle trompe sa solitude en étudiant sans cesse dans l'espoir de trouver comment guérir son ADN déficient. Frédéric est lycéen, brillant dans toutes les matières, mais lui aussi très seul, à part Momo, un bon à rien en apparence, mais doué pour le commerce. Ce roman est avant tout une histoire d'amour entre cette jeune fille malade et ce garçon qui ne croit plus en rien.
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Seitenzahl: 422
Veröffentlichungsjahr: 2023
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1 La vengeance est un plat qui se mange froid
2 Deux solitudes
3 Salomé
4 Lucile passe à l'offensive
5 Les enfants de la lune
6 Fantasmes et délires
7 Brian
8 Déception et coup de folie
9 Le bagne
10 Le paradis
11 Simon
12 Une famille heureuse
13 Jean
14 Babysitting
15 XP
16 Sur la route du nirvana
17 Déprime
18 Visite d'un appartement pas comme les autres
19 Où Platon intervient de façon décisive
20 SMS fatal
21 Premiers pas hors de la caverne
22 Frédéric tient bon
23 Saskia
24 Une petite fille adorable
25 Étretat
26 L'offensive de charme
27 Bryan
28 L’espoir luit comme un brin de paille dans une
29 Bonheur et angoisse, tout se partage.
30 Projets
31 Vengeance ou punition !
32 Je me crois en enfer, donc j'y suis1.
33 Le journal
34 Une cascade d’ennuis
35 Saint Valéry-en-Caux
36 On est toujours forcé de donner quelque chose au
37 Taj, mais pas Mahal
38 Une femme qui essaie de vivre comme les autres
39 Une jeune fille qui aimerait vivre comme les autres
40 Le mal se fait sans effort1
41 Sang-froid et douleur
42 Drame dans les caves
43 Venelle arrive trop tard
44 La falaise
45 Tromso
Une petite fille jouait à poursuivre les pigeons dans un jardin public, sa maman discutait avec une autre personne sans la surveiller. Insensiblement, elle s’éloignait. Soudain, elle vit un monsieur entouré d’oiseaux qu’il nourrissait. Les pigeons semblaient bien le connaître, ils se posaient sur lui sans crainte. La petite fille s’approcha et l’observa. Il plongeait régulièrement la main dans sa poche et en sortait des graines qu’il jetait devant lui. « Tu m’en donnes ? » … « Je n’en ai plus, tu veux qu’on aille en chercher ? » La petite fille, tout excitée à l’idée de nourrir les oiseaux, mit sa petite main dans celle de l’inconnu. Son cadavre fut retrouvé quelques jours plus tard. La mère en mourut de chagrin, le père resta seul et désespéré. La police réussit à trouver la piste du pédophile qui fut arrêté. Le procès aux assises établit sans peine sa culpabilité. Il avoua et raconta ses autres crimes sans remords apparent. En entendant le récit des supplices endurés par Charlotte, le père s’écroula. Le tortionnaire pédophile fut condamné à vingt-cinq ans de prison non compressibles. Il fit sa peine, se comporta en détenu modèle, mais n’obtint pas de libération anticipée au titre de la seconde chance. Charlotte aurait eu trente ans le jour où son bourreau franchit les portes de la prison en homme libre ayant payé sa dette à la société. Le père était là, il avait vieilli. Le pédophile ne le reconnut pas. Il ne s’aperçut pas qu’il était suivi, quitta Lyon et s’installa dans un quartier HLM de la banlieue de Rouen, toujours suivi comme son ombre par celui qui depuis vingt-cinq ans ne pensait qu’à sa vengeance.
La nuit était tombée. Une jeune fille marchait en silence, contournant les tamaris, respirant l’odeur des genévriers, évitant les églantiers, se laissant caresser par les Pinus Griffith. Elle gagna une petite clairière et s’installa au bord de la pièce d’eau. Ses mauvaises pensées revenaient en masse. Elle posa sa mini enceinte sur le banc, la musique de Borodine démarra, lente, sensuelle. Elle jeta un regard de défi à la lune et commença à se déshabiller en dansant.
Au même moment, Frédéric jetait un coup d’œil sur sa montre, vingt-trois heures, l'heure idéale pour descendre dans le jardin et fumer ses joints. Le clair de lune était magnifique, il marcha entre les bosquets, cherchant surtout à s’éloigner de la maison et de l’odorat particulièrement fin de son père. Quand il se retrouva tout au fond de la propriété, il alluma le premier joint. Comme d’habitude, c’était dégueulasse, il aurait dû s’en douter. Momo avait le secret des mélanges économiques. « Au moins, avec ça, pas de risque de dépendance » pensa-t-il en tirant une seconde bouffée. Il savait qu’il fallait attendre pour que l'herbe fasse son effet. Il aspira lentement, inhalant profondément, retenant sa respiration, guettant les premières images de bonheur qui rendent tant de gens accros. Lucile allait peut-être lui apparaître, ensorcelante, créature de rêve, à moitié nue, la plus belle fille qu’il ait jamais rencontrée.
Soudain il crut entendre une musique, douce, lente, une mélopée orientale. Cela venait de l’autre côté. « Qu'est-ce que c'est que ça ? » murmura-t-il en enjambant laborieusement la maçonnerie. La musique devenait plus distincte, il contourna des hortensias géants, des corètes gigantesques, écarta les Albizzias qui balayaient son visage, s’enfonça de plus en plus profondément dans ce jardin inconnu, et soudain il la vit. Le spectacle était ahurissant.
La fille était encore plus belle que Lucile, grande, très brune, avec des cheveux longs et bouclés qui lui tombaient jusqu’aux reins, un corps de déesse antique, pulpeux, aux seins lourds qui se balançaient en cadence, accompagnant sa gestuelle comme si elle célébrait un culte de la fertilité. La fille achevait de se dévêtir, ondulante, lascive, s’offrant à la lune, ôtant un à un ses voiles qu’elle jetait à terre. Il en oublia de tirer sur son joint qui s’éteignit. Quand elle fut entièrement nue, elle s’écroula sur le sol et resta prostrée face à lui, comme s’il était Dieu et qu’elle se soumettait à son plaisir. Frédéric sentit monter dans ses reins un puissant désir érotique et pensa à Momo. « C’est génial ta merde, mec, tu l’as bien dosée cette fois. » Il se mit à rire, puis à tousser, et soudain le rêve s’évanouit. La fille releva la tête, l’aperçut, poussa un petit cri et s’enfuit. Il se précipita, mais ses jambes n’obéissaient plus. Il s’écroula dans l’herbe.
Le froid le réveilla sur le petit matin. Il essaya de se lever. Une violente migraine lui vrillait les tempes, il retomba, avança à quatre pattes tanguant comme un nouveau-né, se redressa une seconde fois, puis retomba à nouveau. C’est là que le souvenir de la fille nue lui revint. C’était génial, il était foutu, il allait être incapable de résister à l’envie de recommencer. Salaud de Momo. Il fit une nouvelle tentative pour se relever, et c’est en s’appuyant au sol que sa main trouva le premier voile. Il chercha et en ramassa un second, puis un troisième, puis tous les autres. Pas si salaud que ça, Momo, il avait forcé la dose pour son meilleur pote ! Un vrai frère. Qu’elle était belle cette fille, belle à damner tous les Hérodiade de Rouen ! Il fourra tous les voiles dans sa chemise et tenta de rentrer chez lui, gloussant comme un homme ivre, respirant profondément pour oxygéner sa pauvre cervelle. Une fois dans sa chambre, il regarda sa montre. Déjà trois heures. Il fit une boule de ses vêtements qu’il jeta dans un coin et se jeta sur son lit où il sombra dans un sommeil comateux.
La jeune fille s’appelait Amy, elle était rentrée se réfugier chez elle, totalement paniquée. Qui était cet inconnu ? Pourquoi était-il dans son jardin ? Que venait-il faire ? Elle vérifia trois fois que la porte était bien fermée, se jeta sur son lit, rabattit la couette sur son visage et essaya de calmer les battements désordonnés de son cœur. Et si c’était un cambrioleur ? Elle tenta de se souvenir. S’était-il montré menaçant ? Oui et non, il se traînait par terre, puis avait tenté de l’attraper, mais avec une telle maladresse qu’il devait être ivre. Fallait-il qu’elle téléphone à la police ? Qu’elle en parle à sa mère ? La première chose qu’on lui demanderait serait de décrire l’inconnu, mais elle avait eu si peur qu’elle l’avait à peine regardé. Il fallait qu’elle demande conseil à quelqu’un. Simon ? Elle n’avait que lui, ils étaient en rapport d’âge, souffraient de la même maladie et se comprenaient. Elle se connecta. L’écran resta immobile de longues secondes, puis le visage rassurant apparut.
⎯ Alors ma belle, ce n’est pas ton heure habituelle, que se passe-t-il ? Tu as une mauvaise figure.
⎯ Il y a un homme qui rôde dans mon jardin.
⎯ Raconte-moi tout par le détail.
Amy fit son récit sans rien omettre, y compris le fait qu’elle était rentrée totalement nue chez elle.
⎯ Et j’ai raté ça ! Ce n’est pas moi qui aurais eu cette chance !
⎯ Ce n’est pas drôle, il a essayé de sauter sur moi.
⎯ Mais il n’a pas réussi.
⎯ Non, il a titubé, puis s’est écroulé dans le trèfle.
⎯ Ta beauté l‘a foudroyé, je le comprends.
⎯ Ne plaisante pas.
⎯ Il était peut-être saoul ! En tout cas, il s’est bien rincé l’œil ton rodeur.
⎯ Simon, j’ai peur, qu’est-ce que je vais devenir si mon seul espace de liberté m’est interdit ?
Elle se mit à pleurer. Incapable de la consoler à distance, Simon prit sa guitare et joua une vieille chanson de Maxime Le forestier.
⎯ Vous êtes si jolie quand vous sortez le soir à l’angle de ma rue… Parfumée et fleurie, avec un ruban noir, toute de bleu vêtue… Petite quand je vous vois j’imagine parfois des choses insensées…. Des rendez-vous secrets, un serment murmuré.
La musique fit son effet, Amy écouta, observant les doigts du musicien qui couraient, habiles, sur les cordes. Quand Simon chantait ainsi, doucement, tendrement, elle le trouvait presque beau. Elle attendit qu’il ait plaqué le dernier accord et reposa sa question.
⎯ Qu’est-ce que je dois faire ?
⎯ Rien, attendre, en parler à ta mère.
⎯ Je sais déjà ce qu’elle va me dire… Ne t’inquiète pas ma chérie, nous allons acheter un gros chien de garde … Ou encore … Ce n’était qu’un rôdeur, cela arrive tous les jours ! Ayant été surpris, tu peux être sûre qu’il ne reviendra pas de sitôt. Ou mieux, elle préviendra la police.
⎯ Tu vois une autre solution ?
⎯ Je suis sûre qu’il va revenir. Si je ne peux plus sortir, je me tue tout de suite.
⎯ Revenir ? Oui, sans doute, à sa place c’est ce que je ferais.
⎯ Pourquoi ?
⎯ Pour te revoir. Quant à te tuer mon cœur, donne une chance au temps, tu sais bien qu’il nous guette plus que les autres.
Amy détestait ce genre de propos.
⎯ Je ne suis pas une vestale, je ne veux pas vivre emmurée.
⎯ Et pourtant c’est le cas. Moi aussi je vis dans une cave, un peu moins que toi puisque je sors de temps en temps et que je vais plus loin, mais nous sommes tous emprisonnés, condamnés à vivre sous terre le jour, et dans le noir une fois que le soir tombe.
⎯ Je ne veux pas renoncer à mon jardin.
⎯ Je comprends, mais plus jamais tu ne t’y sentiras en sécurité.
⎯ C’est de ta faute, c’est toi qui m’as donné l’idée de danser nue pour montrer à la lune ce corps hideux, couvert de plaies et d’abcès.
⎯ Non Amy, que tu te foutes à poil ce n’était pas mon idée, seulement de danser. Souviens-toi, je t’ai dit tout de suite que c’était une connerie. Quant à ton prétendu "corps hideux, couvert de plaies et d’abcès", tu charries, ton visage est beaucoup moins atteint que le mien. Pour le reste, montre-le-moi et je te donnerai mon avis.
⎯ Tu veux que je me déshabille ? Tu es fou !
⎯ Mais oui ma belle, je plaisante, sauf quand je te dis que tu es belle. Même avec tes éphélides tu es sublime.
⎯ Ma peau est brûlée de partout.
⎯ Taratata.
Simon reprit sa guitare et gratta quelques notes machinalement. J’ai demandé à la lune, car le soleil ne le sait pas... Je lui ai montré mes brûlures, et la lune s’est moquée de moi...
⎯ Arrête, je t’en supplie.
⎯ Pourquoi ? Tu n’aimes pas Indochine ? C’est pourtant notre histoire. Le mec de Mickey 3D a dû penser à toi en écrivant ces paroles. Il se remit à fredonner. Je lui ai montré mes brûlures. N’est-ce pas ce que tu te projetais de faire en dansant nue sous la lune ?
⎯ Justement, c’est trop dur, je sais bien que je ne guérirai pas.
⎯ Moi non plus, c’est comme ça, il faut s’y faire.
⎯ Tais-toi.
⎯ J’ai redemandé à la lune… si tu voulais encore de moi... Elle m’a dit j’ai pas l’habitude… de m’occuper des cas comme ça...
Amy fondit en larmes, les paroles d’Indochine semblaient avoir été écrites pour eux. Sa nuit fut horrible, faite d'angoisse et de cauchemar. Qu'allait-elle devenir si son espace de vie se réduisait encore plus ? Épuisée de fatigue, elle finit par s'endormir.
Au matin le malaise persistait, c'est triste une vie de solitude, sans projet, sans amis. Il fallait qu'elle communique avec quelqu'un, quelqu'un de normal, pas comme elle, pas comme Simon. Brian ? Amy correspondait avec lui depuis six mois, ils s’étaient rencontrés par hasard sur un forum. Qui était Brian ? À quoi ressemblait-il ? Elle ne le saurait jamais. Elle alluma Messenger, il était en ligne, elle mentit, comme d'habitude.
« Comment tu vas la belle ? » …
« Je viens de me réveiller, j’suis crevée. On est allé danser hier soir, je suis rentrée à cinq heures du matin, je ne sais même pas l’heure qu’il est. » …
« Tu as dû drôlement faire la noce car il est plus de vingt-trois heures. Tu as dormi seize heures d’affilée ! Allume ta webcam Amy, il faut être con pour correspondre avec une fille qui refuse de se montrer. Tu as peur de quoi ? D’une mauvaise rencontre ? Moi je n’ai rien à cacher, je te donne mon adresse quand tu veux, tu pourras vérifier et même appeler les flics. Mon père est commissaire, il est connu à Pau. Je ne sais même pas où tu habites. »
Là, Amy commit une erreur.
« À Rouen. »
La réponse de Brian ne se fit pas attendre.
« Ce n’est pas vraiment à côté de chez moi. Tu sais, j’aimerais vraiment te rencontrer. Je monte à Paris pour le prochain concert de Nicolas Sirkis, tu pourrais venir, on se verrait enfin. Branche la webcam. » …
« Je suis timide. » …
« Dis surtout que tu es affreusement moche. » …
« Je ressemble à Laetitia Casta à vingt ans, belle gueule, gros seins, jambes interminables, sourire ravageur. » …
« Sans blague ? »
Amy ne mentait pas, son corps était splendide.
« 95-75-95 et un mètre soixante-treize sans talons. » …
« J’en bave déjà. Tu veux toujours devenir chercheuse, percer les mystères de la vie, réparer les ADN défectueux ?»
Amy prit son temps pour répondre, c'était un sujet douloureux.
« Exactement. » …
« Ce n’est pas en séchant les cours que tu passeras en troisième année. » …
« Quand on est douée, on peut tout faire, y compris s’amuser et travailler. » …
« C’est d’accord pour le concert ? » …
« Oui. » …
« Génial, tu te montres ? » …
Éternel défi auquel elle devait constamment se soustraire. Elle coupa sa connexion. Sa décision était prise, elle allait sortir et tant pis pour le rôdeur. Elle s’habilla. Le jardin entourant la villa était si grand que c’était presque un parc, avec de grands arbres, des buissons, des bosquets et un bassin à nénuphars et des poissons rouges. C’était son refuge. Elle s’assit sur le banc et pleura longuement en silence, dans l’obscurité, seule la lune lui tenait compagnie.
Au fond du jardin, derrière le mur, Frédéric était lui aussi assis dans le noir, tout aussi seul et tout aussi désespéré. Ils ne se connaissaient pas, et quand ils s’étaient rencontrés par hasard, Frédéric avait cru avoir rêvé sous l'effet du joint.
Contrairement à Amy il avait une vie normale, ou presque. Il était lycéen en terminal. Quand il ne s’ennuyait pas en classe, il tenait tête à ses profs, comme ce matin.
⎯ Après la crise des missiles de Cuba commence ce qu’on a coutume d’appeler "La détente". Drôle de détente ! La course aux armements continue dans les deux blocs. Les Américains s’engagent au Vietnam où leur politique d’endiguement échoue. Le communisme s’étend en Amérique du Sud et en Afrique où Brejnev tisse sa toile. En Occident, la jeunesse se laisse séduire par le Maoïsme, ce qui aboutira aux revendications étudiantes de mai 68, avec ce que les intéressés reconnaissent eux-mêmes aujourd’hui comme des utopies.
⎯ Faites l’amour pas la guerre.
Certains avaient éclaté de rire. D’autres, pris par surprise et déçus avaient demandé à leur voisin. "Qu’est-ce qu’il a dit ?" Agacé, monsieur Martin avait promené sur sa classe un regard noir qui avait calmé l’agitation. Puis il avait repris son cours.
⎯ Merci Frédéric, je vois que ma matière t'intéresse, mais tu te trompes. "Faites l’amour pas la guerre" est bien un slogan de cette époque, mais il émane de la jeunesse nord-américaine écœurée par les images dont le journal télévisé assommait les Occidentaux lors de la guerre du Vietnam. Les étudiants de la Sorbonne n’ont fait que le récupérer à leur propre compte. À propos, la guerre du Vietnam est au programme du bac, vous en rappelez-vous les dates ?
⎯ 54-62 ?
⎯ Non, ça c’est la guerre d’Algérie.
⎯ 90-61-85 ?
Toute la classe avait éclaté de rire et s'était tournée vers une jeune fille assise au dernier rang, elle avait rougi fortement. Le prof avait repris le contrôle du groupe, maniant avec habileté cet humour qui faisait son succès auprès des élèves.
⎯ Non Frédéric, tes fantasmes sur les mensurations de mademoiselle Berthier n’ont aucun rapport avec la guerre du Vietnam … Laissons tomber. Où en étions-nous ?
⎯ Aux slogans de mai 68.
⎯ Ah oui, merci Maurice. Après la guerre de Corée, la crise des missiles de Cuba et la guerre du Vietnam, les deux blocs ne s’affronteront plus directement. Le combat se poursuivra dans le Tiers-monde sous la forme de guerres d’émancipation coloniales, et dans les pays occidentaux sur le terrain de l’idéologie. Ce qui a donné des choses originales voire poétiques comme, "Sous les pavés la plage"… "Il est interdit d’interdire" …
⎯ "Dix ans, ça suffit !"
Monsieur Martin en était resté coi. Profondément troublé, il avait une seconde cherché comment répondre à ce qui était une provocation de plus. Heureusement, Frédéric et lui étaient les deux seuls à en avoir compris le sens caché.
⎯ Bravo, quelle culture !
⎯ Je n’ai pas de mérite, de Gaulle, c’était la jeunesse de mon père et je pensais à lui justement.
Monsieur Martin en avait avalé sa salive. Il savait parfaitement toute la souffrance qui était cachée derrière cette insolence et revoyait le petit garçon de huit ans, habillé de noir, très digne devant le cercueil de sa mère. Tous les collègues étaient là pour soutenir leur CPE dans cette terrible épreuve.
Plusieurs ricanements se firent entendre, le CPE n'était pas aimé, sauf de Maurice Nabil Moktar, Momo pour les intimes. Assises au fond de la classe, deux filles avaient commenté la petite passe d'armes.
⎯ Il est gonflé Frédéric, t’aurais osé, toi ?
⎯ Dire que mon père est un vieux con et que ça fait dix ans que ça dure, oui.
La première pouffa de rire. C’était une jolie brune de dix-sept ans qui s’appelait Katia. Sa copine était la jolie blonde dont les mensurations affolaient Frédéric Lemarchand, elle s’appelait Lucile Berthier.
⎯ "Faites l’amour pas la guerre", c’est bête comme slogan.
⎯ Tu vois quoi à la place ?
⎯ Je ne sais pas, "faites l’amour, pas de philo ou de maths".
Lucile avait hoché gravement la tête puis sourit.
⎯ J’ai mieux, "Faites l’amour, surtout avec Frédéric, il est trop mignon."
⎯ Tu le trouves mignon ?
⎯ Pas toi ? Il est craquant. Regarde ce profil, ce menton volontaire, ce regard perçant. Tu as vu qu’il a des cils à rendre jalouses toutes les meufs.
⎯ C’est vrai qu’il est pas mal. Tu crois qu’il ressemblera à son père plus tard ?
Lucile avait pouffé en s’écrasant sur son bureau. Monsieur Martin leur avait lancé un regard sévère et les deux filles s'étaient faites plus discrètes, puis Katia avait repris un sujet qui la passionnait.
⎯ Tu as vraiment des vues sur Frédéric ?
⎯ Pourquoi pas.
⎯ Tu veux avoir le CPE comme beau-père !
S’en était suivi deux fous-rires, accompagnés d’un nouvel avertissement de monsieur Martin qui avait pu reprendre son cours sans être interrompu.
⎯ Les élections législatives balayèrent les illusions de la gauche, et c’est avec une très large majorité que les Français manifestèrent leur confiance au général De Gaulle. Le mouvement étudiant s’essouffla et ceux qui préféraient les études à l’agitation purent retrouver des conditions sereines pour développer leurs neurones. Rien à ajouter Frédéric ?
⎯ À l’époque des Trente Glorieuses et du plein emploi, les neurones étaient peut-être utiles, mais pas aujourd’hui. Il faut mieux être footballeur ou mannequin, pour les filles bien sûr.
⎯ Les mensurations ne suffisent pas toujours, qu'en pensent mesdemoiselles Frémain et Berthier ?
Les deux filles s'étaient regardées, incapables de répondre. Sur cette saillie immédiatement regrettée, le professeur avait replié ses notes et quitté la classe. Frédéric était sorti aussitôt, suivi de tous les élèves, sauf Lucile et Katia, qui, une fois seules, avaient repris leur conversation.
⎯ Si tu sors avec Frédéric, tu me laisses Julien.
⎯ Je ne sors pas avec Frédéric, j’en ai envie, c’est tout.
⎯ Mais il est sinistre ! Mignon et craquant d’accord, mais il fait toujours la gueule ?
⎯ À cause de son père. Tu as entendu le prof, j’ai des atouts pour le "désinistrer".
⎯ Il ne te regarde même pas.
⎯ Oh que si, il me regarde, mais très discrètement parce qu’il ne veut pas qu’on le sache.
⎯ Tu te fous de moi !
⎯ Observe-le, tu verras.
Katia avait pris son amie au mot. Frédéric s’était installé au premier rang pour le cours de math, Lucile au dernier. Il n'avait pas quitté le tableau des yeux et lorsqu’il avait fallu passer aux exercices d’applications, il avait terminé avant tout le monde, puis s'était retourné pour observer Lucile. En cours d’anglais, elle s’était installée intentionnellement au premier rang. Elle avait un très bon niveau, fruit de nombreux séjours linguistiques. Au contraire, Frédéric détestait cette matière et s’était assis tout au fond, près de la porte. Katia avait fait de même. Pensant qu’on ne l’observait pas, Frédéric n'avait pas quitté des yeux la jolie blonde qui avait participé avec enthousiasme. Toute la journée ça avait été le même couplet, dès qu’il pensait qu’on ne le voyait pas, Frédéric observait longuement Lucile. Katia avait ressenti une pointe de jalousie, sa copine avait raison, il était mordu.
Mordu n’était pas le mot, Frédéric était déprimé, il ne croyait plus en rien, pas même en l'espoir d'intéresser Lucile. Rien que de prononcer son nom le faisait rêver. Elle avait une jolie poitrine, des cuisses fuselées mises en valeur par d’audacieuses minijupes, un très beau visage et surtout un air déluré qui foudroyait tous les garçons du lycée. Hélas, elle était d’un milieu riche, et toujours entourée d’une bande de gars friqués auxquels Frédéric ne se serait frotté pour rien au monde. Parmi ceux-ci se trouvait Julien, son père était l’un des plus brillants avocats du barreau de Rouen. Frédéric le détestait. Julien était beau garçon, élégant, sûr de lui. Il ne ratait jamais aucune occasion de le rabaisser. Si Frédéric croisait son père, ça donnait, « Alors Lemarchand, on ne salue plus le petit personnel ? » Quand Frédéric, surmontant sa timidité, avait téléphoné à Lucile une première fois, elle s'en était vantée. Julien l'avait humilié une fois de plus. « Tu n’as aucune chance, son père est directeur chez Westinghouse alors que le tien ! » Puis il en avait rajouté une couche. « Si un jour tu nous accompagnes en boîte, je te prêterai des fringues. Lucile danse comme une dingue. » Momo s’en était mêlé. « Et moi ? Tu m’en prêteras aussi ? »
Frédéric rejoignait souvent Momo, assis sous son chêne, comme un vieux sage africain sous son baobab, un grand sac à ses pieds. Ce jour-là il y avait eu peu de clients. Maurice Nabil Moktar vendait de tout, téléphones, iPod, joints fabrication maison et même des antisèches en histoire, car monsieur Martin donnait depuis vingt ans les mêmes évaluations, il suffisait d’être organisé. Frédéric lui avait posé une question bizarre.
⎯ Et une moto, t’en as une dans ton sac ?
⎯ Désolé mec.
⎯ Tu pourrais m’en trouver une ?
⎯ Non Fred, c’est trop difficile, de toute façon t’as pas le fric. Tu rêves toujours d’évasion, Étretat, la falaise ? Fais pas le con Fred, ma came c’est peut-être de la merde, mais c’est moins dangereux que le grand saut.
Frédéric avait cherché Lucile des yeux. Elle était plus loin, entourée de Julien et de sa bande de bobos prétentieux. Momo avait compris. Avec ses rastas à la Bob Marley, sa démarche traînante de garçon de bureau et son optimisme à toute épreuve, Frédéric l’aimait bien, c’était son seul copain. Momo avait calé soigneusement son sac entre ses chevilles.
⎯ T’as peur qu’on te le fauche ?
⎯ J'ai toute ma fortune là-dedans.
⎯ Mais pas de moto ni de moyens pour m’en procurer une.
⎯ Tu veux m’envoyer en prison, frère ?
Frédéric avait ricané.
⎯ Les flics, ils ont autre chose à faire que de s’intéresser à un brave lycéen comme toi qui travaille de toutes ses forces pour préparer son avenir.
⎯ Moi ! Je fous rien, je suis nul dans toutes les matières.
⎯ Je sais, je plaisante. C’est d’une autre façon que tu bosses. Pourquoi tu restes au lycée ?
⎯ Pour trois raisons. Primo, c’est là que sont mes meilleurs clients. Deuzio, j’y suis plus en sécurité qu’en centre-ville, ou pire dans ma cité où blacks, Arabes et Roumains s’affrontent chaque jour pour le contrôle des trottoirs. Tertio, j’aime bien ton père.
⎯ Le vieux Lemarchand ?
⎯ Tu sais Fred, ton père il n’est peut-être pas drôle tous les jours, mais il est là. Moi j’en ai pas. Je me souviendrai toute ma vie de l’en-gueulade qu’il m’a passé dans son bureau… Savez-vous ce qu’est une loi monsieur Moktar ? J’ai essayé de me défendre. Des lois, on en fait de nouvelles chaque jour, la moitié se contredisent entre elles et celles d’hier seront annulées demain. Il m’a répondu froidement. Vous avez sans doute raison, mais nous ne sommes ni hier ni demain et le règlement du lycée est très clair en ce qui concerne toutes activités commerciales intra-muros. J’ai pensé qu’il allait me foutre à la porte, et bien pas du tout. Je vous donne deux semaines pour liquider votre fonds de commerce et redevenir un lycéen anonyme. J’ai promis, juré, craché.
⎯ Et t’as pas tenu.
⎯ Bin non. Je suis juste devenu plus discret.
⎯ Tu parles Charles ! Tout le monde le sait. Je me demande même pourquoi mon père n’a pas mis sa menace à exécution.
En guise de réponse, Momo avait fait un sourire énigmatique. Fred avait imaginé un deal du genre, je ferme les yeux sur les petits trafics, mais rien d’important, compris ? C’est sans doute pour ça qu'il avait refusé pour la moto, il se sentait tenu de respecter le marché passé avec son père. Ça ne faisait rien, sa moto, il se la procurerait quand même, sans l’aide de personne. Il ferma les yeux et se vit, cheveux au vent, roulant vers la côte, libre, enfin !
Amy détestait les visites médicales, qu’elles aient lieu à domicile ou à l’hôpital. Quand on avait diagnostiqué sa maladie, elle n’avait pas compris les conséquences que cela entraînerait. C’était même plutôt agréable de ne plus aller à l’école, de rester toute la journée à la maison. Puis ça s’était compliqué. Pourquoi le salon lui était-il interdit ? Heureusement, sa maman lui avait installé une télé dans sa chambre, c’était encore mieux. D’autres pièces lui étaient devenues inaccessibles, la cuisine, la salle à manger. Elle avait un tempérament doux et ne s’était pas révoltée, mais elle voulait savoir pourquoi.
⎯ Le soleil est dangereux pour toi ma chérie.
⎯ Mais il y a une fenêtre dans ma chambre !
⎯ C’est la seule de la maison qui soit équipée d’un triple filtre anti UV.
Ça non plus, elle ne l’avait pas compris. Quand sa mère s’absen-tait pour travailler, la baby-sitter avait pour consigne de ne jamais la laisser sortir de sa chambre, il en allait de sa vie. Elle commença à comprendre qu’elle n’était pas comme les autres. Et puis il y avait les visites médicales à l’hôpital, le médecin la faisait mettre toute nue et inspectait chaque centimètre de sa peau, surtout ses taches de rousseur. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait, et se trouvait aussi jolie que les autres petites filles.
Progressivement les visites à l’hôpital s’étaient espacées. On l’avait autorisée à sortir, mais elle devait enfiler une épaisse combinaison en caoutchouc et bien se protéger le visage derrière un masque. Un jour, un petit garçon s’était moqué d’elle. « Oh, le vilain petit pingouin blanc. » Pour se défendre, elle lui avait tiré la langue, mais comme il n’avait rien vu, elle avait enlevé son masque. C’était depuis ce moment-là que son visage s’était couvert de taches brunes. Elle trouvait ça affreux, mais sa mère l’avait rassurée.
⎯ Tu fais irlandaise ma chérie.
⎯ Ma peau est toute froissée !
⎯ Ça s’atténuera en grandissant.
Les années avaient passé. Amy ne retournait plus à l’hôpital que deux fois par an, mais elle avait compris que plus jamais elle n’irait à l’école. Elle atteignait l’adolescence quand sa mère avait déménagé pour des raisons professionnelles, adieu l’Angleterre et bonjour Rouen. Pourtant, un grand changement avait eu lieu, son espace de vie s’était élargi.
⎯ Je t’ai fait aménager un appartement souterrain ma chérie, ce sera beaucoup plus agréable et surtout moins dangereux.
⎯ Je vais vivre dans une cave ?
⎯ Mais non ma chérie, ce n’est pas une vraie cave, il y a des soupiraux, tous soigneusement protégés par les filtres anti UV, et surtout un immense jardin dans lequel tu pourras te promener dès que la nuit sera tombée.
Amy vivait là depuis quatre ans, sans véritables horaires, à quoi bon puisque sa liberté ne se levait que dans la nuit ! Elle sortait dès qu’il faisait noir, parcourait tous les recoins du parc dont elle connaissait chaque buisson, chaque arbre, chaque massif, ne réintégrant son appartement souterrain que lorsque la fatigue la terrassait. Quand il faisait grand jour, la frustration se faisait encore plus forte. Elle regardait au travers de son soupirail, soigneusement protégée par le filtre anti UV. Elle était prisonnière de sa maladie, sachant parfaitement que la moindre imprudence serait fatale. Mère et fille se voyaient peu. Parfois madame Clisham descendait chez Amy. « Je vais faire des courses ma chérie. » C’était une frustration de plus car vêtements, accessoires de mode, colifichets, lectures, tout, absolument tout passait par madame Clisham. Amy avait essayé plusieurs sites de vente par correspondance, mais elle s’en était vite lassée. Quand le livreur apportait un colis, il fallait qu’elle aille ouvrir, revêtue de sa tenue de protection. « J’ai une maladie de peau. Non ce n’est pas contagieux. Merci pour tout. » Est-ce pour cela qu’elle l'avait en horreur, cette marque d’infamie soulignant sa différence ? En plus elle était lourde, inconfortable, surtout le masque. Amy ne s’en servait que pour les visites à l’hôpital.
⎯ J’ai l’impression de transporter Neil Armstrong lui avait dit son chauffeur la première fois qu'il avait dû charger un fantôme en linceul blanc, le visage dissimulé derrière un masque orange.
Amy l'avait pris en riant.
⎯ Qui c'est ?
⎯ Le premier homme qui a marché sur la lune.
⎯ Ça tombe bien, je suis une enfant de la lune.
Le plus douloureux était le spectacle des gens sur les boulevards. Personne ne peut vivre privé de lumière, de la caresse du soleil. Une fois à l’hôpital le rituel était immuable. Le médecin observait ses éphélides sans prononcer un mot, avouait son impuissance, mais se croyait rassurant en affirmant qu’au moins la maladie ne progressait pas. Parfois il invitait un confrère. Les scientifiques aiment les défis, les cas rares, et Amy en était un. Elle se taisait, les laissant parler entre eux, guettant une petite phrase du genre… « sais-tu qu’un nouveau gène vient d’être découvert qui rendrait peut-être possible la réparation de son ADN ? » Puis c’était le retour à la maison, douloureux. Sa mère devait se sentir coupable car elle trouvait toujours une bonne raison pour ressortir. « Je te laisse, j’ai une course urgente. Tu n’as pas besoin de moi pour enlever ta combinaison n’est-ce pas ? » Amy en profitait pour rester un moment dans l’appartement de sa mère, regardait par la fenêtre ce quartier résidentiel qu’elle ne connaissait pas, guettait les voitures, les gens, puis se décourageait et redescendait dans sa prison où elle ôtait enfin masque et combinaison. Le plus souvent elle s’allongeait sur son lit sans allumer ni télé ni ordinateur. Elle savait que les mauvaises pensées allaient revenir, insidieuses, sournoises, cruelles, qu’elles déverseraient lentement leur poison. Elle ne rencontrerait jamais personne. Faire les boutiques, essayer des fringues, s’éclater, danser toute la nuit, rire, tout cela lui était interdit, y compris de se regarder dans un miroir, car ce dernier lui renverrait l’image de son visage que Simon était le seul à trouver beau. Chaque retour du Médipôle était ainsi. Elle souffrait plusieurs jours, luttant pour retrouver un semblant d’équilibre. C’est pour cela qu’elle avait choisi le docteur Annoisin, pour ne plus voir tout ce dont elle était privée, mais la solution avait été pire que le mal. Heureusement, il lui restait son jardin, à condition que le rôdeur ne revienne pas.
Frédéric détestait que sa chambre soit un foutoir, il ramassa tout ce qui traînait et tomba sur six carrés de soie multicolores. Le souvenir émergea, lentement, improbable, irréel. Il revoyait la fille onduler lascivement, levant les bras au ciel, célébrant un mystérieux culte dionysiaque. Trois voiles lui couvraient la poitrine. À la chute du dernier ses seins étaient apparus, oblongs et lourds. Elle les avait pris dans ses mains pour les offrir à la lune, tourbillonnant sur elle-même. Puis elle avait ôté lentement les derniers voiles, offrant la totalité de son corps à la lune.
Il avait cru à une apparition due à l'herbe qu'il avait fumée, et voilà qu’il tenait dans ses mains la preuve du contraire. Il s’allongea sur son lit pour réfléchir, doigts croisés sous sa nuque. Elle existait donc bel et bien sa belle inconnue. Il lui avait fait peur, c’est pour ça qu’elle s’était enfuie. C'était dingue cette histoire ! Il fallait la revoir, mais comment ? Après la trouille qu'il lui avait foutue il était fort peu probable qu’elle recommence, le mieux était d’aller sonner chez elle, mais pour lui dire quoi ? Salut, je m’appelle Frédéric, j’habite la maison voisine, je t’ai vue danser, c’était génial. Si elle lui ouvrait et qu’elle entende ça, elle lui fermerait la porte au nez. Le mieux était de s’excuser. Tu sais, je n’ai pas l’habitude de rentrer chez les gens, je fume rarement de l’herbe et ça me fait un effet de chiotte.
Ça, c’était une bonne idée. Il n’était pas dix-neuf heures, il avait le temps. Il fit le tour du pâté de maisons et sonna à la porte d’une villa derrière laquelle il devinait un grand jardin arboré. Personne ne vint ouvrir. Il sonna plusieurs fois, actionna l’interphone. Rien. Au moins avait-il appris le nom de ses voisins : Clisham. Un peu déçu, il rentra chez lui. Qui sait, peut-être la mystérieuse inconnue reviendrait-elle offrir son corps à la lune ? N’étant pas sous l’emprise de l'herbe, il observerait mieux et pourrait se rincer l'œil avant de faire sa connaissance.
Les heures s’écoulèrent lentement. Frédéric avait laissé sa fenêtre ouverte pour suivre la progression de l’obscurité. On était en mai, la nuit tombe tard. À vingt-deux heures, il rejoignit le fond du jardin et jeta un coup d’œil prudent chez les Clisham. L'obscurité était assez dense pour qu’il pût se risquer à franchir le mur. Une fois de l’autre côté, il resta longtemps à guetter le silence, puis s’avança avec précaution, scrutant les ténèbres, tendant l’oreille. Salomé n’était pas là. Plus il progressait, plus l’excitation le gagnait. Il avança tant qu’il finit par sortir du sous-bois et se retrouva tout près de la maison, dont il fit le tour avec méfiance, attentif au moindre signe. Cachée derrière son soupirail, Amy le vit s’approcher et retint un petit cri. Il passa devant elle sans deviner sa présence et rentra chez lui, dépité. Ce n’était que partie remise, il reviendrait. Avec tout le sommeil qu’il avait en retard, il s’en-dormit immédiatement.
Le lendemain, il fit un détour par la maison des Clisham dans l’espoir d’apercevoir la mystérieuse jeune fille, peut-être prenait-elle le bus pour rejoindre son lycée ? Il ne vit rien. La lenteur de cette journée fut à l'aulne de son impatience. Combien d’heures devait-il encore attendre ? Treize ? Quatorze ? Comment faire passer le temps plus vite ? Une fois rentrée chez lui il resta un long moment immobile à ne rien faire, puis une idée surgit, ces Clisham devaient avoir une ligne fixe. Il trouva facilement. Après plusieurs sonneries un léger déclic se fit entendre, comme celui d’un transfert sur un second poste, puis quelqu’un décrocha.
⎯ Allo, je suis bien chez les Clisham ?
Il y eut un moment de silence, comme si la personne au bout du fil était surprise.
⎯ Qui êtes-vous ?
⎯ Un ami de votre fille.
Il y eut un grand silence. Qui avait répondu ? Elle ou sa mère ? Si c’était elle du premier coup, ce serait génial, mais il se méfia. Certaines animatrices radio semblaient incroyablement sexy derrière leur micro, et quand elles passaient à la télé on découvrait de vieilles quadras, mères de famille.
⎯ Allo ? Il y a quelqu’un ? Mais répondez, bon sang !
Il n’avait pas entendu raccrocher. Si ça avait été le cas, il y aurait eu un interminable bip-bip-bip, or, il n'y avait rien eu, donc elle était là, silencieuse, retenant sa respiration.
⎯ Quand je dis "ami", j’exagère un peu, on s’est à peine vu et même pas parlé. C’était il y a deux jours. Je me suis conduit de façon bizarre et je voudrais m’excuser.
La respiration au bout du fil se fit plus lourde.
⎯ Votre fille est-elle là ? Puis-je lui parler ? Nous sommes voisins, ce serait agréable de faire connaissance.
Le téléphone raccrocha brutalement. Frédéric ne comprit pas.
Il mangea seul, comme d’habitude, puis ouvrit son journal et se raconta son histoire ... Des filles qui se foutent à poil, je ne dis pas que c’est fréquent, mais ce n’est pas rare. Je comprends qu’elle soit gênée. C’est idiot mais ça m’excite. J’attends que la nuit tombe et j’y retourne, car c’est elle, j’en suis sûr. Sa mère aurait posé des tas de questions.
À 23 heures il franchit le mur et sauta avec souplesse dans le parc de ses voisins, explorant sans aucun scrupule chaque recoin.
Cachée derrière son soupirail, Amy le vit passer à plusieurs reprises. Il regagna sa chambre vers minuit, très frustré, ce qui le poussa à se confier à nouveau à son journal ... Je ne comprends pas. Elle est là puisqu’elle m’a écouté au téléphone. Qu’elle n’ait pas répondu peut s’expliquer, elle est gênée que je l'ai vue. J’ai été franc, je me suis excusé. Qu’est-ce que c’est que cette fille ? Demain j’y retourne.
Frédéric explora pendant cinq jours le jardin de ses voisins, s’ap-prochant de la maison dont il fit le tour à plusieurs reprises, surveillant les volets clos. Pas une fois il n’eut l’idée d’observer les soupiraux derrière lesquels Amy le regardait passer et repasser. Cette quête un peu vaine ne le découragea pas, au contraire.
Ce fut le sixième jour que l’incroyable eut lieu. Alors qu’il était revenu s’asseoir à l’endroit où elle était apparue, une voix l’interpella dans la nuit.
⎯ Tu viens me rendre mes voiles ?
Il sursauta. Elle était là, tout près. Il chercha mais ne vit rien, alors il se leva pour s’approcher. Amy poussa un cri.
⎯ N’avance pas, reste où tu es.
⎯ Je te fais peur ?
⎯ Oui.
⎯ Pourquoi te caches-tu ?
⎯ Pour que tu ne me voies pas.
Frédéric comprit qu’elle avait honte.
⎯ Je te l’ai dit au téléphone, je viens pour m’excuser.
Elle ne répondit pas.
⎯ Je te rendrai tes foulards si tu veux. Je ne savais pas que tu serais revenue sinon je les aurais pris, d’ailleurs je commençais à croire que tu ne reviendrais jamais. L’autre soir, j’étais camé. Je me baladais chez nous quand j’ai entendu ta musique. Je ne me souviens même pas d’avoir sauté ton mur.
⎯ Je ne suis pas folle, tu sais.
Frédéric aimait bien sa voix, basse, grave, d’une tessiture sombre. Il était excité de la savoir tout près, et qu'elle reste cachée rajoutait du mystère.
⎯ Tu es rudement belle. C’est marrant ton petit accent, tu es anglaise ? Comment tu t’appelles ?
⎯ Amy.
⎯ Moi c’est Frédéric. Tu veux que je me foute à poil ? Comme ça, on sera à égalité !
Elle eut un petit rire, le lien semblait noué.
⎯ Pourquoi tu danses nue sous la lune ?
⎯ Parce que je suis un vampire.
⎯ Comme dans Twilight ? Tu as des pouvoirs ?
Il entendit un second petit rire.
⎯ J’aimerais bien.
⎯ En tout cas, je le répète, tu es superbe.
C’était le mot de trop, Amy s’enfuit, tout plutôt qu’il la voie telle qu’elle était. Il se lança à sa poursuite.
⎯ Amy, reviens, qu’est-ce que j’ai fait ? J’adore les vampires.
Elle connaissait le jardin mieux que lui et le distança sans peine. Il accéléra, se griffa, tomba, prit des branches dans la figure et se retrouva à l’angle de la maison.
⎯ N’avance plus !
⎯ Pourquoi ?
⎯ Parce que je ne veux pas.
⎯ On pourrait se revoir, devenir copains. Nous sommes voisins !
⎯ C’est impossible.
⎯ Je ne suis pas un voyou.
⎯ Mais moi je suis vraiment un vampire, je suis ce qu’on appelle une enfant de la lune. C’est pour cela que je ne veux pas que tu me voies.
Il revint le lendemain mais elle n’était pas là. Il appela plusieurs fois, vint rôder autour de la villa, appelant de nouveau sans savoir qu’Amy l’observait par les interstices du soupirail. Ce jeu du chat et de la souris dura plusieurs jours, il était sûr qu’elle reviendrait et s’installait chaque nuit dans la petite clairière, à la même place, attendant patiemment. Puis le miracle eut lieu. La voix surgit dans le noir, elle était cachée au même endroit que la première fois.
⎯ Tu n’as donc pas peur des vampires ?
⎯ Pas s’ils te ressemblent.
Le compliment lui fit plaisir.
⎯ Tu n’as pas cherché à savoir ce qu’on appelle les enfants de la lune ?
⎯ Et toi, tu as enfin surmonté l’angoisse de te montrer ?
Elle ne répondit rien.
⎯ "Les enfants de la lune", ça fait secte. Remarque, si leurs prêtresses sont aussi bien roulées que toi, je m’inscris tout de suite. Est-ce qu’il y a un rite initiatique ?
Il attendit longtemps sans qu’il y ait de réponse.
⎯ Tu es déçue ? Tu me trouves nul ? Tu as peur des mecs ?
Là encore, il n’y eut que du silence.
⎯ Amy ? Tu es encore là ?
Il crut percevoir une respiration, toute proche, comment la rassurer ?
⎯ Moi aussi j’aime la nuit, les autres dorment, on est bien. Je déteste le bruit.
Amy écoutait. Pour la première fois de sa vie elle parlait pour de vrai avec un garçon de son âge. Elle n’avait que quelques mètres à faire pour le toucher, c’était à la fois magique et terrifiant. Comment le retenir sans se montrer ? Heureusement, il avait envie de parler.
⎯ Je suis au lycée Salvador Allende, mon père est le CPE. Ce n’est pas facile pour moi de me faire des copains, je n’en ai qu’un, il s’appelle Momo. Il n’est pas très recommandable. Il te fabrique un scooter neuf à partir de trois épaves, son Eastpak regorge de DVD piratés, d’albums qu’il télécharge illégalement, de lecteurs mp4 et de portables suspects. C’est lui qui m’a refilé le joint que j’ai fumé l’autre jour quand je suis passé de ton côté sans même m’en rendre compte. C’est vrai que je t’ai mâtée, mais je ne regrette pas. Je sais que ça ne se fait pas de dire ça, mais, j’en reprendrais bien… Amy ? Tu m’en veux encore ? Tu sais, je déconne, je sais que ce n’est pas pour moi que tu t’es foutue à poil. Amy ?
⎯ Je suis là.
⎯ J’ai bien aimé ta musique. Le rap, le hard rock ou le métal, ce n’est pas mon truc. Je me donne des allures comme ça pour qu’on me foute la paix, mais les hurlements hystériques, très peu pour moi. Je suis plutôt du genre contemplatif. D’ailleurs la solitude ne me dérange pas. Les autres, c’est comme une pollution, ça détruit l’être intime, on ne s’appartient plus, ils te posent des questions, veulent tout savoir.
Le clair de lune donnait suffisamment de clarté pour qu’elle puisse le dévorer des yeux. Il était beau. Il fallait qu’elle dise quelque chose ou il partirait. Elle posa la question qui la tourmentait.
⎯ Pourquoi tu reviens tous les soirs ?
⎯ Comment tu le sais ?
⎯ Je le sais.
⎯ J’avais terriblement envie de te revoir. Toi aussi, sinon tu ne serais pas là.
Amy ne répondit pas.
⎯ On a au moins un point commun, on aime tous les deux le noir.
⎯ Pas moi, j’aime la lumière, c’est elle qui ne m’aime pas.
Frédéric l’entendit partir en courant.
Depuis qu’il avait refusé d’aider Frédéric pour la moto, Momo se sentait gêné, cela renforçait la solitude de Frédéric qui se réfugiait dans ses rêves, dont l’un était là, devant lui, en chair et en os, et qui l’inter-pella alors qu’il traversait le hall du lycée.
⎯ Salut beau gosse !
Lucile était comme d’habitude très entourée. Il lui répondit d’un petit signe de la main, elle se détacha du groupe.
⎯ J’ai quelque chose à te demander.
⎯ Tout de suite ?
⎯ Oui, c’est pour un cas désespéré.
⎯ Toi ?
⎯ Comment tu as deviné ?
⎯ Facile, si j’en crois Musset, ce sont les plus beaux ?
Lucile lui décocha un sourire à terrasser une horde de Mongoles.
⎯ Tu me trouves belle ?
Oh oui elle était belle, tous les garçons du lycée se retournaient sur son passage. Lucile était parfaite : une chevelure blonde, souple et légèrement bouclée qui lui cascadait jusqu’aux reins, de grands yeux bleus surmontés d’une frange admirablement droite, un très beau visage, des épaules fines couronnant un buste de Junon, une taille étroite, des cuisses fuselées, et pour accompagner le tout un regard qui le faisait rougir et devenir con. Il chercha une échappatoire.
⎯ Non, je préfère les filles qui portent des lunettes et se coiffent avec des tresses.
⎯ En jupe longue mais sans culotte, comme dans les films pornos.
⎯ Exactement.
⎯ Si c’est la condition pour que tu m’aides à faire mon devoir de philo, je veux bien me faire des tresses.
⎯ Et pour la culotte ?
⎯ Ça dépendra de ma note.
⎯ Tout à l’heure, à onze heures, au CDI ?
⎯ C’est ça. Bye…
Il la regarda s’éloigner, le cœur battant à se rompre.
Le cours de géo fut indigeste, "les enjeux du développement durable dans la gestion des déchets industriels" pesaient peu quand on avait rendez-vous avec Lucile. À onze heures il passa devant elle, ses affaires sous le bras.
⎯ Ça tient toujours pour le DS de philo ?
⎯ Bien sûr.
Elle le gratifia d’un sourire ravageur.
Le CDI était au premier étage, Lucile le précéda dans l’escalier, ondulant des hanches sans même s’en apercevoir. Ils pénétrèrent dans une vaste salle, très lumineuse, où d’immenses baies vitrées donnaient sur la Seine. Frédéric aimait cet endroit où régnait un silence précieux. D’ordinaire, le spectacle des péniches descendant la rivière lui parlait, il s’imaginait montant discrètement à bord et partant vers l’inconnu, mais pas aujourd’hui. Lucile chercha une table un peu à l’écart et l’in-vita à s’installer, tout en sortant ses affaires avec un joyeux enthousiasme.
⎯ Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Frédéric lut le sujet. La conscience et l’action sont-elles compatibles ? Lucile le regarda griffonner pendant deux ou trois minutes, puis planta ses yeux dans les siens.
⎯ Alors ?
⎯ Il faut commencer par définir chaque terme, chercher sa limite sémantique. Qu’est-ce que la conscience ? Qu’est-ce que l’action ? En quoi on peut les associer, les opposer ?
⎯ J’en étais sûre, tu es un génie !
⎯ Je te rappelle qu’on travaille à deux.
⎯ Pourquoi pas l’amour et l’indifférence ?
⎯ Mais pas du tout, tu mets en parallèle deux sentiments, c’est totalement hors sujet !
⎯ Ah bon.
⎯ Pense à Descartes, s’interroger sur la conscience et l’action c’est comme s’interroger sur l’âme et le corps.
⎯ Tu crois ?
⎯ Bien sûr.
⎯ Dommage, j’aimais bien mon idée.
Il adorait quand elle prenait cet air mutin. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles il attendit en vain qu’elle propose quelque chose, mais rien ne vint, il comprit qu’il devrait tout faire.
⎯ La conscience, c’est ce qu’on pense. L’action, c’est ce qu’on fait.
Le visage de Lucile s’éclaira.
⎯ Je comprends, quand tu restes impassible devant les moqueries de Julien : c’est la conscience. Quand tu as envie de lui balancer ton poing dans la gueule : c’est l’action.
⎯ Seulement si je le fais, c’est pour cela qu’il faut aussi s’inter-roger sur le sens du mot compatible.
Lucile hocha la tête.
⎯ Parfois on a envie de faire quelque chose, mais on ne le fait pas dit-elle.
⎯ Exactement, la conscience contrôle l’action,
⎯ Si je dis Frédéric est conscient que je suis assise à côté de lui, mais qu’attend-il pour m’embrasser ? Est-ce que c’est un bon exemple ?
Frédéric transpirait abondamment et ce n’était pas dû qu’à la chaleur. Lucile venait de tirer sur sa jupe que le fait de s’asseoir avait remontée dangereusement. Il n’osait plus la regarder, elle insista.
⎯ Ça prouve bien que la conscience et l’action ne sont pas compatibles, sinon tu le ferais.
⎯ Non parce que nous sommes au CDI.
⎯ Et si nous étions seuls ?
⎯ Tu sais bien que tout le monde a envie de t’embrasser.