Le crépuscule des Aveugles - Jean Paul Pointet - E-Book

Le crépuscule des Aveugles E-Book

Jean Paul Pointet

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Beschreibung

Mémoires d'un gentilhomme des dernières années de l'ancien régime est une tétralogie qui s'adresse avant tout aux lecteurs exigeants, passionnés d'histoire et soucieux d'authenticité. Elle s'adresse aussi à ceux qui aiment qu'un roman se termine bien. Edmond-Alfé, chevalier de Sémontré et baron Des Gonds, n'est qu'un petit nobliau de campagne désargenté lorsqu'il entame, par son mariage, une ascension sociale qui le conduit jusqu'au Garde-Meuble royal dont il devient responsable en second. L'action couvre les années 1787, 88 et 89. Les Aveugles sont les privilégiés, haute noblesse, haut clergé et haute bourgeoisie des cours de Justice et Parlement. Tous rêvent d'abattre Louis XVI, se posent en ennemis de l'absolutisme et en défenseurs du peuple, qui se laisse abuser. "Crépuscule", car en détruisant un à un tous les efforts du roi pour construire une société plus juste, ils scient la branche sur laquelle reposent leurs privilèges. Mais "Aveugle", c'est aussi Louis XVI, parfaitement conscient qu'il doit moderniser son royaume et y introduire plus d'égalité, mais qui n'a pas l'énergie nécessaire pour le faire, sous-estime le danger, multiplie les fautes politiques, est incapable de s'appuyer sur des ministres énergiques, et n'est jamais présent aux grands rendez-vous que les représentants de la Nation lui offrent. Dans le 1er tome, "Le goût amer de la trahison", Edmond avait honteusement renié sa promesse d'épouser Éléonore de Fierville, lui préférant Bérénice Piranesi. Contre toute attente, la fiancée trahie et l'épouse étaient devenues amies, sentiment qui se renforce dans le second tome. Les deux femmes offrent un front commun face aux multiples défaillances d'Edmond. À ce duo de femmes vient s'ajouter la pétillante dramaturge Olympe de Gouges, qui soutient les combats d'Edmond de sa plume acérée. Ce quatuor, contre nature, se protège mutuellement dans un monde de plus en plus instable.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sommaire

Une auberge dans Versailles

Deleyrant

Bérénice

L'assemblée des notables

Saint-Maixent

Émilie

L'Harmonie Universelle

Olympe de Gouges

Rapports de force

Brouille

Le Contre-poison

Jus Sapientia

Réconciliation

Au pavillon de Sigoll

Vers le crépuscule

Retour inattendu en Saintonge

Marche chaotique vers les états généraux.

Élections et retrouvailles

Dangereuse neutralité

Ville d'Avray

Déceptions en cascade

Impasse des Aveugles

Paris, mi-juillet 1789

Versailles, fin juillet et début août 1789

Une lettre, une cérémonie, 954 médailles

Des invités inattendus au bal des aveugles

En marche vers la cécité absolue

1 Une auberge dans Versailles

L'hostellerie du Renard était un endroit modeste, assez loin du château. Bien que n'ayant pas eu l'honneur de loger l'un des 147 invités de Sa Majesté, elle disposait d'une réputation suffisante pour que certaines personnes bien nées s'y donnassent rendez-vous, c'était le cas. Étienne-Alexandre-Jacques Anisson était à la fois en retard et inquiet. Trahir n'était pas dans sa nature, l'argent était le moteur de la mauvaise action qu'il s'apprêtait à commettre. S'il tremblait, c'était aussi à l'idée de rencontrer Louis-Philippe d'Orléans, l'homme le plus riche de France, celui qui régnait sans partage sur la moitié de Paris et répandait des sommes folles dans l'espoir d'affaiblir l'autorité de son royal cousin. Les deux autres lui était inconnus, sauf de réputation. Loménie de Brienne était archevêque de Toulouse et président en titre de cette assemblée des notables que le roi venait de réunir à Versailles, afin de les consulter sur ses projets de réforme. Le troisième, Duval d’Eprémesnil, était l'élément le plus actif du Parlement de Paris, cette haute cour de Justice qui prétendait représenter la nation et s'opposer à l'absolutisme du roi. Il était seize heures, l'auberge était quasiment vide, une salle discrète avait été réservée pour ces conspirateurs de circonstances. L'aubergiste introduisit Jacques Anisson qui se confondit en courbettes interminables, accompagnées de "Monseigneur" obséquieux à l'égard du prélat et du prince de sang. Agacé, d’Eprémesnil lui demanda s'il avait le document. L'homme sortit trois feuilles de son vêtement, il en tendit une à chacun.

⎯ C'est elle ? demanda Orléans, sans lire.

⎯ Oui Monseigneur, j'en ai imprimé 40 000, elles seront distribuées sous huitaine, vous en avez la primeur.

⎯ Donc personne n'en connaît encore le texte.

⎯ Personne.

Brienne et d’Eprémesnil parcoururent la feuille, l'inquiétude envahit leur visage. « Il est fou » murmura l'homme de Dieu. « Et inconscient, murmura l'homme de loi. C'est un véritable coup d'État politique dirigé contre la noblesse et le clergé. Nous ne nous laisserons pas faire. »

⎯ Pourquoi sous huitaine ?

⎯ Je ne dispose que de quarante afficheurs officiels, ce n'est pas assez, j'ai demandé un délai.

⎯ Vous avez bien fait.

⎯ Monseigneur se souvient-il que …

⎯ Oui, vous serez récompensé. D’Eprémesnil, donnez-lui la bourse.

Anisson empocha sa récompense et disparut. Les trois autres se regardèrent. Orléans se taisait. Supérieur en titre, en naissance et en fortune aux deux autres, il parlerait en dernier.

⎯ Ces assemblées provinciales sont en contradiction totale avec le caractère sacré des traités d’incorporation des provinces au royaume de France.

⎯ L'édit de tolérance est une insulte à Dieu, les non-catholiques n'ont qu'à se convertir.

⎯ Le Parlement ne se laissera pas dépouiller de ses prérogatives. Il nous faut un roi proche du peuple, un roi qui vive au milieu des Français, voit leurs souffrances, entend leurs cris.

⎯ L'Église ne donnera pas un sou pour un monarque qui ne la respecte pas.

⎯ Les Bourbons ont fait leur temps, celui de changer de dynastie est venu.

Orléans se garda bien d'approuver. Faire imprimer ce texte et le distribuer à 40 000 exemplaires était un coup de génie, comment le parer ?

⎯ Les caisses sont vides, le crédit inexistant, votre royal cousin est aux abois, il suffit d'attendre.

⎯ Fine analyse, le clergé vous soutiendra le moment venu.

⎯ La haute magistrature n'espère qu'en vous.

Gonflé d'orgueil et d'espérance, Orléans laissa ses deux complices l'encenser ainsi, puis le trio se sépara.

J'attendis un long moment, puis je sortis de ma cachette. Cela faisait un mois entier que je travaillais pour le comte de Saint-Priest, espionnant tout particulièrement Duval d’Eprémesnil. Comment en étais-je arrivé là, moi, obscur gentilhomme campagnard, marié à la plus douce des épouses, c'est ce qu'il est temps de raconter dans le second tome de mes Mémoires, "Le crépuscule des Aveugles".

2 Deleyrant

Nous avions quitté la Saintonge le 23 janvier 1787. Comme il était curieux ce voyage de retour, et comme je m'interrogeais. J'avais à ma gauche mon épouse, Bérénice, enceinte de cinq mois ce qui ne se voyait guère. Née dans la bourgeoisie de robe, son père avait discrètement augmenté sa fortune en investissant dans tout ce que le royaume comptait de manufactures prospères, il était certainement l'un des plus riches plébéiens du faubourg du Temple, et ne m'avait accordé la main de sa fille qu'à regret. Bérénice n'aimait pas la noblesse qu'elle trouvait inutile, elle avait pourtant accepté de m'épouser et était de ce fait devenue baronne Des Gonds.

Éléonore était la femme à ma droite. Marquise de Fierville, c'était la droiture même, et, comme telle, elle ne pouvait imaginer qu'on trahisse sa parole. Je l'avais fait1. J'étais revenu accompagnée d'une épouse. À la surprise de tous, Éléonore et Bérénice étaient devenues amies. Hélas, ma trahison avait rendu sa liberté à mon ancienne fiancée, l'un des plus beaux partis de Saintonge. Les prétendants avaient recommencé à se bousculer, et parmi eux l'encombrant Armand Jean François de Saint-Maixent, vidame d'Orléans, comte de Morterolles et baron de Saulte. Il s'était installé à Fierville comme chez lui, terrorisant les domestiques et s'autorisant des privautés au point que j'avais dû intervenir. C'est pour fuir cet homme qu'Éléonore avait quitté sa chère Saintonge, répondant à l'invitation de mon épouse, qui lui avait demandé comme une grâce d'être la marraine de notre futur bébé. Elle avait fait taire sa douleur de fiancée trahie et accepté.

Bérénice était à ma gauche, Éléonore à ma droite. Chaque cahot de la route me projetait vers l'une ou vers l'autre, vision allégorique de mon existence. Bérénice me souriait. Éléonore gardait un visage impénétrable, sa faiblesse parlait pour elle. Cet immense amour, dont je n'avais pas voulu et dont je n'étais même pas conscient, la tuait lentement sous nos yeux.

Nous arrivâmes à Paris le 29 janvier 1787. Après tant de douceurs campagnardes la ville me sembla effroyablement bruyante et sale. À peine la lourde berline de voyage s'engouffrait-elle sous mon porche qu'une armée de domestiques descendit pour nous accueillir. Adelet, mon secrétaire, m'informa que deux messages de Ville d'Avray m'attendaient. Le premier concernait directement mon emploi au gardemeuble, il s'agissait d'aller "frotter les oreilles" d'un artiste qui faisait attendre Sa Majesté. Le second était une invitation à venir découvrir les charmes de sa nouvelle maison proche de Versailles. Bérénice s'en révéla enchantée. Éléonore, de son côté, afficha une vive curiosité à l'idée de rencontrer celui qui côtoyait quotidiennement le roi et disposait de sa confiance2. Il fut convenu que nous irions à Versailles le surlendemain, ce qui permettrait entre temps à Julie, la douce épouse de Corbinien, de venir nous voir.

La nouvelle demeure de Ville d'Avray était située à une lieue et demie du château, c'était une charmante gentilhommière dont l'entrée était marquée par une grille majestueuse, suivie d'une importante avant-cour bordée de hautes charmilles. L’édifice principal était encadré de deux pavillons, dont une chapelle. Sur l’avant-corps central, couronné d’un fronton cintré, s'ouvraient trois portes-fenêtres donnant sur un perron d’où descendait un degré à double révolution. L'ensemble possédait une certaine allure, le nouveau maître des lieux pouvait être fier de sa demeure. Bérénice aimait bien cet homme qui avait su devenir riche par ses seules qualités morales, et il l'amusait par l'ostentation discrète dont il aimait à s'entourer depuis sa récente ascension sociale.

Vêtu d'un habit de stricte coupe anglaise qui comprimait ses formes quelque peu arrondies, le maître des lieux nous fit un accueil chaleureux et contempla discrètement Éléonore. Craignant de ne pas être à son avantage, mon ex-fiancée avait emprunté l'une des robes de Bérénice, qui était sensiblement plus petite, il avait fallu rajouter trois volants de dentelles. C'était une robe pervenche à la française3 , elle s’ouvrait sur un jupon de même étoffe, garni des mêmes agréments de fleurs et ornements variés, cependant que le volant de la chemise meublait un décolleté discret.

Après nous avoir fait les honneurs de sa nouvelle maison, Ville d'Avray nous introduisit dans un salon aux boiseries modernes, garni pour l’essentiel de meubles Louis XV qu'il était bien placé pour s'être procurés à peu de frais. J'appréciai l’appoint de charmantes tables boulottes, supportées par une savonnerie d’Aubusson4. Nous étions à peine assis qu'un homme en collet entra dans la pièce. Notre hôte nous le présenta comme l'abbé Deleyrant, l'un des cent quarante-sept notables convoqués à Versailles par Sa Majesté. Deleyrant pouvait avoir une trentaine d'années, c'était un homme de petite taille, très maigre, avec un visage émacié, le regard rusé. Il marchait avec une légère boiterie. Il nous salua poliment, mais laissa longuement traîner son regard sur Éléonore, dont le visage trahissait la fatigue de ceux qui n'attendent rien de l'existence.

Au cours du repas il ne fut question que de cette assemblée des notables, dont les travaux auraient dû commencer le 29 janvier. Ville d'Avray n'aimait pas ce genre de conversation qui tournait facilement à la critique du pouvoir royal. Profitant d'une légère pause dans le débit intarissable de l'abbé, je vins à son secours.

⎯ Êtes-vous bien logé ?

⎯ Curieuse question chez un homme qui s'en est occupé. Eh bien, pour vous répondre et puisque vous souhaitez des compliments, l'hôtel d'Angleterre est très confortable, le personnel compétent, la cuisine tout à fait honorable, mais leur eau ne vaut pas celle-ci qui est délicieuse.

Éléonore haussa un sourcil, elle ne pouvait pas savoir qu'il s'agissait d'une flatterie déguisée pour notre hôte, c'était d'ailleurs l'une des origines de la fortune de Ville d'Avray. Il y avait, entre la route de Saint-Cloud et le chemin de Sèvres, une fontaine appelée "Fontaine royale". Comme elle était sur ses terres, les revenus de la vente lui appartenaient, or Sa Majesté la reine Marie-Antoinette ne voulait boire que de cette eau5, claire, légère et bonne. La mode en était lancée, toute la cour voulut consommer "l'eau de la Reine". Ville d'Avray s'en enrichit d'autant, ce qui accrut la jalousie dont il était victime, c'est pour cela qu'il ne répondit pas au compliment de Deleyrant qui n'insista pas et revint à son sujet de prédilection.

⎯ Sa Majesté a-t-elle décidé quand aura lieu la séance inaugurale d'ouverture officielle de l'assemblée des notables ?

⎯ Le roi attend que monsieur le Contrôleur général des finances soit rétabli.

Ce, "soit rétabli", faisait rire toute la cour. Il était de notoriété publique que Calonne avait été victime d'un accident amusant. Alors qu'il était au lit avec Rose, la jolie soubrette que son valet de chambre lui prêtait de temps en temps, son ciel de lit s'était décroché et lui était tombé sur la tête. Les bons mots avaient fusé. "Dieu lui-même s'oppose à ses réformes", "monsieur de Calonne a son propre lit de justice6", etc. Depuis, Calonne, surmené, crachait du sang, "le sang du peuple" disait les moqueurs. Louis XVI attendait donc.

⎯ Sa Majesté doit bouillir d'impatience.

Ville d'Avray toussota sans répondre. Il en fallait plus pour décourager Deleyrant.

⎯ Je me suis laissé dire que le projet de réunir les notables était une idée personnelle du roi, qu'il avait l'intention de plus s'investir dans les affaires intérieures du royaume, imitant en cela son glorieux ancêtre. Sa Majesté aurait même déclaré vouloir réformer plusieurs abus.

Ne pas répondre devenait impoli.

⎯ Le roi m'a en effet confié n'avoir pas dormi de la nuit, mais, je le cite, "c'est de plaisir à l'idée de soulager son peuple en remettant de l'ordre dans les finances du royaume."

⎯ Belle ambition. Comment compte-t-il s'y prendre ? Va-t-il demander des solutions aux notables ou leur en imposer ?

⎯ Vous l'apprendrez en son temps.

Ville d'Avray avait raison d'être prudent, les idées de Louis XVI étaient si modernes qu'elles provoqueraient une véritable révolution.

⎯ Il se murmure que le roi envisage la mise en place d'assemblées provinciales formées de propriétaires. Elles seraient associées à la répartition des impôts, aux travaux publics et à toutes les questions touchant l'agriculture. Nos amis américains viennent d'opter pour ce type d'assemblées, ils appellent cela la démocratie, un mot d'origine grecque.

Bérénice fit malicieusement remarquer que Suisses et Vénitiens étaient en démocratie depuis longtemps, sans parler des Anglais. Deleyrant lui fit un compliment de circonstance et s'intéressa à nouveau à Éléonore, qui visiblement lui faisait une très forte impression.

⎯ Il se murmure aussi que le roi envisage la suppression des douanes intérieures, un impôt foncier qui pèserait sur tous, y compris les privilégiés, l'abolition de la corvée, l'adoucissement de la taille et de la gabelle, et enfin une subvention territoriale qui remplacerait les vingtièmes.

⎯ Comment savez-vous tout cela, s'écria Ville d'Avray, ébahi.

⎯ Monsieur le Contrôleur général est non seulement bavard, mais il est aussi paresseux. Huit jours avant l'ouverture de l'assemblée, qui devait avoir lieu le 29, je vous le rappelle, il n’avait pas encore rédigé le mémoire que l’on devait diffuser aux participants, dont moi bien entendu. La vérité est qu'il est trop confiant dans sa grande facilité de travail, il se laisse constamment déborder par les solliciteurs et a dû faire appel à une petite équipe de gens compétents pour l'aider à rattraper le temps perdu. Je n'ai pas eu l'honneur d'en faire partie, mais deux de mes amis, oui. Ce sont eux qui m'ont informé de la puissance des réformes envisagées par le roi.

Ville d'Avray s'empourpra.

⎯ C'est de la trahison, je peux savoir le nom de ces indélicats ?

⎯ Ils ne m'ont pas demandé d'en faire mystère, il s'agit de Pierre Jean Gerbier7 et de mon bon ami monsieur de Talleyrand-Périgord, qui, je le cite, "a passé la nuit dernière à faire des ratures, tant la fébrilité de Calonne s'est accrue, ce qui est fréquent quand on se met à la tâche au dernier moment."

Ville d'Avray était consterné. Ce n'était pas le cas de Bérénice que ces projets enthousiasmaient.

⎯ La France va enfin devenir un pays moderne, il était temps !

⎯ Si le roi va jusqu'au bout et soutient son ministre, ce qui est loin d'être sûr corrigea Deleyrant, quoique. Il y a urgence. La guerre d'Amérique nous a coûté la bagatelle de 80 millions de déficits, auxquels s'ajoutent 300 millions de dettes et 176 millions d'anticipations.

Ville d'Avray regarda Deleyrant avec sévérité. Celui-ci ne s'en émut pas. Éléonore lui posa une question qui le combla d'aise.

⎯ Est-il impoli de vous demander pourquoi Sa Majesté vous a désigné comme membre de cette assemblée, et dans quels domaines vous seriez un "notable" ?

⎯ Non madame, et je vais vous répondre. Sur les 147 personnes convoquées par le roi, outre les princes du sang, douze ducs, quatorze évêques et huit maréchaux, il y a aussi des représentants des corps de ville. Je représente Saintes.

⎯ Quoi m'écriais-je, j'en viens et je ne vous connais pas.

L'abbé eut un sourire rusé.

⎯ Moi, je vous connais bien monsieur Des Gonds, ainsi que madame la marquise de Fierville, dont je suis ravi de faire enfin la connaissance, après en avoir beaucoup entendu parler

⎯ Par qui ?

⎯ Mais par toute la province, bien sûr … "la mâchoire, la mâchoire8", j'étais là.

⎯ Charmant !

⎯ Ah ça, vous êtes un fin escrimeur, ce pauvre Saint-Maixent s'est ridiculisé. À propos, savez-vous qu'il est ici ?

⎯ Á Versailles !

⎯ Oui madame, monsieur de Saint-Maixent est vidame d'Orléans, et comme tel un personnage suffisamment important pour que Sa Majesté requière ses conseils.

Éléonore se mordit les lèvres, elle ne nous avait accompagnés à Paris que pour le fuir. Deleyrant poursuivi, toujours avec une pointe de moquerie dont je me serais passé.

⎯ S'il a une rancune tenace, et n'en doutez pas, Sa Majesté la reine saura la brider9.

⎯ Ainsi que mon épée monsieur l'abbé, et cette fois, je répondrai aux attentes de la foule.

⎯ Vous lui briserez la mâchoire ?

⎯ Et je le tuerai.

Éléonore me jeta un regard si plein d'amour que cela me fit mal. Deleyrant ne s'attarda pas et revint à son sujet de prédilection.

⎯ Je ne suis ni de la noblesse, ni riche, mais il faut croire que j'ai quelques petits talents qui m'ont fait apprécier.

Il se tut, attendant qu'on le prie de les définir. Ce fut Ville d'Avray qui s'en chargea.

⎯ L'abbé Deleyrant est un homme d'une grande culture, il parle plusieurs langues, mais ce n'est pas cela qui l'a fait rajouter sur la liste des invités de Sa Majesté. L'abbé excelle à démêler les arcanes des finances, il m'a envoyé un mémoire d'une grande pertinence sur la réorganisation du droit de timbre, l'inféodation des domaines, et une meilleure administration des forêts. Le tout permettrait trente millions d'économies.

Bérénice leva un sourcil, hésita et se tut. Son père avait depuis longtemps anticipé une possible banqueroute en plaçant son argent sur des valeurs refuges. Quant à moi, outre que j'étais une fois de plus surpris de la puissance occulte de Ville d'Avray, la présence de Saint-Maixent m'inquiétait. Qu'il s'en prenne à Éléonore et cette fois-ci je le tuerai, avec ou sans mâchoire brisée. Une autre question m'interpellait.

⎯ Comment expliquez-vous que ni moi ni madame de Fierville n'ayons jamais entendu parler de vous ?

⎯ Je connais bien l'oncle de madame. Ange Josnet de La Doussetière m'honore de son amitié. Quant à vous monsieur, si vous n'avez jamais entendu parler de moi, c'est que nous ne fréquentons pas les mêmes sphères. Vous appartenez à la noblesse d'épée, moi au clergé régulier. Je suis entré en fonction en 1781, l'année où votre père a été assassiné. Je suis le supérieur du couvent des Théatins, ce n'est pas à proprement parlé à Saintes mais tout proche. Si je connais monsieur de Saint-Maixent, c'est parce qu'il m'a fait l'honneur de me choisir comme confesseur, c'est d'ailleurs pour cela que j'étais présent lors de ce duel où vous le graciâtes alors qu'il était à votre merci. J'ai apprécié votre attitude, et l'ai blâmé pour ne pas avoir respecté un double "deuil".

Il y avait eu une moquerie dans cette dernière remarque. Elle venait mal à propos. Éléonore réagit vivement.

⎯ Je ne m'habille pas toujours en noir monsieur, et mon deuil n'est pas double, mais triple : mon père, ma mère et celui de l'amour de monsieur Des Gonds.

Bérénice sursauta. Éléonore regretta ses paroles et enchaîna pour se rattraper.

⎯ Quant à la robe que je porte, elle m'a été prêtée par sa femme afin de faire honneur à monsieur de Ville d'Avray, y voyez-vous un péché ?

Deleyrant s'inclina sans autres commentaires qu'un "pardon", murmuré si bas qu'il fallut tendre l'oreille. Puis il nous régala d'anecdotes sur les autres membres de l'assemblée des notables. L'ouverture de ses travaux ayant été repoussée ad aeternam, ces derniers erraient dans Versailles, d’auberge en auberge, ce qui selon lui était inquiétant car ils avaient le temps de se préparer à la résistance.

1 Épisode narré dans le 1er tome de ces Mémoire, Le goût amer de la trahison.

2 Thierry de Ville d'Avray était 1er valet de chambre du roi. Ce terme ne doit pas induire en erreur, il s'agissait d'un emploi très important et si lucratif qu'il venait d'être anobli. Monsieur Thierry était devenu baron de Ville d'Avray.

3 La robe "à la française" est une robe à paniers avec trois ou quatre rangs de cerceaux reliés par une toile. Les paniers s'étalent à la hauteur des hanches, on appelle cela le "panier à coudes" car on pouvait les y appuyer. La jupe était ornée d'un haut volant de dentelles, de rubans et de bouillons de gaze.

4 Les tapis "de Savonnerie" sont ainsi appelés parce qu'ils étaient fabriqués dans les locaux d'une ancienne savonnerie au pied de la colline de Chaillot.

5 La reine en consommera jusqu'à son exécution grâce à la sollicitude surprenante de Fouquier-Tinville. Voici ce que dit le procès-verbal retrouvé dans les archives de la prison de la Conciergerie… "Nous, administrateurs au département de la police, après en avoir conféré avec Fouquier-Tinville, accusateur public au tribunal révolutionnaire, invitons nos collègues, membres du conseil général de la commune, à faire porter chaque jour deux bouteilles d’eau de Ville d’Avray à la veuve Capet détenue à la conciergerie sur la provision qui vient chaque jour de cette eau au Temple."

6 On appelle "lit de justice" une séance exceptionnelle du Parlement au cours de laquelle le roi rappelle aux magistrats quelle est sa volonté et leur impose ainsi son autorité absolue.

7 Célèbre avocat.

8 Allusion au fameux coup d'épée dont le baron Des Gonds était l'auteur. Il concluait chacun de ses duels en fendant la mâchoire de son adversaire. L'épisode est raconté dans le 1er tome.

9 C'est l'intervention de Marie Antoinette qui avait permis au baron Des Gonds d'échapper à la Bastille.

3 Bérénice

Notre retour ne connut pas l'atmosphère de gaieté qui s'offrait à l'aller. Éléonore savait que la faute lui en incombait, si une explication devait avoir lieu, ce serait entre femmes. Le lendemain, hors de ma présence et en l'absence de tous domestiques, Éléonore demanda à lui parler. Le chocolat avait été servi, la servante éloignée, les portes soigneusement fermées.

⎯ Je vous ai certainement blessée Bérénice, cela n'entrait pas dans mes intentions. Vous savez parfaitement ce que je ressens et ne m'auriez pas invitée chez vous, à Paris, si vous n'aviez pas totalement confiance en moi. Hélas, ma souffrance est comme une bête nuisible qui se terre dans une futaie, elle a jailli malgré moi, je n'ai pas eu le temps de réagir et je le regrette. Puisque Saint-Maixent est ici, je n'ai plus aucune raison de rester. Je vais rentrer en Saintonge.

Que répondre à cela, Éléonore avait raison. Saint-Maixent apprendrait vite sa présence, ne fut-ce que par la faute de ce bavard d'abbé Deleyrant. Il tenterait à nouveau sa chance, ou pire la violerait pour l'obliger à l'épouser. Edmond anticiperait et le provoquerait en duel, et cette fois la reine ne pourrait rien faire, on ne tuait pas impunément un notable convoqué par le roi.

Le silence ne pouvait pas s'éterniser.

⎯ Vous êtes très belle, bien plus que moi. Ce séjour à Paris vous ouvrira des opportunités, de jolies rencontres. Voulez-vous qu'Edmond vous introduise dans le salon de Violaine de Villebon ? Elle reçoit beaucoup et trie soigneusement ses visiteurs.

⎯ Non.

⎯ Et chez Marie-Anne de Lavoisier ? Elle a toujours beaucoup de choses passionnantes à raconter.

⎯ Je ne suis pas comme vous.

⎯ Nous parlerions peinture. Savez-vous que Marie-Anne a été l'élève de David, ce peintre à qui Edmond doit aller tirer les oreilles ? C'est un homme très fier, sûr de son talent et qui croule sous les commandes. Accompagnons Edmond chez ce David, ce doit être amusant de visiter l'atelier d'un peintre.

⎯ Pourquoi doit-il lui "tirer les oreilles" ?

⎯ Le roi lui a commandé un tableau qui n'arrive pas. David prétend qu'il n'a pas rassemblé assez de matériels : costumes, décors, données historiques. Ville d'Avray a choisi Edmond pour cette mission car il a une grande culture et saura vite si l'excuse est recevable.

Éléonore se savait très ignorante, cela aussi avait contribué à m'éloigner d'elle. Il était trop tard. Elle accepta.

On pénétrait dans la partie du Louvre réservée aux artistes par un escalier en hélice, obscur et étroit. Il se prenait sous le guichet de Saint-Germain l'Auxerrois. La surprise commençait une fois les marches gravies. Les grandes galeries d'autrefois étaient méconnaissables, hideuses de saleté. J'y étais venu une première fois en 1785, lorsque Bérénice avait tenu à me faire faire la connaissance de Dauvergne. Depuis la situation avait empiré. On avait laissé les artistes maçonner librement une suite de cahutes, qui, tirant leur jour de la grande cour, mettaient dans l'obscurité des lieux faits pour la lumière. L'atelier de David se trouvait à l'angle de la colonnade de la face nord du Louvre. À peine entrés, une odeur désagréable nous prit à la gorge. Près des grands murs noirs se trouvaient d'immenses éviers qui servaient de latrines, il s'en exhalait un air infect, impossible à renouveler faute d'ouvertures. Éléonore murmura son dégoût. J'excusai David, que pourtant je n'aimais guère.

⎯ Tous les artistes sont logés gratis, ainsi que leurs élèves et leurs modèles.

⎯ Cela n'excuse pas un tel laisser-aller.

Bérénice et Éléonore observèrent ce vaste espace dans lequel étaient entassés pêle-mêle des châssis, des toiles à peindre et de grands mannequins drapés, mais pas de David ! Je les précédai vers une petite porte au-dessus de laquelle une ouverture vitrée laissait passer un jour douteux, c'est là que travaillait le maître. Je frappai et entrai. L'atelier était vaste, au moins quarante-cinq pieds de long sur trente de large10. Ses murs, crépis en plâtre, étaient recouverts d'une teinte en détrempe de couleur gris-olive. La lumière n'était introduite que par une seule ouverture élevée de neuf pieds au-dessus du plancher, elle était située sous la grande colonnade. Nous étions début février. Devant le poêle, un adolescent s'occupait à fendre une grosse bûche en menus morceaux pour ranimer le feu11. Oubliant puanteur et obscurité, Éléonore fut prise de curiosité devant l'entassement d'objets hétéroclites qui encombrait les lieux, à commencer par deux gigantesques toiles. Le tableau des Horaces, achevé, était placé à gauche en entrant ; celui de Brutus, à peine ébauché et comme abandonné, était à droite. Outre ces deux ouvrages, on voyait plusieurs tableaux plus petits en cours d'achèvement. S'ils attiraient l'attention par leur seul mérite, l'ameublement de l'atelier faisait le reste, on se serait cru dans un hypogée de l'Égypte antique. Des chaises en bois d'acajou rappelaient celles que l'on voit habituellement sur les vases étrusques. Elles portaient des coussins en laine rouge, avec des palmettes noires près des coutures. Une chaise curule en bronze trônait au centre d'un espace vide, un jeune homme y était assis.

⎯ Parfait, absolument parfait, répéta-t-il en s'adressant à un homme plus âgé qui devait-être David. Je n'aime ni les compromis ni les trahisons.

⎯ Moi non plus.

Je toussotai. David parut s'apercevoir enfin de notre présence, il me jaugea et se méprit.

⎯ Je n'accepte aucune commande, j'ai trop de travail.

⎯ C'est monsieur de Ville d'Avray qui m'envoie, Sa Majesté s'impatiente.

⎯ Ah oui, le Brutus.

S'en suivit une discussion où David se confondit en excuses plus ou moins sincères. Il nous expliqua qu'il était d'une grande exigence et ne transigeait sur aucun détail, d'où cette chaise curule qui lui avait demandé de longues semaines de travail pour réaliser un dessin parfait, puis pour trouver un artisan assez habile afin de l'exécuter. Ainsi s'expliquaient ce grand siège en acajou orné de bronzes dorés, ces draperies rouges et noires, ce lit à l'antique relégué dans un coin plus obscur peuplé de mannequins pleins de poussière, autant d'accessoires dont le maître avait besoin dans son souci d'authenticité.

⎯ Vous direz à Sa Majesté que je me remets au travail dès demain, elle aura son tableau.

⎯ Quand ?

David leva les yeux au ciel, regarda l'ébauche, fit mine de réfléchir et me donna une date approximative à laquelle il ne croyait pas lui-même, je dus m'en contenter. Pendant ce bref échange, le jeune homme avec qui David parlait lors de notre arrivée, et qui n'avait pas perdu Éléonore des yeux, se leva et s'approcha.

⎯ Vous êtes très belle madame, n'aimeriez-vous pas faire du théâtre ?

Éléonore resta sans voix, à la fois à cause de l'impudence de la question, mais aussi de la beauté sculpturale de l'individu. Elle n'avait jamais vu de traits d'une si grande régularité, un tel maintien plein de grâce, et cette voix au timbre chaud, à l'articulation parfaite ! L'homme réalisa qu'il ne s'était pas présenté.

⎯ Je suis Talma, le grand Talma, mon ami David me fait l'honneur de créer mes costumes. Vous seriez très belle en déesse antique.

Éléonore préféra en rire et lui promit de venir l'applaudir très prochainement. Soulagée et secrètement ravie, Bérénice put enfin poser au peintre une question qui la taraudait.

⎯ N'est-il pas étonnant que Sa Majesté commande un tableau à la gloire de celui qui tua Jules César pour l'empêcher de se faire roi !

⎯ Vous avez raison, madame, à un détail près, ce n'est pas le même Brutus. Le tableau que je peins représente son lointain ancêtre, Lucius Junius, celui qui renversa Tarquin le Superbe et instaura la République12.

Cette première promenade parisienne avait été une réussite, Éléonore se sentait très attirée à l'idée d'aller applaudir les Comédiens-Français13. Il n'y avait rien de plus simple. Ce qui ne l'était pas, c'était l'éveil de pulsions qui me terrifiaient. La beauté d'Éléonore troublait tout le monde, j'y étais habitué, mais pas à sa soudaine fragilité ni à un sentiment que j'étais bien obligé d'appeler de la jalousie. Je réalisais que j'aimais deux femmes, l'une qui portait mon enfant et l'autre mon deuil, et elles vivaient sous mon toit. Corneille aurait-il imaginé une telle situation ?

Bérénice n'eut de cesse d'organiser une soirée pour qu'Éléonore puisse voir jouer Talma, et quand en plus ma ravissante petite baronne (au ventre délicieusement rondi) apprit que la pièce à l'affiche était une reprise d'une comédie interdite puis autorisée par le roi, la curiosité d'Éléonore s'en accrut d'autant. En fait, Beaumarchais avait su habilement contourner la censure en multipliant les lectures privées dans les salons de la noblesse où son talent de mime avait été déterminant. Princes, ducs et marquis, tous lui avaient offert leur appui. La reine elle-même était intervenue. Le roi avait cédé. Depuis on la jouait sans cesse, ce serait la trois centième, un tel succès ne s'était jamais vu.

⎯ Vous allez me trouver ridicule Bérénice, mais pourquoi les appelle-t-on "Comédiens-Français" ?

⎯ Parce que depuis Molière c'est la troupe du roi. À ce titre ils disposent de nombreux privilèges, dont le choix et le monopole des oeuvres qu'ils interprètent. Princes, ducs et grands seigneurs sont dans des loges et non sur la scène qui leur est entièrement réservée. Enfin la reine les protège, elle est venue en personne inaugurer leur nouvelle salle et y revient régulièrement. Vous verrez jouer Gérard, Larochelle, Dazincourt, Molé et surtout les ravissantes Rosalie Dugazon et Louise Contat, qui comblent ces messieurs par leur grâce et leur jolie voix.

Éléonore puisa à nouveau dans la garde-robe de Bérénice. Il fallut rallonger, retailler, rajouter des guipures14, mais cela restait un détail. Ce qui le fut moins, c'est le résultat obtenu. J'avais connu une amazone, je découvris une jeune femme délicieuse, élégante, et jusqu'à cet air de tristesse qui lui donnait un charme qu'elle n'avait pas autrefois.

Il fallait partir, les deux femmes étaient impatientes et le Luxembourg suffisamment éloigné pour prendre une voiture, surtout que ce quartier n'était qu'un vaste chantier dont certaines rues n'étaient pas encore pavées, ce qui occasionnait des scènes cocasses. Les spectateurs venus à pied devaient affronter un chemin de terre inégal, rempli de trous où l’eau séjournait, ce qui transformait la rue de la Comédie française en un cloaque d’une boue épaisse et glissante, le tout traversé d'ornières qui se croisaient, les voitures devant zigzaguer entre les monceaux de pierres des grands édifices en travaux. Pourquoi un tel chantier alors que le théâtre avait été inauguré cinq ans plus tôt ? Pour une raison amusante, mais discutable.

L'édifice était conçu comme le point focal d'un réaménagement en faisceau de trois rues15 convergeant vers une vaste place semicirculaire, desservant et mettant en valeur le bâtiment. Les comédiens du roi auraient dû être ravis, il n'en fut rien pour plusieurs raisons. L'emplacement initial du théâtre avait été modifié pour le rapprocher du palais du Luxembourg dont il deviendrait, de ce fait, un nouvel agrément. Quant aux trottoirs16 promis, ils n'avaient toujours pas été construits, d'où ce cloaque couvert d'immondices où on devait patauger, tout en évitant de se faire renverser par les voitures.

Une fois le faubourg Saint-Germain atteint, une longue file de carrosses nous obligea à attendre notre tour. Puis ce fut l'enchantement. Domestiques en livrée, lumières, décors en trompe-l'oeil plus vrais que nature, faux marbre, dorures, torchères de faux bronze, milliers de chandelles, musiciens accordant leurs instruments, froufrou des robes, murmures du parterre se répétant les répliques qu'il ne faudrait surtout pas manquer, la joyeuse impatience d'applaudir la belle Louise Contat, et la non moins belle Rosalie Dugazon, tout enchanta Éléonore.

Bérénice avait emporté ses jumelles de théâtre, petit accessoire en nacre que je lui avais offert. Elle comptait les sortir discrètement, puis les prêter à Éléonore au cas ou elle voudrait mieux regarder Talma. Ce dernier n'avait qu'un tout petit rôle, Pédrille, le piqueur du comte. La jeune femme serait déçue.

Il y eut soudain un tonnerre d'applaudissements. Un homme élégant venait de passer au pied de la scène. Il s'apprêtait à saluer le public lorsqu'une femme surgit et l'interpella. Le silence se fit, tout le monde put profiter de ce qui s'apparentait à une querelle.

⎯ Non monsieur, je n'ai pas de teinturier17, et il faut être infâme comme vous pour répandre le bruit que je ne suis pas l'auteur des Amours de Chérubin. Vous me voyez à juste titre en rivale de vos talents, et j'en deviens de ce fait un "homme" redoutable.

⎯ Calmez-vous Olympe, personne n'oserait vous prendre pour un homme, ne vous donnez pas en spectacle.

⎯ Que je me calme, mais j'enrage au contraire, et je parie cent louis devant tout ce parterre …

⎯ Un pari, vous n'avez donc pas encore vendu tous vos bijoux ?

La colère de la jeune femme monta d'un cran. Elle était brune, jolie, de petite taille et parlait avec un accent chantant qui devait rajouter à sa séduction naturelle quand elle n'était pas furieuse, comme en ce moment.

⎯ Oui un pari, et puisque vous évoquez mes bijoux, vous mettrez mille louis en jeu. En comparaison de nos deux fortunes, c’est vous faire une offre très raisonnable.

Le public retenait son souffle, visiblement tous connaissaient cette femme et voulaient savoir le défi qu'elle allait lancer.

⎯ J'écoute.

⎯ Je gage de composer en présence de tous ceux qui le souhaiteront, ici même s'il le faut, une pièce de théâtre sur tel sujet qu’on voudra me donner. Les cent ou les mille louis du perdant seront employés à marier six jeunes filles18.

Bérénice applaudit, puis tout le public. La jeune femme brune chercha du regard la loge d'où était parti cet encouragement et répondit d'un sourire provocateur. Quant à la victime de ce redoutable cartel, elle se contenta d'en rire.

⎯ Qui est cet homme ?

⎯ L'auteur de la pièce que nous allons voir jouer, Augustin Caron de Beaumarchais. Il est furieux car depuis le succès de ses comédies, les plagiats se multiplient au point qu'il a créé un bureau pour se protéger des imitations et défendre ses droits19, autant vis-à-vis des imitateurs, que vis-à-vis des comédiens avec lesquels il entretient des rapports pour le moins tendus.

⎯ Comment cela ?

Bérénice était ravie d'intéresser Éléonore, elle lui expliqua que les acteurs de la Comédie-Française choisissaient seuls les pièces qu'ils choisissaient de jouer, avaient priorité sur les autres troupes pour les exploiter, mais ne reversaient que des sommes modiques aux auteurs dont ils utilisaient les oeuvres.

⎯ Et elle, qui est-ce ?

⎯ Olympe de Gouges.

Éléonore se jura de faire la connaissance de cette jeune femme élégante et déterminée qui s'éloignait dans le grand froufrou de ses jupes. Puis elle contempla l'homme qui avait négligé de relever ce duel d'écrivains. Beaumarchais avait une cinquantaine d'années, il ne manquait pas de prestance, fruit du succès et de l'argent qu'il procure, mais il semblait prétentieux, restant sur place, s'exposant à l'admiration de la foule, distribuant oeillades et sourires jusqu'au moment où un roulement de coups frappés sur le plancher le fit s'écarter.

⎯ Que signifie ceci ?

⎯ Le signal que les comédiens vont commencer, c'est pour demander au public de faire silence.

⎯ Cela ne se passe pas ainsi dans nos campagnes, chez nous, c'est le maître des lieux qui donne le signal.

⎯ C'est plus qu'un signal Éléonore, c'est une tradition qui remonte aux premières formes de théâtre, les mystères joués pour les fêtes de Pâques. C'est pour cela qu'à l'origine on frappait trois coups symbolisant la Sainte Trinité. Le métier de comédien étant mal vu, les acteurs conjuraient les sanctions en ponctuant le premier coup par "au nom du père", le suivant par "au nom du fils", et le dernier par "et du Saint-Esprit".

⎯ Nous ne sommes plus au moyen-âge, c'est la troupe du roi qui joue.

⎯ C'est pour cela que la tradition a changé. Aujourd'hui, les trois coups correspondent aux trois saluts que les comédiens de Molière exécutaient avant de jouer devant la cour, le premier pour le roi, le second pour la reine, et le troisième pour le dauphin.

⎯ Mais ce roulement qui précède ?

⎯ Si vous aviez compté, vous auriez vu qu'il y en avait d'abord neuf, appel aux neuf muses, puis deux plus espacés, ce qui porte à onze, soit le chiffre des apôtres moins Judas, et enfin les trois derniers plus solennels, dont je vous ai déjà parlé.

⎯ C'est très codifié.

⎯ Il y a une autre explication, plus prosaïque. Le premier coup est pour les machinistes, dont certains sont sous la scène, il leur indique que la représentation va commencer. Le second est pour les cintres, c'est la même raison, les machinistes se tiennent prêts. Le troisième s'adresse aux coulisses, afin de prévenir les comédiens que le rideau va se lever.

C'était le cas, les deux femmes se turent.

La représentation fut un succès, comme toujours. Le public, acquis d'avance, connaissait chacune des plus célèbres répliques et applaudissait à tout rompre. … "Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur" … "Toute vérité n'est pas bonne à dire" … Et surtout. … "Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus." C'était la réplique préférée du public, celle qui déclenchait chaque soir un tonnerre d'applaudissements. Bérénice et Éléonore ne ménagèrent pas les leurs.

Une fois rentrés chez nous, nous fîmes un médianoche, coutume qui enchanta Éléonore et lui permit d'exprimer sa surprise.

⎯ Je comprends mieux qu'une telle comédie ait pu être si longtemps interdite, ce qui m'étonne, c'est que le roi ait finalement accepté.

⎯ Elle a même été jouée devant toute la cour.

⎯ C'est incroyable. Et qu'ont pensé certains courtisans de répliques telles que : "médiocre et rampant on arrive à tout" ?

⎯ Ils en ont ri, pensant qu'elle s'adressait à d'autres.

⎯ Et donc applaudi leur propre danse macabre ! Qu'importe, il est cruel votre Beaumarchais, y compris quand il prend la défense des femmes. "Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes."

⎯ Quelle mémoire, Éléonore !

⎯ Je n'ai pas de mérite, Rosalie Dugazon a déclamé avec suffisamment d'effets pour que je m'en souvienne. Il n'empêche, je n'aime pas cette comédie, tous les aristocrates ne sont pas des Almaviva. Autrefois un marquis surveillait une frontière, un comte accompagnait le roi et un duc dirigeait l'armée. Aujourd'hui il y a huit noblesses, une d'épée, une de robe, une de cour, une de province, une ancienne et une nouvelle, une haute et une petite, voire minuscule. La vraie noblesse, c'est celle de l'âme.

Il y eut un silence. Il était temps que j'intervienne.

⎯ J'ai une grande nouvelle à vous apprendre. La cérémonie d'ouverture de l'assemblée des notables est imminente. Ville d'Avray va être surchargé de travail. Il m'a proposé de venir m'installer chez lui pour le seconder, et vous deux aussi bien entendu. Je vous reproduis ses propos. « Il ne serait pas séant de vous éloigner de votre épouse dans son état, quant à madame de Fierville, elle sera l'ornement de ma maison le temps que dureront les travaux de l'assemblée. » On ne saurait être plus courtois.

Une fois de plus, la garde-robe de Bérénice fut mise à contribution, ainsi que la berline de voyage des De Fierville. Vivre pendant quelques semaines à proximité de la cour serait agréable, nous en oubliâmes que c'était aussi se rapprocher de Saint-Maixent.

10 Quinze mètres sur dix.

11 Il s'agit d'Etienne Jean Delécluze, ancien élève de David, qui nous révèle dans ses Mémoires tous ces détails ahurissants. Il ne fallut rien moins que la volonté de fer d'un Napoléon pour nettoyer ces nouvelles écuries d'Augias et rendre au Louvre l'image que nous lui connaissons aujourd'hui.

12 David achèvera le tableau et l'offrira au roi en 1789 !

13 Il s'agit de l'orthographe utilisée par Noëlle Guibert et Jacqueline Razgonnikoff (Le journal de la Comédie Française, 1789-1799, "La comédie aux trois couleurs."

14 Broderies.

15 Les rues Crébillon, Regnard et de la Comédie.

16 Ce furent les premiers trottoirs construits dans une rue de Paris.

17 Aujourd'hui on dirait "nègre".

18 Cette scène est authentique, elle fit beaucoup pour la célébrité d'Olympe de Gouge, plus connue aujourd'hui pour être l'auteur de la Déclaration des Droits de la Femme.

19 Le Bureau des législations dramatiques, créé en 1777 après le succès du Barbier de Séville. Cet ancêtre de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) regroupait alors vingt-sept écrivains célèbres.

4 L'assemblée des notables

Un contretemps malheureux nous attendait à Versailles. Le principal ministre de Louis XVI, celui dont le roi attendait tout, mourut brusquement. Il s'agissait de Vergennes, l'homme le plus sage que la France eût rencontré depuis longtemps20, le plus habile, or Vergenne soutenait Calonne, qui de ce fait perdait son principal appui. C'est ce que nous expliqua Ville d'Avray alors que nous arrivions à Versailles, ce 13 février 1787.

⎯ J'ai bien peur de vous avoir dérangé pour rien, la cérémonie d'ouverture de l'assemblée des notables est repoussée sine die le temps que Sa Majesté nomme un successeur.

⎯ De quoi est mort monsieur de Vergennes ?

⎯ Nul ne le sait. Il était rongé par la goutte et de terribles douleurs d’estomac. Le roi est effondré. Je l'ai trouvé au matin qui pleurait. « Ah Ville d'Avray, m'a-t-il dit, je perds le seul ami sur lequel je pouvais compter, le seul ministre qui ne me trompa jamais. » Vergennes aurait pu être d’un grand secours dans la période difficile qui s’annonce, sa mort isole un peu plus Sa Majesté qui ne peut désormais compter que sur Calonne, ce "marchand d'illusions" comme dit l'abbé Deleyrant qui le connaît bien pour avoir été son secrétaire. Il a de l'esprit mais point de moralité, c'est un homme étourdi, présomptueux, trop sûr de lui.

Je savais l'essentiel par Bérénice, à savoir que le projet royal présentait l'avantage de tranquilliser tous ceux qui avaient des fonds d'État, et de se rapprocher sans secousse des idées qui circulaient dans les classes instruites de la société, à savoir, au lieu d'un Parlement à l'anglaise, véritable contre-pouvoir, Louis XVI souhaitait la mise en place d'assemblées provinciales élues qui voteraient l'impôt, lequel serait payé par tous, noblesse et clergé y compris. Le fait que ce projet émane du roi en personne suscitait l'enthousiasme de tous ceux qui se lamentaient de la sénescence des institutions. Hélas, si le camp des hommes de progrès regroupait des individus issus de tous les milieux, y compris dans la haute noblesse, encore fallait-il qu'ils se confrontent à l’épreuve des faits.

Tout s'embrouilla. Pour remplacer Vergennes, la reine poussa son candidat, le comte de Saint-Priest, familier de Necker. Le roi lui préféra Armand Marc de Montmorin de Saint-Hérem, au caractère mou. Tous ces contretemps étaient fâcheux. La bourse s'effondra, notamment les billets sur les fonds d'État21. Bérénice se félicitait plus que jamais de la sagesse de son père, dont la fortune était en sécurité.

En attendant que le roi se décide à proclamer ouverte une assemblée composée presque exclusivement de privilégiés dont il espérait naïvement qu'ils se réforment eux-mêmes, Bérénice s'offrit à faire visiter Versailles, son parc et le hameau à une Éléonore qui ne demandait pas mieux. En ce milieu du mois de février, les jardins n'étaient pas encore sortis de leur long engourdissement hivernal, les promeneurs étaient rares. Éléonore marchait d'un pas alerte, s'étonnant de tout, et surtout de ce délicieux hameau dont l'architecte Mique terminait l'agencement. Nous avions un ami en ces lieux22, le père de Probus, Paul-Marie Lemoine, on ne pouvait imaginer meilleur guide que le jardinier en chef. Il leur fit admirer la grotte, le lac aux poissons chinois, le belvédère, le temple de l'amour et surtout les adorables chaumières du hameau. Ce fut un enchantement pour Éléonore à qui Fierville manquait, ainsi que les longues promenades quotidiennes à cheval.

Je secondai Ville d'Avray du mieux que je le pouvais. Son expérience d'intendant des cabinets23 lui avait permis de trouver un logement pour chacun des cent quarante-sept membres de l'assemblée des notables, or ceux-ci, se considérant comme "invités" par le roi, refusèrent presque tous de payer leur gîte et leur couvert, et ce d'autant plus que personne ne savait combien de temps dureraient les travaux de ladite assemblée. Assailli de protestations, submergé de travail, Ville d'Avray me chargea d'en parler au roi, c'est ainsi que je rencontrai pour la première fois Sa Majesté.

Pour qui ne connaît que les grands appartements et la galerie des Glaces, Versailles semble un château d'architecture classique, avec une enfilade de salons et des lieux où l'on fait antichambre. Peu de gens savent que derrière ces décors se dissimulent de véritables labyrinthes de couloirs, d'escaliers dérobés, de pièces minuscules où souvent s'écrit l'histoire. Ainsi, je ne le savais pas encore, mais sous les splendides planchers de la galerie des glaces s'étendaient tout un dédale de passages absolument secrets qui permettaient à de rares initiés d'accéder à leurs Majestés en toute discrétion24. Sans guide il était impossible de s'y retrouver. Je descendis des marches, en remontai, tournai sur ma droite, empruntai un escalier25, poussai des portes et me retrouvai soudain devant un homme très grand26, l'air doux, chaussé de lunettes qui lui donnait l'allure d'un modeste employé aux écritures. Ville d'Avray m'avait prévenu, le roi était un homme bon et surtout très intelligent, rien du balourd dont les médisants traçaient le portrait. Timide en public, il était beaucoup plus sûr de lui qu'on le supposait. Je m'inclinai profondément et attendis que Sa Majesté m'autorise à lui exposer le motif de ma venue. Le roi écouta, réfléchit et me répondit en ces termes.

⎯ Ils se prétendent désargentés et veulent se faire payer, soit, proposez-leur une indemnité individuelle de 200 livres par mois, plus 18 par jour pour qu'ils puissent manger et 5 sous par lieue d'éloignement et le bénéfice de la franchise postale. Est-ce tout ?

⎯ Oui Majesté.

Louis XVI avait une excellente mémoire et un certain humour qu'il exerça à mes dépens.

⎯ Ainsi, vous êtes cet Edmond-Alfé, baron Des Gonds, dont on m'a parlé, et pas en termes flatteurs, sauf monsieur de Ville d'Avray qui vous accorde sa confiance. Puisque vous êtes là, contez-moi vos aventures, ce fameux double duel, suivi d'un combat suffisamment épique pour qu'on en ait parlé dans les gazettes, et que mon épouse intervienne pour vous épargner la Bastille.

Je m'exécutai, taisant l'aide de Corbinien pour ne pas lui faire de tort. Le roi parut apprécier mon récit. Grand chasseur, il admirait le courage de la bête traquée. Mais j'en avais omis une partie, comme il me le rappela.

⎯ Et l'attaque de la diligence ? Monsieur D'Osny, monsieur de Vigneules, ce Salgard qui vous détestait ?

Surpris que le roi sache tout (Thiroux de Crosne avait dû passer par-là) je repris mon récit. Le roi m'écouta, puis m'étonna à nouveau.

⎯ Ce n'est pas tout monsieur Des Gonds, vous oubliez votre dernier exploit, vous vous êtes à nouveau battu récemment contre monsieur de Saint-Maixent.

⎯ Sire, je protégeais une dame.

⎯ Je sais, on me l'a dit, monsieur de Reverseaux27 est précis dans ses rapports. Pourquoi n'avez-vous pas utilisé votre fameuse botte, celle qui défigure l'adversaire ?

⎯ Le vidame d'Orléans ne méritait pas une blessure aussi cruelle.

Le roi apprécia ma réponse, puis changea de sujet et s'approcha d'une mappemonde.

⎯ Connaissez-vous un certain Joseph Lepaute ?

⎯ C'est mon cousin, géographe, astronome et physicien28. Il s'est embarqué sur l'Astrolabe et aux dernières nouvelles, parcourt l'océan Pacifique sous les ordres de monsieur de Lapérouse.

⎯ Aimez-vous la marine ?

⎯ Je suis un homme de bibliothèque, rien ne me plaît plus que de m'instruire : le passé, les sciences, la géographie, l'ethnographie.

⎯ Votre épouse est, paraît-il, elle aussi très savante.

Par qui donc le roi pouvait-il le savoir si ce n'est par Ville d'Avray.

⎯ Elle est amie avec Marie-Anne de Lavoisier.

S'en suivit une conversation à bâton rompu. Le roi venait de recevoir le premier rapport rédigé par Jean-Nicolas Dufresne, naturaliste et chroniqueur de l'expédition Lapérouse, il l'avait lu plusieurs fois et en connaissait les moindres détails. Il m'apprit que partout où il passait, Lapérouse faisait du troc avec les indigènes, échangeant drap rouge, haches, herminettes et barre de fer contre des vivres et salaisons. Il y avait à bord un officier ayant des talents de linguistes, un dénommé Lavaux, c'est lui qui servait d'interprète.

⎯ Mon cousin m'a expliqué que Lapérouse a eu l'idée ingénieuse de faire enterrer, chaque fois, au pied d'une roche, une bouteille avec une inscription relative à ces transactions, ainsi qu'une médaille de bronze29.

Le roi apprécia.

⎯ Ville d'Avray a raison, vous êtes un homme intéressant monsieur Des Gonds. À vous revoir, toutefois, méfiez-vous de Saint-Maixent, on le dit rancunier.

M'ayant ainsi signifié mon congé, je sortis à reculons, ainsi qu'il sied à Versailles ou l'étiquette interdit de tourner le dos au roi.

L'assemblée des notables fut déclarée officiellement ouverte le jeudi 22 février 1787. Le roi quitta le château, escorté des gardes du corps et de quelques compagnies à cheval, pour rejoindre la grande salle de l’hôtel des Menus-Plaisirs30 où se tiendraient les séances. Une foule nombreuse se pressait sur le parcours. Bérénice, Éléonore et moi-même étions déjà dans la salle lorsque le roi fit son entrée. Il se tint debout sur l'estrade, négligeant son trône de velours violet à fleurs de lys, j'y vis le signe de sa détermination. Ce n'était pas la première fois que la monarchie convoquait une telle assemblée, la dernière en date avait été celle de 1626 à l'initiative de Richelieu31. Chaque fois la monarchie en était sortie renforcée, le roi ne l'ignorait pas. Traditionnellement, c'était au garde des Sceaux de prononcer le discours d'ouverture, mais Louis XVI n'appréciait pas Miromesnil, Calonne était lui aussi très contesté, le roi prononça donc lui-même l'allocution qu'il avait rédigée avec soin. Elle tenait en deux points essentiels : assurer une répartition plus équitable des impôts, et libérer le commerce des entraves qui le gênaient.

Il n'y eut aucune réaction. Le roi se troubla. Son discours, hâtivement construit au cours d’une nuit fiévreuse, bascula dans le pessimisme. Les chiffres crépitèrent. Moyennant quelques sacrifices les privilégiés pourraient sauver leur prééminence, mais il était clair qu'ils allaient devoir payer des impôts, comme tout le monde. L'assemblée fut frappée de consternation. La plupart manifestèrent leur surprise d'un aussi affreux délabrement des finances royales et s'étonnèrent qu'on entreprenne si tardivement d'y remédier. Je savais que la faute en revenait au rapport truqué de Necker, mais le mal était fait.

Éléonore avait fait une forte impression sur l'abbé Deleyrant, lequel s'invitait presque chaque soir à la table de Ville d'Avray, sous prétexte de le tenir informé des travaux des différentes commissions devant examiner les projets gouvernementaux. L'écouter était effrayant.

⎯ Beaucoup pensent que le roi a noirci le tableau. Ils citent Necker dont ils se font les thuriféraires, et dénoncent la médiocrité de Calonne.

⎯ Mon père m'a expliqué que c'était avant tout un homme de dialogue, de compromis.

⎯ Et il a entièrement raison, madame, hélas, cette attitude est peu en rapport avec l'urgence de la situation. Le roi s'appuie sur l'autorité de son Contrôleur général des finances, qui lui-même s'appuie sur celle du roi.

⎯ Deux infirmes se donnant la main murmura Bérénice, puis elle devint tout feu tout flamme. Quelle maladresse de la part du roi, ce ne sont pas des notables qu'il fallait convoquer, mais des savants, des écrivains, des philosophes, bref des gens qui auraient éclairé les travaux de l'assemblée.

⎯ Sa Majesté est très attachée aux préséances.

⎯ Comme un aveugle à son impasse ?

Ville d'Avray sursauta, il s'interdisait de porter un jugement sur le roi, je prenais modèle sur lui. Deleyrant sourit et fit remarquer que les plus remontés contre le projet du roi étaient les représentants du clergé. Ils refusaient tout en bloc, faisant valoir qu'une telle décision appartenait aux seuls états généraux, or, on savait sur quoi avaient débouché ceux de 1588.

⎯ Mais encore demanda Éléonore, parfaitement consciente qu'elle n'avait pas sa place dans ce cercle de gens instruits. Deleyrant fut trop heureux de briller devant une jeune femme qui le fascinait par sa seule beauté.

⎯ Tous les états généraux, quels qu'ils soient, ont toujours affaibli l'autorité des rois. Celle d'Henri III en est sortie exsangue, ce qui a relancé les guerres de religion. Henri IV n'a pas commis cette erreur. Le problème majeur, c'est ce rapport truqué de Necker qui trouble les esprits. Les notables ne comprennent pas comment les finances royales pouvaient être excédentaires de 10 millions en 1781 et fortement déficitaires six ans plus tard.

⎯ La guerre d'Amérique ?

⎯ Certes, mais c'est surtout la malhonnêteté du banquier genevois qui est en cause. Quand Necker était au pouvoir, il savait déjà que le pays était saigné à blanc, avec un grave déficit. Il le conteste, explose, crie à la diffamation et brandit son honneur blessé.

⎯ Pourquoi le roi n'intervient-il pas ?

⎯ Parce que ce serait reconnaître qu'il en est en partie responsable. Il aurait dû réagir plus tôt. Le noeud du problème, c'est le clergé. L'Église est le plus gros propriétaire terrien du royaume, c'est elle qui a le plus à perdre, or monseigneur de Toulouse est habile, il a regroupé tous les opposants au projet royal chez l’élégante et piquante madame de Beauvau, au faubourg Saint-Honoré. Inutile de vous dire que Necker y est présent.

⎯ L'évêque de Toulouse, c'est ce Loménie de Brienne que le roi déteste ?

⎯ Oui madame.

⎯ On peut savoir pourquoi, insista Bérénice.

⎯ Répondez vous-même, mon cher Ville d'Avray, vous êtes le mieux placé.

Ville d'Avray toussota. Vivant dans l'intimité du roi, étant son premier confident, il savait parfaitement ce qu'il en était et se donna le temps de choisir ce qu'il était autorisé à dire.

⎯ Monseigneur de Toulouse commença-t-il, ce Loménie de Brienne, donc, est un prêtre athée aux moeurs dissolues, qui ne prétendait ni plus ni moins qu'à la chaire de Notre-Dame. Quand il en a adressé la demande à Sa Majesté, le roi a refusé en des termes trahissant une forte colère. « Il faudrait au moins à Paris un archevêque qui crût en Dieu, plutôt qu'un prétentieux mitré, un démagogue en camail, qui plus est incompétent en matière financière ! Tout en lui me répugne, y compris ses quintes de toux opiniâtres et cet horrible eczéma qui lui ronge le visage et le corps, et fait tomber en poussière tous les papiers passant entre ses mains32. »

Bérénice retint un sourire, et pas seulement pour l'humour cruel du monarque. Profondément agnostique, de tels propos renforçaient ses convictions. Elle s'adressa à Deleyrant.

⎯ Selon vous, ce seraient surtout ceux de votre ordre qui bloqueraient le projet royal.

⎯ Plus que vous ne le pensez madame. Hélas à cela s'ajoute un nouvel acteur que le roi méconnaît, donc sous-estime, l'opinion, or celle-ci est manipulée par des gens peu scrupuleux et très hauts placés, comme Miromesnil son propre garde des Sceaux, dont il fait surveiller la correspondance. N'est-ce pas Ville d'Avray ?

Ce dernier se garda bien de répondre. Éléonore s'indigna.

⎯ Le roi se méfierait de son propre ministre ! Je peine à vous croire. Que ne le change-t-il point !

⎯ Ce n'est pas si facile, mais le principal danger n'est pas là, il vient de Mirabeau dont le libelle se vend jusqu'à neuf livres.

⎯ Qui est-ce ?

⎯ Un ambitieux qui vient de rentrer d'une mission secrète à Berlin. Il y a pris goût au pouvoir et réclamé en vain un poste de diplomate. Furieux de ne pas l'avoir obtenu, il s'est vengé en publiant un pamphlet contre Calonne sous le titre de "Dénonciation de l'agiotage au roi et à l'assemblée des notables". Calonne a obtenu une lettre de cachet. Mirabeau a fui à Liège, mais le mal est fait.

⎯ J'ai lu ce pamphlet répondit Bérénice, j'en ai été profondément choquée. Je ne connais pas personnellement monsieur de Calonne, mais mon père a une haute opinion de lui, il dit qu'il a l'esprit facile et brillant, l'intelligence fine et prompte, qu'il parle et écrit bien, toujours clair et plein de grâce.

Ville d'Avray nuança cet éloge.

⎯ Certes, il a fait merveille comme intendant à Metz puis à Lille, mais c'est un homme qui a le talent d'embellir ce qu'il sait, et d'écarter ce qu'il ne sait pas. Parti de bas, il est dupe de sa vanité et croit de bonne foi qu'il va sauver la monarchie. Hélas, la politique qu'il prône actuellement est à l'opposé de celle qu'il a menée jusqu'à présent, d'où les méfiances et l'incompréhension qu'elle suscite.

Éléonore ne comprenait pas. Bérénice lui expliqua que Calonne, ayant trouvé les caisses vides au lendemain de la guerre d'Amérique, avait tenté un redressement par les emprunts, et un retour à la confiance par une politique de dépenses et de grands travaux. On n'en était plus là. Consciente de son ignorance, Éléonore jeta un regard lourd d'admiration sur Bérénice.

Dans les semaines qui suivirent, le Contrôleur général perdit de son assurance. Les travaux de l'assemblée n'avançaient pas, Loménie de Brienne continuait son travail de sape, détruisant un à un tous les soutiens de Calonne, au point que ce dernier, sacrifiant son honneur, lui proposa une sorte de trêve. « Soutenez mon opération et ensuite prenez ma place. » Le prétentieux archevêque se contenta de ricaner et lui tourna le dos. On allait à l'impasse. « Le besoin de l'État » criait Calonne, « il fallait agir il y a un an » rétorquait le prélat derrière lequel s'alignait l'ensemble du clergé et bon nombre de membres de la noblesse. Bérénice enrageait et s'en ouvrait à Deleyrant, toujours aussi assidu chez Ville d'Avray.

⎯ C'est de mettre la main à la poche qui les fait agir ainsi ?

⎯ Non chère Bérénice, c'est qu'on puisse abolir les distinctions sociales. La compression des états et des rangs leur semble inacceptable sans contrepartie, or celle qu'il réclame est ni plus ni moins que la mise sous tutelle de la monarchie. D'organe consultatif, l'assemblée des notables deviendrait une assemblée délibérative, ce qui reviendrait à abolir la monarchie absolue.

⎯ L'Angleterre ne fonctionne-t-elle pas ainsi depuis des siècles !

⎯ Oui, mais Sa Majesté considère l'absolutisme comme un dépôt sacré que Dieu lui a confié. C'est le sens de la cérémonie du sacre. Y renoncer, ce serait trahir Dieu.

⎯ Alors ne peut-on faire taire ce Loménie de Brienne ? Calonne en a les moyens, il est brillant orateur, habile technicien, prêt à en découdre, et dispose des ressources documentaires suffisantes pour confondre Necker.