Chronique de la mort au bout - Leonel Houssam - E-Book

Chronique de la mort au bout E-Book

Léonel Houssam

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Beschreibung

Un roman d'une telle noirceur est rare. On entre directement dans la tête d'un homme. Un homme en apparence banal qui sirote son petit café au bar du coin, en feuilletant des magazines de jardinage. Un homme qui observe ses contemporains entre deux petits boulots. Pas si banal que cela le bonhomme, surtout quand il critique de façon acerbe ses concitoyens, qu'il repense à son enfance et qu'on comprend qui il est vraiment ; un personnage froid et sanguinaire, un tueur. Le lecteur ne fait qu'un avec lui, avec ses pensées les plus intimes, ses souvenirs d'enfance cassée, ses réactions, ses sentiments, sa haine et ses plaisirs. Vous allez rentrer de plein fouet dans les pensées, la tête d'un tueur, une chute vertigineuse dans l'antre d'un killer déjanté, sa vision de la vie, de ce qui l'entoure.

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Seitenzahl: 240

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Du même auteur

Romans, micro-roman et nouvelles :

Seconde Chance – Editions La Matière Noire puis BOD – 2013/2016

DATACENTER – Editions du Pont de l’Europe (version papier) et BOD (version numérique) - 2017

Je, Gosse de Nouzonville – Editions du Pont de l’Europe (version papier) et BOD (version numérique) – 2020

Les derniers cow-boys français. Format poche – BOD - 2022

Les adieux à la peau – BOD - 2022

Biographies :

Manu Chao, le clandestino – Editions Pimientos - 2009

Noir Désir, Post-Mortem – Editions Camion Blanc - 2019

Collaborations :

Ablation de mon prépuce mentale. Avec Insolo Veritas. – BOD – 2021

Douleurs Fantômes. Avec Dystophotographie – BOD - 2022

©Collage de couverture : Dysto-photographie

Un livre soutenu par la Burn-Out Art Factory

Playlist, ambiances sonores de ce roman

«Activate», Atari Teenage Riot, 2009.

« 1982 », Miss Kittin & The Hacker, 2002.

« Headbanger Boogie », RADIUM & LENNY DEE, 2005.

« Je suis pas dingue, je suis vigilant », Devant ma nuque, Nonstop.

« Une villa témoin hantée », Toux de chenil, Nonstop.

« Crazy Clown Time », David Lynch

« Come & See », Protomartyr.

Ils écrivirent

« Je tue un homme comme je bois un verre de vin », Pierre François Lacenaire, novembre 1835, cour d’Assise de la Seine.

« Si Dieu existe, l’Humanité n’est qu’un soupir », Encore merci, Klub de Loosers – 2012

«Heads on fire and drunken lights

Days devoured by hungry nights

In love's secret domain

This is mad love

This is mad love

In love's secret domain.

Sweet tortures fly on mystery wings

Pure evil is when flowers sing

My heart,

My heart is a rose

This is mad love, Oh

This is mad love

In love's secret domain. » - Coil – Love's Secret Domain

Je dédie ce roman à Franca Maï, mon amie.

Si d’aventure, l’Homme allait encore plus loin dans la conquête, s’il était capable de jouer avec les lois de la physique, ne deviendrait-il pas une tumeur maligne dans la masse synaptique de l’univers? En conséquence, cet univers ne serait-il pas contraint de se défendre et de détruire cette tumeur?

L’ère de l’interface cerveau/machine a commencé. Rangez vos viandes, la matière s’insère... Malgré les micro-douleurs qui tapissent mon corps, je parviens encore à me concentrer sur les autres, apparaissant ponctuellement dans les écrans. Contrairement à ce que vous pensiez, il n’y avait pas de paradis ou d’enfer: il y avait une fable. Maintenant, je suis dans le creux de vos machines, moi la première âme re-modélisée numériquement. Ça peut vous paraître bien triste d'être une âme errante dans vos réseaux, de ne plus pouvoir ressentir la viande. Et bien oui... c’est triste. Les machines sont beaucoup plus résistantes aux changements violents du climat. Hormis les tempêtes solaires, elles étaient des milliers de fois plus puissantes et performantes que les Hommes. Il fallait bien que les victoires s'accumulent dans notre guerre économique non? Comment pouviez-vous faire pour vous occuper de tous ces vieux en croissance exponentielle? Certains possédaient encore la semence nécessaire. Pour le reste, les machines leur torchaient le cul, les distrayaient et les accompagnaient médicalement vers leur mort. A Tchernobyl, ce furent nos atomes qui nous poussèrent au cannibalisme... et je ne donnerais pas cher de notre futur si nous ne possédions désormais le grand réseau mondial, cette machine à sauver les âmes tant que l’électricité, y compris nucléaire, l’alimente. Nos poubelles sont l’estomac, vous savez, l’estomac malade qui abreuve le corps avec sa propre bile... l’intoxique rapidement, se répandant dans le sang, perforant les muqueuses, assaillant l’esprit, l’enrobant de souffrance. Tout n’est plus qu’anthropophagie. L’individualisme, c’est comme une bonne bidoche, ça engraisse son homme... Puisque les espèces disparaissent toutes, que les plantes crèvent, alors il ne restera plus que nos congénères pour nous nourrir. Quand on piétine un clochard par ignorance, quand on envie l’argent des riches, quand on se fait les nerfs sur d’autres, on est cannibal, on est bleu, on est rouge, on n’est plus un animal, on est un cannibal.

Au préalable, nous injections leurs âmes dans le réseau. J’en suis une. Salut à vous, je vais tout vous raconter.

Les vents viandards.

Les beaux jours s'étaient résumés à quelques centimètres de poussière jaune dans les champs craquelés par un été caniculaire. L'ocre des aubes donnait à la petite ville ses airs de corral pour bestiaux retraités postillonnant aigreur et haine entre les dents résineuses d'un dentier... Les vents frais et les dépressions s'étaient bien sûr raréfiés mais ça n'inquiétait personne, ça m'inquiétait moi, mais ça n'inquiétait personne. Les maisons grises, parfois d'un jaune sale étaient l'affreux cadre où l'on creusait nos tombes. La boulangerie, l'épicerie, la Grand-Place, l'église, les troquets, les deux supermarchés à l’entrée est et à l’entrée ouest de la cité, les bras tendus vers le ciel, les bières fraîches, les chiffons sales sur les épaules des serveurs rigolards.

Je m'arrêtais chaque matin au café Grégoire où j'avalais une noisette. Le patron n'avait pas de nom, on l'appelait patron, et les clients n'avaient pas de noms, on les appelait "eh!", "t'as quoi", "on dit que"... On ne donnait pas de nom à cette ville, j'allais en effacer les lettres dans toutes les mémoires et l’appeler : Val d’Idiots. L'été avait été long et malgré les frigos, les routes macadam, les climatisations, les cartes bancaires et les shorts colorés, tout le monde rêvait d'une bonne pluie, d'un automne gris et trempé, de volets qui claqueraient au vent, d'yeux vitreux d'alcooliques dépressifs soudés au zinc des bars vieux de centre-ville. Certains développent une haine farouche pour des traîtres, des criminels, des voleurs... Me concernant, je ne ressentais rien de tout ça. Je buvais mon café, je lisais mon petit journal de jardinage et j’observais. J'étais tranquille... Tranquille comme une plaine avant le passage d'une tornade. L'image est banale, l'image est médiocre, mais c'est ainsi. Pas de commisération pour l'esprit bavard du passant lecteur. Pour résumer, puisqu'il le faut avant de débouler la pente, la ville était cyanosée par une sécheresse qui devait prendre fin... Il y avait la mode des burn-out, conséquence directe d'une civilisation-salope qui se cherchait toutes les pires excuses pour ne pas stopper ses crimes collectifs. Ainsi, juste avant les premières pluies orageuses qui allaient frapper chaque maison et transformer le secteur en marécages provisoires, tous les citoyens faisaient mine de ne pas voir la fin d'un siècle... Je les regardais mimer leur routine avec la conviction qu'ils étaient des faux, des pâles copies d'eux-mêmes.

Il faut que je précise que Val d’Idiots avait été le théâtre de toutes mes guerres intérieures. On dit parfois que notre âme est l’hôte de notre corps et je peux l’affirmer, non seulement elle en est l’hôte mais elle est aussi un mille-feuille d’époques superposées. Tout s’imbrique. Penser du mal d’une personne est sans doute la première modification majeure que l’on déclenchera dans la vie de cette personne.

Je buvais ma noisette chaque jour, depuis quelques mois, parce que je tournais en rond. J’avais eu tous les boulots possibles dans le coin, j’avais aussi tout tenté pour avoir une vie sociale, mais tout cela avait échoué, s’était mué en forte tempête destructrice. Une tempête intérieure.

Au café Grégoire, il y avait Marie qui tournait le torchon blanc dans la gueule des verres à vin sans jamais ouvrir sa bouche sauf bien sûr pour engueuler Hector, le barman, un gros rustre obsédé par la Ligue 1. Inutile de décrire les clients tellement ils n’étaient pour moi que des vitres aux formes vagues, des géants unicellulaires translucides imbibés d’alcool et de connerie. Je n’étais pas beaucoup plus futé qu’eux, mais moi, JE BUVAIS MA NOISETTE EN FERMANT MA GUEULE, en lisant des magazines sur le jardinage… Seul Julien, un quadra trafiquant de mobylettes customisées, s’asseyait parfois à ma table. Il blablatait sur sa petite vie, sur une fille repérée au bal ou en boîte, toutes ces choses que j’avais rangées aux oubliettes depuis des lustres. Puis il s’enquerrait de mon état :

« Et toi alors ? T’en es où ? Toujours pas de taf ?

- J’en cherche plus. Je veux plus taffer.

- Tu fous quoi alors ?

- Je travaille pour le parti. Je suis bien investi sur le meeting.

- Ah ouais, cette connerie avec toutes les huiles. Tu ne devrais pas t’associer à ces conneries.

- Ça fait passer les journées. Ça fait du bien. Ça rince un peu la tête.

- Si tu veux te rendre utile, viens plutôt bricoler avec moi, ça te fera du blé.

- Je ne sais rien faire de mes paluches, tout juste je sais essorer des linges trempés.

- Ah ! Je te demande juste des coups de main.

- Laisse tomber. Ça ne m’intéresse pas pour l’instant. »

Il était déçu quelques secondes avant de retourner avec les autres, les spectres alcooliques liquidant leurs vies à coups de 4-21 et de bières merdiques.

J'écoutais le son de ma cuillère qui raclait le fond de ma tasse, j'écoutais aussi les dés qui tapaient sur le tapis velours, je n'entendais pas leurs voix, je ne les voyais pas... Ils avaient peu à peu disparu, ankylosés dans les limbes du déni. J'écoutais mes lèvres trier le chaud du café qui s'écoulait jusqu'à ma gorge. J'écoutais les verres de bière s'entrechoquer dès 8-9 heures du matin. J'écoutais le monde, le vent chaud qui entrait en guerre avec le vent froid. Jambes croisées, j'observais les chaussures taper sur le parquet usé, j'écoutais les infos en continu et les sacs en tissu qui faisaient mal aux dents. J'écoutais les pneus écraser les graviers sur la route en perpétuelle rénovation. Val d'Idiots était le monde et le monde était le Val d'Idiots. Les mois passant, le chômage aidant, les troubles s'accélérant, les flash-backs me canardant, le projet s'était peu à peu dessiné et concrétisé en moi. J'écoutais le tictac de l'horloge verte avec les oiseaux qu'on chasse dessinés dessus, j'écoutais la chasse d'eau des chiottes turques où chacun venait vider ce qu'il avait avalé quelques minutes plus tôt. Tous n'étaient que fantômes aux voix sourdes. Les gens, on les appelle ainsi, les gens étaient des meubles urbains, des éléments de décoration intérieure. Ils étaient des obstacles. Ma tête était alors assaillie par des migraines, des bombardements d'images réelles, des souvenirs tenaces, des cauchemars voraces. Je payais ma noisette et je déguerpissais. Je fis ainsi durant des semaines... sans jamais me décider vraiment jusqu’à ce jour. Le projet était clair, mais les mains tremblaient encore. Je n'avais pas le choix... La date définitive approchait.

On parle souvent des effets de la Lune sur chacun, mais ces jours d’orage qui fêlaient une époque de sécheresse pour la dissoudre dans un automne soudain démolissaient des milliers d’existences. Je le savais, je ne referais plus un seul été nouveau sans régler le chronomètre. Un chronomètre, régler un chronomètre, regarder l’heure, compter ses pas, les saisons, planifier, « agender », ranger, je ne voulais plus, le temps était devenu un amas de souvenirs tarés, de mers de sang, de sauts dans le vide. J’avançais dans la vie. Certains me saluaient, d’autres me toisaient. Je crois qu’il n’y avait pas le marché sur la Grand-Place, je crois qu’il y avait un spectacle de marionnettes joué pour les enfants de l’école élémentaire, Guignol moderne en tenue de puceau manga. Quelque chose comme ça. C’est ça, je pense que c’est ça. Je marchais, je traversais mon désert. Le café Grégoire était loin derrière et le Val d’Idiots m’encerclait. « J’y vais, c’est grand temps, c’est maintenant, faut que j’y aille maintenant ». Vous avez le père et son visage fondu sous la chaleur brutale du soleil violeur. Vous avez les hurlements, les moments de calmes pulvérisés par les coups… Les années avaient passé sans que je règle la note, les décennies passaient si vite, j’avais du sang partout dans la tête, des murs blancs aspergés, des membres cassés, j’avais tout ça malgré le café chaud dans le bide, les petites habitudes, j’avais aussi la chiasse, le traumatisme intestinal. J’étais malade, j’étais prêt à devenir le terreau de tous les jardins du monde.

Une voiture s’arrêta près de moi. Une DS. Sa DS. Lui au volant, elle sur la place du mort.

« Alors on se promène ?

- Je ne sais pas.

- Va falloir être bon pour la venue du ministre hein ?

- Ouais. »

La vieille berline s’est éloignée. Je n’avais même pas regardé leurs visages. Cette rencontre rapide entérinait mon projet. J’accélérai le pas pour rejoindre ma maison devant laquelle était garée ma bagnole. J’étais en colère, en transe. J’étais furieux. J’expliquerai, faut pas s’inquiéter hein…

L'enfance et l'adolescence ont été pour certains des zones de guerre, ravagées par les épidémies, les combats sanglants et les viols collectifs. Peut-être. On se cherche des excuses pour se protéger de la foudre des autres.

Je n’étais pas ivre ni déprimé, j’étais enivré à la vie, à la viande, j’avais des érections en pleine rue, non par folie ni coquetterie, mais par envie, plaisir de sentir les corps des passants, des passantes, les grands-mères aux chariots bariolés, aux peaux molles derrière les bras, aux blouses, aux claquements de talons… J’avançais dans Val d’Idiots ce jour-là avec la solution limpide à tout ce bouillonnement interne. On ne croit pas qu’une personne puisse être prise de convulsions sur la simple évocation de la mort d’autrui. Une forêt de peupliers, des platebandes de boue, les maisons abandonnées de quelques familles ruinées, leurs bagnoles rouillées gerbant leurs pare-chocs sur les trottoirs étroits. Très peu de paysans… de moins en moins. Quasiment plus d’ouvriers depuis la fermeture de l’usine d’horlogerie du quartier Villepint. La ville vivotait dans son jus de fin de siècle. J’approchai de ma voiture, Madame Danglet me fit obstacle :

« Tu m’as l’air bien pressé mon petit.

- Oui, désolé Madame, je n’ai pas le temps de causer.

- On prend plus le temps de rien maintenant ».

Je la contournai, les poings serrés, désireux de l’assommer, la démonter contre un mur et la perforer. Je la saluai, lui parlai du temps qui changeait :

« C’est la fin de l’été brûlant qui s’annonce. »

Ma bagnole n’était pas fermée à clef. J’engageai la clé dans sa cible et laissai tousser le moteur. La DS était encore dans mon angle de vue, prête à bifurquer vers la droite après l’embranchement de la Poste.

J’étais fébrile, les mains moites sur le volant, des secousses dans les cuisses tellement j’avais peur tellement j’étais excité tellement j’avais peur tellement j’étais enragé. Avant la petite noisette chez Grégoire, j’avais fait le nécessaire, l’indispensable. La salle était prête. Les choses étaient à leur place, les huiles allaient débarquer dans la ville, les cars de CRS, de gendarmes, les snipers, les petits fours, les trompettes, les trombones, les tambours, les uniformes, toute la smala républicaine, les ors, les us, les coutumes et les costards. Val d’Idiots allait devenir l’épicentre des hypocrisies, des blablas de courtoisies, les politesses baveuses. Un hélicoptère grondait déjà. Je roulais, dans la rue Compiègne, la seule qui n’était pas verrouillée par les gendarmes placides et sévères qui étaient chargés de sécuriser le centre-ville. La DS avait pu passer les barrières, je me garai à quelques dizaines de mètres du stade et du Cosec.

J’avais besoin d’observer, de loin, pas de près, mais de loin. La caravane du prince déboula dans la ville. Le ministre en gros carrosse Citroën fendait Val d’Idiots avec sa nuée d’autres grosses berlines aux vitres fumées… Mais avant même qu’il bifurque vers la rue Saint-Jean menant sur la place de la Mairie, une détonation extraordinaire à en chatouiller le bas-ventre, à en déchiqueter les tympans, déglingua la ville, la foule, les arbres et les murs… J’en eus les larmes aux yeux. C’était terrible… épouvantable… J’avais les larmes aux yeux, si lourdes, débordant sur l’iris… les lèvres tremblantes, les biceps fondus… Je me résolus à courir vers la voiture et à me planter contre le volant pendant que les sirènes hurlaient, que le cortège ministériel s’en allait en catastrophe. J’étais humilié, tapi dans la honte et la frustration. Je chialais tel un gosse dans les jupons de sa mère… Une honte, une humiliation, je pourrais le répéter en boucle, sans fin. Je rejouais en boucle la honte, l’humiliation, je récidivais, je refaisais toute l’Histoire, tiens, j’ai commencé comme ça à fulminer, monter, assis sur mon trône, les yeux effilochés par la fureur. Il m’était impossible de retourner chez moi, de reprendre ma brosse à dent, mon lit bordé, ma couette chaude, les œufs sur le plat devant un jeu télévisé. Impossible. J’arrivai péniblement à démarrer ma voiture. « Je vais où ? J’y retourne ? Je tourne le dos ? »

Vous le savez sans doute, vous ne le savez peut-être plus, vous avez effacé ça de votre mémoire. Le sang, les hurlements, la détresse au climax de l’agression ne sont rien, il y a plus important, il y a à ranger les choses, prendre la brosse à dent, boire le café, et tout bien ranger. Le fauché par un accident de voiture n’a eu le temps de rien, il a tout laissé comme ça, tel quel, un peu comme s’il allait pouvoir y revenir.

Le vent chaud reprit un peu de vigueur, quelques heures tandis que je m’éloignais un peu de Val d’Idiots, des maux dans le dos, des dés ronds dans les pensées, j’avais besoin de réfléchir, de déglutir, de récupérer, de RANGER, de remettre tout à sa place avant d’y retourner… « Si tu y retournes vieux, mais tout le monde t’attend, tout le monde est dans le secteur à chercher ton regard noir et fuyant, ne t’approche plus si tu veux rentrer et RANGER ».

Je restai donc la nuit suivante, sous une rageuse pluie d’orage automnal, sur un parking désert d’une départementale située à une vingtaine de kilomètres du Val d’Idiots. « Vas-y, viens donc ».

Une nuit agitée. On a le souvenir des nuits insomniaques, jamais de celles où le corps glisse sur le vortex-toboggan giclant dans les autres univers. Finalement, le vent froid et puissant venu du nord-est avait eu raison de l’air obèse et brûlant qui avait tout cramé durant des mois. Ces phrases trop longues, ces explications sans fin. J’expliquerai, tendu, je suis franchement tendu pour le début mais pour la suite, ça ira. Je me réveillai comme rouillé, sur la banquette arrière, vous savez, avec les pieds palmés, la gorge pleine d’algues, la peau plissée comme lorsqu’on se noie une heure dans son bain… pour soudainement jaillir à l’air libre, les cheveux trempés sur la nuque, le souffle saccadé, les orbites pressurisés. Le parking était toujours vide. Quelques voitures passaient à vive allure sur la départementale sans même ralentir. J’essuyai la buée sur la vitre de la portière arrière droite, et j’observai ce gris uniforme, cette moiteur froide, cette pluie fine et transperçante. La démesure d’un instant de doute. Je ne savais plus quoi faire. Y retourner, ou rester là. Peut-être partir, quitter le pays et me punir dans des langues et des cultures étrangères.

Je me faufilai jusqu’au siège conducteur et je démarrai. Les roues crissèrent dans l’épaisse couche de boue et de gravier dans laquelle je m’étais garé. J’avais envie de pisser et de gerber, mais je ne pouvais pas attendre. Il fallait faire vite, bien, net et précis. Ma jauge d’essence était dans le rouge. Je pris la direction de la station-service Leclerc à quelques kilomètres de là, à l’entrée-est de Val d’Idiots. Ma montre indiquait 9h48 et des poussières de secondes.

Il y avait déjà beaucoup de monde malgré les événements de la veille. Un quart de la ville était bouclé, ratissé, et les médias constitués de pantins armés de technologie campaient aux abords des colonnes de fumée qui s’élevaient dans la bruine. Chaque muscle de mon corps était secoué par des tremblements. Il y avait du monde à la station. Quatre voitures en attente sur chaque fil. J’écoutais la radio, la litanie sur les attentats entrecoupés de violents messages publicitaires incitant au bonheur, à une vie meilleure grâce aux Assurances Crève-à-feu-doux, aux lessives Mousses-onctueuses, aux 4X4 hybrides pour « dire à la nature qu’on l’aime »… Ce genre de… chants funestes. Quand vint mon tour, je n’étais plus qu’un épiderme frissonnant.

J’avais l'impression qu'elle était heureuse à côté de moi.

Elle avait la paupière lourde, le menton calé dans le creux de son cou. Ses ronflements légers étaient perceptibles malgré le moteur bruyant de la DS. A la station-service Leclerc, les clients semblaient immobiles, immuables, au garde-à-vous, toutes vitres fermées pour limiter les odeurs de brûlé qui envahissaient Val d’Idiots. Son mari ne dépareillait pas, la grosse paluche couverte d’un gant transparent jetable fourni par un distributeur. Les odeurs d’une fin de civilisation : le pétrole raffiné pour brûler dans les moteurs. J’étais à la pompe d’en-face et me servait tranquillement en gazole, le gargouillis dans le bide, l’œil fixé sur la femme endormie. Il faisait son plein, malgré l’attentat. Il faisait mine de rien mais son regard était vide, posé sur le compteur aux écritures rouges. Il ne me parlait plus, il ne m’avait même pas distingué, remarqué, je le fixais, le toisais, je me demandais s’il sentait ma langue-vipère géante lui caresser puis lui désarticuler les cervicales.

Il matait le cul de sa DS, lui souriant presque, fier comme un père qui regarde les premiers tours de pédales de son gosse sur son biclou sans roulettes. Un peu comme s’il n’en avait plus rien à faire de la catastrophe de la veille. La vieille elle roupillait, la bouche à bridges grande ouverte. Il rangea le pistolet dans son logement et rabattit le clapet d’un coup sec avant de retourner au volant. J’aperçus ses yeux se poser sur moi, mais il n’eut pas la forme ou la présence d’esprit de me saluer. Le bouillon de mon bide, la marmite sous pression, des bulles chaudes de bile remontèrent jusqu’à la glotte.

J’achevai mon plein et repris la route. La DS s’avançait dans la circulation anormalement dense. C’était fou comme un évènement médiatisé pouvait à ce point attirer la raclure, le badaud, le curieux, le resquilleur. Val d’Idiots était officiellement une tragédie nationale. Il bifurqua vers le chemin des Dames, se gara sur le bas-côté devant la grande maison bourgeoise. Il sortit, se gratta le cul et il ouvrit le grand portail avant de retourner dans la voiture pour la garer face à la porte coulissante du garage. Il faut le dire hein, j’étais enfoncé dans mon siège, à quatre maisons de là.

Sur les genoux, j’avais encore cette feuille à carreaux et ce texte presque écrit avec les ratiches tellement la frustration s’en dégageait. Il avait suffi d’une bascule. Dans une existence, il y a des carrefours. Ne pas se planter de direction. En sortant peu à peu la tête de l’eau, j’avais eu la sensation que quelque chose n’allait pas se dérouler comme prévu. Mes ongles noircis par la terre étaient suffisamment longs pour être rongés. J’observais ces bons vieux, cette apparition vintage : un tas de nostalgies en vrac vidé sur mon crâne dégarni, j’avais été défiguré par des clips vidéos, des émissions de variété infectes, des pubs, des slogans, des cris, des COUPS ! RIEN N’ETAIT A SA PLACE, RIEN N’ETAIT RANGE ! Mes doigts tremblaient, et bien que ce fût la dixième lecture, j’avais encore peur de ce que j’allais découvrir. C’était ça, ce secret bien gardé qui berça d’illusions le gosse que je fus:

L'axe bancal. Pas bancal l'axe. Je reviens sur la phrase: ne correspond pas. L'étoile ne correspond pas à la lumière. L'artiste ne correspond pas à un joli paysage. L'algèbre ne se pacifie pas au contact des lettres. L'avion s'écrase après les secousses. Mes nerfs rougissent sous ma peau. La vilaine méchante colère s'appuie une fois de plus sur un reçu social: ne correspond pas.

L'hypocrisie ne correspond pas à un sentiment. La mer agitée ne correspond pas vraiment à la beauté. Un marin ne s'habille pas si bien, ne pue pas si fort, le muscle raidi par le filet à bout de bras. Le brelan d'âme, le braquemart hilarant ajusté par l'éloignement. Les paysages qui ne font pas rêver.

En cherchant un sens à: ne correspond pas. Le tortillement d'un cul de mec à l'attention d'un autre mec correspond à un sentiment fort d'amour d'envie de rencontre d'érection saine liée à l'amour du coït ultime. Des mecs qui se sucent dans le coin d'un bar à Châtelet correspondent au summum de l'envie engendrée à l'infini. La vie. Le sexe. La sueur réelle entre hommes. Entre hommes seulement. La pureté d'une sexualité puissante, d'une rencontre gigantesque entre hors-femmes.

Ce vieux trainait la patte sur les graviers du chemin qui conduisait à la porte d'entrée de sa maison. Je tiens à décrire, j'aime ça, faut visualiser. Il avait des faux airs d'ex-criminel de guerre/...

Il y avait la petite rigole propre pour les eaux de pluie, les gouttières pour les eaux de pluie, le robinet pour le tuyau d'arrosage, tout ça, tout à sec, mais transportant le souvenir d'un monde détrempé au chlore, phosgène, organophosphates, monoxyde de carbone, phénol, etc. J'en étais béat d'admiration, la face presque écrasée sur la vitre semi-embuée de ma bagnole.

Je fumais clope sur clope en pensant que chaque douleur venait de mes cancers. Cancer des poumons, de la peau, du pied, du rectum, du dos, de tout. Quelle encombrante charge que le corps, mais aussi le temps, et surtout les autres. J'avais eu les centres d'intérêts d'un gorille: me ravitailler en bouffe, chier, baiser, me reproduire. Mais pour tout ça, j'avais des chiottes en faïence, des lavabos, des frigos, des pantoufles, des murs plats et déguisés en papier ou en peinture...

Le mari gueula avant de disparaître dans sa maison, laissant madame sucer des bonbons, raide, sur l'allée de graviers, gratifiant un parterre de roses d'un sourire ravagé. Chiante la vioque, pénible, ennuyeuse, et pourtant touchante. Elle avait ronflé tout le trajet, de la station à la maison, et elle se trouvait là, livide, abêtie par un réveil en sursaut. Je « vigilais » tel un loup aux yeux rouges tapi derrière un buisson de ronces. Puis je jaillis de ma voiture, courant à la vitesse de la bête prête à sauter sur la proie. Je chevauchai le portail refermé.

« Eh madame! ». Elle sursauta... Je suppose que j’avais la voix claire mais plutôt agressive. À ces moments, on ne sait pas vraiment à quoi l’on ressemble : peut-être bien à un chien mouillé déglingué par la rage. Son regard était empli de panique. Elle se mordit la langue dans un excès de tension dans la mâchoire. Les nuages défilaient bas, rapides, étirés par un vent violent. Elle semblait ne pas être raccord dans le décor à l’instar d’une figurine grossièrement découpée et collée dans un lieu inadapté. Une femme fluide enfin, une mère de famille, une quelqu’une qui ne devait pas se poser plus de questions qu’un citron dans un isoloir. Les couronnes qui remplaçaient ses molaires apparurent, scintillantes, lorsqu’elle ouvrit tout grand sa bouche aux lèvres épaisses.

Val d’Idiots, c’était ce genre de ville où l'on exposait aussi des pantoufles dans les vitrines des magasins de chaussures. J'étais le rangeux de chaises aux meetings des élites du parti, bref, j'étais une merde. Cet instant figé ne dura que le temps d’une gorgée de bière, de deux taffes de clope et d’un renvoi de sandwich camembert. Juste avant que ma voiture démarre, la tête du vieux sortit par l'entrebâillement de la porte:

« TU VAS OU SALOPE ?! ».

En une seconde, j’étais à côté d’elle, humant son eau de Givenchy, lui promettant la Lune, lui proposant de me suivre. Elle tremblait et fixait son mari. J’agrippai son bras épais et lui demandai de me suivre. Elle résista. Je comprenais sa réticence. « Venez, je vous expliquerai ». Ma main droite était lourde et fermement cramponnée au manche du couteau. Elle finit par venir tandis que le vieux vieillissait à vue d’œil, tout penaud, presque drôle, ligoté à un dilemme terrible. Il choisit de ne plus rien dire et de nous laisser nous éloigner, de nous laisser nous installer dans la voiture, de nous laisser disparaître.

J’avais l'impression qu'elle était heureuse à côté de moi. Je pris ses rides de main dans ma paume... Les murs, c'était les gens, leurs sales gueules, leur crise, leur déprime. Avec ma vieille, j'allais traverser la galaxie, choper le monde, et écraser du talon l'immonde petit rangeux de chaises des meetings du maire.

Elle était horrifiée, figée, accrochée à mon bras, brisée par l’effroi.

« N'ayez pas peur madame. Rappelez-moi votre prénom? ». En bafouillant, elle avoua un « Corinne ». Ça me mit dans tous mes états, c'était olalala c'était hummm, jouissif! Je lui serrais la main au point de lui broyer: « OH CORINNE! NE SOYEZ PAS TROUBLEE! ». Au poing désirant l’empoigner. Elle tremblait un peu, c'était émouvant, je passai la seconde, puis la troisième et je sortis du patelin en quatrième vitesse.

Une petite ville de province comme celle-là n'avait pas de faubourg. Son cul gras s'étirait le long d'une route principale ou deux et rien de plus. J'avais toute liberté pour disparaitre avec ma prêtresse recroquevillée.