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Clair. Obscur. Une soeur. Un frère. Des jumeaux.Ils ne se sont pas vus depuis quinze ans. Un monde de silence et d'horreur les sépare. Chacun d'eux est un fantôme dans l'existence de l'autre. Elle est résolument tournée vers l'espoir de retrouvailles, en quête de réponses. Lui pense avoir perdu toute humanité et se laisse ronger par la rancoeur et la haine. Il est son unique objectif. Elle devient son pire cauchemar. Une ville tentaculaire. Un régime totalitaire, invisible mais omniprésent. Un univers sombre et oppressant, où chaque pensée se formule en secret, où les faux-semblants sont loi, où les masques vont enfin tomber. Deux regards qui se cherchent, se croisent et se cachent. Deux destinées inéluctablement liées et appelées à se rejoindre. Clair. Elle. Obscur. Lui.
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Seitenzahl: 321
Veröffentlichungsjahr: 2023
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PREMIÈRE PARTIE
SECONDE PARTIE
Elle savait qu’elle n’aurait pas dû venir. Pourtant, elle se tenait là, devant la station de taxi, indécise. Un sac de toile sale et fatigué à ses pieds. Son vieux manteau de laine beige sur le dos et sa longue frange noire devant les yeux.
Déjà, la ville l’oppressait. Elle venait tout juste de sortir de la gare, mais elle étouffait. Tous ces gratte-ciels, ces bâtiments difformes et colorés, ces néons qui clignotent et qui hurlent, ce bruit qui grouille partout et vous entoure, vous emprisonne comme une cage en fer. Elle n’avait pas le choix. Plus rien ne la retenait là-bas. Elle n’avait pas mis longtemps à peser sa décision. Elle avait préparé son sac en une minute, dès le retour du cimetière, et elle était partie sans se retourner. Elle n’emportait que le strict nécessaire. D’ailleurs, elle ne semblait avoir besoin de rien. Elle était seule. Elle n’avait plus d’attache nulle part. Il n’y avait qu’une seule chose qui comptait pour elle et qui la faisait bouger.
Il fallait qu’elle le retrouve.
Elle n’osait pas s’avancer vers la première voiture qui attendait patiemment en bout de file. Elle ne savait pas où aller. Avait-elle seulement besoin d’un taxi ? Elle avait quelques liasses de billets dans la poche intérieure de son manteau. Toutes ses économies. Pas grand-chose. Suffisamment pour trouver un hébergement pour la nuit.
Les longues heures de train semblaient avoir engourdi ses sens. Elle ne sentait même pas le froid qui piquait son visage. Le temps s’était peut-être bien arrêté ce jour-là. Le jour où il était parti. Le jour où il avait disparu. Le temps reprenait lentement son cours… Depuis qu’elle était descendue de ce train. Depuis qu’elle avait posé le pied sur ce quai humide et qu’elle avait été happée par le flux argenté de la ville. Le souvenir de la campagne la frappa soudain, une foule de souvenirs, des images floues qui s’entremêlaient dans son esprit, accompagnées de sons diffus, lointains, comme des voix étouffées de luttes et des cris. Des sons qui ne s’étaient jamais tus dans son esprit malgré toutes ces années de silence passées dans la maison. Elle ferma les yeux et n’entendit bientôt plus que les battements de son cœur. Faire le vide. Tout recommencer. Non. Plutôt, mettre un point final. Le retrouver. Lui parler.
Allait-elle seulement pouvoir le reconnaître ? Après toutes ces années… Elle ne savait même pas s’il était encore en vie. Elle ne savait plus rien de lui depuis sa disparition quinze ans plus tôt. Elle ignorait ce qu’il était devenu, où il était allé. Pourtant, elle sentait qu’elle l’aurait su s’il était mort. Une intuition. Et puis, quelqu’un le lui aurait dit. Quelqu’un aurait bien fait l’effort de venir la trouver pour lui annoncer la nouvelle. Non, il était vivant. Et elle avait tellement envie de le revoir. De le retrouver. De le regarder jusqu’à s’en rendre aveugle, comme si cette attitude avait pu effacer toutes ces terribles années de séparation, ces années de silence et de deuil, cette inquiétude cachée derrière le moindre geste, le moindre bruit dans cette maison qui tombait en ruine chaque jour un peu plus et où les pendules semblaient s’être arrêtées elles aussi à l’heure de son départ.
Sa vie, à elle, avait été mise entre-parenthèse, en stand-by. Elle s’était enfermée dans un cocon, elle avait mis le livre de sa vie de côté pour se consacrer aux autres, ceux qui restaient. Elle était seule à présent. Plus rien ne l’empêchait d’éclore. Elle se sentait à la fois vide et pleine d’une énergie nouvelle, une espèce de frénésie sourde et impatiente, qui n’était pas encore prête à jaillir, mais qui stagnait patiemment au fond d’elle en attendant le moment propice. Elle avait toujours été une fille très calme, très posée. Tout le contraire de lui. Enfin, de lui tel qu’il était dans son souvenir. Comment avaient-ils pu être si différents l’un de l’autre ? On n’aurait pu imaginer deux personnes si farouchement opposées dans leur caractère et ce, malgré la frappante ressemblance physique. Pourrait-elle le reconnaître ? Se verrait-elle comme dans un miroir si, par hasard, elle croisait son regard au détour d’un chemin ? Pourrait-elle savoir sans le moindre doute que c’était lui, qu’il ne pouvait en être autrement ?
Comment le retrouverait-elle ? Elle n’en avait pas la moindre idée. La ville s’étendait sur des centaines de kilomètres. Elle semblait grignoter un peu plus chaque jour sur la campagne. Bientôt, la terre entière serait entièrement recouverte par cette ville lumineuse et nauséabonde. Même la vieille maison disparaîtrait, remplacée par un hyper-marché révolutionnaire, un cinéma avec écran géant, panoramique et en 3D, où les gens courraient s’abrutir un peu plus. Et pourtant, voir soudain tous ces gens avait un côté rassurant pour elle, qui n’avait croisé que les dix ou douze même personnes pendant plus de quinze ans. Rassurant et inquiétant à la fois, devant la multitude et la diversité de cette foule anonyme qui passait devant elle sans même la voir.
Non, elle ne prendrait pas de taxi.
Elle marcherait.
Elle mit son sac sur son épaule et commença à se frayer un chemin dans la foule. Elle ne reconnaissait plus rien. Elle n’était venue qu’une seule fois en ville, avec son père, il y a bien longtemps. Déjà, à l’époque, la ville l’avait impressionnée et fascinée. C’était de là qu’ils venaient tous. Tous naissaient dans la ville. Et presque tous y restaient.
À la campagne, on vivait coupé du monde. On n’embêtait personne. Et personne ne vous embêtait, en principe. C’était, en somme, comme si on n’existait pas. On vivait en autarcie, en mangeant les fruits et les légumes de son jardin. On assistait aux cérémonies religieuses le dimanche et on s’acquittait tous les mois de ses impôts, des sommes colossales qui allaient on ne savait où. Payer ses « impôts » était obligatoire, bien sûr. Même s’il ne serait venu à l’idée de personne de ne pas les payer. C’était une habitude bien ancrée dans les mœurs. Les autorités faisaient bien leur travail. Oh, il y avait bien certains téméraires pour râler, de temps en temps. On les entendait une fois ou deux, puis ils disparaissaient… Mystérieusement… Les prisons devaient en être pleines. Quoique… On ne savait plus bien s’il y avait encore des prisons. On les avait détruites pour construire des écoles, disait-on. La natalité avait connu un boom énorme et on ne savait plus que faire de tous ces enfants. Alors, comme il n’y avait plus de criminels, du moins, selon les dirigeants, on détruisait les prisons et on bâtissait des écoles. Et quand tous ces enfants seraient vieux, eh bien, on détruirait les écoles et construirait des maisons de repos. Aussi simple que cela. C’était, en tout cas, ce que le gouvernement affirmait. Et personne n’y trouvait rien à redire.
Le gouvernement… Il contrôlait tout. Il organisait tout. Il magouillait, camouflait, mentait. Et mettait tout en œuvre pour que personne ne le remette en doute. Il n’y avait même plus d’élection. Il n’existait qu’un seul parti politique dirigé par des noms sans visage, alors à quoi bon voter ? Cela évitait d’avoir à penser. On n’avait guère le choix et on s’en accommodait. Le changement doit se prévoir et se construire. On était paresseux. Et on avait peur. Alors, on laissait faire et on se faisait oublier…
Elle ne s’était jamais vraiment intéressée à la politique. Son père en parlait de temps en temps à la maison, mais c’était il y a si longtemps… Elle n’aimait pas penser à son père. Ça la rendait à la fois triste et en colère. En fait, elle avait presque réussi à le chasser totalement de sa mémoire. C’était étrange, mais c’était comme cela. Une chose avait occulté l’autre. Elle n’avait jamais su qui l’avait fait. Sa mère non plus n’avait jamais su. Et elle ne le saurait jamais.
Il ne s’était pas passé un jour depuis sans qu’elle ne pense à lui. Sa mère n’avait plus quitté cette fenêtre sale depuis laquelle elle espérait son retour, n’ayant plus rien dans la vie pour remplacer cette attente inutile. Et elle était restée à ses côtés, jusqu’au bout, regardant les jours défiler avec la même implacable lenteur et lassitude. Le temps s’était arrêté pour l’une. Suspendu pour l’autre.
Mais la vie reprenait. Elle le sentait, dans son cœur, dans son corps, dans ses jambes qui l’emmenaient vers nulle part, vers un ailleurs qu’elle avait à la fois tant craint et désiré. Cette excitation anxieuse, cette appréhension puérile, ces doutes nerveux. Et en toile de fond, cette certitude sereine qu’elle allait y parvenir.
Elle avait toujours su qu’elle le reverrait un jour. Leurs existences étaient liées. Il n’avait pas pu l’oublier. Il était lié à elle comme elle était irrémédiablement liée à lui. Elle était maintenant revenue en ville. À sa recherche. Sans savoir si lui s’y trouvait.
Parce qu’elle devait le retrouver.
Elle devait lui dire que leur mère était morte.
Elle se mit à marcher, lentement, sous la pluie. Elle pensait à sa mère. Leur mère. Cette mère qu’elle avait vu disparaître à petit feu, rongée par les années et le deuil. Et le doute. Longtemps, elle avait essayé de sortir sa mère de cette torpeur morbide, mais elle s’était vite résignée. Sa mère aussi était morte ce jour-là. Le jour où, à leur réveil, elles avaient trouvé le corps sans vie du père et le lit du frère vide. Pas même défait. Il ne s’était pas couché. Pourtant, ni l’une ni l’autre n’avait rien entendu dans le silence de la nuit. Ni cri, ni dispute, ni coup de feu, ni craquement. Rien. Au matin, le père était mort. Et le frère avait disparu. Sans un mot. Sans un bruit.
Le temps s’était arrêté. Sa mère avait cessé de vivre. Elle avait continué à se déplacer dans la maison, comme un fantôme, aussi vide qu’une petite coquille, recroquevillée, fanée.
Elle était alors restée pour s’occuper de sa mère. Elle lui parlait, lui racontait les rares histoires du village, lui lisait les dernières nouvelles. Sa mère l’écoutait, ou faisait peut-être semblant de l’écouter depuis la fenêtre de la cuisine, où elle était postée, nuit et jour. Elle aurait pu se lasser de cette vie monotone. Elle aurait pu renoncer à tous ces sacrifices. N’avait-elle pas gâché les plus belles années de sa vie à s’occuper d’une femme sans vie ? Car sa mère n’avait plus jamais parlé. Pas même pendant les cérémonies. Ses lèvres étaient restées closes, scellées, jusqu’à sa mort. Jamais plus elle n’avait prononcé la moindre plainte ou le moindre merci.
Le prêtre venait souvent leur rendre visite. Même au prêtre, sa mère n’avait plus jamais rien dit. Cela semblait beaucoup le perturber, comme si chacune des paroles volées par sa mère avaient été autant de pièces échappées de son panier à collecte… Elle n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour le prêtre. Peut-être parce qu’il avait toujours semblé regarder son frère d’un mauvais œil. Il avait même paru profondément soulagé le jour où celui-ci avait disparu. Ou peut-être s’était-elle inventé cette histoire toute seule, simplement pour se donner une raison de ne pas l’aimer. Quoiqu’il en soit, le prêtre avait gardé ses distances après les événements de cette funeste nuit. Elle avait toujours pensé qu’il viendrait pour l’interroger, pour tenter de lui faire avouer tout ce qu’elle savait. Sans doute s’était-il vite rendu compte qu’elle était tout aussi perplexe que lui.
Le prêtre s’était toujours très bien entendu avec son père. Son père allait souvent le voir seul. Peut-être avait-il beaucoup de choses à se faire pardonner. Sa mère aussi avait été proche de lui avant le drame. Elle le recevait, elle restait distante et polie. Comme une bonne épouse.
Elle réalisa brusquement qu’elle n’avait jamais vraiment connu sa mère. Même si elle avait passé les quinze dernières années seule avec elle. Quelque chose les avait pourtant liées l’une à l’autre pour toujours après la disparition des hommes. La mère et la fille. Elles partageaient le même secret. Un secret qu’elles n’avaient jamais évoqué. Un secret qu’elles avaient gardé toutes les deux en silence. Peut-être, tout simplement, le secret d’être femme et d’en savoir plus long sur la vie.
La pluie mouillait son manteau de laine beige et ses courts cheveux noirs. Elle avançait sans trop savoir où elle allait. Elle se sentait totalement anonyme dans cette foule bigarrée et cette sensation nouvelle lui plaisait. Cela lui permettait de se centrer un peu sur elle-même, après tant d’années d’aveugle dévotion. Elle n’avait pas encore trente ans. Il lui restait donc du temps. Le temps pour quoi ? Elle n’en était pas sûre. Elle ne regrettait pas les choix qu’elle avait faits. Aucun d’eux. Elle était seule, elle n’appartenait à personne, elle était donc libre de tout. Mais il lui faudrait du temps. Peut-être toute une vie pour le retrouver. Son frère jumeau. Son double.
La moitié d’elle-même était partie avec lui. Elle l’avait toujours su. Au début, elle s’était sentie abandonnée, trahie. Elle ne lui en voulait pas d’être parti. Elle lui en voulait seulement d’être parti sans rien dire, sans rien lui confier et en la laissant seule avec le cadavre de son père, pantin désarticulé au ventre rouge sur une chaise, et l’ombre de sa mère, errant sans bruit entre les murs d’une maison muette. Elle savait aussi qu’il lui aurait parlé s’il l’avait pu. C’était peut-être cela qui l’avait le plus inquiétée. Qu’il n’ait pas pu parler avant de disparaître…
S’était-il enfui ? L’avait-on chassé ou enlevé ? Elle ne savait trop que penser. Ce genre de questions ne se posaient pas. Elle n’aurait de toute façon trouvé personne pour lui répondre. On ne tarderait pas à s’apercevoir qu’elle était partie, elle aussi. Les villageois devaient tous déjà être au courant. Elle espérait simplement qu’ils comprendraient. Elle avait pourtant menti au prêtre, au retour des funérailles, en lui disant qu’elle ne savait pas ce qu’elle comptait faire. Elle savait pertinemment qu’il n’en avait pas cru un seul mot. Il s’était contenté de lui donner quelques conseils, en la priant de ne rien tenter sans faire appel à lui, qu’elle aurait besoin de son aide. C’était bien là la dernière chose qu’elle aurait faite. Faire appel à lui. Il n’avait pas su protéger sa famille. Elle ne lui faisait pas confiance. Elle préférait agir seule. Peut-être enverrait-il quelqu’un à sa recherche. Mais qui s’intéresserait à elle ? Elle n’était que le dernier fantôme d’une lignée déjà en sursis. Elle espérait qu’on l’oublierait. Comme on avait oublié tous les autres.
Elle arriva dans un quartier très animé. Elle s’amusa à regarder les passants cachés sous une multitude de parapluies multicolores. Au loin, elle entendit un haut-parleur crier « Des loisirs pour tous au centre Hirashi ! Le plus grand centre du monde ! » et sur les écrans apparaissait le visage radieux d’un quadragénaire dont la blancheur du sourire avait quelque chose de suspect. « Venez dans mon centre ! », s’exclamait-il, « vous y trouverez un bowling, vingt salles de cinéma, douze pistes de tennis, le plus grand terrain de golf du monde, des manèges pour vos enfants et tous les derniers jeux vidéos ! Le centre Hirashi, pour les grands et les petits ! ».
« Ça, c’est un slogan ! », pensa-t-elle en souriant et en détournant son regard de l’écran qui montrait maintenant une petite fille blonde en train de manger une énorme sucette. Il faisait presque nuit. Les journées raccourcissaient à vue d’œil. Elle sentit soudain la faim l’envahir et réalisa qu’elle n’avait rien mangé depuis le matin.
Elle chercha un petit restaurant tranquille dans l’une des rues transversales. Elle finit par en trouver un, à la décoration un peu rustique, mais propret. Elle entra et s’assit à une table isolée, loin de la porte, pour éviter les courants d’air. Aussitôt, un petit homme vint vers elle.
— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, ma petite demoiselle ? demanda-t-il avec un accent de la ville.
— De la soupe, si vous avez, répondit-elle. Et aussi un peu de viande grillée et une bonne tasse de thé.
Il prit note et soudain, releva les yeux et remarqua son état.
— Grand Dieu ! Vous êtes toute trempée ! Je m’en vais vous chercher un bon bol de soupe, oui ! C’est ma femme qui la fait ! Vous verrez ! Un vrai délice !
Elle lui renvoya un sourire reconnaissant. Ses vêtements mouillés lui collaient à la peau. Ses cheveux courts dégoulinaient dans son col et sur son front.
Le petit homme revint bientôt avec un grand bol de soupe aux légumes, une assiette qui débordaient de cuisses de poulet grillées et une petite théière fumante. Il disposa les plats avec beaucoup de cérémonie devant elle, ce qui la fit sourire. Elle n’en demandait pas tant.
— Merci, fit-elle, lorsqu’il eut fini sa petite mise en scène.
Il s’inclina brièvement mais ne bougea pas. Elle fit mine de ne pas faire attention et goûta une cuisse de poulet.
— Je me trompe ou vous n’êtes pas d’ici ?
Elle releva la tête.
— Non, je viens d’arriver en ville.
Elle n’avait pas envie de discuter. Elle avait surtout faim et elle était fatiguée. Elle aurait préféré ne pas trop attirer l’attention, mais c’était difficile, vu son état.
— À ce propos, poursuivit-elle, j’aurais besoin d’un endroit où loger. Vous ne connaîtriez pas une pension ou un hôtel bon marché dans le coin ?
Le petit homme plissa le front, comme si ce geste allait l’aider à réfléchir.
— Vous pouvez essayer la pension Harrington, à trois rues d’ici. C’est une petite maison, mais les hôtes sont sérieux et ils ne prennent pas trop cher. Mais vous savez, vous allez avoir du mal à trouver une chambre, ces jours-ci. Les gens accourent de tout le pays !
Elle posa l’os de poulet qu’elle était en train de ronger.
— Ah bon ? Pourquoi ?
Le serveur la regarda, interloqué.
— Comment ? Vous n’êtes pas au courant ? Mais d’où sortez-vous donc, ma petite dame ? Le centre Hirashi ouvre ses portes demain ! Vous vous rendez compte ! Le plus grand centre de loisirs du monde ! Les gens sont fous ! Ils ont presque tous pris une journée de congé !
Il se râcla la gorge et appuya ses mains sur sa table.
— D’ailleurs, euh, moi aussi, je ferme le restaurant demain. Il n’y aurait pas eu grand-monde de toute façon. C’est une chance que le centre Hirashi ait été construit dans ce quartier, c’est bon pour les affaires, vous voyez – il lui fit un clin d’œil – mais par-contre, pour les chambres d’hôtels, aïe ! Vous allez avoir plus de mal…
Elle se perdit dans la contemplation de la fumée qui sortait de la théière. Pas de chance. Elle n’était pas venue au bon moment. Mais sa mère n’avait pas choisi d’être enterrée la veille de l’ouverture du plus grand centre de loisirs du monde. Elle allait peut-être devoir passer la nuit dehors… Cette pensée la fit frissonner. Sous cette pluie ? Non, c’était de la folie. Il faudrait qu’elle trouve un hôtel, même médiocre. Elle sentit soudain une grande tristesse l’envahir, comme si elle venait tout juste de réaliser ce qui lui arrivait. Sa mère était morte. Enterrée la veille à côté de son père. Et elle était toute seule dans une ville immense. Comment pouvait-on célébrer avec autant de joie l’ouverture d’un malheureux centre de loisirs, alors qu’elle pleurait la mort de sa mère et sa solitude ? Elle se mit à détester ce centre et souhaiter qu’il s’écroule dans la nuit ! Elle se mit à haïr ce monsieur Hirashi et ses dents trop blanches ! Les gens avaient posé des jours de congés, quelle absurdité ! Le monde devait-il s’arrêter de tourner ? Qu’ils y dorment donc, dans leur maudit centre de loisirs, et qu’ils laissent leur chambre d’hôtel aux pauvres nécessiteux !
Le petit homme la vit pensive et disparut en cuisine. La soupe la réchauffa et réchauffa son cœur. Elle ne devait pas se laisser abattre. Elle avait besoin de se reposer. Ses nerfs la trahissaient. Elle était épuisée, elle grelottait. Elle voulait simplement se sécher et dormir.
Elle finit de boire sa soupe et se resservit une tasse de thé. De nouveaux clients venaient d’entrer dans le restaurant et ils emplirent bientôt la salle de leurs rires sonores. Elle n’essaya même pas d’écouter leur conversation. Ils devaient parler de ce maudit Centre. Elle les observa du coin de l’œil. Ils avaient le profil typique des hommes d’affaires célibataires. Ils devaient avoir son âge environ. Peut-être un peu plus âgés. Elle pensa à son frère et se demanda s’il était devenu comme eux. Elle avait du mal à l’imaginer en costume-cravate, avec des chaussures reluisantes et une sacoche de cuir bourrée de dossiers de la plus haute importance. Non. Ce n’était pas son genre. L’un des hommes vit qu’elle les regardait et donna un coup de coude à son voisin, en riant. Elle se contenta de soutenir son regard, jusqu’à ce qu’il détourne le sien. Elle se sentait d’humeur un peu agressive, tout d’un coup. La fatigue, sans doute. Les longues heures de train. Les funérailles.
Tout le village était venu. Ou presque. Il avait plu. Comme pour l’enterrement de son père. Le même temps gris et humide, cette tristesse de la nature en écho à celle de son cœur. La cérémonie lui avait paru très courte. Elle avait relevé la tête, au bout d’un moment, et elle avait vu les gens s’éloigner. Dès qu’elle avait franchi la porte de la maison, la solitude et la mort l’avaient envahie comme un dégoût. Elle avait couru à sa chambre, pris le vieux sac de toile et elle l’avait rempli avec les premières choses qui lui passaient sous la main, habits, livres, flacons. Elle avait ensuite traversé le couloir une dernière fois et ouvert la porte de la chambre de son frère, qui était restée intacte pendant quinze ans. Elle l’avait regardée longuement, s’imprégnant de ses moindres détails. Puis elle avait fermé les yeux et tiré lentement la porte, jusqu’à ce qu’elle l’entende se fermer dans un bruit sec de vieux bois mort et poussiéreux. Là, elle avait mis le sac sur son épaule et elle était sortie de la maison, sans se retourner. Elle avait marché plus d’une heure avant d’atteindre la gare, où le train semblait l’attendre. C’était peut-être un signe du destin. Elle était montée et avait regardé les paysages de sa vie s’éloigner derrière elle. Sans remords.
Elle sentit sa tête s’alourdir. L’écho des voix lointaines tourbillonnaient dans ses oreilles. Elle ferma les yeux. Elle revit le petit cimetière, cette colline pelée et triste. Elle revit sa mère, assise à la fenêtre et guettant l’horizon d’un œil éteint. Elle revit la chambre de son frère, le couvre-lit bleu marine et le pyjama noir, soigneusement plié depuis quinze ans. Elle le revit, enfant, courant entre les branches, grimpant jusqu’à la cime des arbres et lui faisant des grands signes depuis là-haut, en lui promettant qu’un jour, elle grimperait avec lui.
Il n’avait jamais tenu promesse.
Elle sentit une main agripper doucement son bras. Elle sursauta. Sa vue était trouble, mais elle distingua peu à peu une minuscule petite femme qui portait un tablier sale et la couvait d’un regard bienveillant. C’était comme si une enfant avait vieilli d’un seul coup, elle avait un visage de petite fille toute ridée, peut-être à force d’envoyer tant de sourires.
Elle reprit lentement ses esprits et regardant autour d’elle, reconnut le restaurant. Elle s’était donc endormie… Longuement, apparemment. La salle était vide. Cette femme devait être l’épouse du petit bonhomme. La cuisinière. Elle eut un brusque sursaut et chercha maladroitement son sac.
— Vous êtes épuisée, ma pauvre petite ! lui dit la petite dame, d’une voix fragile, qui sifflait un peu comme une bouilloire chaude.
— Je suis vraiment désolée, balbutia-t-elle en cherchant son portefeuille. Je ne voulais surtout pas vous importuner…
— Mais ne vous en faites pas, petite fleur. Nous vous avons laissé dormir un peu. Vous en aviez besoin.
Elle se retourna et déposa une tasse fumante sur la table.
— Tenez ! Je vous ai préparé une bonne tisane.
Elle baissa la tête, confuse, et marmonna des mots de remerciement. Elle ne sentait plus le froid et se rendit compte qu’elle avait une couverture sur les épaules. Ils l’avaient donc couverte pendant qu’elle dormait ! Elle la serra un peu plus autour d’elle et saisit la tasse entre ses deux mains. La fumée lui embuait le visage et lui faisait du bien.
La petite dame prit une chaise et s’assit auprès d’elle.
— Mon mari est allé à la pension Harrington pendant que vous dormiez. C’est bien ce qu’on craignait, ils n’ont plus la moindre chambre…
La chambre ! Elle avait complètement oublié qu’elle n’avait nulle part où dormir. Elle se recroquevilla sur elle-même, abattue, les yeux rivés sur sa tisane.
— Ne vous inquiétez pas ! Nous avons une chambre de libre, ici. C’est celle de mon fils, mais il n’y dort plus depuis longtemps ! Elle n’est pas en très bon état, mais je pense qu’elle vous suffira pour cette nuit.
Elle releva la tête et regarda la petite vieille avec une infinie reconnaissance.
— Vraiment ?…
— Mais, oui ! Puisque je vous le dis ! De toute façon, il est tard, et puis, vous êtes toute trempée ! Allez, je m’en vais vous préparer un bon bain chaud, et après ça, vous irez tout droit au lit !
Elle se leva avec énergie et posa une main sur la sienne.
— Demain est un autre jour…
— Je vous paierai, s’empressa-t-elle de dire. Ce qu’il faudra !
La vieille se fâcha.
— Allons, ne dîtes pas de bêtises ! On ne fait pas ça pour l’argent, voyons ! De nos jours, les gens ne pensent plus à s’aider les uns les autres. Mon mari m’a dit que vous veniez de loin, alors, c’est la moindre des choses ! Dans le temps, on nous apprenait l’hospitalité. Mais les temps changent ! Les jeunes d’aujourd’hui ne pensent qu’à se divertir ! Buvez-moi vite cette tisane et au lit !
Elle la regarda s’éloigner à petit pas et ne put s’empêcher de sourire. Ces gens étaient la gentillesse incarnée. Ils lui sauvaient la vie en lui proposant de rester chez eux. La tisane était brûlante, mais elle était si fatiguée qu’elle ne sentait plus rien. Elle la savoura doucement, laissa la chaleur descendre le long de sa gorge et se répandre tout le long de son torse. Un bon bain chaud lui ferait le plus grand bien.
Elle avait à peine avalé la dernière gorgée que la petite vieille était de retour.
— Le bain est prêt ! annonça-t-elle.
Elle la suivit dans un couloir étroit qui semblait fait à la dimension des propriétaires. La salle de bain était pourtant assez vaste, avec une baignoire dans laquelle on aurait largement pu mettre le mari et la femme. Le savon sentait bon.
— Merci encore…
La petite vieille lui tendit un drap de bain et un vieux pyjama bleu.
— Il était à mon fils. Il avait à peu près votre taille, quand il est parti. J’ai pensé que…
Elle parut rougir.
— Enfin, j’espère que ça ne vous embête pas de dormir dans un pyjama de garçon…
— Pas le moins du monde, la rassura-t-elle. Au contraire, c’est tellement gentil de votre part, madame…
— Wang ! Madame Wang ! Mais vous pouvez m’appeler Zhou ! Il n’y a que mon mari qui m’appelle « madame Wang » lorsqu’il est en colère après moi ! D’ailleurs, moi, je fais pareil : « Monsieur Wang, tu n’as pas honte ! Viens un peu là, monsieur Wang ! »…
Elle rit de bon cœur.
— Merci pour tout.
— La chambre de Liu est la deuxième à droite. Vous êtes ici chez vous, ma petite. Mais vous avez l’ordre de vous coucher tôt !
— Je n’y manquerai pas ! fit-elle en riant. Je ne tiendrai pas bien longtemps.
— Bon, alors, ne vous endormez pas dans le bain ! Et bonne nuit !
Elle tourna les talons et partit en cuisine. Sans doute avait-elle encore de la vaisselle à ranger.
Entrer dans la baignoire la réconforta aussitôt. Elle en soupira longuement de plaisir. Le parfum du savon l’entourait comme une caresse maternelle et elle fit jouer ses mains sur la mousse, dessinant de larges cercles entrelacés. Elle se sentait rassurée. Détendue. Elle allait passer une bonne nuit, au chaud, sous de bonnes couvertures. Elle frotta doucement son corps comme pour en quitter tout ce qui lui restait encore de campagnard. Elle était en ville, maintenant. Une femme nouvelle. Moderne. La mousse se dissipait et elle regarda ses courbes au travers de l’eau, comme si elle se découvrait. Elle était assez bien faite. Grande et mince, avec une petite poitrine bien ferme, de longues jambes et une taille bien dessinée. Elle n’avait jamais été coquette, elle ne se maquillait jamais. Cela n’aurait eu aucun sens, là où elle vivait. Et puis, cela aurait été très mal vu. Pas que cela ait jamais eu beaucoup d’importance pour elle, d’être bien ou mal vue. Sa famille avait déjà été frappée d’opprobre, et un peu de fard à paupières n’y aurait rien changé…
La fatigue la fit réagir et elle sortit du bain. Elle se sécha avec énergie, vida la baignoire et suspendit ses vêtements mouillés. Elle enfila le pyjama de Liu, qui était un peu trop large pour elle. Comment des parents si petits avaient-ils réussi à faire un fils aussi grand ? Elle se regarda dans la glace et fut frappée par la pâleur de son visage. Ses yeux noirs étaient cernés et ses joues creusées par la fatigue. Elle ressemblait à son frère, dans ce pyjama. Son frère tel qu’il était dans son souvenir. Elle arrangea un peu ses cheveux, qui débordaient sur ses oreilles et sortit de la salle de bain sans un bruit.
Deuxième à droite… La porte s’ouvrit sur une petite chambre, éclairée par la lumière d’une lampe de chevet. Il y avait un matelas posé par-terre, ainsi qu’une petite table et une chaise, sur laquelle elle déposa son sac de toile. Elle entendit la pluie rebondir sur la fenêtre et tira les rideaux pour jeter un coup d’œil dehors. Il était encore tôt.
Elle se laissa glisser lentement entre les draps et goûta le bonheur d’être allongée, la tête sur un oreiller en plumes. Elle pensa à sa mère et lui envoya un dernier baiser d’adieu. C’était fini. Elle ne la verrait plus.
Elle ferma doucement les yeux et se laissa emporter par le sommeil.
Elle se réveilla paisiblement avec les premières lueurs du jour. Il faisait soleil, apparemment. Elle sourit devant ce nouveau matin et s’étira doucement. Elle resta quelques instants, les bras derrière la tête, à savourer ce moment privilégié qu’est le réveil. Les événements de la veille lui revinrent en mémoire, petit à petit, dans un ordre inverse à la chronologie, comme si elle avait rembobiné une bande : madame Wang, ou Zhou, comme il fallait l’appeler, le petit restaurant, la pluie, la ville, le train, l’enterrement de sa mère. Il n’est jamais bon de revenir en arrière. Jamais.
Elle se leva et regarda le pyjama de Liu comme si elle l’avait toujours porté. Elle entendait, au loin, des bruits de vaisselle. Elle avait faim.
Elle fouilla dans son sac en toile et en sortit à la hâte un pantalon et un vieux pull bleu marine, qu’elle avait usé jusqu’à la corde, mais dont elle n’avait jamais pu se séparer. Elle ouvrit tout doucement la porte et se glissa hors de la chambre. La salle de bains était libre et elle s’y engouffra comme une voleuse. Ses cheveux noirs étaient en bataille autour de son visage frais et rose. Elle prit un peigne et tenta de les mettre un peu en ordre. Elle passa un peu d’eau fraîche sur sa figure et se regarda un instant dans le miroir. Elle se sourit à elle-même, un sourire distant, qui la réconforta. Une dure journée l’attendait. Elle en avait l’habitude.
Elle trouva madame Wang dans la cuisine. Elle frappa discrètement à la porte et la petite dame se retourna.
— Ah ! fit-elle en montant dans les aigus comme si elle ne devait jamais s’arrêter, vous êtes réveillée ! Vous auriez pu dormir plus longtemps, vous ne dérangez pas, vous savez !
— Je suis tout à fait reposée, lui dit-elle. Grâce à vous, merci !
La petite vieille secoua la tête.
— Arrêtez donc de me remercier ! Allez plutôt dans la salle du restaurant, je vais vous apporter votre petit déjeuner !
— Oh, mais je peux le préparer moi-même…
— Il n’en est pas question, alors ! coupa Zhou. Dites-moi juste quel thé vous préférez et si vous aimez la soupe aux champignons.
Elle adorait ça. Elle la remercia une nouvelle fois et se fit envoyer au salon avec plus de véhémence encore. Elle s’installa à la même table que la veille. Bientôt, madame Wang arriva avec un plateau en bois laqué qui débordait de victuailles. Elle reconnut la petite théière, un bol de soupe, un verre de jus de fruit, des toasts fumants et de la viande grillée.
— Voilà qui vous fera du bien, ma belle ! s’écria madame Wang. De quoi vous donner de l’énergie pour toute la journée !
Elle se jeta tout d’abord sur le jus de fruit, de la goyave, paraissait-il. Puis elle tartina machinalement un peu de beurre sur le pain chaud.
— Madame Wang… enfin… Zhou, commença-t-elle. Je ne sais comment vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi. Sans vous, je ne sais pas où je serais allée hier soir. Votre accueil me va droit au cœur et j’aimerais pouvoir vous rendre ce que vous m’avez donné, d’une façon ou d’une autre…
Elle n’avait pas l’habitude de parler autant à la suite. Sa voix était enrouée comme si elle ne l’avait plus utilisée depuis des années. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Madame Wang se tenait debout devant elle et la regardait avec un air grave. Sa petite tête fripée dépassait à peine de la table. Puis, d’un geste brusque, elle tira une chaise et s’assit de l’autre côté de la table.
— Ma pauvre petite… Vous êtes désespérée…
La petite vieille ne la quittait plus des yeux.
— Que vous est-il arrivé ? Vous n’avez donc nulle part où aller ?
Elle fit non de la tête.
— Ma mère est morte, dit-elle. Je suis toute seule.
La cuisinière eut un mouvement de compassion.
— Ma pauvre enfant…
— Non, fit-elle. Je suis venue en ville pour retrouver mon frère. Pour lui annoncer la… la nouvelle.
— Et où habite-t-il, votre frère ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu depuis plus de dix ans. Il a quitté la maison et je ne suis même pas sûre qu’il soit ici. Enfin, si. Je le crois.
Madame Wang hocha la tête en signe d’approbation.
— Vous avez eu raison de quitter la campagne. Vous auriez déprimé, là-bas, toute seule. Quant à votre frère, il doit bien y avoir un moyen de lui mettre la main dessus. À quoi ressemblait-il, quand il est parti ?
— À moi. Il me ressemblait à moi. Nous sommes jumeaux.
Zhou Wang se leva d’un petit bond.
— Oh ! fit-elle. Ça, alors ! Les destins des jumeaux sont toujours étroitement liés et aucun ne peut s’en défaire ! Enfin, vous, c’est un peu différent. Vous êtes des faux jumeaux. Et puis, le bon côté de tout ça, c’est que ça va vous aider à le retrouver. L’instinct des jumeaux, on appelle ça. Enfin, je ne sais pas si c’est très scientifique. Chez moi, on a toujours dit que les vrais jumeaux, ça portait malheur et puis…
Elle la laissa divaguer. Elle n’avait jamais été superstitieuse. Au village, le prêtre aussi avait raconté à tout le monde que son frère et elle porteraient malheur. Et il avait vu dans la mort de son père de quoi confirmer ses soupçons. C’était peut-être pour cela qu’il avait toujours été méfiant envers elle et qu’il avait tenu ses distances. Les jumeaux étaient une bizarrerie de la nature, certes. Mais après tout, les animaux ont souvent plusieurs petits dans leur portée. Alors, pourquoi pas les humains ?
— Je ne vous ai pas vexée, au moins ?
Madame Wang la regardait avec inquiétude.
Elle rit.
— Oh, non ! Ne vous en faites pas ! J’ai l’habitude… Peut-être que vous avez raison. Qui sait si nous ne portons pas malheur…
Elle baissa les yeux vers la soupe aux champignons et se laissa envelopper par la vapeur qu’elle dégageait. Certaines personnes semblaient porter la guigne, c’était vrai. Elle n’avait jamais eu l’impression d’être de celles-là. Son frère non plus n’était pas de celles-là. Elle pensa que le prêtre devait avoir davantage peur de ses propres démons et qu’il en avait rejeté la faute sur les autres. Elle avait toujours eu l’impression qu’il avait peur. De qui, de quoi ? Difficile à dire. Peut-être peur de lui-même, tout simplement.
Madame Wang se rassit. Son regard mêlait pitié et tristesse.
— Vous êtes une bonne petite, cela se voit tout de suite. C’est pour cela que nous vous avons proposé de rester pour la nuit. On ne fait pas confiance à n’importe qui, vous savez. Surtout de nos jours. Mais vous, c’était différent. Alors, ne vous en faites pas et prenez votre petit déjeuner bien tranquillement. Le restaurant est fermé aujourd’hui. D’ailleurs, monsieur Wang est déjà parti faire la queue au Centre Hirashi ! Pauvre vieux fou ! Un centre de loisirs ! À son âge !
Sur ces mots, madame Wang s’éloigna de son petit pas saccadé, tout en continuant de maugréer dans sa barbe.
Le Centre Hirashi… Elle l’avait presque oublié… Comment pourrait-elle trouver un logement aujourd’hui, si tout était fermé ? Elle réfléchit à ce qu’elle comptait chercher. Une chambre d’hôte ? Un appartement ? En avait-elle les moyens ? Il lui faudrait trouver un travail rapidement, elle ne pouvait espérer financer un logement bien longtemps avec les quelques économies que sa mère lui avait laissées… Un travail… Oui, elle trouverait facilement, dans un magasin ou un restaurant. Madame Wang n’avait sans doute besoin de personne, son restaurant était petit, elle et son mari s’en sortaient très bien seuls. Et ils n’avaient sans doute pas les moyens de financer une serveuse. En revanche, peut-être pourraient-ils l’aiguiller sur une bonne opportunité ? Et pourquoi pas même au Centre Hirashi ? Ils avaient sans doute besoin de main-d’œuvre… Elle soupira. L’inconnu ne lui avait jamais fait peur, elle ne savait juste pas trop par où commencer…
Elle termina sa soupe et sa tasse de thé et rapporta le plateau à la cuisine. Madame Wang était en train de couper des courgettes en petits cubes.
— Vous avez terminé ? C’est bien, vous devez vous sentir mieux !